Le Patriarche
Le Premier Monde : Crise
Florent (Warly) Villard
Janvier 1984 - Octobre 2003
Version: 0.5.1 - 27 août 2005 - 5
Copyright 2002,2003,2004,2005 Florent Villard
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Remerciements
Toujours et encore à Monsieur Yves Gueniffey, sans lequel ces écrits n'auraient peut-être jamais commencé.
À personne d'autre encore pour l'instant.
Table des matières
Ylraw
Ylraw
Ort - Machiann - Terr - Émi - Ourstanove - Érianos
Ylraw
Erik et Naoma
Ylraw
Expérience Terre
Ylraw
Réveil 3
Annexes
Ylraw Janvier 1984 - Octobre 2002
Vendredi 28 janvier 2005, jour 647
Les traces du passé sont difficiles à déceler. Délicat de savoir les éléments qui ont vraiment de l'importance. Une chance qu'Ylraw eut toujours cette obsession de l'écriture, de raconter sa vie.
Tout était différent depuis le début, je le savais, mais je ne le croyais pas. Tous ces écrits m'ont aidé à tenter de comprendre qui il est vraiment.
Son enfance est marquée par son attachement à son village, Châteauvieux. Ces terres sur lesquelles il a grandi, et que Sarah redoute tant. Il y a quelque chose là, quelque chose qui rend les hommes différents.
Je me rappelle, je me rappelle ce jour où il s'est renversé cette tasse de café bouillant dessus, je me rappelle qu'un peu après une femme est venue. Je n'ai que l'image floue d'une jeune femme. Mais elle était belle, tellement que je pense que ma vision de la beauté n'est autre que son image.
1984, ses tout premiers écrits.
Jeudi 4 janvier 1984
Nous sommes allés au ski aujourd'hui. Il a fait Soleil. Je suis tombé deux fois et Mathilde quatre fois. Fabien est malade.
Vendredi 5 janvier 1984
Il fait Soleil, Fabien est toujours malade.
Vendredi 28 janvier 2005, jour 647
Fabien est son petit frère, de quatre ans son cadet. Il continua ainsi d'énumérer quelques jours, se préoccupant principalement du temps. Mais est-ce si anodin, finalement, cet attachement pour le Soleil ? J'ai longtemps cru que c'était la simple influence de la télévision, "Les Mystérieuses Cités d'or", qu'il regardait avec tant d'assiduité, et où Esteban, fils du Soleil, pouvait le faire venir par un sourire. Je me rappelle qu'il se demandait tout de même ce qui se passerait si jamais il souriait la nuit.
J'ai retrouvé un agenda, de l'année suivante, 1985. Rien de très intéressant, si ce n'est quelques jours après une chute qui lui valut des points à la tête. Le médecin l'avait mal recousu, et sa blessure s'infecta.
Lundi 26 août 1985
Je suis tombé hier. À l'hôpital il ne m'ont pas endormi et ils m'ont mis cinq points. J'ai eu très mal.
Dimanche 1 septembre 1985
Je suis retourné à l'hôpital aujourd'hui. Le docteur m'a décousu et recousu. Mais je pense que comme la dame elle m'avait guéri, c'était pas la peine.
Vendredi 28 janvier 2005, jour 647
C'est flou dans mon esprit, mais je pense me rappeler qu'effectivement, le médecin n'avait pas jugé bon de l'endormir pour le recoudre, il avait dû tout de même l'anesthésier un minimum, j'ai du mal à croire qu'il l'eût recousu directement.
Cette dame dont il parle, c'est toujours la même que celle évoquée plus haut, et c'est encore la même qui a rappelé à Ylraw de retour d'Australie l'existence de la Pierre Univers et la nécessité absolue pour lui de la retrouver ; c'est très clair dans mon esprit désormais. Alors qu'il n'avait que neuf ans, elle est passée le voir, un moment où il marchait seul sur la route pour rejoindre sa grand-mère. Elle lui a parlé un instant, a touché sa blessure au front. À l'époque il était persuadé qu'elle l'avait guéri. Et puis il a oublié, comme on oublie tous ces mythes auxquels on croit quand on est jeune.
Mais aujourd'hui il n'y a guère de mythes auxquels je ne crois plus...
Je n'ai pas retrouvé de documents sur la période s'étalant de 1985 à 1992. Il est entré au Collège, à Gap, en 1987, et il l'a quitté pour le lycée en 1991. Je ne me rappelle rien de notable sur cette période, si ce n'est qu'il oubliait un peu son monde pour la réalité des hommes. Il oubliait Dieu et se cantonnait à ce que voyaient ses yeux.
Entre 1992 et 1994, il écrivit presque au jour le jour. Le Soleil est toujours présent, presque chaque jour.
Après son bac, en 1994, il partit à Grenoble, pour ses classes préparatoires. Il souffrit les premiers mois du manque de Soleil, puis celui-ci revint. Il n'y a rien de bien notable sinon, en 1996 il intégra les Mines de Nancy, pour trois années qui le menèrent à son diplôme en 1999.
C'est aussi en 1999 qu'il commença la mise en place d'un site web relatif à linux, sa passion grandissante depuis 1996. Il y écrivit en réalité beaucoup plus, dépassant largement sur sa vie et sa vision du monde. Il déménage de Nancy vers Orsay, dans l'Essonne, dans un premier temps, pour son stage à Motorola, puis d'Orsay à Gif-sur-Yvette et son premier emploi à Silicon Graphics. Il y restera tout juste cinq mois, avant de rejoindre Mandrakesoft, société éditrice du système d'exploitation Mandrakelinux. Il y entra le 22 novembre 1999, et marqua ainsi le début de son implication véritable pour les logiciels libres, logiciels que tout un chacun peut modifier, copier, revendre, ou l'accès à l'information et au savoir est protégé et garanti pour tous. Une nouvelle vie qui lui valut aussi sa rencontre avec Virginie et son déménagement pour le centre de Paris, rue Crillon, en février 2000. Il écrit toujours, soit sur son site internet, soit brièvement les détails de sa vie au jour le jour, puis, vers l'été 2000, délaisse un peu l'écriture.
Vendredi 28 janvier 2005, jour 647
Juillet 2001, Virginie vient de le laisser. Il écrit de nouveau.
Ses écrits n'étaient pas très ordonnés, je vous préviens...
Ce n'était pas très ordonné et pourtant, pourtant en quoi une vie qui coule, qui se construit, qui se détruit, n'est-elle pas ordonnée ? C'est le temps qui passe, l'ordre.
Il était une fois. Il était une fois quelques jours, quelques moments. Un peu d'une vie, un peu de désespoir, un peu d'espoir. Comme une quête, une recherche. Jour après jour, en en oubliant certains, trop fatigué, trop occupé. Le monde change, les hommes moins vite, les paradoxes se créent, les incohérences. Les valeurs, la morale, les envies, les vices, les buts, toutes ces questions avec mes réponses. Le mal, le bien, le révoltant, le désespérant...
C'est dans cette période que l'on trouve sans doute la source de mes futures innombrables discussions avec Enavila.
Jeudi 19 juillet 2001
Réveil le matin on n'attend pas trop. Les choses se passent. On se lève. Éventuellement on fait un câlin, éventuellement on écoute les catastrophes du matin aux infos. Tout dépend un peu d'avec qui on est. Seul ou pas. Nous restons seuls de toutes les façons, à bien y réfléchir c'est presque automatique. On mange, on a faim. On ne sait même pas trop si on a faim. En tous les cas cela se passe le matin c'est le matin, à part les infos et le câlin, il n'y a finalement pas beaucoup de marge. Travailler, il le faut. Paraît-il. On part tôt ou on part tard. On a des idées, parfois. Et parfois moins. Les choses s'accumulent sans notre aide. On rigole. On ne rigole pas. On mange un peu ou beaucoup. On lit ses mails, des centaines de mails qui nous tiennent en vie, presque... La journée se termine sans avoir vraiment commencé. On discute un peu, on parle de choses qui nous tiennent à coeur, parfois. Ou on ne sait pas trop à vrai dire, ce qui nous tient à coeur ou pas. Est-ce le temps ? Les personnes qui partent ? Ou qui arrivent ? Les personnes qui pleurent, les personnes qui sont seules, la bourse qui monte, et la bourse qui descend ? Tout se passe, finalement, presque trop facilement. On gagne un peu d'argent qu'on n'a même pas envie de dépenser. La télé ne sert plus à rien tellement le temps est gris, point de météo qui puisse y changer quoi que ce soit. Et ces livres, ces films, qu'on ne lit et ne regarde pas pour vivre soi-disant plus que de ne rêver. Ne vaut-il mieux pas rêver, parfois, tellement inutiles sont ces jours qui s'accumulent ? Quelques espoirs toutefois, quelques sourires, finalement, quelques rêves, tout compte fait... Mais toujours un matin suivant, un autre réveil, une autre vie. Réveil qui ne sonne même plus tellement il est normal de faire une journée après l'autre. Réveil qui en perd ses bâtons tellement le temps devient inutile. Même plus de fatigue, à croire qu'il n'y a plus rien à retenir, que la mémoire ne sait plus trop ce qu'elle veut et ce qu'elle ne veut pas... Partir pour revenir, quelques vacances là où tout n'est que retards qui s'accumulent, comme les jours, comme les mails, comme les chiffres dans les cahiers, comme si chaque instant avait une importance pour qu'on le garde sur un support, alors que des milliards d'instants s'envolent et passent on ne sait où sans que jamais personne ne s'en inquiète...
Mais où va-t-on ?
19 juillet, 2001, 9 heures 45.
Rien n'est commencé, tout est vierge. Le travail est à faire, la préparation est terminée, il est temps d'être un peu. Plus de jeu, on est ou on n'est pas.
Vendredi 20 juillet 2001
Qu'est ce qu'on peut bien gagner en une journée ? À côté de tout ce que l'on perd. Pourquoi est-on triste certains jours, certains moments ? Pourquoi les choses passent ? Pourquoi n'a-t-on rien qui tienne ? Pourquoi les gens se lassent ? Pourquoi tant de fois à tenter d'avancer on se retrouve toujours au même point, seul. Quel est l'intérêt ? Quel est le but de toutes ces choses ? Je me moque du passé, c'est le présent qui m'intéresse, et à chaque fois que je m'en rends compte, je suis triste, n'y aurait-il donc que la tristesse qui nous montre le temps qui passe ? Pas de câlin. C'est ma faute, ce n'est pas ma faute, c'est la faute à qui ? À quoi ? Et pourquoi cela fait mal ? Qu'est-ce-qu'on peut bien gagner en une journée ?
Se laisser vivre, le rêve de beaucoup, n'est peut-être finalement que le plus grand des cauchemars. N'avoir qu'une vie inutile, remplie de plaisirs éphémères et sans portée. Mais où est donc ce qui est écrit dans ces livres ? Où est donc cet amour ? Cette motivation ? Ces grandes choses que l'homme est sensé faire ? La morale et l'éthique, le respect de l'individu, les conventions, les protections, les associations, les droits égalitaires... Ne seraient-ils pas, finalement, ce qui aseptise notre diversité, et nous réduit à n'être qu'un citoyen monotone, mono-goût, monoculture ? Je n'ai pas envie, moi, d'être comme les autres, traité comme les autres, ignoré comme les autres. Qu'est ce que j'ai fait, dans cette journée, que je pourrais raconter plus tard, sans avoir la triste impression qu'elle n'était, finalement, qu'une journée si banale qu'elle résumait à elle seule la vie de la majeure partie de l'humanité.
Se laisser vivre, c'est mourir prématurément.
Pourtant il est si dur d'être tout le temps, en permanence, attentif. N'a-t-on vraiment droit à aucune faiblesse ? Restera-t-on vraiment si seul ? Il est des douleurs qui sont toujours les mêmes, et dont on se lasse presque tellement on les connaît, presque en nous, presque nous. Il est dur d'aimer, peut être pas aussi dur de ne pas aimer, mais qu'importe, puisqu'au final tout revient toujours au même.
Samedi 21 juillet 2001
21 juillet, 2001, 15 heures 14, j'ai perdu, une fois de plus. Pourquoi l'espoir est-il toujours là ? Comme s'il ne servait qu'à alimenter la douleur.
Je ne sais plus trop ce qu'il faut faire, ce que je dois faire, et pourquoi. Pourquoi je suis là, pourquoi j'ai choisi cette route et où elle me mène. Je me suis longtemps dit, pendant ces moments, que la voie ne pouvait être faite que de solitude, et malgré tous les efforts, je n'ai jamais pu, réellement, me prouver le contraire. J'aimerais parfois m'arrêter, juste là, attendre, ne plus avoir à réfléchir, ne plus avoir à encaisser, juste me reposer. Ne peut-on vraiment créer que dans le tourment ? Dans la peine et la rage, n'y a-t-il que ces sentiments comme combustible à la créativité ? Le bien ne sortirait-il que du mal ? Je suis fatigué de tout cela.
21 juillet, 2001, 21 heures 26, la liberté est un mal, une porte ouverte à la débauche, et à l'inutilité.
Je ne veux pas que ce soit facile, je ne veux pas décider de quand j'ai envie d'aimer ou pas, d'être seul ou pas, d'être heureux ou pas. Je ne veux pas que le plaisir soit comme la télé qu'on allume et qu'on éteint, le frigo, le cinéma, la fête... Je veux mériter. Je veux souffrir pour savourer. Je n'aime pas ce monde où tout est si tendre, si proche, si facile, où quand on est malheureux ce n'est qu'un chagrin d'amour. L'homme n'est qu'une livide ineptie dans le confort. J'ai honte, parfois.
Dormir parfois donne un peu de courage, un peu de raison, un peu de quoi avoir envie de faire quelque chose. Ou au moins d'en avoir l'idée. Pas toujours. Peut-être que trop dormir, comme de trop faire quoi que ce soit, ne fait que détruire la vertu de l'action. C'est presque de ne pas avoir mal qui me le fait. C'est difficile à comprendre. C'est comme si subitement, alors que c'est toujours un peu l'esprit qui agit sur le corps, pour le rendre plus fort. Comme si subitement à trop subir c'est le corps qui devient plus fort, insensibilise, rend indifférent... Aimer est une belle chose cependant, mais il est à croire qu'elle ne survit pas au traitement qu'elle subit dans notre société moderne. Cela me tue, presque, de n'avoir plus rien, de ne sentir plus rien. Pourtant je suis triste, peut-être la douleur change-t-elle, peut-être deviens-je plus mature, et que ce n'est plus la passion qui me tue, mais l'absence de logique.
La route est longue, et semée d'embûches, heureux ceux qui peuvent la suivre longtemps...
Dimanche 22 juillet 2001
22 juillet, 2001, 9 heures 08, nuit trop longue, nuit trop facile, où êtes-vous, mes insomnies ?
Peut-être finalement que c'est seul que chacun doit faire son chemin. Peut-être aussi que n'importe pas cette morale et cette vertu ; pourquoi donc s'inquiéter du futur, des autres, et pourquoi ne pas simplement prendre le plaisir où il est, vivre intensément, pour mourir jeune et plein d'images ? Il est des jours où on se demande s'il y a réellement quelque part une grandeur de l'homme, ou si ces habits ne sont pas que la honteuse couverture d'instincts primitifs qui sont toujours intacts et ne font que se révéler de plus en plus, à la mesure de la facilité grandissante de la vie dans nos sociétés modernes. Mais comment la spiritualité et la sérénité peuvent-elles sortir d'une suite de plaisirs pris comme ils viennent ? Encore une fois n'est-il pas infiniment plus séduisant de mériter ? Le bonheur de l'instant est si facile, il ne peut ne pas avoir de contrepartie. La solitude doit être un bonheur plus grand, peut-être. Toute cette histoire qui nous vient de la Bible, Ancien Testament, Coran, et autres, ne serait-elle pas finalement l'amoncellement de l'expérience de la voie qui mène a la sérénité et au bonheur ? Et que notre soif de plaisir immédiat ne fait que bafouer pour nous ramener dans la solitude, la tristesse et l'oubli...
Il est paradoxalement parfois réconfortant de ne rien attendre, de vouloir juste faire ce que l'on a à faire, et de ne pas espérer, ou vouloir, plus que ce que l'on a ; comme si la fatigue et la lassitude avaient pris place définitivement. L'occupation désintéressée semble le doux réconfort de l'oubli et de l'insouciance, comme si on cherchait à s'occuper l'esprit simplement, pour faire passer le temps.
Lundi, premier jour de la semaine.
Dernière semaine de juillet 2001.
Qu'aurais-je fait en ce mois ? Qu'aurais-je fait pour en être fier et qu'aurais-je fait pour avoir à faire mieux le mois prochain ?
La prise de conscience peut-être, simplement, la prise de conscience que la vie n'est pas ce que j'ai, et que l'avenir n'est pas ce que j'attends.
Mardi 24 juillet 2001
Réveil sans réveil, point d'urgence, trop de sommeil même, peut-être, à croire que la mesure n'existe pas, soit trop soit pas assez, mais que préférè-je, entre me réveiller près d'elle ou reposé, que préférè-je, entre la déraison et l'ordonné, entre les caprices des relations humaines, et le charme réconfortant de la solitude ?
Tout semble encore bien confus, mon désir d'être d'il y a quelques jours, ma soif de contrôle, peut-être aussi. Tout cela n'est pour l'instant que rêve et je me confronte toujours, comme beaucoup, à subir les jours, les nuits, le temps qui passent. Mettre en valeur chaque instant, ne perdre rien, que chaque moment apporte toujours sa part. Mais il est si facile de dire, si facile de se croire fort, tranquillement installé chez soi, et de s'apercevoir de sa faiblesse, de ses faiblesses, quand on se retrouve en face de ce que l'on attend, comme si on se connaissait si mal, que la surprise de nos envies, de nos réactions, est une excuse pour remettre à plus tard nos volontés. L'accord entre notre raison et nos actes serait-il moyen à grandir notre sérénité ? Ou n'est-ce encore qu'un aveuglement de plus sur les buts et desseins de l'homme dans son ensemble, homme animal, physique, moral, spirituel ? Y a-t-il vraiment un chemin sans souffrance pour l'homme, ou restera-t-il déchiré entre ses instincts et ses rêves tant que sa couverture charnelle dictera ses volontés bien plus fort que les soupçons de raison qui l'habitent ? La solitude ou la déraison, que vaut-il mieux ?
Mardi, 24 juillet 2001, 8 heures 08 deuxième jour de la semaine, longue semaine, comme si la réaccoutumance rendait le temps plus présent, moins fluide, plus pesant...
Il est des moments où on ne sait jamais trop ce que l'on doit faire, où entre un mal et l'autre, il est difficile de choisir. Le mal d'être loin, mais qui lui permet d'oublier, et le mal d'être près, qui remue le couteau dans notre plaie. Il est si dur de laisser s'écouler ses jours quand on ne sait pas sa route. Il est si dur d'accepter d'attendre, pour savoir, quand tout ce qui nous importe est ailleurs que là. Il est si dur de réapprendre à rester seul. L'impatience, c'est peut-être cela, finalement, qui nous détruit tous...
Jeudi 26 juillet 2001
26 juillet, 2001, 8 heures 50. La lassitude est toujours là.
La lassitude arrive toujours, je ne sais pas trop pourquoi. Sans doute parce que notre monde moderne nous habitue au changement, à la nouveauté, à ne jamais garder quelque chose très longtemps, à en changer au moindre signe d'ennui. Qu'est-ce qui est bien ? Je ne sais. Cette liberté de choisir, d'avoir cette impression de contrôle sur nos vies, mais de ne rester que dans l'éphémère, l'incomplet, l'inachevé, ou cet intolérable mais malgré tout passionnant enchaînement qui ne nous laisse pas d'alternative à la lutte, chaque jour, chaque instant, et où la possession n'est que foutaise, où on ne survit pas seul, où on regarde toujours l'avenir avec des yeux éblouis, mais où ce n'est pas notre ennui qui nous guide, mais notre soif de vivre.
Vendredi 27 juillet 2001
27 juillet, 2001, 8 heures 15, clash plus une semaine, longue nuit, encore, trop de rêves inintéressants.
Je me suis souvent demandé ce qui faisait avancer les gens. Ce qui faisait qu'ils avaient envie de continuer à vivre. La peur de mourir en fait partie, sans doute, la peur de souffrir, le réflexe non naturel de se donner la mort. Mais elle n'explique pas, j'imagine, tous ces jours de désespoir. Certains doivent vivre pour leurs enfants, et c'est une élégante et facile façon de se décharger de la responsabilité de justifier sa vie. D'autres doivent espérer je ne sais quoi, le bonheur sans doute. Mais y a-t-il vraiment de bonnes raisons, dans toutes les raisons qui existent, y en a-t-il au moins une qui soit une vraie raison de vivre, de se battre, jour après jour, de souffrir, jour après jour, de ne jamais baisser les bras, de se relever, quoi qu'il arrive, de ne penser qu'à elle, jour et nuit, jusqu'à la fin ? Les plaisirs éphémères n'apportent pas le bonheur, ils ne font qu'entretenir une illusion, qui s'envole bien vite, quand on rentre, tout seul. Le bonheur est peut-être dans le souvenir, souvenir des bons moments. Mais ne seraient-ils pas plutôt plus à même d'amener la nostalgie ? Mais le bonheur peut-il être autre chose que le souvenir ? Puisque le présent nous dépasse un peu, reste incertain, reste éphémère, et s'envole. Nous ne nous rendons compte du bonheur que de temps en temps, rarement sur le moment. Les erreurs et les défaillances reviennent aussi, se mêlent, s'entremêlent, et laissent au final une impression étrange, qui doit fluctuer avec les humeurs et les instants. Qu'est ce qui me fait avancer ? Est-ce que je suis heureux ? Pourquoi est-ce que je ne ressasse jamais le passé ?
Samedi 28 juillet 2001
28 juillet 2001, 10 heures 54, samedi, dernier jour de la semaine, jour de repos, jour de solitude, jour de remise en question, jour de réflexions diverses.
Nous sommes si faibles, parfois, souvent, de ne vouloir que de tant de choses, de tant de force, et de céder, si facilement. À vouloir être trop fort on se masque souvent la vue, et on n'en ressort que plus faible, au final. Serait-ce vraiment si dur de se voir comme nous sommes, d'accepter, de comprendre, et de contrôler, peut-être, ne serait-ce qu'un peu ?
Le ciel est gris. Ô mon Soleil ! Où es-tu donc ? Ô mon Soleil ! Comme si ta présence me réconfortait, toi le plus ancien Dieu des hommes... Ô mon Soleil, que dois-je faire ? Ni Dieux, ni démons, ni hommes ne m'ont jamais répondu... Mais toi tu es resté, tout le temps, quelque part où je te retrouve quand les forces me manquent... Mais les forces me manquent-elles vraiment ? N'est-ce pas plutôt mon obstination à fermer les yeux devant l'évidence ?
Et le temps passe, nous attendons un peu, nous croyons que les choses vont changer, mais elles ne changent pas. Elles ne changent jamais, elles n'empirent pas trop, au mieux... 12 Août 2001, 11 heures 13. La vie continue, nous ne savons jamais trop pourquoi, si nous le méritons ou pas. Mais le temps n'arrange rien, il nous rend plus indifférent à la limite. Mais je n'ai pas envie d'être indifférent... Quant à mieux savoir ce qu'il faut faire, c'est comme si l'évidence même était tellement diabolique qu'on se la masque sous des excuses. Nous ne sommes rien sans nos sentiments. Vouloir les contrôler, les limiter, c'est enlever tout le goût de nos journées, de nos pleurs, de nos blessures, de nos amours perdues. Mais de quoi se rappellera-t-on une fois vieux et fatigué ? De nos amours ratées, ou de ces choses que nous avons passé des jours, des semaines, des années, à construire ? La futilité m'embête. Mais à quoi bon croire qu'une relation, une entraide, ira plus loin la prochaine fois ? Pourquoi ne pas accepter la solitude, s'en fortifier, et avancer indifféremment des autres ? Il est dur de suivre, pour sûr, et presque le rôle de messie serait plus facile à tenir que celui de fidèle. Peut-être ai-je trop attendu désormais, qu'il faut partir, commencer, poursuivre. Je suis perdu, je ne sais pas où j'en suis, ce que je suis, ce que je veux...
11 heures 49.
Mais comment me retrouver ? Quel est l'ordre ? Un fil conducteur, le suivrais-je sans savoir ? Comme si mes idées étaient classées, rangées, ordonnées. Mais le sont-elles ? Sûrement pas, alors à quoi bon ? Autant laisser couler les mots et c'est peut-être la liberté de les ranger comme ils viennent qui permettra à l'ordre d'apparaître.
Mais l'ordre n'est pas, le moins qu'on puisse dire pour l'instant, présent. Et comment faire de l'ordre dans des mots qui viennent d'une vie désorganisée ? Il me faudrait planifier une histoire, mon histoire, puisque tout cela ne représente que l'ensemble des réflexions de ma vie quotidienne. Planifier sa vie, quelle chose immonde, comment peut-on accepter d'avoir une vie pensée à l'avance ? Pourtant construire est une préoccupation, et ainsi devrait ressortir, peut-être pas un plan du futur, mais au moins un constat du présent et une direction. Il est assez difficile de parler de la vie, de sa vie, en voulant rester générique, vague, presque, sans exemple, sans lien avec une réalité, mais c'est peut-être cet effort de prise de recul qui permet une généralisation plus légitime.
La religion est une forme de voie. Du peu que j'en connais, les religions restent assez en accord sur la nécessité de limiter l'égoïsme, et de favoriser l'entraide et la solidarité. Mais depuis la nuit des temps y en a-t-il une qui a déjà réussi à rendre l'homme heureux sur Terre autrement qu'en lui promettant l'invérifiable, la vie éternelle, la rémission des péchés et autres cadeaux bonux post-mortem ? Si cette religion existe je ne la connais pas. Et j'aime à croire qu'il n'est point besoin de promettre pour contraindre, simplement de rendre évident, clair et nécessaire.
Mardi 14 août 2001
Mardi 14 août 2001, 21 heures 57. Journée de travail terminée, qu'ai-je fait aujourd'hui que je garderai demain ? Ne pourrait-on pas vivre nos vies à l'envers, pour peut-être profiter d'abord des sacrifices avant de les faire à l'aveuglette ? Et faut-il les faire, ces sacrifices, faut-il manger correctement, faire du sport, apprendre, se cultiver, pour être mieux, heureux peut-être, plus tard ? Chaque jour les réponses diffèrent, tellement mes idées sont confuses, cueillir le jour, combien d'interprétations peut-on lui associer ? Cueille le jour pour quoi, pour vivre, pour mourir, pour vieillir, pour construire, pour apprendre, pour se reposer ?
Une chose qui est ressortie de mes réflexions, il n'y a pas de règle absolue, ne jamais dire jamais, c'est peut-être la seule règle, finalement, qui serait sa propre exception.
Mercredi 15 août 2001
Mercredi 15 Août 2001, 8 heures 17, un rituel déjà bien établi m'a fait lire mes mails et me tenir au courant des dernières nouvelles, que j'oublierai bien vite pour profiter un peu de cette journée de solitude. Fête de Marie. Autant les rares moments d'écriture que je m'octroie sont-ils disparates et écourtés par les urgences quotidiennes, autant ce mercredi 15 Août, je le réserve à cette activité. M'y conformerai-je ? C'est peut-être la question, mais je n'aurai guère d'activité que je trouverai prépondérante, en tous les cas selon mon humeur présente, mais le temps change si vite... Si ce sont plusieurs heures que j'ai devant moi, peut-être, enfin, pourrais-je imaginer un plan, une logique, quelques heures ne sont pas une vie et cette activité n'aura pas une incidence gênante sur mon impression de liberté. Il serait sûrement intéressant de faire une petite chronologie de ma pensée, de mes efforts, pour d'autant mieux comprendre où j'en suis et où j'aurai prétention d'aller. Laissons-nous, ou je me laisse, plus humblement, aller à une rapide chronologie. À la mode des dissertations de philo, que j'affectionnais, il est vrai, ce sera, autant que je m'en souvienne, un classique intro-description du plan-corps-conclusion, dont le sujet est : "La recherche d'une philosophie de la vie chez l'homme."
8 heures 30, introduction
Trouver la voie sur laquelle on marche et marchera s'immisce presque naturellement dans chacune de nos actions depuis l'enfance jusqu'aux regrets (ou remords, rétorqueront certains), mais n'ayant prétention à parler au nom des hommes, et une fois de plus mon égocentrisme légendaire s'exaltant, je consacrerai cette réflexion à ma vie, en me concentrant tout d'abord sur les causes de ces questions, puis sur les manifestations des réponses, les échecs, et les réussites.
Plan en trois parties, classique, pour ne pas choquer le correcteur, pas de citations, cependant, je n'ai jamais très apprécié trop m'appuyer sur les idées des autres, m'imaginant sans doute que leurs pensées, d'une façon ou d'une autre, m'avaient touché auparavant et influençaient mes propos.
Les raisons du pourquoi chercher une voie, une philosophie, ne doivent pas être en apparence bien compliquées. Le monde dans lequel j'ai grandi, le pays, pour être plus précis, me permettant de ne m'inquiéter que modérément de mon avenir et des problèmes tels que la nourriture et le logement. J'ai eu tout loisir de désirer autre chose qu'une piste profonde de vie classique. Car, même si le besoin restait loin, ce n'est pas pour autant que le bonheur, ou la satisfaction du présent, se manifestait. Se laisser vivre, si cela, dans son insouciance, apporte une voie toute tracée, n'en soulève pas moins des inquiétudes. Et si cela ne continuait pas ? Et si la guerre revenait ? Et si une catastrophe arrivait ? Nos vies sont si fragilement liées à l'environnement, que le moindre minuscule changement pourrait changer pour toujours l'impression de progrès et de sécurité. Mes préoccupations premières étaient d'ordre plus intemporel, sûrement liées à mon intérêt, étant jeune, à l'astronomie et la préhistoire. Et c'est indubitablement les risques d'une chute de météorite ou de surpopulation qui me faisaient espérer de tout coeur un rapide essaimage de l'humanité vers les planètes voisines ou l'univers en général. Mais, hormis peut-être prétendre à participer au développement d'une technologie aidant les voyages interplanétaires, il est difficile de se préparer à une chute de météorite. Cependant ma jeunesse dans un petit village protégé m'a permis, en tous les cas, de rester loin des soucis des jeunes de mon âge, de me consacrer à l'école, le catéchisme, et récré A2, même si je regrette un peu le laxisme de mes parents quant à me laisser regarder ces émissions. Mais c'est sûrement une part importante de moi qui en découle, vu le temps que j'y ai passé. Dans le cas contraire c'était vraiment du gâchis, hypothèse que je ne repousse pas totalement. Je ne sais pas si j'ai vraiment cherché une voie à ce moment là, avant mes dix ans. Ou si c'était plus l'absolue vérité, en tous les cas à mes yeux, qui sortait de la bouche des grands qui me poussait, sans que je n'aie à me poser de questions, vers la route pure et simple d'une pratique religieuse modérée. En suivant les principes des commandements, en attendant patiemment que les jours s'écoulent, que les automnes passent, et que je devienne docteur ou pompier, pour être grand à mon tour, pour avoir une voiture et des comptes à faire, et connaître tout sur le monde en attendant d'être grand-père.
Le collège et le véritable contact avec le monde de mon époque sont une étape, si ce n'est difficile, au moins intéressante sur ma vision du mal, des hommes, et du futur. J'y découvre que la radio ne se limite pas à France-Info, les préoccupations des autres, la télévision qui montre d'autres images que des dessins animés, l'histoire noire, les guerres, tellement proches, pleines de conséquences, encore présentes même, le mensonge. Petit à petit plus grand chose ne tient, pas plus la religion faite par des menteurs, que le doux avenir de docteur ou de pompier, de spationaute peut-être. Mais il est dur, trop dur, révoltant même, de se séparer de son enfance, de réfuter tout ce dont on a mis des années à s'imprégner. Dur d'accepter qu'il n'y a pas de vérité, que tout est caution à critique, doute, suspicion. La crise d'adolescence n'est sûrement pas beaucoup de notre faute, vous les grands qui nous parliez de Père Noël, de joie et de calme, pourquoi d'un coup nous mettre devant vos erreurs, vos faiblesses, vos vices, et espérer que nous aurions encore quelque chose à croire de vous, ou à espérer ? Toujours est-il que si l'apparence est restée sage, il n'en est pas moins vrai que la recherche d'une voie, ma voie, s'est affirmée quand, alors grandissant, à quinze ans, en seconde, année fondamentale, tous mes rêves et espoirs d'une humanité dans l'humanité s'envolaient. Que pouvez-vous espérer de nous, face à votre monde ? Que pouvions nous faire que chercher une autre voie ? C'est sûrement plus le besoin même que la nature de cette voie qui me hantait, le besoin de savoir, voir, vouloir quelque chose, quelque chose qui tienne, qui ne s'effondre pas comme tous les châteaux de cartes précédents, quelque chose qui soit là quand il fait froid, quand je suis seul, quand je suis triste, quelque chose dont je pourrai me rappeler, quelque chose qui ne soit pas que cette quête désespérée d'un bonheur éphémère, matériel, futile qui semblait vous préoccuper tous.
10 heures 45, l'obsession de l'heure me mène à me poser des questions, quelle importance, finalement, qu'il soit 10 heures 45 ou 12 heures 20, je n'aurai pas, cette fois, à rendre de copie...
Il est de bon augure de faire une transition, comme si, toujours, la logique devait imprégner toute oeuvre de l'homme, comme si les professeurs avaient peur que trop de naturel, de spontanéité, eussent été néfastes à la philosophie, à l'ordre... Mais le cheminement libre des pensées n'est-il pas celui qui mène réellement à l'innovation, aux véritables limites, nouveautés ? Qu'importe, je me conformerai, une fois de plus, à vos principes...
Une fois de plus la cause de toute réflexion, interrogation et remise en question reste l'histoire, l'expérience personnelle, les non-réponses du monde m'entourant. Mais la longue quête des réponses, des choix, n'en est pas moins entrecoupée de désillusions, de gâchis, de temps perdu...
Quand tout ce que nous croyons s'effondre, quand il n'y a plus que mensonge, quand le monde de demain n'est rien de plus que l'amoncellement des erreurs du passé, nous nous perdons. Nous nous demandons à quoi bon, pourquoi, nous nous demandons qu'est-ce qu'est la vie, à quoi bon le bien, l'entraide, la bonté. Quand nous voyons la compétition, l'égoïsme, la paresse, la faiblesse. Nous apprenons, nous acceptons, nous essayons de nous adapter, de nous protéger. Le mal n'est plus vraiment le mal, il n'y a plus rien de valable, tout est à reconstruire, repenser, réapprécier. Je m'enfonçais donc dans l'athéisme, l'égoïsme, la solitude, comme par copie, comme si c'était la solution, aussi désagréable soit-elle. Apprendre à rester seul, à vivre seul, apprendre à ne pas souffrir, apprendre à accepter. Se préparer à se battre, à ne plus croire en l'homme, rester méfiant, indifférent pour ne pas être touché.
Et le réconfort apparaît, par moments, quand l'indifférence nous rend plus fort, et permet de traverser les épreuves comme si elles n'étaient que des faits banals. Et nous y prenons goût, même, à l'insensibilité et la solitude qui l'accompagne. Et nous nous préparons encore plus dans cette voie qui semble la bonne. Nous endurcissons notre corps, nous apprenons à pleurer seul, nous acceptons l'égoïsme. Nous perdons notre Dieu, petit à petit. Nous en retrouvons d'autres, au détour de chemins. Nous nous en inventons, comme si nous retracions pour soi la relation de l'homme face à l'irréel, le superstitieux, mais au final nous ne nous retrouvons que plus seul, sans Dieu, sans foi, sans rien qu'une carapace de plus en plus dure, et un sourire de plus en plus faux.
Et les années passent, et la routine s'installe, la solitude et les passions individuelles. Le mal parfois même devient une alternative, le mensonge, quand il n'y a plus de valeurs, n'a que le goût passé d'une interdiction d'anciens temps, faite par ceux-là même qui en usent à loisir désormais, tout comme ces autres principes.
Pourtant l'espoir que cette humanité, sinon présente, du moins possible, revient toujours, comme si la solitude et les buts personnels ne pouvaient faire une vie, ou apporter suffisamment de satisfaction pour regarder le passé sereinement. Et si Dieu ne revient pas, si la carapace ne s'ouvre pas, la force acquise n'en est pas moins frustrée que de ne servir qu'à se protéger, oublier les autres, et, peut-être, se dit-on finalement, la souffrance n'est pas si mauvaise que cela, et les joies ne sont pas sans peines. Alors la quête d'une autre voie, pas celle de l'aveuglement de ma jeunesse, pas plus que celle de la révolte de mon adolescence, mais l'éternel compromis entre les deux. Une voie, une philosophie, qui mènerait à la fois ma vie, mais permettrait aussi, idéalement, de servir d'exemple, ou d'aide, à d'autres. Mais tenir compte aussi bien des égoïsmes que des altruismes n'est pas chose aisée, et trouver l'équilibre sera sans doute l'éternelle question du reste de mes jours. Aimer les autres ne fait pas plus souffrir que de les ignorer, j'ai tenté les deux, et si de multiples fois je me reprochais que de ne trop croire en l'amour, ou à une relation pure et franche, il n'empêche que de nier tous sentiments n'apporte pas plus de sérénité. Toujours cette mesure, cette balance démoniaque entre nous et les autres qui nous tue à chaque mouvement... Je n'ai pas la réponse, aujourd'hui, de cette philosophie, de cette voie idéale, et chaque jour je me retrouve encore parfois seul, parfois à vouloir l'être, parfois déçu des hommes, et parfois plein d'espoir. Mais le temps passant je prends conscience que ma plus grave erreur serait de croire qu'il n'y a pas d'espoir de créer quelque chose, d'apporter quelque chose, et que cette humanité n'existe pas.
Je m'éloigne un peu du sujet, comme d'habitude, je me moque de la conclusion, il n'y en a pas, du moins pour l'instant, je verrai plus tard où tout cela peut bien mener avant de prétendre à conclure, si tant est que j'aie envie, un jour, de conclure.
12 heures 49, quelques interruptions, quelques coups de téléphone...
Je ne sais pas quelle sera la fin et pour être franc je ne m'en soucie peu, fin ou pas ce sont les moyens qui comptent. C'est le cheminement, les erreurs, les faux pas, les inquiétudes, l'espoir qui persiste, le courage, l'acharnement, la rigueur, l'innovation, les idées, qui seront retenus. Qui, après tout cela, peut bien se taper de l'oeuvre ? Montrez-moi votre savoir, vos méthodes, vos essais, c'est vous qui êtes l'oeuvre, le reste ne sont que les traces dans la neige. Les règles ne sont bonnes qu'à être bafouées, elles sont soit inutiles et évidentes, soit barrières à l'imagination. Je rêve d'un monde sans règles autres que la sagesse et la vertu, où les hommes s'exprimeront autrement que par des rapports de force, et où les puissants seront des hommes exceptionnels, purs et saints, et non le montant de leurs actifs.
Je ne sais pas quelle sera la fin mais j'espère qu'elle me mènera dans un monde où les gens s'écoutent, se comprennent, acceptent leurs erreurs et les reconnaissent. Mais avant d'espérer pour les autres il me faut espérer pour moi, il me faut trouver cette voie, cette sagesse mêlée de folie, qui me fera avancer sereinement, et qui me montrera autre chose que ces objets de pseudo-bonheur dont on m'abreuve, je ne veux pas de voyages au bout du monde, je ne veux pas d'ordinateur super puissant, je ne veux pas manger des trucs au chocolat aux 12 vitamines, je ne veux pas de voiture rouge qui reconnaît mon déodorant, et je ne veux pas que mon déodorant sente l'huile d'hévéa séchée, qu'on les laisse tranquilles, les hévéas, un peu d'odeurs artificielles me suffisent amplement... Je veux juste de la vérité, de la franchise, de la simplicité. Je veux que nous avancions pour avoir de meilleures voitures, une meilleure alimentation, une meilleure hygiène, mais je ne veux pas vivre pour cela. Je veux que nous avancions pour avancer encore plus vite, pour que chacun ait la liberté de créer, d'imaginer, pour que chacun puisse partager plus facilement, puisse apporter aux autres, et non pour exalter les individualismes et nous enfermer chacun devant notre multispécialDVD dolby multi surround avec des histoires d'amour à l'écran. Je veux que chacun vive ses propres histoires d'amour...
Mais je ne sais pas comment faire, je ne sais pas comment dire, comment changer, comment changer moi-même, comment effacer la rancoeur, comment comprendre les autres, accepter leurs goûts, leurs avis, accepter que je ne suis pas le meilleur, le plus grand ou le plus intelligent, et que beaucoup me dépassent en beaucoup de domaines. Mais c'est à moi de prouver, peut-être, que chacun peut apporter, et que l'égoïsme et l'orgueil ne sont pas que des défauts, que chacune de nos facettes peut être canalisée pour donner quelque chose, si peu soit-il.
Il est déjà un paradoxe de penser que je puisse réellement donner quelque chose et de vouloir créer une voie d'humilité. La réponse tient peut-être dans le fait que l'humilité est aussi un vice, une peur, un retranchement, et qu'il faut savoir aller de l'avant, prendre des risques, montrer ce que l'on sait pour que chacun apprenne à son tour. Aujourd'hui, et je l'espère pour toujours, l'information bouge plus librement, les idées vont et viennent, et si vous me lisez aujourd'hui c'est sûrement grâce à cela, et aussi parce que mon humilité est restée là où elle doit être. Cela ne doit pas se confondre avec trop de prétention, donner son avis n'est pas l'imposer, et ne doit pas l'être.
Fût un temps dix règles sur une caillasse suffirent à ériger des lois pour des milliers d'années. Mais ces règles tombent sous le progrès qui les rend obsolètes ou trop vagues. Que faut-il faire alors, en créer de nouvelles, toujours et sans cesse remises en question et jamais à jour, ou peut-on désigner des sages-qui-ont-la-réponse, et font la part des choses ? Les juges sont-ils cela ? Mais sur quoi sont-ils choisis, sur leur vertu, leur sagesse, leur intégrité, ou leur réussite aux concours ? Qui a le droit de choisir, qui a le droit de changer des règles, la démocratie s'essouffle quand l'indifférence apparaît, quand ceux qui font les règles sont dénigrés, ignorés, quelle légitimité gardent-ils ? Le monde va de plus en plus vite, et la démocratie absolue favorise l'immobilisme, alors où est la voie ? Qui a raison ? Qui doit dire qui a raison ? Qui écouterait un voleur, tricheur, menteur, lui dicter ce qui est bien et ce qui est mal ? Comment faire confiance quand on ne connaît pas, quand on ne sait pas ?
13 heures 59... Zazie, Larsen... Les artistes ont des réponses, parfois, et de douces mélodies... Et chacun à sa manière, apporte sa solution, mais les autres, souvent, n'entendent que la mélodie et pas les cris. Le monde n'est pas rose, nos libertés s'envolent aussi facilement qu'on zappe les images du vingt heures. Mais où donc irons-nous ? À qui est ce monde ? À nous, ou à quelques-uns ?
J'ai mangé simplement, une pêche, un morceau de cabillaud avec du pain, et un yaourt, toujours avec du pain. J'ai mangé simplement comme souvent en me disant que c'est dans la simplicité, d'une certaine façon, que se cache le bonheur. Autant les prophètes vont-ils chercher la bonne parole dans le recueillement, autant apprécier les choses simples permet de goûter chaque instant, d'appréhender le nécessaire et le superflu, et garder à l'esprit ce que sont les plaisirs, les goûts, et les couleurs. Car à trop en voir on prend le risque d'y devenir indifférent. J'ai mangé simplement peut-être aussi par paresse, cuisiner ne m'enchante guère, il est vrai. J'ai mangé simplement sûrement parce qu'il est difficile de prétendre à trouver une voie dans l'abus, l'opulence et la démesure.
La lassitude doit être sans doute une bien mauvaise chose, c'est elle qui détruit nos rêves, qui limite nos créations, qui casse nos relations. La lassitude, l'ennui, l'envie d'autre chose sans savoir quoi. A l'instant même j'ai comme un manque d'inspiration, comme si écrire ne m'intéressait plus, ou si ce que j'avais à dire restait sans importance. La lassitude est sûrement un problème à résoudre, à prendre en compte, à expliquer, à dénoncer parfois, corriger aussi. Il est sans doute légitime d'avoir quelques envies d'autre chose de temps en temps, mais pourquoi les punir ou les refouler, l'homme est curieux, aventureux, c'est sa force, alors pourquoi la lui reprocher ? Mais comment justifier cette lassitude, comment justifier, pardonner, expliquer, que tu puisses ne plus avoir envie d'être avec moi ? Ne plus avoir envie d'aller plus loin ? Comment considérer les changements de goûts comme des atouts, des qualités, quand ils nous touchent si durement ? Il ne faut pas aimer les gens parce qu'ils nous aiment, ou pour qu'ils nous aiment, mais il faut aimer les gens pour ce qu'ils sont. Mais la lassitude est sûrement ce qui nous fait avancer, ce qui nous fait inventer, ce qui nous fait progresser. Quelle cruauté de ne plus être qu'une lumière du passé...
Il est dur d'accepter de ne pas être l'autre tant recherché, de ne plus l'être. Il est dur d'être imparfait, faillible. Il est dur de rester seul. Il est dur de ne pas être égoïste.
C'est malgré tout ainsi que nous sommes, chacun cherchant ce qu'il ne trouvera sans doute jamais. Mais la rancune n'aide en rien, et pas plus que je n'en veux, et n'accepte d'en vouloir, à mes amours qui sont parties loin, je n'aimerais que l'on me reproche ma soif de découvertes, d'aventures... Les autres sont une ressource précieuse, et si l'étouffement de nos villes nous rend souvent seul, il n'empêche qu'il est beau de faire un peu de route ensemble, et que même s'il m'est dur d'imaginer que ma longue route aura un intérêt pour d'autres que moi, je n'en ai pas moins l'espoir que de leur montrer quelques directions.
15 heures 33 minutes 33 secondes, et bien, que de réconfort que de voir passer de temps en temps la pureté... Aussi imaginaire soit-elle.
Tout est si compliqué, tout est si difficile, entre la vie, les envies, les principes, les choses à faire, à ne pas faire, les autres... Tout ce qui a déjà été fait ? Comment rivaliser avec des millénaires de sagesse, de folie, de religion, d'illusion, de prières, de bien et de mal ? Quelle voie montrer, quelle voie espérer pour ces milliards de personnes aussi perdues les unes que les autres. Faire le bien, quel bien ? Être solidaire ? Est-ce que je suis solidaire quand j'ignore tous les sans domicile fixe que je trouve sur le trajet vers mon travail ? Suis-je solidaire quand je ferme les yeux, quand je me repose ? Ne pas mentir ? Ne pas voler, ne pas tuer, ne pas faire ceci, ne pas faire cela, faire sa prière, manger équilibré, faire du sport, payer ses impôts, attendre la sonnerie avant d'avancer... Les hommes créent des lois pour des choses qui ne sont pas des hommes, les hommes créent des lois pour des Dieux. La loi est une foutaise, l'équilibre social ne tiendra jamais très longtemps dès que les gens sauront, voudront, accéderont à l'information de manière uniforme. Les lois sont des foutaises qui ne feront que rendre les choses plus difficiles. Les lois sont tellement des foutaises qu'il faut des avocats par pelletées et des millions pour prouver que l'on a raison. Mais qu'est-ce que ce monde ? Quel est ce monde ou le bien et le mal se jouent dans les tribunaux ? Les lois sont des foutaises, et c'est la raison pour laquelle ceux qui les connaissent les transgressent, et ceux qui les respectent les subissent.
Le bien et le mal n'est pas une question d'argent, c'est une question de vertu et de sagesse, et jamais dans toute l'Histoire l'on m'a conté que celles-ci s'achetaient.
Les intérêts détruisent tout, emportent avec eux toute l'humanité qu'il resterait à notre pauvre monde...
Les philosophes au pouvoir.
L'utopie a-t-elle plus d'invraisemblance que de marcher sur la Lune ?
Mardi 21 août 2001
Mardi 21 Août 2001, 8 heures 57, lever réussi, reste à espérer que le reste de la journée sera de même. Le matin est un moment finalement très particulier, où l'on a encore espoir que la journée sera profitable, où on s'énumère toutes les choses que l'on va faire, ou au moins que l'on doit faire. Je ne sais plus trop où j'avais lu ou vu que chaque journée se résume un peu comme une vie, le matin avec les illusions et les rêves, le soir avec la nostalgie, la fatigue, et tout ce que l'on n'a pas accompli.
Je trouve qu'il est dur de faire de chaque journée la pierre supplémentaire à l'édifice, qu'il est dur de faire avancer chaque jour un peu les choses et de le sentir, et de ne pas simplement presque passer le temps sans chercher autre chose que le soir et le repos. C'est peut-être parce que nos journées sont tellement remplies de banalités et d'automatismes que nous n'arrivons même plus à penser à quelque chose de grand, et que nous nous contentons de nous réciter dans l'ordre la succession des étapes, lever, lire ses mails, faire un peu de sport, déjeuner, aller au travail, regarder les nouvelles du jour, aller dire bonjour, se mettre au courant, et il est déjà midi voire plus, manger, travailler, enfin, sans perdre le regard sur le monde, sur ses mails qui arrivent par dizaines, les coups de fil, les nouvelles qui tombent... Peut-être serait-il plus profitable que l'on s'enferme, quelques heures, tous les jours, pour vraiment avoir l'esprit à créer, sans être dérangé, avancer par nous-mêmes, avoir le calme et un peu de temps pour regarder les choses... Même si l'urgence nous fait sûrement avancer plus vite, ce n'est peut-être pas le meilleur moyen pour trouver une bonne solution, et prendre un peu de recul.
Mercredi 22 août 2001
Mercredi 22 Août 2001, 8 heures 27, moins dormi, moins rêvé.
Les jours passent si vite que je n'ai le temps d'intégrer, digérer, ce que j'y fais, ce que j'y apprends. Nous vivons dans un monde qui se précipite, où il faut tout faire, voir, dire, connaître, le plus rapidement possible. Pas étonnant que les gens se lassent des choses, que tu te lasses de moi, si vite...
Mais cela est une bonne chose, je pense, qui n'est dangereuse que si nous ne prenons pas le recul suffisant pour faire la part des choses entre ce qui doit être fait rapidement et progresser vite, et ce qui doit prendre du temps et se construire petit à petit.
L'ordre viendra avec le temps, en répétant, en repensant les choses. L'ordre viendra plus tard, quand j'aurai fait le tour de la question. L'ordre viendra plus tard, quand le désordre aura fait son oeuvre.
Il est dur d'essayer de décrire comment trouver une voie, et je comprends à quel point il est facile, indispensable même, de se faire passer pour Dieu pour l'écrire. Les hommes croient rarement les autres hommes, mais qu'ont-ils à reprocher à Dieu ? Et comment le pourraient-ils ? Avec du recul, et un peu d'expérience on comprend beaucoup de choses. Et je comprends à présent que la création d'un Dieu était indispensable, pour que les hommes le suivent.
Mais l'humanité grandira-t-elle au point, un jour, de faire confiance à de simples hommes, apprendra-t-elle à faire la part des choses entre le bien et le mal elle-même ? C'est peut-être la gageure en laquelle je crois.
J'essaie d'apprendre à économiser l'eau, à ne pas laisser couler le robinet inutilement, à couper l'eau sous la douche, et à me dire à chaque petite quantité d'eau perdue, qu'elle l'est peut-être pour toujours, qu'elle l'est peut-être pour beaucoup, et à me dire à chaque petite quantité d'eau que je n'utilise pas, que j'économise, qu'elle est peut-être gagnée pour d'autres, peut-être gagnée pour la Terre. C'est sûrement ridicule, insignifiant, mais j'ai un peu de bonheur, de plaisir, de satisfaction à chaque petit effort que je fais. Il y a sûrement beaucoup à faire, et j'ai sans aucun doute d'extrêmement mauvaises habitudes de respect de la nature et des autres, mais j'espère, petit à petit, apprendre à profiter de ce que j'ai, et l'économiser. Autant le plaisir d'un bain chaud peut-il exister, autant chaque petit effort pour que ce plaisir puisse continuer, de temps en temps, pas très souvent, à exister, est aussi un moment de plaisir, peut-être plus pur, peut-être plus sain.
Jeudi 23 août 2001
Jeudi 23 Août 2001, 8 heures 20, à croire que je me lève de plus en plus tôt.
J'aime bien écouter un peu de musique en écrivant, plutôt de la musique douce, calme, qui arrête un peu le temps. Il est vrai que l'écriture est un peu un moyen de se confronter à l'éternité, et mérite bien un peu plus d'attention et d'abandon. Je ne sais pas si vouloir rendre les choses éternelles est une source de bonheur, mais cela rend les futilités de la vie quotidienne plus anodines, et permet de regarder le futur avec l'espoir que ce que l'on fait, peut-être, un petit peu, restera pour quelque temps, au moins. Chacun a ses mots à dire, chacun a son histoire, et beaucoup doivent avoir des expériences plus intéressantes que ma triste vie, mais peut-être n'ont-ils pas l'opportunité d'écrire, de dire, de faire, alors un peu en les regardant j'en absorbe quelques idées qui ressortiront un jour ou l'autre.
Une grande interrogation que je me pose concernant le bonheur, la philosophie de la vie, la voie à suivre, est la part des choses entre les erreurs et la conscience, entre le raisonnable et le dément, entre le vice et la vertu. Je suis fait d'envies autant louables que critiquables, et je ne pense pas que tout un chacun puisse réellement trouver la voie sur un chemin où il n'y a que souffrance et dévouement. Nous sommes un peu égoïstes, nous sommes un petit peu fainéants. Mais comment faire la part des choses, où mettre la limite ? Ai-je le droit de te voir ? Dois-je attendre, faire mes preuves, construire quelque chose, te gagner, te mériter, ou puis-je simplement tendre la main ? La voie se trouve peut-être dans un fin dosage de la difficulté à atteindre le plaisir, à le mériter. Le bon sens commun nous rend assez réceptifs au bien et au mal, à l'égoïsme et à l'altruisme, peut-être que de faire un peu de bien aux autres avant de se faire un plaisir plus personnel, avant d'aller au cinéma, avant de manger une pâtisserie, rendrait ces choses tellement plus savoureuses.
Je travaille dans une entreprise qui fait du logiciel libre. C'est-à-dire dont le code source est disponible, et dont la diffusion et la redistribution sont libres et autorisées, gratuitement ou pas. Je ne sais pas si c'est le bien, mais l'idée de partager son travail, de le rendre accessible, et de demander à ceux qui en ont les moyens, ou à ceux qui ont un besoin particulier, de me donner un peu d'argent pour que je puisse continuer, me paraît séduisante et plus conforme à une certaine forme de franchise entre moi et les personnes qui utilisent ce que je fais. Elles ne sont pas trahies, ou trompées, elles peuvent essayer, utiliser, profiter, et choisir, après cela, de considérer que c'est du bon ou du mauvais travail, et de faire une contribution en achetant une version, ou en faisant un don. Internet va tout changer, vous ne le voyez peut-être pas, ce n'est peut-être pour vous qu'un tuyau à sites Web de vente en ligne, ou une infamie de plus de l'ingérence publicitaire sur votre propre bureau, mais c'est beaucoup plus que cela, c'est le lien direct entre créateurs, c'est l'abstraction de l'apparence physique des idées, des musiques, des chansons. C'est ce qui fera que vous pourrez enfin payer pour une chanson ou une histoire, et non pas pour du plastique et du papier ; c'est ce qui fera que chacun devra devenir créateur, artiste, peintre, musicien, et non plus avocat, businessman, publicitaire. C'est ce qui détruira ces empires de pouvoir que sont les maisons de disques, et qui décident de vos goûts et de la tendance du moment, c'est ce qui fera que vous payerez la création, uniquement. Mais il faut peut-être jouer un peu le jeu, alors si vous avez d'ores et déjà des habitudes faites de mp3, de napster ou de gnutella, de temps en temps, écrivez une lettre à votre chanteur favori en expliquant que ce qu'il fait vous plaît, et joignez-y un peu d'argent, il n'aurait pas touché beaucoup plus, de toutes les manières, si vous aviez acheté son disque.
Samedi 24 août 2001
Samedi 24 août 2001, 11 heures 41. Le Soleil brille, le monde tourne, mais où est-ce que je vais vraiment ? Le temps passe et s'en va et je souffre comme je m'amuse. Il est dur de faire confiance, il est dur de croire, il est tellement dur de ne pas savoir, et de devoir se rassurer, s'inventer des histoires, des raisons... La révolte est un choix facile. Où êtes-vous quand vous êtes loin de moi ? Que faites-vous, pensez-vous encore à moi ? L'égoïsme tue, tout autant que l'orgueil, la peur de ne pas être reconnu, de ne pas être aimé. Mais que m'importe, finalement, si tu m'aimes ? Qu'y gagnerai-je, irai-je plus loin, serai-je plus fort, ou perdrai-je mes forces dans des efforts vains ? Tous ces instants où je ne veux que te serrer dans mes bras ne seraient-ils pas mieux utilisés à construire autre chose, à aider d'autres gens ? Mais peut-on aider d'autres gens par simple dévouement, peut-on apporter l'amour sans le connaître ? Peut-on comprendre la souffrance si on ne la ressent pas soi-même ? Le mal est nécessaire en cela qu'il nous donne la force de l'appréhender.
La tristesse est indispensable, c'est un peu comme la nuit. Il n'y aurait pas de jour s'il n'y avait pas de nuit. Elle est peut-être même plus forte que la joie, car du désespoir naît la force de le combattre, d'avancer, de changer les choses. Au contraire, qui voudrait changer le bonheur ? Qui voudrait prendre le risque de tuer sa joie ? C'est souvent de cette tristesse que la force vient, que l'espoir existe, que la volonté se forge. Pleurer de temps en temps c'est comme se reposer après un long combat, cela donne des forces, cela donne de quoi repartir, recréer la volonté.
11 heures 58, le Soleil brille.
L'homme a besoin d'être triste, de temps en temps. Tout le monde est triste, à un moment ou à un autre. Le refuser, le cacher, ne pas le reconnaître revient à refuser sa nature.
Mais en quoi retrouver la force et l'espoir, quelle est cette voie qui fera se relever encore et encore, quel est ce but qui donne pour toujours la volonté de ne jamais céder, ne jamais baisser les bras ? Qu'attendre du futur, qu'en vouloir ? Que m'importe le bonheur des autres, finalement ? Le mien y est-il si intimement lié ?
12 heures 13, le Soleil brille toujours, et les réponses et les questions vont et viennent.
La satisfaction d'essayer de faire de son mieux, de ne pas trahir, de ne pas avoir de rancune, de ne pas faire des choses par vengeance, est une joie qui, si elle n'est sûrement pas intense, apporte cette sérénité permettant de regarder en arrière, peut-être pas sans rien à se reprocher, mais au moins sans trop de remords...
12 heures 37, le temps me manque, la force de ne pas s'arrêter. Le temps me manque. Je ne t'oublie pas, et le temps me manque. Le Soleil brille pourtant, sûrement encore pour quelque temps, mais qui sait ? Quelles sont nos erreurs, nos faiblesses ? Combien de temps cela tiendra-t-il encore ? Les choses peuvent-elles réellement changer ? Que puis-je faire, que fais-je ? Qui m'écoutera, qui me croira ? Et ne suis-je qu'une âme perdue parmi tant d'autres ? Mais qu'importe, qu'importe après tout la vérité, personne ne l'aura jamais.
Me faut-il vraiment être seul pour voir cela, pour avancer, pour ne pas perdre de temps. Me faut-il vraiment être seul pour comprendre votre détresse. Le Soleil brille. J'ai peur, tellement peur que tout cela ne porte jamais ses fruits, que mes faiblesses, mes défauts, mon égoïsme, ne me laissent couché à terre alors qu'il me faut tellement de force. Dois-je perdre mon sang, dois-je tuer mes envies, mes plaisirs, mes vices, pour espérer être quelque chose, pour être écouté ? Mais qui écoute la perfection, je ne l'écoute pas, elle n'est pas moi, ne le sera jamais, à quoi bon ?
Peut-être me faut il un bourreau, peut-être me faut-il être puni pour comprendre. Peut-être que dans l'aisance ne naît que la futilité, que je ne comprendrai jamais votre détresse dans mon monde de luxe et de facilité, dans mon quotidien d'une routine aisée.
Peut-être que j'ai besoin de vous, peut-être que jamais sans vous rien de bon ne sortira de moi...
La trace du présent souvent s'enfonce dans le flou à trop s'y accrocher comme si on ne voulait que jamais les choses ne changent, mais les choses changent, tout s'envole. Faire son temps mais pas plus, savoir mettre un terme, apprendre à arrêter à temps... Pourtant tant de choses sont éternelles que toujours on croit pouvoir faire durer l'instant pour longtemps. Mais l'instant passe, les gens se lassent...
Mardi 4 septembre 2001
Mardi 4 septembre, 8 heures 34. La rentrée. Un peu de nostalgie de mon passé d'étudiant, modérément toutefois, la nostalgie n'apporte pas grand chose, et je préfère le présent. Les choses changent et c'est tant mieux, on se lasse même parfois du bonheur et c'est bien dans le sens où l'on n'avancerait pas dans le cas contraire. Les choses changent et c'est tant mieux, alors pourquoi regretter ? Les choses changent et j'évolue, j'apprends, je grandis, plus trop physiquement, certes, la soupe n'a jamais été mon truc étant jeune, mais peut-être un peu par l'expérience, la connaissance du monde. Les choses changent et tu t'en vas. Mais je ne sais pas si c'est mieux, je l'ai cru souvent, parce qu'il y a toujours mieux ailleurs, parce qu'on gagne à devenir plus fort quand on souffre, parce que la solitude est une force, et pour peut-être d'autres raisons, mais peut-on vraiment toujours trouver mieux ? A-t-on vraiment toujours le temps, en une vie, de ne faire que toujours aller de droite à gauche ? N'est-il pas plus intelligent de faire avec ce que l'on a ? La quête de la perfection est sans fin, heureusement... Mais il se peut que chacun soit beaucoup trop perdu pour ne même que tenter d'aller quelque part, éventuellement pas très loin. Serait-il plus important de d'abord trouver sa voie avant de la faire partager ? Mais peut-on la trouver seul, sa voie ?
Mercredi 5 septembre 2001
Journée pas trop mal commencée, la forme, le moral, on ne pense pas trop, en tous les cas on arrive à ne pas y penser, à se concentrer sur autre chose, à regarder devant, loin, à se sentir prêt à avancer. Un peu de sport, un peu de temps pour soi. Toujours le moral. Les broutilles arrivent, panne de connexion à Internet, pas grave, pars plus tôt au boulot aucun problème, toujours le moral. Un peu de liberté, un peu d'oubli de l'oppression habituelle. Le bruit, les gens, les questions, encore le bruit, encore des questions, mauvaises nouvelles, choses à faire, perte de temps, perte de soi, donner du temps pour rien, tout ce temps qu'on donne sans jamais rien en retour, du bien et du mal, et encore ce bruit, mais ne pourra-t-on jamais être un peu tranquille ? Qu'une envie de partir, de tout foutre en l'air, plus de moral, plus jamais, qu'est-ce qu'on doit faire, qu'est-ce que l'on doit accepter, supporter, supporter et encore supporter, je n'en peux plus...
Elle est où la voie, il est où le calme ? Il n'y en a pas, quand on n'en peut plus, quand c'est trop, pas de sérénité qui tienne, pas de maîtrise de soi, pourquoi est-ce que je ne peux pas partir, au moins aujourd'hui, rien qu'aujourd'hui, pourquoi vous me parlez, cela ne m'intéresse pas, cela ne m'intéresse plus, laissez-moi un peu...
Envie de taper, envie de crier, et de crier encore plus fort, de courir, de partir, de mourir, tout mais pas ici, pas ailleurs d'ailleurs, nulle part, un peu plus loin, plus seul, plus calme... Point de voie qui ne tienne dans la colère, quand les nerfs lâchent, quand la volonté s'envole, quand les yeux brûlent, plus de force, plus de courage... Que doit-on faire dans ces moments ? Doit-on partir, rester, se contenir, oublier, pleurer ? Que doit-on faire, que pourra-t-on donner comme conseil ?
Journée bien commencée n'est pas encore terminée.
Rentré tard, encore. Téléphone, encore. Tout cela pour ne retrouver qu'un retour en arrière, qu'un retour en arrière... Y a-t-il vraiment un réconfort, quand on va mal, quand même un moral et une volonté se font balayer par le martèlement incessant des coups du temps, de la journée, des gens, des choses ?... Peut-être l'accepter, savoir que certains jours sont plus durs, certaines périodes plus difficiles à franchir, peut-être apprendre à se connaître pour prendre ses vacances au bon moment, pour savoir se reposer quand il le faut, pour savoir encaisser le contrecoup...
Juste un peu de calme, un peu de ciel bleu, un peu de mes montagnes à l'horizon, et quelques rayons de mon Soleil, juste un peu de calme... Les choses les plus simples, les plus indispensables, les plus belles, ne se font que détruire par ce progrès factice qui nous rend seul et triste...
Juste un peu de calme, un peu de paix...
Samedi 8 septembre 2001
Samedi 8 septembre 2001, 11 heures 43, journée déjà bien entamée, presqu'à moitié, en réalité. Pourtant rien jusqu'à maintenant que quelques routinières tâches. Si chaque journée de moitié la routine s'est déjà installée, est-ce que cela veut dire que ma vie est déjà consommée à moitié, et qu'il ne me reste qu'une autre moitié de liberté ? Ne devrait-on pas laisser ces choses routinières pour plus tard, quand l'imagination se fatigue, quand la volonté s'essouffle ? Mais l'esprit s'amuse à se concentrer sur l'insignifiant, sur le frigo presque vide, sur le linge sale qui s'accumule... Qu'importe cela à côté de la soif d'apprendre et d'avancer ? Il faut passer du temps à se connaître pour s'économiser, et pour profiter de ses moments de force, pour ne pas les gâcher dans le futile, et les consacrer à l'éternité.
Faire des choses régulièrement, c'est à la fois se décharger du besoin d'y penser, parce que les courses seront faites et la baignoire nettoyée, mais c'est aussi prendre le risque de les rendre prépondérantes par rapport à des choses plus importantes. Il est aussi agréable de ne jamais se soucier de détails de la vie quotidienne, pour se consacrer à des affaires plus passionnantes, que désagréable de n'être préparé à un déséquilibre passager, parce que c'est jour de fête, parce que la clé n'est pas où elle devrait être, parce que le garage a fermé, ou parce que la connexion internet est coupée. Je pense qu'il est utile d'acquérir certains réflexes, ou habitudes, de toujours fermer la porte sans poignée avec la clé, pour ne pas rester coincé, de garder un paquet de Kellogs K d'avance, en cas de pénurie nationale, pour éviter la panique. Mais il est aussi bon de se confronter de temps en temps à une cassure de l'équilibre, de changer ses habitudes, de ne plus mettre le portefeuille dans la poche gauche mais la droite, de ne plus prendre le courrier avant de sortir les poubelles mais après, de ne plus lire ses mails en arrivant au boulot mais deux heures plus tard... Cela permet de voir, petit à petit, de nouvelles façons de travailler, de voir les gens, de voir les choses, de voir la vie...
Dimanche 9 septembre 2001
Ce doit être une belle journée, un neuf neuf, et aussi infantile puisse être de se laisser influencer par d'aussi insignifiantes choses que des chiffres sur un calendrier, aujourd'hui sera une bonne journée, j'en décide ! Un beau ciel bleu ce matin, un doux Soleil pendant mon footing, pas trop de pollution encore. Un peu de flemme en ce dimanche matin, aussi. Dimanche 9 septembre 2001, donc, 10 heures 34. C'est peut-être parce que je vais décrire un de mes plus grands secrets, une recette magique, extraordinaire presque, faramineuse à la limite. Ce n'est pas compliqué juste du maïs mélangé avec du maquereau à la sauce moutarde et voilà c'est fini. Redoutable, n'est-il pas ? Bien sûr il faut manger cela avec un pain de seigle Poilâne un peu rassi réchauffé quelques secondes au micro-ondes. Bien sûr... Soif d'un peu de sucré-salé et vous y rajouterez quelques morceaux de pomme Granny-Smith. Les choses simples sont compliquées.
Le monde est autant fait de petites que de grandes choses, et l'insignifiant intimement se mêle au grandiose pour laisser, chaque jour un peu plus de savoir, d'expérience, de joie, à tous ceux qui viendront après. Cela me rappelle une citation, je ne sais plus vraiment la formulation exacte, mais elle ressemblait à : "Il est aussi grand, pour l'amour de Dieu, d'éplucher chaque jour ses patates, que de construire des cathédrales". Que choisirais-je, entre la cathédrale de Notre-Dame, et un baiser chaque jour de mon aimée ?
Lundi 10 septembre 2001
Encore faut-il avoir une aimée. Et ce n'est pas chose si facile, que de même le savoir, à force des vents et marées qui érodent tout, qui rendent ces instants plats et ternes. L'Amour va et vient, et aimer pour la vie n'est peut-être qu'un rêve, une quête sans espoir. Mais qu'importe après tout, c'est bien ces causes sans espoir qui sont les plus belles, et qu'ai-je à faire de l'impossible ?
Une nouvelle semaine qui commence, une semaine chargée, certainement, mais c'est dans l'urgence et le stress qu'on trouve le plus de plaisir. C'est dans les situations difficiles que l'on trouve plus vite des solutions, c'est devant le danger que l'instinct de survie se met en route, c'est quand la panique s'installe qu'on a la chance de pouvoir toucher du doigt le temps qui passe.
Lundi 10 septembre 2001, 8 heures 45, frais matin parisien ; pour la saison, s'entend.
Un petit peu froid et un petit peu faim. Garder les notions de l'existence et du besoin. Ne pas se laisser aller à la facilité. Il est dur de résister à son plat favori, il est dur de résister à tourner le bouton du chauffage. Toutefois, un jour, l'idée que cela nous rende plus fort, qu'étrangement aucun rhume de l'hiver, ou pas de panique en cas de coupure d'eau chaude, pas de problème de cholestérol, pas de problème de poids, pas de problème de caries. Après c'est une question d'organisation, un peu comme si le plaisir se répartissait en quantité limitée, finie. Quelques petits efforts et sacrifices aujourd'hui, quelques soifs de plaisirs simples, ou plus espacés, et j'en profiterai d'autant plus, et d'autant plus longtemps.
La facilité est un mal qui me tue, et je n'accepte plus de l'aimer, d'aimer avoir chaud, de t'aimer toi, si tu n'es pas ce que je veux, je veux la lutte, la distance, la souffrance, l'effort, je veux juste passer du temps à construire, passer du temps pour trouver, passer du temps à t'attendre si tu ne veux pas de moi, passer du temps à être plus si je ne suis pas assez, passer du temps à devenir si je ne suis pas encore...
Mercredi 12 septembre 2001
Mercredi 12 septembre 2001, lendemain du 11 septembre. Les hommes se battent et meurent pour des causes, des causes qui sont créées, inventées. Ne croyez pas ce qu'on vous dit, ne croyez pas ceux qui vous montrent les méchants. Les ennemis des hommes, ce sont la misère et le désespoir, ce sont eux qui créent les guerres, qui créent la mort, qui créent la haine. Si vous avez besoin d'un ennemi, d'un responsable, d'un coupable, que ce soit cette misère, et si vous devez mourir pour une cause, que ce soit pour la combattre.
Lundi 17 septembre 2001
L'automne arrive, plus que quelques jours, déjà la fraîcheur du matin est au rendez-vous. Lente descente vers les jours pleins de nuit, vers cet hiver, ce froid dont on ne sait jamais si on va en réchapper. Point d'amertume non, car pas de plaisir plus grand que voir de nouveau les jours grandir, petit à petit, et de voir un nouveau printemps, une nouvelle vie qui naît, et le Soleil qui revient.
Lundi 17 Septembre 2001, j'hésite entre laisser tels quels mes dires, ou retravailler, censurer, reformuler, changer un jour qui n'est plus le bon ce que le passé m'inspira.
Samedi 29 septembre 2001
Le monde est dur, il nous frappe souvent. Le monde est dur et impatient, le monde est dur et impassible. Il nous faut être forts et susceptibles, doux et résistants. Le monde est dur et nous rend ainsi. Indifférents jour après jour. Les choses nous touchent moins, la lassitude toujours, lassitude des autres, de leur violence, de leur absence, de leurs faiblesses, de leurs humeurs. Que de se battre pour construire, que de se battre pour d'autres. Où sont ces causes, où sont ces amours, où sont ces vies sans solitude ? Sensibilité tu t'envoles, reste encore un peu. Sensibilité, encore quelques pleurs. Avant que tout ne s'affadisse. Laisse-moi souffrir encore un peu du mal qu'ils me font, du mal qu'elle me fait.
Point de faiblesses, point de retard, point d'attente. Aller de l'avant sans attendre, sans comprendre, sans espérer. Rendre les autres des contraintes, des rendez-vous, du temps perdu, du temps passé, du temps gâché. La force est-elle vraiment, dans l'insensibilité ?
Samedi 29 Septembre 2001, Mandrake Linux 8.1 terminée, pour l'instant tout du moins. 8 heures 30, le temps de reprendre un peu ses esprits le matin grandissant. Mais les efforts sont récompensés, le dévouement, les concessions, la volonté, ne sont pas inutiles, les efforts sont récompensés.
Samedi 20 octobre 2001
Un peu de temps qui passe, un peu de recul qui s'accumule. Samedi 20 octobre 2001. Il pleut sur la ville comme il pleut sur mon coeur, citation dont je ne connais pas l'auteur qui correspond si bien à cette journée.
Ylraw Stycchia jour 121 - jour 182
Cent vingt-et-unième jour, Pénoplée vient de nous apprendre que nous aurons désormais chacun notre propre chalet, avec seulement un contrôle minimal mais sans aucune barrière. Tout en sachant que le contrôle est plus lié à notre sécurité dans la mesure où nous n'avons pas de bracelet pour vérifier notre état physique. Nous emménageons donc dans deux petits chalets côte à côte, tous proches de la salle des conseils, près du chalet de Guerd, la copine d'Erik.
Notre déménagement ne fut pas très compliqué, dans la mesure où nous n'avions aucune affaire, même pas d'habits. Les vêtements nous sont mis à disposition via un générateur, une sorte de grosse armoire dans la chambre, d'où nous choisissons une tenue nous convenant. Nous avons certaines limitations car nous ne possédons pas de bracelet, mais cette contrainte n'est pas très problématique vu mon attachement à la mode vestimentaire. L'armoire possède tout de même un système qui vaut la peine d'être noté, à savoir qu'elle nous projette une image mentale de nous-mêmes portant l'habit sélectionné, comme si nous l'avions sur nous, ainsi qu'une vue externe, ce qui permet de se rendre compte du rendu. Elle donne de plus quelques conseils au regard de la météo du jour et des activités que nous prévoyons. C'est impressionnant à quel point tout communique. Tout est centralisé dans ce ou celui que j'appelle "Chalet", qui est le nom, original, que j'ai trouvé pour mon logis. Chalet me donne des conseils sur quoi manger, comment m'habiller, s'il trouve que je suis fatigué, énervé, triste... C'est plutôt amusant, d'avoir quelqu'un avec qui discuter, plaisanter, s'engueuler. Mais nous avons là aussi de par notre statut certaines limitations, le chalet, n'ayant pas notre trace vu que nous ne possédons pas de bracelet, refusera de nous renseigner sur nombre de choses.
Mais pour toutes ces choses j'ai une conseillère bien plus sexy, à savoir Pénoplée. Je suis un peu désorienté par sa capacité à prévoir bon nombre de mes actions, encore une astuce du bracelet, mais cette contrainte ne fait que pimenter l'affaire. J'ai encore beaucoup de mal avec leurs unités. Leur unité de temps est aussi étrange que la nôtre, elle correspond à la durée du jour d'Adama, découpée en trente-six périodes, qui correspondent à un petit peu moins que nos heures. Chacune de ces périodes est elle-même découpée en six périodes, puis en six autres, et ainsi de suite. C'est un peu la même idée que leurs grands et petits sixième pour le découpage de l'année. Leur base six rend les choses un vrai casse-tête à comprendre, c'est largement pire que le passage à l'Euro. D'autant que pour simplifier les choses le jour de Stycchia est plus court de plusieurs heures au jour officiel d'Adama, et qu'ils parlent indifféremment de l'un ou de l'autre suivant leur interlocuteur. Donner rendez-vous dans trois jours ou à une date donnée à une personne est ainsi une tâche bien plus complexe qu'il n'y parait, impossible même sans le bracelet. Bien sûr la durée de l'année sur Stycchia est différente de celle d'Adama. Heureusement que le bracelet rassemble de manière graphique tous ces calendriers pour nous aider un peu à nous y retrouver, même si je ne sais pas encore lire leur écriture. Mais je tenterai de toujours conserver une conversion en unité de temps terrestre, pour avoir un tout cohérent, de toute manière autant le prix des carottes est concevable en euros, autant la durée des préliminaires optimale avec leur système temporel c'est à en perdre toute motivation.
Cent vingt-et-unième jour, donc, j'ai passé une bonne heure et demi (deux sixièmes) à m'amuser avec Chalet. Comme d'habitude il fait un temps superbe et s'annonce une nouvelle journée au paradis. Pénoplée me rejoint dans mon nouveau logis :
- Ça y est, tu t'es installé, tu as fait un tour ?
- Oui, c'est pas très grand mais sympathique.
- Tu as discuté avec l'appartement ?
- Avec "Chalet", oui.
J'emploie le terme "chalet" en Français, et comme nous parlons sa langue, ce mot ne veut rien dire pour elle.
- "Chalet" ? C'est un nom de ton monde ?
- Oui, de ma langue plus précisément, car Erik et moi n'avons pas la même langue maternelle, en "Français", la "France" étant le nom du "pays", je ne sais pas comment dire ça, d'où je viens, "chalet" veut dire chalet.
- Votre monde est divisé en plusieurs petites parties appelées "pays" ? À quoi cela vous sert-il ? Et ce n'est pas un peu compliqué que vous parliez des langues différentes ? C'est pour vous forcer à apprendre plusieurs langues de la même façon que nous obligeons les enfants à le faire ?
Je souris à la remarque de Pénoplée :
- Hum, et bien ce n'est pas vraiment voulu, il se trouve que chaque peuple s'est structuré de lui-même en petit groupe avec ses propres coutumes et langages, et que par la suite ces groupes donnèrent naissance à la notion de pays, et que nous sommes toujours dans cette phase. Toutefois il est à prévoir que cette subdivision devienne obsolète à un moment où à un autre.
Je réfléchis un instant. Depuis notre arrivée, avec Erik, nous avons beaucoup appris sur ce monde, cette Congrégation. Il nous a fallu du temps pour acquérir un niveau de langue correct, et même si nous en avions déjà parlé à maintes reprises, je n'avais jamais vraiment complètement saisi toutes nos conversations.
- Mais c'est tout de même étrange que tu ne trouves aucune information sur ma planète.
Pénoplée s'était assise confortablement dans le petit canapé, pour me regarder m'agiter dans mon nouveau petit chez moi. Elle a appris à parler plus lentement pour que je comprenne mieux. Elle garde toutefois toujours un peu cette attitude, cette façon de parler, ce recul, qui rappelle qu'elle n'a pas les vingts ans qu'on lui donnerait.
- Ce que je crois, c'est que tu viens de l'Au-Delà. Que les vaisseaux partis il y a si longtemps se sont éparpillés et que certains, peut-être, se sont posés sur des planètes accueillantes et de là leurs passagers ont fondé de nouvelles civilisations.
- Ça se tient. La Terre serait une des planètes où sont atterris les hommes de l'Au-delà, et ils auraient alors créé les bases d'une nouvelle société. Plus précisément une partie de ces hommes seraient toujours présents sur Terre grâce aux téléporteurs qui maintenaient leur jeunesse. Ça expliquerait pourquoi les gens appartenant à ce que j'appelais l'organisation parlaient une langue bizarre qui ressemble à la tienne et avaient presque tous une apparence jeune. Cette hypothèse conforte aussi la thèse que les cahiers que j'avais trouvés avaient bien été écrits par la même personne.
- C'est quoi cette histoire d'organisation et de cahiers ?
J'explique de nouveau brièvement mon aventure terrestre à Pénoplée, ma vie, le bracelet, ma course à travers le monde, les cahiers, à chaque fois j'essaie d'être un peu plus complet, car bien souvent les fois précédentes je butais sur des termes de vocabulaire et la conversation dérivait... Elle réfléchit un instant et casse ma belle théorie, ou peut-être consulte-t-elle son bracelet, les gens adoptent toujours cette attitude dans laquelle il est impossible de savoir s'ils réfléchissent où s'ils naviguent sur leur super internet. C'est un peu la même chose pour eux, mais je trouve qu'il y a quand même une différence entre leur réponse propre et celle qu'ils trouvent en demandant aux artificiels :
- Mais il y a un truc qui ne colle pas. Les hommes de l'Au-delà ne sont partis d'ici il n'y a que mille quatre cents ans environ.
Je comprends mon erreur et fais la moue, je suis d'autant plus bête que j'étais déjà arrivé à cette conclusion en réfléchissant tout seul sur le sujet.
- Aaah oui... C'est vrai tu as raison. Tu crois que des artificiels auraient pu inventer et laisser assez de fausses traces pour faire croire à une histoire de plusieurs milliers d'années ? Ou qu'en arrivant les hommes de l'Au-Delà ont voulu délibéremment laisser ses traces pour nous faire croire que nous étions originaires de notre monde ?
- Les artificiels en sont capables, ça ne pose pas de problèmes particuliers, ils sont capables d'à peu près n'importe quoi avec leurs générateurs à fusion du moment qu'ils ont une source d'énergie suffisante. Mais ça n'explique pas pourquoi ils auraient créé une histoire de toutes pièces et placé des millions de personnes avec la mémoire préformatée pour leur faire croire qu'ils habitaient cette planète depuis des milliers d'années. Les hommes de l'Au-delà voulaient créer une nouvelle civilisation, il ne fait pas de doute là-dessus, mais quel intérêt de le faire artificiellement, pourquoi repartir de zéro ?
- Peut-être voulaient-ils à la fois effacer toute trace ou reste de la Congrégation, mais aussi ne pas perdre de temps, aller plus vite, arriver directement à l'ère industrielle ?
- Ce n'est pas impossible, mais je trouve que cette théorie ne colle pas, ce n'est pas logique. Pourquoi ne pas partir du niveau auquel ils étaient alors ? Ils étaient tous d'accord entre eux, effacer la Congrégation ne me paraît pas une raison suffisante pour délibéremment s'imposer plusieurs millénaires d'attentes avant de retrouver le même niveau qu'à leur départ.
- Je ne sais pas. Peut-être alors que cette planète était déjà habitée par des hommes, et qu'ils sont arrivés ensuite.
- C'est peut-être plus cohérent, et encore, d'où venait les hommes qui l'habitaient ? Nous sommes apparus sur Adama, et il n'y a pas trace d'expéditions habitées vers l'Au-delà plus de deux mille ans en arrière.
- Peut-être n'avez-vous pas ces informations. Ne serait-il pas possible tout de même que des vaisseaux habités, il y a de ça dix ou vingt mille ans, soient partis d'Adama et aient finalement atterri sur la Terre ?
Pénoplée se lève et fait un petit tour dans le chalet, comme pour réfléchir, aussi sans doute parce que la discussion l'embête un peu, mais j'ai trop envie de savoir, trop besoin de trouver une explication.
- Oui après tout, c'est possible, mais cette hypothèse ne me convainc qu'à moitié et reste très suspecte.
- Qui pourrait nous renseigner là dessus ?
- J'avoue que si le bracelet ne me donne rien, c'est assez difficile à dire. Peut-être une découverte gardée secrète, mais ce serait bien étrange, rien n'est secret ici.
- Ou tout du moins le croyez-vous.
- Oui, certes, c'est toujours plus facile de remettre en cause quelque chose qui ne nous apporte pas la solution immédiatement que de la chercher vraiment.
Pénoplée a raison, l'inconnu et l'imagination donne des explications beaucoup plus rapidement que le travail et la persévérance.
- Est-ce que ça veut dire que je ne pourrais plus jamais retourner sur la Terre ?
Pénoplée se retourne vers moi avec le sourire :
- "Jamais" est une notion bien particulière ici, donc l'espoir n'est pas vain, toutefois si tu viens bien de l'Au-delà, ce sera sans doute très long et difficile de retrouver ton chemin. Mais tout ne tombe pas si mal, tu es presque éternel désormais...
- Génial, et quand finalement dans vingt mille ans je retrouverai la Terre, trois guerres nucléaires seront passés par là, et je ne retrouverai que deux ou trois mutants à trois yeux sous des cendres radioactives...
- Vous êtes donc un peuple si guerrier ?
- Guerrier je ne sais pas, orgueilleux et inconscient sans doute...
Je suis bien perplexe... Je reste silencieux un instant, pensant à toutes les conséquences de cette situation sur ma vie, avec tous mes repères, combats, idée, envies, qui deviennent obsoletes... Je pense tout haut :
- Toutes ces choses sont bien étranges quand même, que vais-je bien pouvoir faire ? Rester ici pour toujours ?
- Pour un moment sans doute, pour toujours c'est moins sûr. Quoiqu'il en soit il faudra bien que nous portions votre découverte à la connaissance d'autres personnes si nous n'arrivons pas à élucider ce mystère nous-mêmes. De plus à partir du moment où vous vous trouvez dans la Congrégation, il faudra bien statuer sur votre cas. La situation étant ce qu'elle est, pour espérer entreprendre des recherches et découvrir d'où vous venez, il vous faudra dans un premier temps devenir membres à part entière.
- Cette procédure se passe comment ?
Pénoplée consulte son bracelet, elle reste silencieuse un moment.
- Un cas identique au vôtre ne s'est jamais vraiment présenté, mais dans le passé, lors de la formation de la Congrégation, toutes les planètes n'ont pas rejoint la formation au même moment, pendant de nombreux millénaires certaines planètes prospères ou avec une forte identité, comme les planètes de glaces, ont gardé leur indépendances et leur propres règles. Aujourd'hui il n'existe plus de planètes hors de la Congrégation, les dernières indépendantes sont tombées après le Libre Choix. Alors qu'il y avait encore des planètes indépendantes, la procédure pour leurs habitants voulant intégrer la Congrégation était de passer devant le Congrès ou une assemblée d'avis suffisamment grande pour entériner la citoyenneté des demandeurs et les rendre égaux à tout membre de la Congrégation. Bien sûr par la suite ils pouvaient avoir des ennuis avec leur planète d'origine, mais dans votre cas c'est un peu différent. Quoi qu'il en soit en ce qui vous concerne j'imagine que la même procédure doit s'appliquer.
- C'est long ?
- Non pas trop.
Elle sourit et se reprend :
Enfin, pour vous tout sera long ici, mais le tout peut se faire assez rapidement vu le caractère exceptionnel de l'événement, je pense qu'en deux ans l'affaire peut être réglée, voire quelques grands sixièmes si nous pouvons suffisamment préparer votre demande. À ce propos nous avons déjà décidé de vous donner dans quelques jours des bracelets enfants, ne serait-ce que pour vous familiariser avec leur utilisation et communiquer plus facilement avec nous. De plus ils nous permettront de vous surveiller, et leur enregistrements pourront s'avérer utiles quand vous demanderez à rejoindre la Congrégation.
Le bracelet, encore et toujours.
- Mais... Vous faites tout avec ce bracelet, vous pouvez vous en sortir sans lui ?
- Certaines personnes se refusent à le porter trop souvent, pour ne pas en devenir dépendantes, mais ce n'est plus trop le cas aujourd'hui. C'est tellement pratique. En plus ne pas porter de bracelet, c'est risqué de se faire manipuler par d'autres personnes, exactement ce que j'ai fait avec vous en vous paralysant ou vous faisant marcher. D'un autre côté agir ainsi reste une faute très grave si la raison n'est pas valable. Et puis je ne crois pas qu'il y ait vraiment de problème, les personnes paranos pensent que c'est un moyen de nous surveiller, de nous exploiter, mais comme plus personne ne travaille et plus personne n'a de pouvoir, je ne vois pas trop ce que ça change qu'on nous surveille. Et puis c'est vachement contrôlé, avec les téléporteurs c'est sans doute la chose la plus surveillée de la Congrégation. En fait le bracelet sert à beaucoup de choses, tellement de choses, communiquer, les discussions en virtuel c'est quand même vraiment pratique.
- C'est si bien que ça le virtuel ?
Elle se retourne vers moi et sourit, c'est déconcertant comme parfois elle parle comme si elle avait tout connu, tout vu, et d'autres fois elle ressemble à une gamine.
- Toi tu n'as jamais fait de virtuel, on fera un jeu aujourd'hui si tu veux, tu te rendras compte. Le bracelet sert aussi à trouver des informations, surveiller notre état biologique. Il contient aussi notre dernière sauvegarde, et, depuis peu, un nouveau modèle permet d'avoir une sauvegarde permanente. Auparavant il n'avait pas la capacité de le faire, mais les artificiels ont mis ces nouveaux bracelets au point voilà un siècle ou deux. Si j'avais eu un tel bracelet quand mon initial est mort, il m'aurait permis de garder en souvenir de mes tous derniers instants, je le regrette un peu... Mais bon, je peux toujours mourir de nouveau avec ce corps là.
Bracelet... Sauvegarde... Je réalise subitement.
- La dernière sauvegarde ? Mais alors ça veut dire que le bracelet dans le téléporteur où nous sommes arrivés contient la sauvegarde de Naoma ?!
- Mais ? Tu avais dit ne pas avoir ce bracelet ? Vous les avez pris ? Ton amie a porté ce bracelet ?
- Oui ! Oui elle l'a porté ! Moi j'avais peur je ne l'ai pas touché, mais Naoma l'a porté quelques instant !
- Ah ça change tout alors, le bracelet n'est pas initialisé si tu ne le prends pas, mais si elle l'a récupéré sa dernière sauvegarde a pu être mise dessus. Mais qu'en a-t-elle fait ensuite ?
- Elle l'a remis dans la petite boîte où elle l'avait trouvé.
- Ah, restons prudents alors, comme elle l'a remis en place, il a peut-être été réinitialisé. En plus ce téléporteur ne m'a pas l'air très en forme, il n'a aucune trace de votre passage, il est peut-être endommagé.
- Ça vaut quand même le coup d'aller voir non ? On pourrait peut-être y aller aujourd'hui ?
- Toujours aussi pressé ! Mais si tu veux, oui, nous pouvons y aller faire un tour, ça nous fera une balade. Mais, nous y allons plutôt tous les deux seuls, non ? Tu veux y aller avec Erik et Guerd ?
- Pas nécessairement, il vaut mieux que l'on vérifie d'abord, nous y retournerons plus tard avec eux, si la piste est bonne, histoire de de pas faire croire Erik en de nouveaux espoirs.
- Et rendre Guerd malheureuse... Pas que je ne veuille pas que votre amie revienne, mais Guerd aime bien Erik, et son ancien ami lui en a tellement fait bavé que de voir un peu quelqu'un d'autre est très bien pour elle. Elle ne peut pas rester seule. Je pense qu'Erik n'est pas un mauvais bougre, mais tant qu'il aura de l'espoir il ne voudra sûrement pas voire en Guerd autre chose qu'une amie.
Pas un mauvais bougre... Je ne sais pas si elle dirait la même chose si je lui racontais ce qu'il faisait sur Terre... Il faut que je me méfie avec ses histoires de bracelet, qu'elle n'écoute pas trop ce que je pense...
- Oui, enfin, on verra bien... On déjeune ? Chalet, tu fais la bouffe ?
Chalet :
- Ça roule ma poule.
Pénoplée sourit :
- Je vois que tu l'as bien éduqué !
Nous nous installons à la petite table de la pièce principale où j'ai disposé le petit-déjeuner, constitué de divers mets absolument impossibles à qualifier. Tout est complètement artificiel, et il est très dur d'y trouver des saveurs connues. La nourriture est bonne toutefois, même si ma part est moins goûteuse que celle de Pénoplée.
- Ça fait combien de temps que vous ne mangez plus de choses naturelles ?
- Comment ça ?
- Et bien, des animaux, des plantes.
Pénoplée fait la moue.
- Ah ! Rien que d'y penser ça me dégoûte... Je n'ai jamais mangé de trucs pareils !
Pénoplée reste silencieuse un moment, sans doute consulte-t-elle son bracelet.
- Oui en fait ça fait très longtemps. Ça date, en gros, de la mise au point de la création d'élément par fusion. À partir du moment où nous sommes parvenus à générer tout et n'importe quoi, nous avons fait beaucoup moins appel à la nature. C'est étonnant j'aurais dit que cette étape était arrivé avant la téléportation, mais non ça a été mis au point après. La téléportation remonte à l'année 2054 (environ 14700 ans avant Jésus Christ), et la fusion 3125 (environ -13000). Ça voudrait dire que certaines personnes peut-être encore vivantes aujourd'hui ont vécu dans un monde sans fusion ! Extraordinaire ! Quoique les premières expériences réussies de fusion sont antérieures à la téléportation, notamment son utilisation comme source d'énergie, d'ailleurs les téléporteurs, gourmands en énergie, ont des réacteurs à fusion intégrés, mais l'arrivée au niveau similaire à ce que nous connaissons aujourd'hui remonte effectivement à 3000 et quelques.
Je regarde Chalet.
- Mais, pour les chalets, ici, vous avez utilisez des arbres, non ?
- Oui, mais tu sais il n'y a pas vraiment de règle absolue dans la Congrégation. La seule vrai règle c'est le respect des avis. Les avis ont jugé recevable l'idée de prendre un peu de surface sur la forêt pour faire le village, mais pour limiter le gaspillage, les artificiels ont utilisé une partie du bois pour construire les chalets, même si en réalité c'est plus pour un aspect esthétique qu'autre chose. Mais manger un animal, tu trouveras difficilement des avis qui soient pour, d'ailleurs cet aspect m'inquiète un peu quant à la validation de votre intégration dans la Congrégation, peut-être que vous serez considérés comme des barbares.
- Et ? On aurait dû faire comment ? Mourir de faim ? On ne connaît pas, nous, vos techniques de fusion-bidule.
- C'est vrai que le cas n'est pas vraiment conventionnel... Enfin, nous verrons ça en temps utile, pour l'instant, allons faire notre balade, allez, abeille !
Je charge Chalet de ranger la table, et je suis Pénoplée dehors. Je fais tout de même un petit détour par le chalet d'Erik, mais son chalet m'informe qu'il dort encore, alors je lui demande juste de transmettre un bonjour et de lui dire que je suis allé faire un tour avec Pénoplée.
Je vais avec Pénoplée dans le chalet du conseil. Dans une des pièces se trouve une sorte d'armoire d'où elle sort deux combinaisons. Elle m'en tend une puis se déshabille devant moi et jette ses habits dans une sorte de corbeille. Son corps est superbe. J'ai beau savoir que c'est un clone et qu'elle a mille quatre cents ans, il n'empêche qu'elle ferait frémir de jalousie n'importe quel top modèle terrestre. Elle est complètement nue devant moi.
- Euh, ça ne te dérange pas de te déshabiller devant moi ?
- Je devrais ?
- Vous n'avez pas de tabou par rapport à la nudité ?
- Non, pas vraiment, je ne le ferais peut-être pas devant n'importe qui, mais devant toi ou une personne que je connais ça ne me dérange pas. Et puis tu sais ici presque tout le monde à un corps parfait, alors nous n'avons pas vraiment quelque chose à cacher. Mais plus sérieusement je ne crois pas qu'il n'y ait jamais eu de tabou sur cet aspect, pas depuis que je suis née en tout cas, ce n'est pas forcément bienvenue de le faire devant tout le monde sans raison, mais pour se changer, ou quand c'est nécessaire, les gens n'ont pas d'hésitation, sauf s'il fait très froid, bien sûr. Chez toi ce n'est pas correct de se déshabiller devant quelqu'un ? Ça te gêne ? Si tu veux je peux t'attendre dans la pièce à côté pendant que tu te changes. Tu veux peut-être que je cherche dans les archives, pour savoir comment c'était avant ?
- Non non laisse, nous verrons ça plus tard. Et ça ne me dérange pas de me changer devant toi, j'étais un peu surpris, c'est tout. Pour répondre à comment les choses se passent chez moi, et bien ça dépend des personnes, mais assez généralement cette pratique ne se fait pas, non. Ça arrive entre filles ou entre garçons dans des vestiaires, mais dans un cas comme nous sommes aujourd'hui, clairement ça ne se ferait pas. Nous appelons cela la "pudeur", c'est de garder une certaine tenue envers les gens par respect.
- OK. De toute façon n'oublie pas que j'ai mon bracelet, je lis en toi comme dans un livre ouvert. Je sais bien que je te plais. Mais je peux te paralyser au moindre geste suspect...
Elle se rapproche de moi et me frôle la joue de la main.
- Stressant, non ?
Je souris, elle me fait craquer quand elle prend ses airs de jeune fille. Elle est trop souvent terne et triste...
- Tu es cruelle...
- Allez montre moi tes fesses et enfile ta combi plutôt que te plaindre, gamin !
Je pourrais difficilement contester mon statut de jeunot vu son âge, il est vrai. Je me dépêche d'enfiler la combinaison, et nous sortons du bâtiment sur la place du village.
- Je vais piloter pour toi car ce n'est pas forcément évident au début. Je te donnerai des cours plus tard si tu veux.
- D'accord.
- Bon, tu te laisses faire, tu ne fais pas de mouvements brusques, et ne t'inquiète pas même si tu ne me verras pas, je serai derrière... C'est parti ?
- C'est parti !... Houaaaaou !
Deux ailes se forment à l'arrière de ma combinaison et se mettent en marche en quelques dixièmes de secondes. Je suis tiré vers le haut à une vitesse prodigieuse. J'entends le gros bourdonnement caractéristique. Je suis néanmoins surpris d'entendre la voix de Pénoplée.
- Je me suis branchée sur ta combinaison. Je ne peux pas t'entendre mais je peux déjà te décrire un peu le paysage. Je n'ai pas activé l'affichage de l'altitude et la vitesse en surimpression, je peux le mettre si tu veux mais comme c'est en base six tu n'y comprendrais pas grand chose et je ne pense pas qu'il soit prévu de pouvoir changer de base, je demanderai au générateur s'il sait faire.
Nous sommes toujours en vol vertical, montant plus doucement à quelques centaines de mètres au dessus du village pendant que Pénoplée me décrit le paysage :
- Comme tu avais déjà sans doute pu le remarquer, notre village se trouve presqu'à l'extrémité de la bande de terre surélevée par la chute de la météorite qui a formé ce cratère. Stycchia possède un paysage un peu atypique dû à son bombardement par des météores de glace pour apporter de l'eau à sa surface. Avant sa terraformation, Stycchia était une planète morte sans aucune trace d'activité, ni tectonique et encore moins biologique. Toutefois sa position presque centrale dans la Congrégation a favorisé sa colonisation malgré tout. D'immenses blocs de glace ont alors été projetés à sa surface pour créer les océans, cette opération a donné naissance à certaines formations très étranges. Auparavant Stycchia avait une période de rotation plus rapide, elle a été ralentie pour mieux correspondre au rythme humain. Mais cette rotation rapide avait tout de même, par force centrifuge, créé un volume ovoïde dont le diamètre équatorial est supérieur de plusieurs pourcent au diamètre polaire. Par conséquent la majeure partie des terres émergées se trouvent à l'équateur et sont recouvertes d'une épaisse forêt vierge. Il subsiste néanmoins deux continents en zones tempérées, un dans l'hémisphère Nord et un autre dans le Sud. C'est sur ces deux continents que se trouve quatre-vingt quinze pourcent de la population, la vie dans les zones humides n'étant guère agréable.
Nous nous déplaçons un peu et redescendons en nous dirigeant vers l'extrémité du cratère.
- Notre village fait partie des rares qui ne se trouvent pas sur ces deux continents, néanmoins il n'est pas complètement dans la zone équatoriale, et le climat y est très agréable, même si un peu chaud et humide. Nous survolons maintenant sans doute l'endroit par lequel vous êtes arrivés.
Nous avançons jusqu'au niveau des parois puis remontons brutalement pour dépasser le sommet de la falaise. Pénoplée est un peu brusque dans ses changements de directions et je me demande si je vais pouvoir conserver mon déjeuner jusqu'au bout. Cette sensation pas très agréable mise à part, c'est fantastique de voler comme une abeille. Nous arrivons devant l'immense étendue sur laquelle nous avons tant peiné. À l'horizon se détache notre cratère d'accueil. C'est vraiment incroyable, je suis en train de voler dans une combinaison abeille sur une planète inconnue à l'autre bout de la galaxie, c'est cool parfois la vie !
- Je vais accélérer un peu, nous avons presque deux cent kilomètres à parcourir jusqu'au cratère (200 quadri-pierres, un quadri-pierres fait en gros un kilomètre), comme c'est juste de la mer, ce n'est pas très intéressant. Je vais activer l'ionisateur sur ta combinaison pour limiter le vent, ne t'inquiète pas.
Un petit bourdonnement supplémentaire se fait entendre, et simultanément nous accélérons considérablement et redescendons vers les flots. Nous volons à quelques dizaines de mètres de l'eau, et par moment j'y distingue quelques gros poissons. Une dizaine de minutes plus tard le cratère où nous sommes arrivés est de nouveau en vue, mais il nous faut encore plus d'une demi-heure pour y arriver enfin. Dire qu'il nous à fallut plus de quarante jours pour faire le trajet avec Erik et Naoma ! Naoma... Ah j'aimerais tant que tu sois avec moi, j'espère que nous allons retrouvé ton bracelet et te ramener... Pénoplée reprend sa description :
- Ces cratères un peu bizarres, avec de la forêt à l'intérieur et la mer à l'extérieur, sont spécifiques à Stycchia. Quand certains météores de glace ont percuté le sol, l'eau qu'ils contenaient s'est vaporisée. À cet endroit de la planète la roche est particulièrement imperméable, ainsi bien que d'un niveau inférieur à celui de la mer environnante, il a pu subsister des cratères avec de la forêt à l'intérieur comme celui-ci et quelques autres.
Nous continuons à vitesse plus réduite jusqu'aux bâtiments, près desquels nous nous posons dix minutes plus tard. Pénoplée stoppe ma combinaison à un mètre du sol, et moi qui m'attendait à un atterrissage en douceur, je me retrouve les fesses par terre.
- Et oh, mais ça ne va pas ou bien !
Pénoplée se pose à côté de moi, elle sourit en me voyant par terre.
- Excuse moi, je pensais que tu te rattraperais.
- Tu aurais pu au moins me prévenir !
- Tu as raison. Je suis désolée.
Elle a dit ça sur un ton de lassitude tel que sur Terre je me serais éclipsé en douce tellement j'aurais eu l'impression de l'ennuyer. Je me demande si je pourrais vraiment être ami avec elle, elle semble tellement blasée de tout... Je la cherche un peu :
- Mouais, tu l'as fait exprès !
- Cessons ces chamailleries, entrons. Pfff, regarde, il reste encore des traces de votre feu, bande de barbares !
Elle ne relève même pas et se tourne vers les bâtiments. Je me demande si j'aimerais vraiment arriver à un point tel que même quelque chose de vraiment hors du commun me laisse impassible. Nous ne sommes pas n'importe qui, mince ! Nous venons d'une planète qu'ils ne connaissent pas, nous sommes peut-être ces gars de l'Au-delà qui ont filé en douce il y a je ne sais plus combien de centaines ou de milliers d'années ! Pourtant parfois je retrouve la petite fille en elle, c'est étrange...
- Tu aurais préféré qu'on se laissât mourir de faim ?
Ils ont aussi une sorte de subjonctif passé, qu'ils utilisent beaucoup plus que nous, je ne crois pas que je me serais jamais posé la question si je n'avais pas dû tenter de traduire ces dialogues. Pénoplée a une voix un peu lente, un peu comme si elle réfléchissait avant de dire quoi que ce soit, ou qu'elle vérifiait ce que je pense avec son bracelet, c'est assez déconcertant. Pourtant parfois elle devient plus spontanée, plus humaine presque, pourrais-je dire... Je l'aime dans ces moments là...
- Beaucoup d'entre nous auraient sans doute choisi cette solution dans votre situation, mais cette remarque ne tient pas compte du fait que pour vous cette décision aurait été une fin définitive, alors que nous pour nous la mort est toute relative.
- Franchement je n'en suis pas sûr. Tu n'as peut-être jamais eu ni vraiment faim ni vraiment soif, mais tu fais des choses que tu n'aurais pas faites dans nombres d'autres situations, crois-moi...
- C'est vrai que je n'ai jamais souffert de faim ou de soif. Mais si vous aviez été un peu plus malins, vous n'auriez pas du en souffrir vous non plus, suis-moi, il doit bien y avoir une cafétéria dans ces locaux.
Pénoplée fait le tour de la pièce principale et entre dans la pièce ou se trouvaient les trois tables. Elle se dirige alors vers la paroi, et une trappe s'ouvre avec à l'intérieur un plateau de nourriture. Ça parait tellement évident, maintenant...
- Oh ! Mais comment pouvait-on savoir ?
- C'est vrai que sans bracelet c'est impossible à trouver, je veux bien le reconnaître. Bon, retournons à nos affaires.
Nous nous dirigeons et entrons dans la pièce aux tubes. Elle a quand même un corps superbe, ces gens là m'étonne... Je ne sais pas si c'est si bien finalement, de vieillir dans un corps qui reste éternellement jeune...
- Quel était le tube de Naoma ?
Naoma ! Mon Dieu excuse moi, je pense à toute autre chose, j'en suis honteux... J'espère tant que tu vas revenir, revenir pour Erik, mais aussi pour moi, pour que je me sente un peu moins seul dans ce monde inconnu... Je lui montre le tube de Naoma :
- Celui-ci.
Pénoplée hésite.
- À vrai dire j'ai peur que si c'est moi qu'il l'ouvre il ne se réinitialise. Tu peux encore ouvrir le tien ?
Je pose ma main sur la petite trappe, elle s'ouvre. Je récupère le bracelet. Il me fait moins peur, désormais... Celui que j'avais à Paris était sans doute programmé pour me nuire, celui-ci doit être plus inoffensif, quoique je ne sais pas trop qui à bien pu nous envoyer ici... Pénoplée pense tout haut :
- D'ailleurs cette histoire soulève d'autres questions dont je n'ai pas la réponse. Si vous n'êtes pas membres de la Congrégation, ce n'est pas normal que vous ayez pu utiliser le téléporteur et encore moins normal que vous ayez pu avoir un bracelet. Il y a un mystère là-dessous. Fais voir ton bracelet ?
Je le tends à Pénoplée. Elle l'analyse.
- Pourtant il a l'air tout à fait normal, il me dit qu'il ne peut pas donner l'accès, il doit donc bien contenir des infos. C'est même un nouveau modèle. Tu peux le mettre s'il te plaît ?
J'enfile le bracelet, j'ai quand même un reste d'une petite réticence réflexe, c'est marrant... D'autant plus marrant que cette réticence doit être purement psychologique puisque ce n'est pas le même corps que j'avais sur Terre.
- Comment ça marche ?
Pénoplée se recule et s'appuie contre la paroi, on dirait qu'elle n'a même plus d'impatience... C'est déprimant...
- Pense juste à lui, regarde le éventuellement, ça devrait t'ouvrir le menu principal.
Je m'écrie :
- C'est génial !
En regardant le bracelet et en pensant entrer en contact avec lui, trois sphères sont apparues. J'imagine qu'elles ne sont qu'une projection que le bracelet fait sur mon cerveau, mais c'est très impressionnant, on dirait que je peux les toucher ! Elles contiennent des petits schémas. L'une d'elle semble servir à avoir des informations sur mon corps, sur une autre j'interprète le petit pictogramme comme étant le symbole pour téléphoner, ou tout du moins l'équivalent local. Quant à la troisième, elle doit permettre de chercher des informations. Je commence à regarder le contenu des sphères, Pénoplée m'interrompt :
- Il fonctionne ?
- Oui !
Quand je vais sur les infos de mon corps, je ne comprends pas grand chose entre la langue et les chiffres, que je parle et comprends mais n'écris pas du tout. Mais il semble y avoir mon rythme cardiaque, mon état de fatigue, les points qui sont douloureux, mes ressources d'énergie... C'est fantastique ! Pénoplée revient vers moi.
- C'est étrange, très étrange. Tu ne devrais pas le garder sur toi toutefois, il pourrait t'attirer des problèmes s'il s'avère que c'est celui d'une autre personne, ou une forme de piratage.
Je n'ai pas compris le mot dans un premier temps, Pénoplée a dû me l'expliquer.
- Vous connaissez ça vous, le piratage ?
- Dans le passé c'est arrivé je crois, ça fait longtemps cela dit. Quoiqu'il en soit je ne te le laisse pas, donne le moi.
Elle me parle comme à un gamin, ce qui m'énerve un peu, mais j'ai envie de jouer. Je ne la regarde même pas.
- Non.
Elle me tend la main et me commande :
- Donne.
Je tourne le regard vers elle et la regarde droit dans les yeux, elle soutient mon regard, comme toujours.
- Non.
Elle s'impatiente, remue la main comme pour dire que le caprice est fini.
- Allez, tu ne vas pas m'obliger à te forcer.
Je refuse toujours, de lui donner. Je suis curieux de savoir ce qu'elle peut faire. Elle est décontenancée. Elle perd de son assurance. Elle hésite. Elle m'attaque mentalement, mon bracelet signale une tentative de la part de son bracelet, je choisis simplement ce qui me paraît être le mode de protection.
- Tu viens de m'attaquer, Pénoplée, alors que je ne t'ai rien fait.
- Tu n'as pas le droit d'avoir ce bracelet. C'est toi qui est en tort.
- Comment sais-tu que je n'ai pas le droit, comment le saurais-je, moi ? Puisqu'il m'a été offert à mon arrivée ?
Je m'approche d'un pas. Mon bracelet m'informe qu'elle tente de savoir ce que je pense. Mais je reste calme, essayant de penser à toute autre chose pour troubler son détecteur. Elle recule, elle a peur, mon bracelet me l'indique. Étonnant, pour une fille qui a tout vu. J'avance d'un autre pas. Elle recule encore un peu, mais elle est bloquée entre le tube et la paroi. Elle est prise au piège, si elle veut s'enfuir il lui faudra me bousculer. Elle a de plus en plus peur. Je ne voudrais pas la pousser à bout et la faire réagir trop violemment, mais cette situation m'amuse quand même.
- Je te le donne à condition que tu m'embrasses.
Elle reste silencieuse, m'observant bizarrement. Je reste devant elle, immobile. Elle a toujours peur. Elle perd son visage impassible, son regard devient plus inquiet, plus humain.
- Et qu'est ce qui me prouve que tu vas me le donner ?
- Est-ce que j'ai menti, en te le disant ?
- Non... Je...
- Ça ne te suffit pas ?
- Je ne sais pas. Je...
Elle s'approche de moi, sa peur a diminué. Elle s'apprête à m'embrasser. Quand elle n'est plus qu'à quelques centimètres de ma bouche, je m'éloigne, retire mon bracelet et lui le tends. J'ai cassé la coquille de l'inébranlable Pénoplée, elle perd un peu de sa superbe, mais gagne beaucoup en humanité.
- Je t'aurais cru plus téméraire, Pénoplée. De la d'où je viens dans ce genre de situation un bon coup de genou dans les couilles et c'était réglé. Le bracelet te rend trouillarde.
Elle est décontenancée.
- Mais, comment as-tu fait ? Pourquoi je n'ai pas détecté ta colère, j'aurais eu la permission de te contrôler alors.
- Parce que je n'étais pas en colère.
Sa voix est encore un peu chancelante, tellement plus attendrissante, j'aurai peut-être dû la laisser m'embraser... J'en ai même un frisson...
- Mais... Tu... Tu voulais quoi ?
- J'étais curieux, simplement, curieux de savoir ce que tu ferais.
- C'était juste pour me tester ?
- Oui, mais j'ai vu que tu avais peur. Ça m'a étonné, intrigué, alors je suis allé un peu plus loin. Tu parais tellement insensible, d'habitude...
Elle reste pensive un instant, jouant avec mon bracelet. Elle me regarde dans les yeux :
- Tu as raison. Je n'aurais jamais réagi de cette façon par le passé. Je ne sais pas pourquoi, mais tu m'as paralysée, mon bracelet ne me donnait rien, je ne savais pas quoi faire. Peut-être suis-je trop dépendante de lui, oui...
- Toutefois ce n'est pas vraiment un problème car je n'avais effectivement aucune animosité à ton égard, donc tu ne craignais bien rien. Je t'ai juste fait croire que tu craignais quelque chose, et peut-être qu'au contraire si tu avais vraiment écouté ton bracelet, tu aurais vu qu'il n'y avait pas de problème.
- Oui c'est vrai. Mais j'ai vraiment eu peur. J'ai... J'ai appelé à l'extérieur, je vais prévenir que ce n'était rien...
- Tu as même appelé, fichtre ! Quelle trouillarde !
- Que veux-tu, cela fait des centaines d'années que je n'ai pas vécu de situation dans laquelle je perdais le contrôle, c'est très dérangeant, je, j'ai, j'ai eu des picotements, mon coeur s'est emballé... Je me suis sentie rajeunir de mille ans !
- Tu as bien de la chance, les situations dans lesquelles je ne contrôle que dalle c'est ma vie au quotidien depuis plus de six mois.
Pénoplée a l'air vraiment perturbée par cette expérience. Je l'a prend par la main, elle est surprise.
- Ne t'inquiète pas, je ne le dirai à personne.
Elle sourit. Pas son sourire crispé et pédant habituel, un vrai sourire avec une risette qui me fait craquer.
- Quoi qu'il en soit, l'expérience semble concluante, mon bracelet à l'air correctement initialisé. Tentons d'ouvrir la trappe d'Erik, peut-être pourrons-nous ainsi tester si la même opération est envisageable avec celle de Naoma.
- Oui, bonne idée.
Mais il n'y a rien à faire, la trappe ne s'ouvre pas, pas plus avec les requêtes que Pénoplée fait avec son bracelet que moi en y allant à l'ancienne. Ce n'est pas très bon signe :
- Mais comment pourra-t-on l'ouvrir si seule elle peut le faire ! Nous faudra-t-il apporter une de ses mains en décomposition en espérant que les empreintes y sont toujours ?
- Non l'ouverture ne fonctionne pas avec les empreintes digitales, il faut l'empreinte électromagnétique du cerveau.
- C'est pas gagné quoi...
- Non... Mais il doit bien y avoir un moyen. On doit pouvoir ouvrir cette trappe, par contre il doit sans doute prendre l'avis d'un comité plus important, comme je t'avais expliqué la téléportation est un sujet sensible.
- C'est foutu pour aujourd'hui quoi.
- Oui, il nous faudra sûrement en aviser le village, et j'ai peur que le Congrès lui-même ne doive statuer sur un tel cas.
- Bon, c'est rapé quoi... On rentre ? On va faire un jeu virtuel comme tu m'avais parlé ce matin ?
- Si tu veux, à condition que tu me promettes de ne plus faire ce que tu m'as fait tout à l'heure.
Je lui mets la main sur l'épaule. Cette petite expérience m'a permis de prendre un peu d'aisance avec elle, je n'ai plus peur de la toucher, désormais :
- Au contraire !
- Pfff... Allez rentrons.
Je me laisse emmener une fois de plus en abeille par Pénoplée, et moins de trois quarts d'heure plus tard nous sommes au village. Notre escapade matinale aura presque durée trois heures. Pénoplée va s'entretenir avec quelques villageois de notre aventure, j'en profite pendant ce temps pour faire un tour du village et dire bonjour. J'essaie de faire un tour tous les matins, un peu comme le tour des étages que je faisais en arrivant à Mandrakesoft. Je croise Erik qui vient semble-t-il tout juste de se lever. Il a l'air de se promener. Nous nous parlons en anglais, toujours.
- Ça va ?
- Mouais, j'ai eu ton message, vous êtes déjà rentré ?
- Oui.
- Vous êtes allés où ?
J'hésite un instant. Dois-je lui dire la vérité, dois-je l'éluder ? Je n'aime pas trop cacher des choses, surtout qu'Erik peut tout à fait comprendre. Il va sûrement me reprocher de ne pas l'avoir emmené avec lui, mais qu'importe.
- Pénoplée m'a fait faire un tour avec les combinaisons abeilles, elle m'a expliqué l'origine de ces cratères. Mais notre objectif était de retourner aux bâtiments.
- Pourquoi, vous avez du nouveau ?
- Pas vraiment, juste qu'en discutant avec Pénoplée, j'ai appris que le bracelet que l'on trouve en sortant d'un téléporteur contient une sauvegarde, et que même certains modèles contiennent en permanence une sauvegarde de la personne. Et si tu te rappelles bien Naoma avait pris et enfilé le bracelet. Nous avons tenté de le récupérer, mais sans succès, car seule Naoma peut le faire. Pénoplée pense qu'avec l'accord de certaines personnes nous pourrions peut-être tout de même y parvenir, cela dit je ne veux pas te donner de faux espoirs car nous ne savons pas s'il contient toujours l'empreinte de Naoma.
- Et on peut le bloquer ce téléporteur, le désactiver, pour que personne ne puisse l'utiliser, réinitialiser ce bracelet.
- Ha j'ai pas pensé à ça... Toutefois selon Pénoplée d'une part ce téléporteur n'est plus utilisé depuis des siècles, et d'autre part il ne contient aucune trace de notre passage, ce qui veut peut-être dire qu'il a un problème ou que l'on a effacé nos traces.
- Mouais, mais ce serait quand même plus prudent de le bloquer, ce serait pas de veine qu'on le perde à cause de ça. Pourquoi ne m'avez-vous pas emmené ?
- Ben ce n'était qu'une intuition, et en plus tu dormais. Et puis je ne voulais pas t'apporter de faux espoirs.
- Et oh ça va j'ai pas dix ans ! J'ai déjà perdu des proches, j'étais un tueur avant, si jamais tu ne t'en souviens pas. La prochaine fois tu fais signe.
- Ça marche. Allons voir Pénoplée pour l'histoire du blocage.
Depuis que nous sommes arrivés dans le village, Erik a un peu passé sa colère envers moi, et notre relation va un peu mieux, nous sommes même un peu plus proche, maintenant que nous ne sommes plus que tous les deux. Je crois qu'il m'aime bien, même s'il m'en veut toujours, mais l'amour a ses raisons que la raison ignore...
Une personne nous interpelle :
- Hé ! Vous allez où ?
Guerd apparaît, elle se précipite vers Erik et me salue à peine avec un petit signe de la tête. Elle a l'air complètement subjuguée par Erik. Guerd est une rousse superbe. Il faut toutefois relativiser car en effet Pénoplée a raison, tout le monde ou presque a un corps magnifique ici. J'avoue que je trouve Pénoplée plus jolie, mais Guerd est aussi mignonne comme tout. Mais son caractère par contre ne me siérait pas du tout, j'en ai peur. Guerd est trop collante, beaucoup trop dépendante je pense. Mais je ne la connais pas vraiment non plus, alors je laisserai au temps le soin de m'infirmer ou pas sur ce point. Elle se colle à Erik, le prend par le bras et vient lui renifler le cou. C'est leur façon de dire bonjour, ils tendent la main devant le nez de l'autre ou lui renifle le cou, suivant le degré d'intimité. Cette pratique remonte au temps des reptiliens, quand les hommes en étaient les esclaves. Les reptiliens avaient une très forte odeur, et les hommes qui sentaient un peu trop cette odeur étaient assimilés à des traîtres, ou tout du moins accueillis avec méfiance.
Nous nous dirigeons tout trois vers la salle du conseil où se trouve Pénoplée. Nous la trouvons en grande discussion avec cinq autres personnes. Nous les saluons. La méthode formelle pour arriver dans un groupe et de lever les deux mains et de faire un tour sur soi-même, toujours un résidu de l'époque ou tout le monde était suspect de pactiser avec l'ennemi. C'est plutôt loufoque au début, mais c'est assez pratique quand il y a du monde, évitant de serrer la main ou faire la bise à tout le monde comme c'est le cas en France.
- Moyoto, je suis désolé de vous déranger, mais Erik m'a fait remarquer que ce serait peut-être plus prudent de faire en sorte que le téléporteur soit désactivé le temps que nous résolvions cette affaire ?
Iurt, souvent considéré comme le sage du village, me répond :
- Oui c'est ce dont nous avons parlé entre autre, mais le centre est déjà désactivé. C'est un mystère de plus, vous n'auriez pas dû pouvoir arriver pas là. Ce soir nous aviserons Adama, il semble que l'affaire soit un peu plus complexe que nous ne l'imaginions, tant pis pour notre tranquillité.
Erik est pressé.
- Nous ne pouvons pas les aviser maintenant ? C'est quelle heure sur Adama en ce moment ?
Pénoplée rigole et répond :
- Et bien ça dépend où, mais si ta question est de savoir si le congrès est disponible en ce moment, je te répondrais non. Même si les avis sont à même de résoudre pratiquement tous les problèmes, il n'en reste pas moins que trois cent soixante milliards de personnes créent quand même bon nombre de situations difficiles. Mais ne t'inquiète pas nous avons déjà exposé le problème à plusieurs personnes de Stycchia et une personne du Congrès. C'est elle qui nous mettra en contact ce soir.
Erik poursuit :
- On ne peut rien faire en attendant ?
Pénoplée, toujours avec son air impassible :
- Un peu de patience, voilà plus de deux mois que vous êtes ici, vous tiendrez bien une demi-journée de plus.
Nous acquiesçons, je propose à Erik, Guerd et Pénoplée :
- On mange ensemble ?
- Oui pourquoi pas, je n'ai pas encore pris mon petit-déj de toute manière.
Erik demande :
- On va chez qui ?
Je me demande bien comment est le chalet de Guerd :
- Chez Guerd nous n'y sommes jamais allés.
Erik conteste :
- Moi j'y suis déjà allé.
Je le charrie.
- Euh, toi ça ne compte pas...
Je m'aperçois que je dois être en réalité le seul dans ce cas et je rectifie.
- Euh... Les autres non plus d'ailleurs ça ne compte pas... Bon, MOI je n'y suis jamais allé. C'est valable, non ?
Erik et Guerd rigolent et nous nous dirigeons finalement vers le chalet de Guerd. Pénoplée ne dit pas un mot, elle a l'air soucieuse, ou alors nos gamineries l'ennuient-elles. Guerd, qui a pourtant aussi un grand âge, est beaucoup plus jeune dans son esprit, peut-être plus sensible, moins prétentieuse. Parfois Pénoplée me rappelle Virginie, toujours sûre d'elle, impossible de savoir ce qu'elle pense ou veut. Nous allons tout de même tous les quatre chez Guerd. Je crois que Pénoplée m'aime bien, mais je n'en suis même pas sûr... Elle semble tellement lassée de tout, j'arrive parfois à lui faire avoir le sourire, à lui faire retrouver un peu de joie de vivre. Parfois je me demande pourquoi elle nous a accueillis ce jour là, et pourquoi elle m'accepte aussi souvent... Elle doit me cacher quelque chose, elle ne peut pas être aussi insensible et en même temps vouloir passer autant de temps avec moi. L'appartement de Guerd est sympa, il me file des trucs nouveaux à manger. Erik pose quelques questions sur notre matinée, sur le principe du bracelet, sur les avis et d'autres aspects que j'avais déjà abordés avec Pénoplée, puis nous dérivons sur des sujets moins importants, quoiqu'aussi intéressants. Je demande à Pénoplée et Guerd :
- A propos de vos corps et de la beauté, si tout le monde a un corps parfait, ça ne pose pas des problèmes pour la diversité ? Et même, tout le monde ne possède pas les mêmes critères de beauté, pourtant vous semblez tous appartenir au même type, au même physique ?
Guerd répond en premier lieu :
- Si chacun fait comme il veut c'est que finalement c'est ce que veulent les gens.
Pénoplée complète :
- C'est vrai que c'est une question qui est souvent revenue au Congrès. Mais plusieurs éléments justifient le résultat. Premièrement nos enfants naissent obligatoirement de parents non modifiés. Deuxièmement si tu compares les corps des initiaux avec les clones, tu ne verras pas tant de différence que ça, car nos corps ne sont pas façonné par un désir quelconque, mais par un contrôle médical qui leur apporte une alimentation et des soins optimums, ensuite...
Je rétorque :
- Mais il doit bien y avoir des erreurs, des malformations, des problèmes génétiques ? Est-ce que vous interrompez certaines grossesses, par exemple ?
- Non, aucune. Toutefois les femmes ne sont pas obligées de suivre leur grossesse elles-mêmes, des artificiels peuvent recueillir le foetus. Mais il n'y a pas beaucoup d'enfants. Sur le plan des déformations génétiques et des erreurs, comme toujours ce sont les avis qui décident. Dès que le foetus a quelques jours seulement nous savons projeter son évolution et savoir à quoi il va ressembler plus tard. Ainsi quand un enfant aura une malformation, par exemple un seul bras au lieu de deux, alors un bras lui sera rajouté pendant son développement, mais ses gènes sont conservés. Enfin c'est souvent ce qu'il se passe, les gens laissent rarement les enfants avec des déformations. Il y a bien des exceptions, mais c'est rare. De la même façon, s'il possède des déformations osseuses, ou une prédisposition aux maladies, ou tout autre problème qui ne le rendra pas égal à ces concitoyens, il est artificiellement corrigé, mais l'intégrité de ses gènes est toujours préservée.
- Mais vous pouvez tout corriger ? Il n'y a pas des foetus qui ont des problèmes de développement tels qu'ils meurent avant la fin de la grossesse par exemple ? Et est-ce que cela n'est pas contraire à la nature. Par exemple il n'est pas normal qu'une personne n'ait qu'un seul bras, est-ce que cette politique de mener même les grossesses les plus désespérée à terme n'est pas dangereux pour l'espèce au final ? De conserver ces gènes, ou même des prédispositions à certaines maladies ?
Pénoplée prend une voix plus calme, on sent bien quand elle parle ainsi qu'elle est vieille, si vieille, et connaît beaucoup de choses...
- Il y a effectivement des grossesses qui n'aboutissent pas. Notre limite se situe toujours au niveau des gènes. Si leur modification est nécessaire pour que la personne puisse vivre, c'est généralement réprouvé par les avis. Sur les problèmes de dégénérescence du patrimoine génétique de l'humanité, quand j'ai dit que les personnes devaient naître égales les unes aux autres, j'ai menti. Si nous devions tous être égaux les uns aux autres il faudrait partir d'un clone et rendre tout le monde identique. Il s'avère que l'apparence physique réelle est toujours présentée aux autres. Si une personne n'a qu'un bras tout le monde saura que génétiquement cette personne n'a qu'un bras. Nous ne cachons pas les choses. Et il y a effectivement des gens qui sont plus intelligents, ou plus habiles, plus forts... Mais seules deux personnes peuvent décider en connaissance de cause si elles veulent avoir un enfant ou pas, nous ne pouvons pas les forcer à le faire ou à ne pas le faire. Le Congrès et les avis ont toujours mis la limite au niveau de la nature. Nous tentons d'aller au minimum contre elle, toutes les tentatives de société voulant créer des super-humains ont échoué, désormais c'est interdit. Les enfants naissent tous de couples naturels, sans modification génétique.
- Tiens en parlant de couple, vous avez une proportion d'homosexuels parmi vous ?
C'est Guerd qui répond :
- Oui il y en a un peu, mais vraiment pas beaucoup.
Pénoplée complète, presque comme si la réponse de Guerd l'avait gênée :
- La proportion est Extrêmement faible, mais il y en a tout de même.
Erik demande :
- Ils peuvent avoir des enfants ?
Guerd ne répond pas, elle a senti que sa réponse de tout à l'heure a vexé Pénoplée. Peut-être ont-elles discuté en sym. Pénoplée reste muette un instant, consultant sans doute des archives, puis récite. Ça manque un peu de spontanéité, tout de même...
- Les couples homosexuels, s'ils y arrivent, oui, peuvent avoir des enfants. Mais dans la pratique c'est assez dur pour eux. Les avis considèrent que la procréation doit rester naturelle. Sur l'homosexualité, il s'avèrent que la proportion était plus grande dans le passé, désormais tout le monde peut changer de sexe comme il l'entend, et de plus le changement de sexe conserve les gènes. Souvent les personnes indécises sur leur tendances sexuelles expérimentent les deux sexes, et choisissent celui qui leur convient le mieux. Certaines personnes vont même jusqu'à changer de sexe plusieurs fois pas an. Mais globalement tout le monde trouve son bonheur. Les seuls cas un peu étranges sont les couples homosexuels féminins qui sont des homosexuelles pures, c'est-à-dire qu'elles aiment les femmes, et qu'elles ne voudraient pas être un homme. Si ces couples décident d'avoir des enfants, et que l'une d'entre elles devient un homme quelques temps dans ce but, ils n'auront que des filles. Mais le problème se pose peu, le nombre d'enfants est de toute façon très faible.
Pénoplée, ah, Pénoplée, j'aimerai tant que tu sois un peu plus heureuse... Taquinons-là :
- Tu as été un homme toi ?
Elle ne sourit même pas.
- Oui pendant quelques années, mais ça ne m'a pas trop réussi. Pourtant, franchement je ne regrette pas l'expérience, c'était très instructif ne serait-ce que pour comprendre les problèmes du sexe opposé.
Erik prend la parole :
- Et pour revenir sur la beauté, tu n'as pas vraiment répondu sur les critères de la beauté, tout le monde a les mêmes ?
Pénoplée reste silencieuse, mais pas comme quand elle cherche dans son bracelet. Elle répond finalement :
- À vrai dire je ne sais pas vraiment répondre, et je pense que la réponse de Guerd sera aussi la mienne. Nous ne forçons pas les gens, c'est eux qui décident, c'est eux qui ont leurs propres critères. Si la majorité des gens ont plus ou moins le même idéal féminin ou masculin, c'est que peut-être le concept de la beauté est effectivement une valeur partagée par tous les hommes. Nous ne forçons personne à faire quoi que se soit. Chacun décide, et si aujourd'hui le résultat est tel, c'est que c'est ainsi que les hommes en ont décidé.
Guerd se risque à reprendre la parole, notre vision de la beauté semble l'intéresser :
- Pourquoi, vous n'avez pas les mêmes critères chez vous ?
Erik lui répond :
- Dans la partie du monde dans lequel je vis les critères ressemblent pas mal à ceux d'ici, c'est assez étonnant, d'ailleurs. Et ne t'inquiète pas je vous trouve très jolies, mais je ne suis pas sûr que toute ma planète soit complètement d'accord avec cette position. Je pense que Ylraw sera d'accord, c'est lui l'intellectuel après tout.
J'aime bien quand Erik me charrie.
- Et oh ! Assume.
Il répond avec un petit hochement de tête. Guerd le regarde à le faire fondre.
- J'assume.
Je redeviens un peu plus sérieux :
- C'est vrai qu'on peut se demander si votre notion de la beauté est celle qui a mis tout le monde d'accord, ou plutôt celle qui était le plus en avance et a effacé toutes les autres. Sur notre planète je dirais que c'est plutôt cette deuxième chose qui se passe.
La conversation continue sur des détails plus mineurs de notre monde à l'initiative de Guerd. Pénoplée s'est désintéressée de la conversation, elle semble toujours soucieuse, ou lassée, j'ai du mal à deviner ce qu'elle pense. Le repas terminé, Guerd propose à Erik d'aller se baigner, je rappelle à Pénoplée sa proposition de virtuel. Nous nous séparons et sur le chemin du chalet de Pénoplée, je m'inquiète de ses préoccupations :
- Avant le repas et après notre conversation sur la beauté tu m'as paru soucieuse, enfin, plus que d'habitude, je n'ai même pas réussi à te faire rire, quelque chose ne va pas ? Vous avez appris une mauvaise nouvelle avec le conseil avant que nous n'arrivions Erik, Guerd et moi ?
Elle me regarde et sourit. Elle est craquante quand elle fait ça.
- Non non pas du tout.
Elle attends quelques secondes puis reprend :
- C'est bête mais je suis toujours perturbée par ce que tu m'as fait ce matin, je me rends compte que j'ai vieilli, que mon esprit a changé.
Je la prends par la main et tente de la rassurer.
- Ne soit pas si alarmée, cette sensation vient surtout du fait que tu étais surprise, en étant plus souvent face à ce genre de situations tu retrouverais ta fougue d'antan !
- Peut-être, mais je ne suis pas sûre, je me demande si le temps ne nous rend pas différents. Notre corps n'évolue pas, pourtant notre esprit semble changer, mais pas uniquement par l'accumulation de l'expérience. Je m'en rends d'autant compte que je t'ai fait mon récit il y a quelques jours, et qu'en le mettant en relation avec ma vie actuelle, je suis tellement méconnaissable... Je me suis toujours cru encore jeune dans ma tête, téméraire, non conformiste... Surtout par rapport aux gens autour de moi, pas Guerd, elle restera gamine pour toujours, mais les autres, tellement tristes et las de tout... Mais depuis que vous êtes arrivés je m'aperçois que je ne suis pas très différente d'eux, que je ne suis plus du tout jeune, que je n'ai plus des envies, des préoccupations, une énergie ou une frivolité de jeune. Je me sens vieille, triste, ennuyeuse... En vous voyant, toi et Erik, si plein d'énergie, si gamins, je me demande si ça vaut la peine de vivre si longtemps...
- Nos idées changent, peut-on réellement l'éviter ? C'est salvateur même, ne crois-tu pas, d'évoluer ? Tu as fait tellement de choses ! Comment certaines ne pourraient-elles pas te lasser ? La lassitude c'est aussi quelque chose qui nous pousse à faire changer les choses, parfois.
Je raconte vraiment n'importe quoi par moment... Enfin, elle sourit quand même, comme si ma remarque lui paraissait si anodine.
- Évoluer ! Ah ! C'est le choix que nous n'avons pas fait, pourtant ! Mais l'humanité change oui, elle continue d'évoluer sans doute, mais pour aller où ? Crois-tu que nous dégénérons ?
- J'aurais bien du mal à te le dire, je connais si peu de votre Congrégation ! Peut-être, si je dois la parcourir de long en large pour retrouver ma maison, pourrai-je te répondre, plus tard ? Nous avons le temps, maintenant, c'est un avantage... Il n'y a guère de promesses qu'on ne peut tenir.
Nous sommes maintenant arrivés dans la maison de Pénoplée, c'est un chalet un peu comme tous les autres, si ce n'est qu'il est sur deux niveaux.
- Tu vois ce chalet par exemple, avec un étage, à l'époque c'était une forme de rébellion, personne d'autre n'a d'étage, hormis le chalet du conseil, mais c'est particulier.
- Rebelle d'avoir un étage ? Fichtre ! C'est sur que vu sous cet angle, tu dois nous prendre Erik et moi pour de dangereux terroristes.
- Et encore plus rebelle d'être obligé d'y monter par les escaliers ! C'est peut-être différents chez vous, mais ici nous n'avons jamais vraiment aimé les étages. Dans le passé sur les planètes surbondées cette architecture devint une nécessité, mais dans notre histoire ancienne nous vivions dans les grottes ou sous terre, et nous multiplions plus facilement les niveau sous terre que dans les airs, l'altitude n'était pas vraiment notre fort, et c'est resté, même si c'est moins vrai aujourd'hui, surtout pour moi qui vient de Ève, ou presque tout était en hauteur. Mais c'était encore une forme de domination des reptiliens j'imagine.
- Il faudra que tu me racontes cette histoire de reptiliens, un jour.
- Oui, il le faudra.
- Montons et installons-nous, comme tu n'as pas de bracelet je vais...
- Si j'en ai un ! Où l'as-tu mis d'ailleurs ?
Elle reprend en haussant le ton et en souriant :
- Comme tu n'as PAS de bracelet, je l'ai rangé, oublie tu ne le trouveras jamais, je vais te donner un récepteur de virtuel uniquement. Et ne perds pas ton temps en t'énervant dessus, il ne sert qu'au virtuel.
J'aime bien quand elle s'énerve un peu. Nous montons à l'étage.
- Vous pouvez faire du virtuel juste avec votre bracelet ?
- Non, il nous sert de récepteur, il faut un artificiel plus puissant pour le virtuel, enfin peut-être que les nouveaux bracelet y arrivent, à vrai dire j'en sais rien. Allongeons nous sur le lit, nous serons plus à l'aise et en sécurité, parfois nous faisons tout de même quelques mouvements.
L'étage, qui ne doit pas faire plus de trente mètres carrés, est constitué d'un grand lit, un canapé, une armoire, une petite table et quelques chaises. Quatre grandes fenêtres laissent entrer la lumière du jour mais il se dégage malgré tout une ambiance tamisée avec une petite odeur de pin et de résine. Il fait bon mais pas aussi chaud qu'à l'extérieur, les murs ne sont pas uniquement constitué de bois, ils contiennent une couche isolante qui vaut bien les gros murs de pierres de nos vieilles maisons. Pénoplée me donne un petit bracelet, plus fin que le sien, et nous nous allongeons sur le lit, côte à côte. J'espère que nous allons vite partir en virtuel parce que sinon je vais rapidement avoir quelques pulsions pour faire du réel !
- On y va ?
Je me détends, ferme les yeux et acquiesce :
- On y va !
Quelques secondes passent, rien de change. Pénoplée se redresse.
- Ah, je crois qu'il y a un problème, je n'arrive pas à lancer le module.
C'est peut-être bien qu'il me faut faire du réel, alors...
- C'est buggué votre truc !
- Me, il y a un problème ?
"Me" est sans doute le nom de son chalet. Il lui répond, je l'entends aussi :
- Désolé Pénoplée mais ne t'ayant pas servi du virtuel depuis longtemps, j'avais dérivé son entrée pour la gestion de la météo, qui est décidément très chaotique ici, veux-tu que je redérive à nouveau ?
- Oui s'il te plaît, combien de temps te faut-il ?
- Une vingtaine de minutes (un demi trente-sixième) tout au plus.
- OK.
- C'est nul "Me" comme nom.
- Pas de commentaires ! "Chalet" c'est bien peut-être ? Appeler son chalet chalet, c'est stupide, et pourquoi pas fenêtre tant qu'on y est !
- Ne deviens pas insultante s'il te plaît, j'ai un problème avec les fenêtres.
En attendant que son chalet soit prêt, je lui explique ma remarque et nous redescendons au premier pour manger un pain d'eau aromatisé. Soudain le sol vibre et un grand bruit se fait entendre au dehors, j'en sursaute presque, on aurait dit une explosion ou qu'un truc énorme était tombé sur le sol.
- Qu'est ce que c'était ?
- Je ne sais pas, allons voir.
Nous sortons. La maison de Pénoplée est un peu en retrait derrière quelques autres habitations. Nous sommes en plein milieu de l'après-midi, il fait un grand Soleil, la chaleur est caniculaire. Rien ne paraît suspect. Mais un nouveau grand bruit se fait entendre, en provenance de la place du village. C'est vraiment comme la chute d'une énorme pierre sur le sol. Nous avançons d'un pas rapide vers la place du village, elle est déserte. Il n'y a personne.
- Et bien, il n'y a pas foule, où sont-ils tous, déjà parti voir ce que c'était ? Tu vois quelques chose d'anormal ?
- Non. C'est sans doute plus loin... Allez, bouge toi un peu on va trouver ce que c'est.
Soudain Pénoplée me pousse. Je ne m'y attendais pas, je vascille et je tombe au sol, elle rigole.
- Mais tu vas pas bien ! Refais ça et je te fais bouffer tout le sable de la place !
Je me relève doucement, mais alors que je ne suis pas encore debout de nouveau elle me pousse. Elle rigole toujours.
- T'es pas très stable pour ton âge.
- Mais arrête ! Mais qu'est ce qu'il te prend, il faut que nous trouvions l'origine du bruit !
- Tu as raison, avançons.
Je suis un peu déboussolé par l'attitude de Pénoplée. Des fois elle est vraiment bizarre. De nouveau le bruit se fait entendre, mais cette fois-ci derrière nous !
- Mais qu'est ce que c'est que ces histoires, et où sont les autres, ils n'ont quand même pas tous disparu, il devrait rester quel...
Je n'ai pas terminé ma phrase que Pénoplée me saute de nouveau dessus, mais par chance j'anticipe un peu et parviens en basculant en arrière à la faire passer par-dessus moi. Elle se relève aussitôt et me préviens :
- Et, mais ça ne va pas se passer comme ça !
Je me relève rapidement alors qu'elle s'élance vers moi. Mais je ne peux rien faire d'autre que de me protéger avec mes bras. Je reçois un puissant coup de poing dans le ventre, qui me fait décoller du sol de plusieurs centimètres et retomber lourdement dans le sable de la place. C'est incroyable, elle ne peut pas être aussi forte ! Quoique ça expliquerait pour les gars du Mexique et du... Ah ! Elle ne s'arrête pas là, avant même que je ne me redresse, elle morphe une épée avec son bracelet, la brandit et d'un seul coup me coupe le bras gauche, net. La douleur est immédiate et insupportable, le sang gicle, je hurle ! Je ne comprends plus, que se passe-t-il. Est-ce que nous serions dans la simulation, m'a-t-elle dupé ? Mais comment le savoir, tout semble si vrai ! Mince, ça ne peut être que ça, elle ne peut pas être devenu folle à se point ! Ou est-ce que nous nous sommes fais avoir, est-ce que tout cela n'est qu'un rêve, une épreuve, peut-être que je suis toujours dans le tube, toujours sur Terre, ou bien mort. Ah ! Trêve de cogitations ! Je ne peux pas me laisser faire, simulation ou pas, folle ou pas, test ou pas !
Je suis déjà parti en courant avant même que toutes ces pensées ne m'aient traversé l'esprit. Je cours à toute vitesse, mon bras gauche en moins. Ma blessure saigne abondamment, je tente de contenir le sang en faisant pression avec ma main droite. Je commence à voir trouble, je ne sais pas ce que fait Pénoplée, mais je ne veux qu'une chose, m'enfuir. Peine perdue je reçois alors un sorte de boomerang métallique qui me tranche tout aussi net la jambe droite avant de retourner dans les mains de Pénoplée. Je m'écroule au sol. Oh mon Dieu faites que ce soit une simulation ! Je suis allongé sur le dos. Elle s'approche. Je recule tant bien que mal pour éloigner le moment où elle sera à mon niveau. Mais bien sûr c'est sans espoir. Ah ! J'ai tellement mal... Melbourne, Sydney, l'aéroport, je suis à l'aéroport... Je...
- Alors ? Tu t'avoues vaincu ?
Je rediscerne la voix de Pénoplée. J'ouvre les yeux, elle est devant moi. Je reprends un peu mes esprits :
- C'est une simulation, c'est ça, hein ?
- Pourquoi le serait-ce ? N'aurais-je pas des raisons de vouloir te tuer ?
Je ne sais pas quoi penser, la logique me pousserait à croire que c'est bien une simulation, mais c'est le seul élément. Tout le reste le contredit.
- Tu as peur je vois. Manque de pot, je n'ai pas de couilles.
Une référence à ce matin ! Elle a dû vouloir se venger. Dans ce cas c'est donc bien une simulation ! J'avoue que je suis bluffé.
- Je suis impressionné. Je suis complètement incapable de faire la différence avec le réel. Mes blessures me font tellement mal. Le sable qui me brûle, la tête qui tourne, la chaleur qui m'étourdit. Tout semble si vrai !
- Tu vois, tu fais toi aussi trop confiance à tes sens...
- Basse vengeance.
- Ça me rassure toutefois.
- Et... On peut arrêter la douleur, parce que je ne vais pas tarder à tomber dans les vapes.
- Tu baisses les bras ?
- "Le" bras tu veux dire. Et bien j'avoue avoir peu d'idées pour m'en sortir.
Je suis coupé par un soubresaut, une très forte douleur dans la poitrine, je dois avoir perdu trop de sang, j'ai les yeux qui clignent, je pleure de douleur. C'est insupportable. Je n'entends plus vraiment ce qu'elle dit. Je bafouille :
- Et si je meurs... Je meurs aussi en vrai ?
- Ben non, c'est virtuel, t'es bête.
Je pousse un gémissement, mais garde un peu d'humour...
- C'est nul Matrix...
- Quoi ?
- Non rien.
Ce sur quoi Pénoplée se morphe une sorte de pistolet mitrailleur et dans la seconde elle s'en sert pour me transpercer de toute part avec ses projectiles. Je suis plaqué contre le sol, ma respiration est saccadée, je ne peux plus bouger, je sens ma conscience partir. La mort serait donc ainsi, une délivrance...
Quelques secondes passent et un flash se produit. Je réapparais alors, entier, à ses côtés, sur le lit. J'ai un réflexe pour le relever brutalement, mais mes membres ne répondent pas. Je cligne des yeux, reprends mes esprits, mes douleurs passent et je reprends petit à petit l'usage de mes membres.
- C'est normal que je ne puisse plus bouger au début ?
- Oui, c'est pour éviter les réactions réflexes trop brutale, comme tu as dû en avoir en arrivant. Mais ne bouge pas, on repart.
Je bouge quand même un peu mon bras avant de repartir, il est bien là, je suis vraiment sidéré. Un flash se produit, et je me retrouve debout à côté de Pénoplée, sur la place du village, mon cadavre gît à quelques mètres, je ne suis pas beau à voir.
- Je suis impressionné. Mais ça ne cause pas des problèmes dans mon corps réel de subir toutes ses émotions.
- Il y a des effets effectivement. Mais le simulateur, qui a pris le relais de ton cerveau pour ton corps, lui transmet un état de sommeil. Toutefois ton cerveau va secréter pas mal d'adrénaline, et cette surdose peut avoir quelques conséquences. Mais tout est contrôlé, et en cas de problème, la simulation est coupée.
- Déjà sur notre planète certains sont dépendants des simulations bas de gamme que nous avons, alors être plongé dans un monde virtuel indiscernable de la réalité... Mais qui te dis alors que la réalité n'est pas elle-même une simulation ?
- Dans la réalité je ne peux pas morpher mon bracelet en pistolet-mitrailleur !
- Oui, parce que c'est toi qui contrôle, mais moi, par exemple dans le cas présent, quels moyens avais-je pour discerner la simulation, qui te dit que ta vie dans ton monde réel n'est pas une simulation ?
- C'en est sans doute une, dans le sens ou nous n'appréhendons que l'image que nous donne nos sens de la réalité. C'est ce que je "crois" qui compte, pas ce qui "est". Rien n'est vraiment, il y aura toujours un niveau que tu ne comprendras pas. C'est vrai que je me posais toutes ces questions avant, j'ai pas mal fréquenté des joueurs, j'étais même accro à un moment, tellement que mon bracelet avait du mal à me contrôler... Mais bon ces fichus trucs sont bien foutu, c'est pas évident de perdre les pédales ici...
- Et il n'y a pas quand même des gens qui croient que ces mondes virtuels sont leur réalité, et qui refuse la vie de tous les jours ?
- Certains le voudraient peut-être, mais ils savent en eux que ce n'est pas le cas, et c'est là toute la différence. Tu réagis complètement différemment quand tu sais que tu ne mets pas les "vrais" avis en jeu, même s'ils ont accès à tes comportements en simulation, mais dans tous les cas tu n'es pas vraiment la même personne quand tu sais que tout peut-être effacé, recommencé. Les avis sont une forte barrière. Et même s'ils tentent de se convaincre et peut-être y parviennent parfois, le bracelet ou leur méthode d'entrée est là pour le leur rappeler.
C'est marrant comme "la vie" peut devenir "les avis" ici, c'est vrai qu'il n'y a pas vraiment de notion de mettre sa vie en jeu... Leur système me paraît quand même un peu trop parfait :
- Mais certains ne sont pas parvenus à bidouiller des versions qui contournent les limitations ?
- Oh c'est bien possible, je ne sais pas, mais c'est alors le contrôle des autres qui va donner l'alerte.
- Mais ce contrôle, ces avis, ces bracelets, ils doivent bien pouvoir se faire contourner aussi, non ?
- Hum, je pense que c'est déjà sans doute beaucoup plus délicat, et quoiqu'il en soit la personne aura bien faim et soif à un moment ou à un autre. Et même encore dans ce cas, si jamais elle arrive à faire croire des choses, je pense que les avis trouveront à un moment ou à un autre que la personne a triché, et à partir de là elle perdra pas mal de sa liberté vis-à-vis des autres. Enfin toujours est-il que le système a sans doute des failles, peut-être qu'il y a des personnes qui s'en tirent bien sans que les autres ne s'en aperçoivent, mais après tout, si personne ne s'en plaint, c'est que ces failles ne doivent pas être très importantes.
- Vous avez peut-être tous l'illusion que votre vie est parfaite mais subissez en réalité de nombreuses injustices. Qui te dit que tes sauvegardes n'effacent pas de ton cerveau certaines parties gênantes pour ton illusion actuelle ?
- Oui nous sommes peut-être tous sous le joug d'une puissance maléfique qui contrôle nos vies, et même si cette hypothèse reste hautement improbable, dans la mesure où tout système a ses failles, qu'est ce que cette situation change ? Nous vivons dans un monde où personne ne travaille, ou personne n'a faim, ou tout le monde a accès à presque tout ce qu'il désire, que demander de plus ? Si l'enfer est le paradis, pourquoi s'en plaindre ?
- C'est vrai... Mais je trouve bizarre que tout soit si parfait, que tout marche si bien... Bon, que peut-on faire dans ton jeu ?
- Celui-ci n'est pas vraiment un jeu, c'est plus un terrain virtuel sous mon contrôle. Et je crois que les limites sont juste celles de mon imagination.
Ce sur quoi je lui décoche un puissant coup de poing dans la figure, qui la fait rouler en arrière. Mais elle se relève et sans même me toucher, juste d'un mouvement d'avant de la main, je suis propulsé dans les airs jusqu'à retomber lourdement et glisser dans le sable. Allongé sur le sol, je gémis :
- Aaaahhh... Tu triches...
Alors elle me saute dessus, je n'ai pas le temps de réagir, juste de me protéger le visage avec les bras, mais elles les écarte, et, assise sur moi, me bloquant les bras, me susurre à l'oreille.
- C'est moi qui domine, gamin, c'est moi la plus forte.
Mais cette proximité lui vaut tout de même un puissant coup de tête. Elle décolle du sol, enragée, alors que je me relève tant bien que mal. Je lui crie
- Je ne me laisserai pas faire !
- Insolent !
Elle vole alors vers moi, et m'attrapant le bras je me vois projeté de nouveau dans les airs, cette fois-ci beaucoup plus loin que la fois précédente. J'atterris en grand fracas dans le mur d'un chalet, ce qui me vaut sans doute quelques brisures d'os, car je retombe au sol le dos si douloureux que je ne peux bouger. Je hurle :
- Ça ne va pas se passer comme ça ! Je vais changer la matrice et te casser la figure !
J'ai la tête contre le sol et j'avale le sable qui virevolte près de mon visage emporté par la brise légère. Le rendu est vraiment superbe. Franchement je n'arrive pas à m'imaginer que je suis en fait en ce moment tranquillement allongé sur le lit à côté de Pénoplée. Elle relève le défi.
- Je t'attends...
Je ne peux vraiment plus bouger, et question de changer la matrice, c'est plus vite dit que fait, je ne dois pas être l'élu, somme toute.
- Euh.. Je n'y arribe pas...
- Tu n'es qu'un... Ah, j'ai un appel... Euh, on quitte ?
Toujours la tête dans le sable :
- J'édais pludôt bien instadé, mais tant pis, on levienda.
Un flash, j'ouvre les yeux. Je suis toujours allongé sur le lit, au côté de Pénoplée. Elle est déjà en conversation. Je me tourne vers elle. Elle est habillée de rubans blancs légers, enroulés plusieurs fois autour de la taille et des seins, masquant sa peau, alors qu'ils ne sont qu'un voile transparent sur ses épaules et son ventre. Elle semble toujours détachée, discutant mentalement avec je ne sais qui. C'est étrange, parfois en pensant à elle je me la représente vieille et aigrie, alors que son corps superbe à qui on ne donnerait pas vingt ans est juste là... Il y a vraiment un décalage entre son esprit et son apparence, c'est très troublant. J'ai une hésitation... Bah et puis après tout... J'approche ma main de son ventre, soulève ses rubans, laisse mes doigts l'effleurer. De sa main elle me repousse doucement. Je la lui saisis et la pose doucement sur son ventre, puis me penche pour l'embrasser dans le cou. Elle penche la tête et remonte l'épaule. Elle veut utiliser sa main mais je la tiens toujours fermement. Je la lâche enfin et fait glisser ma main le long de sa jambe. Je me rapproche encore. Elle se retire un peu et me parle enfin, sa communication doit être terminée.
- Eh ! Tu fais quoi là ?
Je me rallonge alors.
- Rien, je tentais de te distraire, simplement. Mais bon tu n'es plus en sym, alors ce n'est plus intéressant.
- C'était un des gérants de Stycchia, qui demandait plus de précision sur votre cas et surtout celui de votre amie pour l'accès au bracelet. Il va intercéder auprès du Congrès pour expliquer la situation, si sa demande est acceptée, nous n'aurons pas besoin de réunir trop de monde d'ici pour faire appel, et nos craintes de voir débarquer la moitié de la planète seront en partie rassurées. C'est pour toi que je fais toute ces démarches, tu pourrais avoir un peu plus de respect !... Bon... Pourquoi tu t'es arrêté ?
- Et bien, je te l'ai dis, tu n'es plus en sym, il n'y a plus lieu de tenter de te distraire. Mais vous n'aviez pas un conseil ce soir ?
- Si justement nous devions réunir les avis de Stycchia pour avoir accès en urgence au Congrès, mais si ça se trouve nous aurons directement accès.
Elle se rapproche. C'est moi qui suis sur le dos et elle à mes côtés désormais. Elle parle plus doucement. Elle retrouve sa voix spontanée, son petit timbre mesquin, j'adore :
- Tu voulais juste m'embêter pendant mon sym ?
- Et bien, oui, que croyais-tu ?
- J'avais vaguement l'impression que tu voulais m'embrasser.
Elle se rapproche encore, s'apprêtant à m'embrasser.
- Si je l'avais voulu je t'aurais laisser faire ce matin.
- Salaud !
Elle se redresse, me file une tape de la main et se tourne pour se lever du lit. Je l'attrape par le bras et la tire en arrière, elle tombe à la renverse sur le lit mais me repousse. Elle se débat mais je la maîtrise. Je l'embrasse dans le cou. Elle se calme mais me repousse et me maintient à distance les deux avant-bras contre mon torse.
- Qui te dis que j'ai envie de toi ?
- Ton bracelet.
- Comment ça ?
- Si tu n'avais vraiment pas envie de moi, tu m'aurais paralysé.
- Ça ne me fait pas forcément plaisir de te paralyser en permanence ! Si je peux m'en sortir toute seule, je n'hésite pas !
- Oui mais là tu ne peux pas t'en sortir.
- Prétentieux !
- Tu as raison, il ne faut pas être prétentieux. Fais ce que tu veux.
Je la lâche et me retourne, m'apprêtant à me lever, et c'est elle, alors, qui me tire de nouveau sur le lit et m'embrasse. Quelle fougue ! Elle m'étonne ! Je lui passe ma main dans les cheveux, elle fait traîner la sienne sur mon torse. Je suis habillé avec une combinaison moulante bordeaux, d'un seul tenant, j'ai bien peur qu'elle aie quelques difficultés à me déshabiller. Pour ma part la tâche sera sans doute longue mais un véritable plaisir. Je commence en dégrafant l'attache de ses bandeaux, et les glissant tout doucement en lui caressant le dos. Elle descend sa main et sourit en constatant mon excitation.
- Et, vous m'avez l'air bien avenant par ici ! Cela te convient-il ?
- On va voir ça.
- Tu vas avoir quelques mal à me dénuder, alors que moi.
Je lui retire déjà un premier bandeau.
- Tu crois ça ?
Elle passe alors sa main doucement sur moi, et mes vêtements se déchirent, se rétractent, disparaissent. Je souris, stupéfait.
- Tu triches encore, tout ça parce que je n'ai pas de bracelet. Tu ferais sans doute moins la maligne si j'avais le mien.
- Oui mais tu ne l'as pas, et je n'ai pas envie de te le donner, alors il va falloir que tu me déshabilles comme on fait chez toi, à la barbare...
- Ce n'est pas spécifiquement un problème.
Pendant qu'elle termine de déchirer mes vêtements en m'effleurant de la main, je remonte avec ma main droite le long de sa cuisse et passe sous la jupe formée par les rubans. J'atteins sa fesse, aussi douce que la peau d'un bébé, tout comme sa jambe.
- Vous devez vous épiler les jambes ?
- Petite exception à la nature, nous pouvons contrôler notre pilosité. Tu n'as pas remarqué que ta barbe ne poussait pas ?
- Ah... Oui, j'avais relevé avec Erik et Naoma, c'est vrai que ça m'était complètement sorti de la tête ce truc très bizarre... Et tu en as conservé un peu ?
- Tu verras...
Elle m'embrasse, m'arrache ce qui me reste d'habits et s'agenouille sur moi. J'oublie toute mes questions, elle, son âge, Deborah, Naoma... Je m'emmêle dans ses rubans, les dérouler prend des heures. Elle s'arrête un instant, surprise par toutes mes traces de blessures, aux jambes, au ventre, à l'épaules, aux bras...
- Toutes ses blessures, elle date d'avant ?
- Ça dépend lesquelles, certaines de mon épopée sur mon monde d'origine, d'autres de notre passage dans la jungle sur Stycchia.
Elle passe sa main doucement sur mon torse
- Tu as dû tellement souffrir...
- Si nous parlions de ces choses un peu plus tard ?
Et impatient je tente de la retourner pour en finir avec ces fichus rubans. Elle résiste et finalement se lève du lit. Je suis nu et elle est loin de l'être. Elle recule un peu, sourit, quelle gamine ! J'avance et récupère deux ou trois rubans qui pendent pour la faire tourner doucement et enfin la plaquer le dos contre mon torse, en serrant un de ses seins dans chacune de mes mains. Elle se cambre et penche la tête en arrière, laissant échapper un petit gémissement.
- Cela te convient-il ?
Ils sont parfaits, à la fois fermes mais pourtant naturels, autant que son corps peut l'être. Il est toutefois difficile de se mettre en tête qu'il n'est pas purement naturel. C'est à la fois si beau et si vrai. Je ne remarque pas qu'elle utilise la même formule que moi tout à l'heure.
- Ils m'ont vraiment l'air pas mal, mais est-ce que le reste suivra ?
Elle me saisit mes deux mains, pendant quelques secondes elle se cambre un peu plus et appuie mes mains contre ses seins, puis les descend doucement sur son ventre, et quand elle passe sur son sexe, les rubans se désintègrent, comme le firent mes vêtements. Je remonte ma main gauche sur un sein, et doucement de la main droite je glisse vers son sexe et du bout des doigts exite son clitoris.
Je redescends doucement, embrassant son dos, glissant mes mains sur la courbe de ses hanches pour la saisir et la tourner. Son sexe est joliment coiffé, couvert de petits poils presque doux qui forment une amande autour de ses lèvres. Je souris en laissant deux de mes doigts commencer l'exploration de son vagin.
- Mes seuls poils sont-ils à ton goût ?
- Je te le dirais après y avoir eu goûté, en attendant je trouve ça très mignon.
- Mignon ? Ah ! Utilise donc ta langue à un autre usage, insolent !
Ah ! Pénoplée ! Faiblesse de la chair ! Je m'exécute et tout en continuant de lents mouvements de haut-en-bas avec mon majeur et mon index dans son sexe, je maintiens fermement sa fesse droite avec mon autre main et suce doucement son clitoris. Elle pose ses mains sur ma tête et gémit doucement. Elle se laisse faire quelques instants puis me remonte vers elle. Je serre son corps, mon pénis tendu contre elle. Je l'embrasse puis tourne autour d'elle. Je la ressaisis un fois derrière, serre ses seins puis redescend et écarte ses lèvres. Je plie légèrement les genoux pour remonter mon sexe contre son vagin. Je la pénètre si aisément, son excitation me rendant la voie presque trop facile. Elle gémit, moi-aussi. Elle se penche en avant et avance légèrement, moi avec, pour s'appuyer contre la table.
Je lui saisis les hanches et commence alors le premier va-et-vient. D'abord doucement, puis mettant un peu de force par moments, ou un peu de vitesse. Je lui donne envie à d'autres encore en ne la pénétrant que légèrement. Mon manège l'énerve et elle se retourne pour me pousser vers le lit.
- Attends...
- Non non je n'attends pas, c'est moi qui décide on a dit.
- Tu as dis, n'est-on pas en démocratie parfaite dans cette Congrégation ?
- Eh ! J'ai huit cent quatre vingt neuf ans, tu veux m'apprendre la vie ? Tu as quel âge toi, rappelle moi ?
- En années d'Adama ça doit faire dans presque dans les dix-sept ans !
- Bah, j'ai plus de cinquante fois ton âge ! Tu n'es même pas majeur ! Gamin ! Alors laisse toi faire.
Je ne résiste pas plus, ayant bien peu d'antipathie à me laisser prendre en main, si je puis dire, par la belle. Elle m'allonge sur le lit et s'agenouille sur moi, puis avec des petits mouvements du bassin parvient à réintroduire mon sexe en elle.
- Me !?
L'ordinateur du chalet réponde de sa voix douce :
- Oui Pénoplée ?
- Insonorisation !
- Pas de problème, fais-toi plaisir.
Je souris :
- Il est cool ton chalet.
Elle ne répond même pas et se contente d'un long gémissement en frottant son sexe fort contre le mien.
- Tu aimes quand je fais rentrer ton sexe profondément ?
Je suis presque gêné par ses propos, si direct. Mais je me laisse aller moi-aussi... Elle gémit :
- Oooh... Oui !!...
Elle accélère alors, jusqu'à ce que je saisisse sa taille pour accélérer encore la cadence. C'est alors qu'elle jouit, me griffant presque en contractant ses mains sur ma poitrine et justifiant l'usage de l'insonorisation. Je me retiens.
Quelques secondes passent, plus calmes, elle me demande :
- Pourquoi n'as-tu pas joui avec moi ?
- Ne t'inquiète pas ça va venir.
- Toujours aussi prétentieux.
Elle change alors de position, recroquevillée, elle monte et descend au dessus de moi, alors que je l'aide avec mes mains sous ses fesses. Quelques minutes encore et je la retourne sur le lit, et, elle allongée sur le ventre, je pénètre son vagin par derrière en jouant de ma main, passé devant sous son sexe.
- Tu aimes ?
- Mmm... Plutôt...
Quelques minutes encore, pour faire remonter son excitation, et la retournant de nouveau je m'immisce dans une position plus classique, la saisissant par les épaules pour faire profondément entrer mon sexe en exerçant une forte pression sur son pubis. Elle apprécie et gémit, crie presque. Je sens à mon tour monter l'excitation en moi et accélère d'autant, me plaquant toujours plus contre elle. Parvenant à la faire jouir de nouveau à grand cris, elle crispe ses mains sur mes fesses et je m'abandonne moi aussi, criant mon plaisir, relevant mon torse pour mettre mon pénis au plus profond alors que je jouis.
Je retrouve le monde, le chalet, Pénoplée, Stycchia, mes questions, mes peurs... Je m'allonge alors doucement sur elle, lui faisant un bisou dans le cou. Une minutes ou deux s'écoulent. Je lui demande :
- Vous parlez après ?
- Comment ça ?
- Après l'amour, est-ce que vous restez côte-à-côte un moment en discutant doucement.
- Ça dépend... J'ai connu de tout...
- Tu prends encore vraiment du plaisir après tout ce temps ? Il te reste du désir, des envies ?
- Ah, le plaisir purement sexuel est toujours là oui, ou très souvent, mais le désir est moins fort. Ça faisait plus de trente ans (vingt années d'Adama) que je n'avais pas fait l'amour, et avant je n'avait pas eu de rapport pendant près de cent ans (soixante années d'Adama), et ça ne me manquait pas vraiment. Je crois qu'avec le temps c'est plus la peur de l'ennui de se retrouver avec une personne qui volerait un peu de notre indépendance qui prédomine.
- Comment ça ? Tu veux dire que tu n'as plus envie de construire quelque chose, une relation ?
- Oui c'est ça, je suis bien toute seule et je n'ai pas envie d'avoir quelqu'un. Ce n'est pas pour autant que je n'apprécie pas voir des gens, au contraire, mais j'aime bien choisir ces instants. Quand tu es avec quelqu'un, tu lui dois un peu une certaine disponibilité, pas quand ce sont juste des amis, ou pas pareil, en tous cas. Enfin je ne sais pas si c'est pareil dans ton monde.
- Oui, c'est pareil... Tu as dû avoir des centaines et des centaines de petits-amis ?
- Des centaines peut-être pas, beaucoup c'est sûr, c'est long presque neuf cent ans, enfin mille quatre cent ans pour toi. Peut-être cent, oui après tout, je n'ai pas compté je t'avouerais, je m'en moque. Mais avec lesquels je sois restée plus d'un an ou deux, pas plus d'une dizaine.
- Je n'ai pas grand chose à t'apprendre, alors...
Je me retire d'elle et m'allonge sur le côté. Elle sourit et m'embrasse sur le front.
- Il reste toujours à apprendre, surtout de toi, qui vient sans doute de là où j'aurais dû aller.
- Il n'est pas trop tard, il n'est jamais trop tard pour vous.
Elle sourit encore, puis soupire.
- Oh, je ne sais pas si j'irais maintenant... Je crois que n'en aurai plus envie, plus le courage... Tu sais je... Je m'aperçois que je ne suis plus comme quand j'étais jeune, quand j'avais ton âge, quand j'étais au labo, avant le Libre Choix...
- C'est avec Ragal que tu aurais voulu y aller, dans l'Au-delà ?
Elle soupire, reste silencieuse un instant.
- C'est surtout véritablement jeune, quand je ne connaissais pas encore le monde et les hommes, quand tout était encore possible, que crois-tu qu'il soit possible de faire quand on a mille quatre cent ans ? Crois-tu qu'il y ait encore résolution qui tienne ? Non, non, on ne change plus après un certain temps, on connaît ses limites et ses peurs, et on les accepte, on ne veut plus changer les choses...
Je reste pensif sur ces paroles. Me demandant ce que je pourrai devenir en vivant plus de mille ans. Qu'est ce qui peut résister à mille ans, y a-t-il combat que l'on puisse mener sur une aussi longue période ? Est-ce que linux aura supplanté windows dans mille ans ? À quoi bon vivre si tous nos combats sont morts ? Si tous nos combats sont devenus une anecdote du passé ? Elle se met sur le côté et se serre contre moi :
- À quoi penses-tu ?
- Je me demandais s'ils pouvaient exister des combats qui durent si longtemps, et si par exemple sur la Terre ce pour quoi je travaille pourrait m'occuper mille ans.
- Pour quoi travailles-tu ?
Elle est si différente, si douce, si jeune, si fragile... Serait-ce son vrai visage ? Ou juste une tentative pour retrouver un peu de jeunesse, un peu d'insouciance, avant de redevenir froide et distante...
- Dans le monde où je vis, notre technique est bien moindre que la vôtre, les gens travaillent encore, et ce que tu appelles les artificiels sont chez nous bien moins intelligents. Ils ne font guère que quelques tâches basiques et répétitives, même si leur évolution est tout de même fulgurante, mais il y a cinquante ans à peine ils existaient tout juste, et aujourd'hui des mondes virtuels, certes pas aussi avancés que celui dans lequel nous avons évolué tout à l'heure, existent déjà. Mais tous ces artificiels ne sont qu'un tas de composants électroniques agencés les uns avec les autres. Certains s'occupent de faire l'affichage, d'autre conservent et stockent les informations, et d'autres encore traitent ces données. Pour les faire fonctionner correctement, nous utilisons un "système d'exploitation", qui est constitué de programmes de bas niveau qui permettent de lier et rendre cohérent le tout. L'entreprise dans laquelle je travaille fabrique un de ces systèmes d'exploitations. L'originalité de notre fonctionnement réside dans le fait que nous partageons avec tout le monde notre travail gratuitement. Dans notre monde nous vivons encore avec le système de points, d'argent, que vous aviez par le passé, et c'est vrai que certains en accumulent sans savoir qu'en faire, ou les utilisent comme un pouvoir. Toujours est-il que le but de beaucoup est d'accumuler le maximum de points, et ils le font en rendant le plus inaccessible possible leurs méthodes de fabrication, alors que nous pensons qu'il est meilleur pour tout le monde de partager pour avancer en même temps et plus vite, tous ensemble.
- Et ton combat, c'est ça ? Faire changer les gens d'avis, faire que les gens acceptent de partager plus pour avancer plus vite et tous ensemble ?
- Oui, c'est un peu ça.
- Tu penses que vous allez réussir ?
- Oui, nous réussirons, parce que notre combat utilise les bons côtés de l'homme, alors que le leur utilise son égoïsme et sa cupidité.
- Et si pourtant les mauvais côtés gagnent ?
- C'est que l'homme ne mérite pas plus que ce qu'il a, et peut-être alors, oui, je me retirerai dans quelque endroit comme Stycchia... Mais pour ça il faudrait que je puisse y retourner...
- Ton nouveau combat est peut-être de retrouver ton monde, et mille ans ne seront pas de trop, j'en ai peur...
Je soupire.
- Mon...
Je suis coupé, je ne sais pas comment dire "Dieu" dans leur langue :
- Croyez-vous en autre chose que le monde, en quelque chose de surnaturel, une ou plusieurs créatures au-dessus de tout qui ont créé l'univers et tout ce qui va avec, vous y compris ?
- Euh... Et bien non, je ne comprends pas trop ce que tu veux dire, mais pas que je sache.
- Un être qui aurait crée tout l'univers, qui serait tout puissant et à qui vous devriez rendre compte. Vous n'avez jamais adoré ou prié pour quelque chose, pour que cet être vous protège ou vous aide ?
- Non, pas que je sache, nous croyons en la réalité, la création du monde a été expliquée voilà bien longtemps, nous n'avons pas de raison de croire à plus.
- Même dans le passé, vous n'avez jamais expliqué le monde autrement ? Au début, quand il n'y avait pas d'artificiels, pas de téléportation...
- Non... Pas que je sache. Je ne crois pas. Tu veux que je cherche ?
Je la serre contre moi, je n'ai pas envie qu'elle parte dans ses recherche, alors que je l'ai enfin comme je la veux.
- Non, nous verrons plus tard, ce n'est pas très important...
Elle m'embrasse, comprenant sans doute mes pensées, les lisant peut-être :
- Ton monde te manque, tu penses que tu n'y retourneras pas ? Tu as ta famille là-bas ? Tu as une compagne ? Enfin, je ne sais pas trop comment vous appelez ça, peut-être es-tu trop jeune ?
- Pas vraiment de copine non, j'ai beaucoup de personnes à qui je tiens et ça me fait de la peine de penser que peut-être je ne les reverrai plus... Mais tu sais chez moi je ne suis pas si jeune, dans mon monde nous ne vivons que cent ans (soixante années d'Adama) tout au plus, alors il ne faut pas trop perdre de temps, j'ai déjà vécu un tiers ou un quart de ma vie... Mais je ne sais pas trop si j'y retournerais, et même si je vis mille ans ici, eux seront déjà tous disparus... Notre mort à nous est irrémédiable...
- Je t'aiderai, si tu restes, je t'aiderai, je ne sais pas vraiment comment, mais bon. Ah ! Peut-être que les gens du Congrès sauront ? Ils sont sages et savent bien des choses que les artificiels ont du mal à trouver parfois. À ce propos nous pourrions aller discuter un peu avec le conseil avant d'être en relation avec Adama ?
- Nous avons un peu de temps ?
Pénoplée m'embrasse et se relève, elle me regarde d'un air un peu inquiet, ou curieux, je ne sais trop dire :
- Un peu de temps pour quoi ?
Je me lève subrepticement et m'avance vers elle, l'attrape par derrière une main sur un sein et une sur son sexe et l'embrasse dans le cou.
- Pour recommencer !
- Recommencer, déjà ! Fichtre, ça ce voit que vous ne vivez pas vieux chez vous !
Et nous recommençons, sur le sol en bois lisse de l'étage, usant des rubans traînant pour nous enlacer un peu plus. Elle termine allongée sur moi, jouant avec les poils de mon torse. Elle se laisse un peu prendre au jeu, oubliant son âge, sa lassitude, redevient la jeune fille qu'elle devait être...
- On prend un goûter ?
- Bonne idée ! Tu t'allonges un instant ?
- Comment ça ?
- Sur le lit, tu peux t'allonger et fermer les yeux ?
- Oui, s'il te plait, je voudrais juste voir un truc.
- Si tu veux.
Je m'allonge sur le lit, ferme les yeux. Ils sont quand même super confortables leur lit... Je m'endormirai presque. Le silence se fait pendant quelques secondes, je profite d'être bien. J'ai soudain une sensation sur ma peau, comme un couverture ou un drap qui me recouvre, mais je ne peux plus bouger ! J'entends une exclamation de Pénoplée.
- Mince ! Les habits !
Je comprends tout.
- Tu m'as trompé ! Tu m'as fait croire que c'était la réalité ! T'es pas cool, t'es vraiment pas cool !
- Tu voulais faire un virtuel, non ?
- Tu aurais pu me le dire, mince !
La garce, moi qui croyait que c'était bien vrai ! Elle vient vers moi, je tente de la repousser mais elle parvient tout de même à se coller contre moi.
- Laisse-moi, laisse-moi ! Je ne veux plus que tu me touches !
Elle sourit en tentant de m'embrasser, je ne peux m'empêcher de rire.
- Laisse-moi, laisse-moi !
- Allez, embrasse-moi, la prochaine fois ce sera pour de vrai, promis.
Je cède finalement et nous nous embrassons longuement. Je lui pardonne un peu, mais mince, quand même !
Nous nous levons finalement et nous reprenons notre idée de goûter. C'est quand même dingue leur virtuel, je n'ai vraiment rien vu... Je me demande si en vrai elle a aussi des poils disposés comme ça...
- Oui, tout pareil... Me, tu nous prépares un bon petit goûter en bas ? Tu me trouves un truc à me mettre aussi ? Un truc noir et moulant s'il te plaît, et pour Ylraw, hum... Pareil !
Elle sourit et m'embrasse.
- T'es pas cool de lire dans mes pensées... Mais, ils viennent d'où ces habits ?
- Ils sont générés par Me.
- Pratique.
Me voilà donc en complet moulant noir, tout comme Pénoplée, les deux font la paire. Cette ressemblance me fait tout bizarre, comme si nous étions si proches, pas tellement que tout le temps passé ici ne nous a pas rendu presque intimes, voire un peu plus après ce qu'il s'est passé aujourd'hui, mais Pénoplée gardait toujours cette indépendance, cet éloignement orgueilleux... Aujourd'hui je la sens plus fragile, plus naturelle, plus à moi, en quelque sorte... Nous mangeons l'appétissant goûter préparé, puis sortons et allons jusqu'à la maison d'Erik. Nous le trouvons, lui aussi, en train de goûter avec Guerd et deux autres villageois. Erik nous salue.
- Hello, vous goûtez avec nous ?
Il complète en Anglais.
- Vous nous faites le remake de Matrix ou quoi ?
Je sourit mais répond dans leur langue à sa première question.
- Nous avons goûté déjà, mais je prendrais bien volontiers encore un petit gâteau comme vous avez là.
Pénoplée reprend sa voix pas cool :
- Nous allons rejoindre le conseil pour discuter un peu avant la réunion de tout à l'heure. Ce serait bien que tu viennes, Erik.
- C'est bon, pas de problème. On y va tout de suite ?
Pénoplée lui fait signe de ne pas se lever :
- Prenez votre temps, je vais d'abord aller voir qui est disponible pour un conseil, j'appellerai Guerd pour vous prévenir quand nous serons prêts.
Pénoplée se dirige tranquillement, toujours avec sa démarche passablement langoureuse, vers la salle du conseil, appelant sans doute dans le même temps les personnes du village intéressées par l'affaire. Disparue de notre vue, Erik me demande, de nouveau en anglais :
- Ça y est, vous êtes désormais comme deux gouttes d'eau ?
Je lui réponds aussi en anglais, ne sachant pas comment dire cela dans leur langue.
- L'habit ne fait pas le moine.
Ce qui donne "clothes do not make the man" en anglais. Guerd demande ce que j'ai dit. Erik explique que c'est un proverbe, une expression populaire signifiant qu'il ne faut pas juger une personne à la façon dont elle est habillée. Nous enchaînons alors sur l'existence de proverbes dans leur culture, en essayant de faire correspondre un équivalent des nôtres. Ils ont un proverbe qui dit en gros "plus malin que toi profitera de toi", et cette expression populaire me rappelle l'histoire de Pénoplée et l'aversion et les craintes que les gens ont envers les chercheurs, les personnes prétendument plus intelligentes. D'autant que cette peur semble dépasser le simple cadre de la méfiance envers le progrès et la nouveauté que l'on retrouve aussi sur Terre. Autant avons-nous une certaine motivation pour faire mieux que les autres, pour réussir, que ce soit socialement, intellectuellement, ou simplement déployer une certaine présence d'esprit, autant ici tout ceci semble être négativement perçu. Cette différence de perception explique sans doute leur choix, d'une évolution quasi nulle, d'un travail interdit, et peut-être aussi la lenteur apparente de leur évolution. Ceci dit il est difficile de juger où en sera la Terre dans dix ou vingt mille ans ; l'évolution, avec la complexification des recherches, des techniques, de l'ensemble du savoir à engranger pour pouvoir progresser, aura-t-elle tendance à aller de moins en moins vite ?
Je suis tiré de mes pensées par Guerd qui nous signifie que Pénoplée nous attend. Erik et Guerd terminent leur gâteau et nous partons la rejoindre dans la salle du conseil, il fait toujours aussi beau, je crois que je me plairais par ici. Une dizaine de personnes sont déjà présentes, je fais un petit tour sur moi, Erik ne le fait pas trop il trouve ça trop ridicule. Je vais quand même aussi saluer directement celles que je n'ai pas encore eu l'occasion de voir dans la journée, en échangeant deux trois nouvelles. C'est Iurt, le sage, tout du moins l'impression s'en dégage car c'est une des rares personnes à avoir un corps d'apparence âgé ; je ne sais pas si c'est l'effet réel du temps ou un choix personnel, qui préside. Le tout fait très groupe d'étudiants écoutant le vieux professeur, Erik a la même impression que moi...
Jour 135
La maison du conseil est une demeure un peu plus grande que les autres habitations du village, assez bien fichue, constituée d'une première salle de taille moyenne en entrant, où cinq à six personnes peuvent se réunir, accolée sur sa droite et sa gauche par deux salles en demi-cercle beaucoup plus grande, pouvant accueillir dix à quinze personnes, et finalement la salle du conseil. C'est une grande salle circulaire, sans meubles, si ce n'est un banc sur son pourtour, pouvant être le lieu de discussion pour la cinquantaine d'habitants du village. La lumière encore chaude du soleil entre par six petites fenêtres disposées à intervalles réguliers, faisant ressortir la teinte marron-orangée du bois la constituant. Quand le nombre de participants est inférieur le banc peut être avancé par morceaux de façon à permettre la formation de cercles plus étroits. C'est le cas aujourd'hui, mais cette situation reste l'exception, car les villageois apprécient généralement les discussions interminables où se décident l'emplacement du prochain chalet, ou la date de la prochain fête du village. J'ai assisté à une ou deux, maintenant j'avoue que j'évite, même si je me dis que c'est une bonne façon pour s'intégrer. Mais aujourd'hui le conseil pensait que limiter le nombre de participants rendrait la tâche plus aisée, d'autant que la décision du village avait déjà été prise, à savoir de nous autoriser à rester ici et devenir membres de la petite communauté à part entière, et que la discussion du jour était plus la soumission de cette décision aux autres représentants de la Congrégation, ou tout du moins à un médiateur dans un premier temps, les choses administratives n'ont pas l'air beaucoup plus simples ici que chez nous...
Iurt nous conseille, à Erik et moi, de nous installer côte à côte bien en vue de tout le monde, car n'ayant pas de bracelet c'est par l'intermédiaire des yeux des villageois que les interlocuteurs nous verrons. Il n'y a pas vraiment de caméra par ici, quand le chalet veut voir quelque chose, il utilise généralement la vue de son propriétaire, mais aussi de toutes les bestioles qui passent, et il a aussi quelque bestioles artificielles à lui. Pour notre propre confort nous apprécions sa demande d'autorisation de nous projeter une image mentale pour voir leur ou leurs interlocuteurs, et ainsi pouvoir suivre la conversation, et répondre à d'éventuelles questions.
C'est Iurt qui initie la conversation, parlant seul dans un premier temps, il nous explique qui nous allons rencontrer, et donne quelques conseils ; puis une personne apparaît au milieu du cercle, un homme âgé, debout, habillé de vêtements légers et amples bleu-marine, il se présente comme Guewour. Iurt présente rapidement les personnes autour de lui, puis laisse quelques secondes à Guewour pour nous observer. Iurt passe un long moment à détailler l'historique de notre présence ici, les débuts mystérieux où ils ne nous avaient que croisés dans le cratère, puis notre arrivée au village bien des jours plus tard, et l'ensemble de notre évolution parmi eux. Il ne cache rien, le fait qu'ils aient tenter de résoudre le problème par eux-mêmes pour éviter l'affluence, ainsi que leur conscience du caractère exceptionnel de l'événement. Guewour ne semble pas afficher d'humeur ni d'avis particulier, écoutant impassiblement le discours de Iurt.
Iurt ponctue son histoire de nombreuses images et scènes que mettent à sa disposition les autres personnes, Pénoplée entre autres me concernant, et Guerd pour Erik. Toujours dans le but de montrer notre intégration, la confiance qu'il nous portent, et notre capacité tout à fait avérée de vivre parmi eux. C'est formidable ces bracelets, ils enregistrent tout, tout ce qu'on voit ou entend peut être repassé comme un film, la troisième dimension en plus ; j'espère qu'elle n'ira pas jusqu'à montrer notre virtuel du matin, finalement je suis presque content que ce ne fut qu'un virtuel, j'aurais eu un peu honte, sinon... Mais quand même, je lui en veux pour ça... Je devrais essayer de ne pas trop penser à n'importe quoi, par ici... Iurt termine en exposant les questions qui restent en suspens , à savoir notre origine, pourquoi le téléporteur censé hors service a fonctionné, le problème du bracelet de Naoma, et notre incorporation en tant que membre de la Congrégation.
Iurt a été très précis dans son discours, le rendant assez long, sans doute plus de quarante minutes, une heure peut-être, j'avoue que je n'ai plus trop de mesure du temps, mais il ne m'a pas semblé plus long que l'un de leur trente-sixième, qui fait moins d'une heure. J'avais essayé de mesurer en comptant les battement de mon coeur, en espérant qu'il battent aussi aux environs de soixante pulsations par minute quand je suis assis, comme sur Terre. Mais si Iurt a parlé longtemps, Guewour en semble satisfait et pose même de nombreuses questions pour compléter son point de vue. Guewour exprime sa stupéfaction sur notre arrivée par un téléporteur normalement hors d'usage, et d'autant que celui-ci ne conserve pas de trace de notre passage. Il s'exprime confiant quand à la récupération du bracelet, expliquant qu'il faudra tout de même en référer à un regroupement d'avis plus représentatif sur ce sujet sensible. Concernant notre intégration, ce cas ne s'étant pas présenté depuis bien des centaines d'années, depuis un peu après le Libre Choix, pour être plus précis, il pense que celle-ci sera dépendante de l'élucidation du mystère de notre arrivée, de notre capacité, qui a l'air d'être déjà tout à fait convenable, à accepter les règles de la Congrégation ; le tout devant bien sûr être validé par les autres membres de la Congrégation, ou par leur représentant. Il pense donc que l'équivalent d'un référendum est nécessaire pour cette question, ce qui ne manque pas de m'étonner. Toutefois le cas ne s'étant pas produit depuis très longtemps, une telle disposition peut se justifier, et après tout chaque membre de la Congrégation peut avoir avis sur l'intégration de nouvelles personnes comme concitoyen.
Bref, Guewour explique que quoi qu'il en soit plusieurs avis seront nécessaires à différents niveaux. La première étape sera de prendre contact avec les artificiels responsables de la téléportation pour leurs explications et le déblocage du bracelet de Naoma, qui ne pose a priori pas de problème et devrait pouvoir se faire rapidement. Pour le dernier point, d'autres réunions du Conseil sont à prévoir, tout en sachant que si un référendum est considéré comme nécessaire, il faudra sans doute un certain temps avant que notre présence comme citoyen soit pleinement validée. Dans un premier temps néanmoins, Guewour pense que nous pouvons recevoir des bracelets de type enfant, et ainsi nous habituer à leur maniement, et pour rendre notre vie de tous les jours un peu plus simple. Iurt s'inquiète de l'avis que pourraient avoir les gens s'ils décident simplement au niveau du conseil du village de l'octroi de bracelet enfant, Guewour rétorque que ceux-ci étant plus une méthode de surveillance supplémentaire qu'un réel pouvoir, il n'y a absolument aucun problème. De plus cette mesure permettra plus facilement d'avoir l'historique de notre progression, qui sera un élément important quant à aider à la formulation d'un jugement à notre égard. J'ai quelques craintes sur la notion de protection de la vie privé, mais cette notion est sans doute un peu différente ici, et puis je n'ai guère le choix.
Guewour termine en détaillant qu'il ne sera pas disponible pendant deux ou trois jours, mais que ce temps nous sera nécessaire pour regrouper suffisamment d'avis pour prendre contact avec les artificiels et demander la libération du bracelet. D'autre part il en profitera lui-même pour trouver de nouveaux avis et prendre recommandations sur les différents points auprès d'autres personnes du Conseil d'Adama, où il espère pouvoir exposer succinctement le problème avant une semaine, vu son caractère inhabituel. Tout le monde salue alors respectueusement Guewour, qui disparaît du milieu du cercle quelques secondes plus tard.
Nous restons encore quelques minutes à discuter, plutôt satisfait de cet entretien. Iurt nous prévient tout de même que tout risque de prendre du temps, et que nous devrons avoir de la patience avant d'être membre à part entière de la Congrégation. Les gens, après les recommandations de Guewour, discutent alors de la mise à notre disposition de bracelet enfant, et rendez-vous est pris pour le surlendemain et une discussion générale des villageois sur ce point. Nous nous quittons, l'après-midi laissant petit à petit place au soir naissant. Guerd nous propose un balade et un pique-nique au bord de la mer, nous acceptons.
Bien malin qui pourrait dire que nous ne sommes pas sur Terre, alors que nous marchons dans le sable créé par les artificiels sur les dix kilomètres, à la louche, de plage faisant face au village, bercés par le remous de la mer sous le ciel bleu s'assombrissant à mesure qu'apparaissent les étoiles. Guerd brise les quelques minutes de silence que nous nous étions octroyés en contemplant les mille reflets du couchant.
- Le ciel est aussi beau, chez vous ?
Erik répond :
- Oui il est, en tous les cas en Australie, le pays d'où je viens, je trouve. Mais j'imagine que partout sur Terre on peut trouver un ciel aussi beau.
- Oui dans mon pays aussi le ciel est beau. Peut-être un peu moins pur, autour des grandes villes, à cause de la pollution de l'atmosphère.
Guerd est curieuse :
- Vous avez des problèmes de pollution ?
- Oui énormément, nos techniques sont loin d'être aussi avancées que les vôtres, et nos industries rejettent beaucoup de substances néfastes dans la nature.
Guerd a une expression de dégoût.
- Aarg...
Erik s'intéresse au débat :
- Vous n'avez pas ce genre de problème vous ? Comment ce fait-il d'ailleurs ? Vous produisez bien pourtant de nombreuses choses ?
C'est Pénoplée qui répond :
- La plupart de nos générateurs sont de petites unités indépendantes recyclant la majeure partie des choses. Un grande partie de nos biens sont fabriqués par fusion, dans la mesure où nous n'avons pratiquement pas de limites d'approvisionnement en énergie, nous nous passons souvent de la nature. Les chalets recyclent l'eau, les habits, tous nos rejets corporels, et complète par fusion.
- Mais toute cette énergie, d'où vient-elle.
Pénoplée cesse de marcher et pointe son doigt vers le ciel :
- Tu vois la légère traînée lumineuse qui traverse presque tout le ciel ?
- Oui, nous l'avions déjà vu sur le radeau.
- Et bien c'est une ceinture énergétique concentrant l'énergie de l'étoile et la mettant à disposition des différents artificiels.
Guerd semble étonnée :
- Vous n'avez pas ce genre de chose, chez vous, d'où tirez-vous votre énergie ?
Nous nous lançons alors dans une discussion prolongées sur nos différentes sources d'énergie, pétrole, nucléaire, hydroélectrique, solaire et toutes celles qui nous passent par la tête. La discussion est coupée par la faim qui nous pousse à nous installer pour le dîner. Nous avions emporté chacun de petits paniers mis à notre disposition par le chalet d'Erik. Après quelques minutes silencieuses pour déguster les fameux petits pains, Guerd reprend la discussion :
- Et si vous êtes acceptés dans la Congrégation, qu'allez-vous faire ? Rester ici, aller sur une autre planète ?
Rester ici... C'est vrai que la vie est facile, que tout est tranquille... Je pourrais apprendre toute ses sciences, je pourrais passer l'éternité avec Pénoplée... Deborah, je ne te reverrai plus, alors ? Tu étais jeune et perdue, un peu comme moi...
- Je ne sais pas pour Erik, mais en ce qui me concerne je ne me soucie pas vraiment de mon intégration à la Congrégation ou pas, ce qui m'intéresse en premier lieu, c'est retourner sur Terre.
Guerd a une jolie petit intonation de voix quand elle pose des questions, ainsi qu'une irrésistible petite frimousse, j'imagine que Erik a dû craquer, tout comme moi...
- Mais si vous avez tellement de retard sur nous, pourquoi y retourner ? Ici vous avez tout ce que vous voulez, En plus vous serez obligés de travailler là-bas !
Je conteste :
- Oui mais c'est chez nous ! C'est là-bas que sont nos familles, nos amis, nos vies ! Et puis je ne supporterai pas de ne pas tenter de comprendre cette histoire, qu'est ce que nous faisons là...
Erik prend la parole :
- J'ai moins d'attaches qu'Ylraw sur Terre, mais j'aimerais moi aussi éclaircir cette histoire. Ce n'est pas très rassurant de se retrouver paumé on ne sait pas où, même si c'est le paradis, sans savoir pourquoi, sans savoir si on ne va pas revenir nous chercher sans savoir si on va devoir rester là pour toujours, ça a beau être génial, ça a quand même un peu le goût d'une prison...
Erik a raison, il est pas bête, c'est exactement cette idée, cette idée que même si tout est parfait ici, le sentiment qui persiste c'est de ressentir ça plus comme une punition, comme si nous avions été écartés de nos vies, mis à l'écart... Guerd, elle, reste confiante :
- Peut-être que les artificiels s'occupant du téléporteur pourront donner des informations ?
Erik se rallonge en regardant le ciel, il soupire :
- J'espère.
Nous discutons encore plusieurs heures après dîner, de notre monde, du leur, de nos habitudes, cultures, style de vie... La nuit se faisant un peu plus fraîche avec le vent se levant, nous rentrons doucement vers le village, qui n'est qu'à quelques centaines de mètres. Guerd invite Erik à passer encore un moment chez elle, quand à moi je me dirige vers mon chalet. J'ai bien des questions dans mon esprit, et le fait même que j'ai fait l'amour avec Pénoplée, même si c'était virtuel, m'est complètement sorti de l'esprit, et je n'ai pas le réflexe de lui proposer de dormir chez moi. Je la quitte sans remarquer qu'elle est très énervée de mon attitude.
C'est au milieu de l'excellente nuit que je passe que je me rends compte que je ne l'ai même pas embrassée le soir. Il ne me faudra pas longtemps le lendemain matin pour m'apercevoir que cet oubli lui a moyennement plu, quand elle refuse de prendre le petit-déjeuner avec moi, prétextant qu'elle a d'autres choses de prévues pour la journée, et que je fais bien ce que je veux. Je suis étonné et amusé par un tel caprice à son âge, aurai-je réussi à briser sa carapace ? J'avoue que la situation me motive plus qu'autre chose de la savoir vexée par mon attitude, elle qui paraît tellement distante. Je prends donc un certain plaisir pour trouver le moyen de la faire revenir sur sa décision.
La demi-heure planté devant son chalet à l'appeler et formuler mes plus plates excuses reste infructueuse, et je ne vois pas le petit bout de son nez. Mais imaginant que tout ce qu'elle espère c'est justement de me faire patienter sans mot dire un bon moment, je lui signifie alors que je lui souhaite une bonne journée et que je vais pour ma part vaquer à des occupations plus productives. J'entreprends alors mon tour de salutation des habitants du village, discutant avec la plupart d'entre eux de choses et d'autres. Mon tour m'amène à être invité pour déjeuner avec une dizaine d'entre eux qui avaient organisé un petit buffet à l'occasion du nouveau morceau de musique composé par le compositeur du village. J'avoue ne pas être extrêmement séduit par les rythmes langoureux de sa musique, je suis néanmoins très intéressé par sa façon de composer, là encore uniquement par interaction avec le bracelet, en imaginant une mélodie dans sa tête dans un premier temps, puis en la travaillant et la structurant de manière progressive en l'enregistrant dans le bracelet. Ah ! Ironie du sort, je languirais presque d'en avoir un moi aussi, désormais.
La matinée s'écoule, et je la termine avec une petite balade avec deux autres personnes qui sont allées observer à quelques pas du village l'évolution d'un couple de petits oiseaux qui ont fait nichée dans un arbre bas. Ce n'est pas très intéressant, mais l'occupation me rappelle ma maman qui passe beaucoup de temps à observer autour de la maison les différents animaux et oiseaux et leurs évolutions. En rentrant je vois, enfin, Pénoplée, qui marche seule en direction de son chalet. Je la rejoins sans faire de bruit. Bien sûr je me fais doubler par son bracelet qui lui signale mon arrivée.
- Si tu crois que je ne t'ai pas vu.
- Tu n'es pas très joueuse... Bonjour.
- Bonjour. Bien dormi ?
Je sens le piquant de sa remarque, qui me fait sourire.
- Ça t'amuse, c'est déjà ça, tu jouais, c'est ça ?
- Je suis vraiment désolé, Pénoplée, franchement je voulais tout sauf te faire du mal, quand je suis...
Elle me coupe :
- Tiens, mon bracelet dois avoir un problème, il ne dit pas que tu es en train de mentir...
Cette remarque m'énerve passablement :
- Et oh c'est qui qui est adulte là ? C'est pas toi qui es censée avoir mille ans et moi même pas vingt ? C'est bien toi qui a fait un virtuel hier, qui m'a trompé, alors que je voulais tant être avec toi.
- Et tu étais avec moi, je te signale, tu crois que le virtuel ça compte pas, c'est pour du beurre ? Ce qui compte c'est ce que tu ressens, le virtuel ou la vie, c'est pareil. Et ce n'est pas une question d'être adulte, c'est une question de respect.
- De respect ? Tu te moques de moi ! Pour moi le virtuel c'est un manque de respect !
- N'importe quoi !
- Non pas n'importe quoi ! Tu ne peux pas comprendre que tu m'as menti, tu m'as trompé, je croyais que c'était vrai mais ça ne l'était pas !
- Mais c'est pareil ! Toi même tu croyais que c'était vrai, est-ce que tu as agis différemment ? Non, justement, tu as fait exactement la même chose que si ce n'était pas un virtuel !
- Mais pas toi, toi tu le savais, toi tu savais que tu pouvais tout couper si jamais ça dérapait, toi tu savais que tu ne risquais rien !
- C'est faux ! Je n'aurai pas agi différemment dans la réalité, pour les avis c'est pareil, et si j'avais fait ça avec une mauvaise intention, tu l'aurais su, un jour ou l'autre, quand tu aurais eu un bracelet toi-aussi. Par contre m'ignorer comme tu l'as fait, oui, c'est un manque de respect !
- Mais non ! Je te respecte bon sang ! C'est parce que par mégarde je suis trop préoccupé par le fait que je ne sais toujours pas si je vais revoir Naoma avant plusieurs semaines, pas plus si je vais pouvoir retourner chez moi, ou quand je pourrai enfin librement partir à la recherche d'indices que je te manque de respect ? Oui désolé je ne pense pas à toi en permanence. Si ça c'est te manquer de respect et bien soit ! Mais... Je...
Elle a peut-être raison, après tout, pour son virtuel, peut-être que c'est moins factice que je ne le pense... Elle reste silencieuse, je continue :
- Je te respecte Pénoplée, vraiment, et je te suis extrêmement reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour moi. Et pour le virtuel, je... Je pense que je ne le considère pas à sa juste valeur parce que chez moi ce qui y ressemble c'est jouer, c'est très différent de la réalité... Pourquoi tu l'as fait, alors, si tu n'avais pas peur, ou pas de mauvaise intention, et pourquoi tu ne m'as rien dit ?
Elle est toujours très énervée :
- Parce que ! Parce que je voulais encore te faire une farce, avec ce faux coup de téléphone, en fait je l'avais déjà eu avant, et puis tu t'es rapproché, et puis... Et puis j'ai oublié qu'on était en virtuel, enfin, je... C'est pareil pour moi, mince !
- Je suis désolé... Je tiens beaucoup à toi tu sais, et je ça me fait très plaisir que nous soyons devenu proches.
- Pourtant tu préfères encore dormir loin de moi.
- Tu sais très bien que ce n'est pas vrai, que...
- Comment pourrai-je le savoir, tu ne me dis rien.
Elle exagère, elle fait son caprice ou quoi, c'est elle qui est toujours à l'autre bout de la Galaxie la plupart du temps !
- Mince mais toi aussi tu...
Hum... Restons diplomate :
- Mais... Tu pouvais demander aussi, ça m'aurait fait très plaisir de passer cette nuit en te serrant dans mes bras. Mais j'ai tellement de choses à quoi penser, je suis tellement perdu.
- J'ai l'impression que tu n'es pas si proche de moi.
C'est du délire ! C'est exactement l'inverse ! Bon... On réglera ça plus tard :
- Pénoplée, je suis perdu dans un monde que je ne connais pas, sans savoir pourquoi ni comment, sans savoir si je vais rester là et combien de temps. Tu ne peux pas me reprocher de ne pas tomber follement amoureux de toi en cinq minutes !... Est-ce que je peux te prendre dans mes bras ?
- Ici ?
- Oui.
Elle réfléchis un instant, surprise.
- Et bien, euh, si ça ne te dérange pas, j'aimerais plutôt que tu fasses ça chez moi. Pas que je ne veuille pas dire aux autres que je sors avec toi, mais juste que je préfère de pas trop l'exposer à tous.
Pfff, je m'en suis sorti... Je la prends par la main et la raccompagne jusqu'à son chalet. Une fois à l'intérieur, je la serre dans mes bras, lui demandant une fois de plus pardon de ne pas l'avoir invitée hier soir. Pour me faire excuser je lui propose de lui faire un massage :
- Tu veux dire faire une séance de massage ?
- Euh, non, moi, te faire un massage.
- Mais, comment ?
- Et bien, avec mes mains, te masser le dos, les jambes, le visage, la tête...
- Tu sais faire ça ?
- Ce n'est pas très compliqué, mais j'ai peur que ce ne soit moins bien que ce que propose vos artificiels.
- Bah ! Peu importe, c'est différent, je veux bien.
Me dit-elle en souriant. C'est bon... Mais quand même, je me demande si elle se rend compte de ce qu'elle me reproche... Peut-être que nos appréhensions son différente, après tout... Bah ! Oublions ce malentendu... Je lui fait un bisou et l'invite alors à monter s'allonger sur le lit. Je demande à Me s'il aurait de l'huile de massage, j'ai un peu de mal à expliquer et Pénoplée m'aide. Finalement celui-ci me fournit des petits sphères d'huile avec lesquelles je peux me frotter les mains pour les induire, c'est parfait. J'ai toujours aimé faire des massages, peut-être parce que j'apprécie la découverte du corps que je masse, ses points sensibles, douloureux, ou tout simplement pour donner du plaisir à une personne que l'on apprécie.
Je prends le temps, doucement, de la déshabiller, en massant légèrement au passage ses bras, épaules, jambes, cuisses. Une fois nue, je tapote du bout des doigts tous les muscles apparents, principalement le dos, les cuisses, les fesses, les épaules et les bras. Je commence alors à utiliser l'huile de Me pour doucement lui en enduire le corps, et débuter le massage à proprement parler. Je m'attarde sur les mains et les pieds, puis les jambes et les bras. J'insiste longuement sur le dos, et graduellement intensifie aussi la force de mes pressions. Régulièrement je fais une pause au niveau de la tête, pour masser le cou et le cuir chevelu. Je m'assure de manière répétée que je ne vais pas trop fort ou si je dois insister sur certaines parties plus douloureuses de son corps.
Son corps est vraiment parfait, et je ne me lasse pas de le caresser. Bien évidemment j'aurai difficilement pu ne pas être excité par cette séance, et, considérant ma pénitence accompli, je me déshabille et m'allonge nu sur son dos. Elle murmure :
- Hum, intéressant, c'est de me masser qui t'a mis dans cet état ?
- J'ai bien peur que oui, que va-t-on pouvoir faire ?
- Et bien ce serait idiot de ne pas en profiter, tu ne crois pas ? En plus pas de virtuel en vue.
J'acquiesce en souriant, elle est vraiment rancunière, et, lui écartant les jambes avec mes genoux, je me glisse doucement en arrière puis en avant, et, avec de petits mouvements du bassin, me fraye un chemin jusqu'à ce que mon sexe rentre doucement dans son vagin, puis petit à petit la pénètre à mesure que son excitation augmente. Elle se laissera faire, jusqu'à jouir en m'attrapant les fesses par derrière, puis se laissant doucement glisser vers une somnolence rafraîchissante.
- Tu vois, et bien je crois que tu dois être la première personne humaine qui me fait un vrai massage, et bien je trouve que c'est bien bête de systématiquement utiliser les artificiels pour ça.
- Ils ne font pas de bons massages ?
- Oh si ils font de très bons massages, d'autant plus qu'ils perçoivent plus justement les tensions de notre corps, mais ils en font rarement qui se terminent aussi bien...
Je souris et m'allonge près d'elle, elle se tourne et pose sa tête sur mon torse.
- Excuse-moi, pour le virtuel, je ne pensais pas que tu le prendrais mal.
Je lui fais un bisou sur le front signifiant que c'est pardonné, puis nous nous endormons ainsi pour une agréable sieste. Me diminue la température de la pièce et teinte légèrement les vitres, créant ainsi une pénombre propice à notre repos.
Nous dormons profondément, et ne sommes réveillés que lorsque Guerd et Erik passent pour savoir si nous serions d'accord pour aller nous baigner avec eux. Et c'est à la plage que nous terminons l'après-midi, avant de finir cette journée bien remplie par un dîner chez Iurt, qui est désireux de s'entretenir encore avec nous, ayant toujours mille questions sur d'où nous venons, comment nous vivons, qui sont les gens habitants notre planète...
En rentrant de chez Iurt, je ne manque pas de demander à Pénoplée si elle désire venir dormir à la maison, mais c'est finalement chez elle que nous passerons la nuit, terminant ce cent vint-deuxième jour.
Les deux jours suivants n'ont guère à envier à celui-ci, et nous profitons de la vie facile dans l'attente des différents conseils devant avoir lieu. C'est dans la soirée du cent ving-quatrième jour que nous est accordé le port d'un bracelet enfant. Ma soirée se consacre presque exclusivement à son étude. Il donne accès comme le bracelet que j'avais essayé dans le téléporteur à trois menus principaux, qui se subdivisent eux-mêmes en une multitude de choix et options. Il n'est pas déraisonnable que nous commencions avec ce modèle simplifié, car j'ai déjà du mal à me dépatouiller de toutes les fonctionnalités. Heureusement Guerd et Pénoplée nous expliquent et nous donne les raccourcis, les façons pour accéder directement à certaines fonctions clés. Moi qui ai toujours été passionné par les appareils de mesure, rythme cardiaque, poids, énergie consommée et tout autre genre d'information comme l'altitude, la température et bien d'autres, je suis aux anges. Le plus extraordinaire c'est qu'allongé tranquillement dans mon lit je peux regarder en détail ce que j'ai fait dans la journée, car il y a une sauvegarde de tout ce que l'on voit, entend, bref, tout ce que l'on ressent.
Pénoplée, que je découvre enfin, jeune et capricieuse, doit même me retirer mon jouet de force, en usant du sien, pour que je daigne enfin la prendre dans mes bras et lui faire un câlin avant de nous endormir. C'est le lendemain, le cent vingt-cinquième jour, que j'apprends à grand-peine à me servir de la fonction de sauvegarde du bracelet, et où je débute succinctement le récit à partir de notre départ de chez Martin, en espérant pouvoir retrouver un jour la partie écrite avant cet épisode, sur Terre.
Le soir du cent vingt-cinquième jour, le conseil a enfin un entretien avec Guewour et plusieurs autres personnes du conseil. Nous n'y sommes pas conviés Erik et moi, mais nous apprenons avec joie que la libération du bracelet de Naoma est validée, et que dès le lendemain nous nous rendrons sur place pour le récupérer. Depuis notre dernière visite, Moln, la personne s'y connaissant le plus en téléportation du village, et dont m'avait déjà parlée Pénoplée, est revenu et sera la personne en charge de l'expédition. Pénoplée nous explique par contre que les artificiels n'ont absolument aucune trace de notre arrivée, et ne l'expliquent pas, allant même jusqu'à mettre en doute notre bonne foi. Pénoplée nous raconte que ce paradoxe a créé un fort remue-ménage, et que de nombreuses personnes sur Adama voudraient nous interroger plus en détail pour mettre ce mystère au clair. C'est ainsi qu'il a été décidé, à partir du moment où le résultat sur la reconstitution de Naoma sera connu, d'organiser un premier entretien avec de nombreuses personnes du Congrès, et sans doute de prévoir un voyage vers Adama de tout ce petit monde pour à la fois tenter d'élucider ce mystère et préparer notre premier entretien en vue de notre admission comme membre de la Congrégation.
Ce soir là, pour la première fois depuis plusieurs jours, j'ai une discussion seul à seul avec Erik, Guerd est je ne sais où, chez un ami, ou un membre de sa famille, Pénoplée fait ses affaires, elle a toujours quelques moments d'indépendance dans la journée. J'étais seul, je suis passé voir Erik, s'il se débrouillait avec le bracelet, mais nous parlons de Naoma :
- Ils ont l'air confiant sur le fait qu'ils vont pouvoir la faire revenir.
Il n'a pas l'air aussi enthousiaste que je le pensais :
- Oui, c'est vrai. Mais j'avoue ne pas trop savoir à quoi m'attendre.
- C'est à dire ?
- Et bien ça fait maintenant plus de deux mois qu'elle est morte, il s'est passé tellement de choses ici, je ne sais pas vraiment ce que je voudrais.
- Quoi qu'il en soit elle ne se souviendra pas de ce qui s'est passé, pour elle se sera sans doute comme si elle arrivait tout à coup sur cette planète.
Il est gêné, c'est marrant je ne l'ai jamais vraiment vu gêné, il parait toujours tellement sûr de lui et indifférent... Il est sans doute plus sensible qu'il n'y paraît.
- Oui, mais... Nous allons sans doute lui raconter ce qu'il s'est passé, et... Si je peux te le demander, j'aimerais que tu ne parles pas du fait que je lui ai dis que je l'aimais, ça ne ferait que compliquer les choses. Ou en tous les cas j'aimerais que ce soit moi qui lui apprenne.
- Bien sûr, je comprends. Tu es tombé amoureux de Guerd ?
Il lève les yeux vers moi et sourit.
- Amoureux, bah, je ne crois pas, c'est sûr qu'elle est super bien roulée... Mais on sent quand même qu'elle n'est pas toute jeune dans sa tête, et puis, et puis les gens d'ici pensent pas pareil que nous...
- Vous couchez ensemble ?
- Oui, depuis presqu'un mois.
- Oh ! Je n'aurais pas dit autant.
- Je n'ai sûrement pas autant de remords que toi pour coucher avec une nana. Ça ne fait que quelques jours que vous êtes ensemble avec Pénoplée.
- Oui, même pas une semaine. Mais j'avoue que j'ai pas mal d'autres soucis qui me tournent dans la tête.
- C'est clair... Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire une fois Naoma de retour, ça ne va pas changer grand-chose, on sera toujours aussi paumé. Est-ce qu'on va rester ici, partir, chercher la Terre, mais où, personne ici ne semble la connaître ni d'avoir d'idée où la trouver...
- Je pense qu'il est important que nous puissions rentrer dans la Congrégation, cette première étape nous rendra libres d'aller où nous voulons. Pour la Terre Pénoplée pense que c'est un monde formé au delà des limites de la Congrégation où les hommes de l'Au-delà ont trouvé refuge.
- Ça ne nous avance pas beaucoup, combien de millions de planètes devrons nous visiter avant de la retrouver ? Et encore, si leurs téléporteurs déconnent autant que celui avec lequel nous sommes arrivés et que nous devons le faire en vaisseau, autant prendre directement notre retraite ici, nous n'avons aucune chance.
- C'est vrai que je n'ai franchement aucune idée de comment procéder. Mais tout ça ne peut pas être qu'un hasard, il doit bien avoir une raison où un responsable ?
- C'est ce que je me dis aussi, mais comme tu dis tant que l'on ne peut pas bouger par nous même, nous sommes un peu coincés. Depuis combien de temps sommes-nous ici ?
- Ça fait plus de quatre mois que nous sommes partis de Sydney, d'ailleurs ça me fait penser que je n'ai pas compté le temps que prend une téléportation. D'après Pénoplée c'est de l'ordre de trois jours, ce qui porterait le nombre de jours à cent trente-un et pas cent vingt-cinq comme j'avais compté. Et ça fait un peu plus de deux mois que nous sommes dans le village. Enfin, en comptant qu'un jour d'ici n'est pas trop différent d'un jour sur la Terre.
- Ça ne me paraît pas trop différent, peut-être un peu plus court.
- Oui, un peu plus court.
Erik soupire :
- Plus de quatre mois !... Ce qui veut dire que nous serions vers le début du mois de mai 2003 sur Terre. Et encore, si nous considérons que nous n'avons pas fait d'autres détours dont nous ne nous souvenons pas, ou qu'ils ne nous ont pas laissé poireauter un certain temps à Sydney avant de nous balancer sur la lune... Et aussi que tu ne te sois pas trop planté dans ton calcul. Et puis si les jours sont plus courts...
- Bah, ils ne doivent pas être si courts que ça, peut-être une heure ou deux de différence, mais pas plus, au max ça rajoute ou enlève une dizaine de jours au total, ce qui ne change pas beaucoup, vu le point où nous en sommes.
Nous sommes coupés par une douce voix féminine :
- Salut les garçons, on va manger un bout ?
Guerd, sa course finie, nous rejoint et nous allons tous les trois chez elle pour le dîner. Pénoplée ne sera pas non plus disponible ce soir, mangeant avec une connaissance dans un village plus au Nord. Je passe une grande partie de la soirée à enregistrer notre histoire, arrivant jusqu'au soir ou j'avais regardé les étoiles du toit des bâtiments. Je me couche la nuit déjà bien avancée, Pénoplée me rejoindra quelques heures plus tard, me réveillant juste un instant pour venir se blottir contre moi. J'aime la serrer contre moi, j'aime la sentir si proche, alors qu'elle est souvent si loin...
Cent trente-deuxième jour, inclus le petit ajustement pour tenir compte des temps de téléportation. C'est aujourd'hui que nous devons justement nous rendre au téléporteur pour chercher le bracelet de Naoma, et éventuellement d'autres indices avec l'aide de Moln. Je me réveille tôt, impatient. Je me lève sans bruit et demande à Chalet de me prévenir pour ne venir réveiller Pénoplée que lors du départ, qui se fera dans le milieu de la matinée. Mais elle se réveille avant et m'appelle pour savoir où je suis. J'accours presque et nous prenons un copieux petit déjeuner, en discutant de sa soirée du jour précédent. Nous allons être une petite expédition à aller là-bas, Moln, Ulri un autre villageois, super pote de Moln, Guerd, Erik, Pénoplée et moi. Le temps est maussade sur le village, et ceci jusqu'à plusieurs dizaine de kilomètres des côtes. Guerd pilote Erik et Pénoplée se charge de moi. Nous pourrions voler par nous-mêmes, mais l'apprentissage prend quelques temps, et nous sommes pressés. Le temps dans le cratère du village n'étant pas propice à un vol en altitude, avec un fort vent et beaucoup de pluie, nous ne volons qu'à quelques mètres au-dessus de la forêt, en suivant le chemin inverse que nous avons parcouru deux mois plus tôt. Le bruit de nos abeilles effraient les animaux, et, au détour d'un petite clairière, ironie du sort, trois petites bêtes noires partent en courant, effrayées, suivies par une beaucoup plus grosse, énorme même, qui les suit en boitant de la patte arrière...
Erik demande à ce que nous fassions une pause en levant la main, nous nous échangeons un regard, c'est sans doute la bête qui a attaqué et tué Naoma. Nous attendons qu'elle quitte notre champ de vision, nous demandant sans doute Erik et moi si nous ressentons de la haine à son égard, si nous voudrions la tuer, si l'espoir que nous avons de retrouver Naoma pardonne à cette mère de nous l'avoir prise pour nourrir ses bébés. Nous repartons. Étant plus nombreux et le temps moins beau le voyage durera un peu plus que la fois précédente. Arrivés sur place nous ne chômons pas et nous nous rendons directement dans le téléporteur. Moln prend contact avec les artificiels responsables et l'ouverture de la trappe pour récupérer le bracelet de Naoma ne pose pas de problème, ce qui est déjà un soulagement.
Moln tente ensuite de retrouver des informations sur notre passage. Nous ne comprenons pas grand chose à ce qu'il fait, et, hormis Ulri, qui s'y intéresse aussi, nous allons pour notre part grignoter un pain aromatisé dans la cuisine. Erik est dépité en découvrant ce qui m'avait moi-même très agacé lors de ma première visite avec Pénoplée. Nous consommons les petits gâteaux au goût sucré-salé en faisant un tour des locaux, et espérant de Pénoplée qu'elle nous fasse découvrir tout ce que nous avions manqué.
Les tours de magie commencent dans la cuisine par la génération de chaises autour des tables. En prenant de la main le rebord de la table, une tige métallique y croît pour donner naissance à un petit siège arrondi.
- Voilà pour la cuisine. Bien sûr à cela s'ajoute le contrôle de l'opacité des fenêtre, de la lumière, de la température...
Pénoplée illustre ses propos en faisant l'obscurité dans la pièce, puis en ramenant les vitres à une transparence parfaite. Nous ressortons pour rejoindre la pièce annulaire principale.
- Ici se trouve les postes de travail, de la même façon vous trouverez des chaises au niveau des tables, et de plus une connexion à l'intelligence des bâtiments. Cette connexion vous donne accès à la base de connaissance et les différents paramètres des locaux, ainsi que leur historique.
Pénoplée, une fois assise sur la chaise nouvellement créée, fait apparaître une console virtuelle comportant une représentation des bâtiments, et, en prenant de ses mains les différents paramètres, nous détaille en montrant des séquences vidéos en trois dimensions le rôle et le travail qui occupait les personnes présentes dans ces locaux ; ces épisodes remontant à près de mille cinq cent ans.
- Ceci était un poste d'étude de la faune et de la flore du cratère. Les personnes travaillant ici y passaient généralement une dizaine de jours.
- Où dormaient-ils ?
- Au sous-sol, vous n'y êtes pas allés ?
- Nous n'avons pas pu...
- Ah, oui... Je sais...
Pénoplée sourit et me caresse la joue en me gratifiant d'un regard de compassion avant de se diriger vers la petite salle couloir donnant sur toutes les autres.
- On ne peut pas descendre sans bracelet. Suivez-moi.
Nous grimpons avec elle sur la plaque, et descendons pour nous retrouver, enfin, dans ces fameux sous-sols. Erik soupire :
- Et dire que j'avais peur d'y trouver je ne sais quoi...
- Pas de quoi s'affoler, effectivement, tu as raison Erik.
Le sous-sol est simplement constitué d'une dizaine de petite chambres indépendantes, comportant chacune un lit et une petite table, ainsi qu'une armoire.
- Il n'y a rien d'autre ?
- Non, cette endroit servait juste de dortoir, nous avons toujours aimé dormir en sous-sol. Nous retournons en haut ?
Nous remontons cette fois-ci par les escaliers, la porte s'ouvrant sans manière devant la volonté de Pénoplée.
- Mais que peut-on faire sans bracelet chez vous ? Rien ?
- C'est ce qui permet de nous identifier, n'avez-vous pas vous aussi des systèmes d'identifications chez vous, qui vous sont nécessaires pour accéder à certaines choses ?
- Si, mais nous nous en servons moins souvent, c'est moins contraignant.
- Bah, ça le deviendra sans doute.
Pénoplée a sûrement raison, à partir du moment où une identification électronique efficace existera, elle sera déployée systématiquement. Mais comme c'est déjà un peu le cas, ça posera de nombreux problème de vie privée, toutefois. Mais peut-être que le déploiement d'une intelligence artificielle indépendante sera enfin le rêve du philosophe au pouvoir de ce vieux Platon...
- Mais, Pénoplée, des personnes ne se sont-elles pas opposés au port quasi-obligatoire de bracelet, c'est tout de même un peu embêtant pour les libertés individuelles, la vie privée, non ? N'importe qui peut savoir ce que tu fais, où tu vas ?
- C'est marrant ce que tu dis, parce que ici c'est plutôt mal vu de cacher des choses, c'est un peu notre histoire, si tu caches des choses c'est que tu n'es pas digne de confiance. Pourtant certaines personnes le refusent oui, et vivent sans, mais très peu. Et puis pas n'importe qui peut accéder à tes données. Il faut faire confiance au système, bien sûr, mais si tu supposes que le système est fiable, seul toi est garant de tes données, par contre tu dois les dévoiler si tu désires quelque chose, ce qui est honnête. D'autre part avec un certain nombre d'avis on peut quand même accéder à ton bracelet.
- N'y a-t-il pas de l'abus, des personnes qui cherchent suffisamment d'avis juste pour pouvoir déjouer ou espionner ?
- Ce n'est pas si évident que ça de trouver des avis dans un but non honnête. Je te rappelle que les gens sont capables de savoir quand tu mens. D'autre part espionner pour quoi ? Par jalousie ? Oui, et encore, il n'y a pas grand chose de mal à faire ici, tout ce que les uns peuvent avoir, les autres peuvent l'avoir aussi, s'ils sont aussi honnêtes. Je ne sais pas trop comment c'est chez vous, mais j'ai l'impression que votre système vous pousse à faire des choses malhonnêtes. Maintenant c'est moins vrai, mais avant, quand il y avait encore du travail et une sorte de compétition entre les gens, c'était à celui qui était le plus honnête, le plus franc... Depuis les reptiliens le moindre signe de malhonnêteté pouvait te décrédibiliser pour un bon bout de temps... Et aujourd'hui, maintenant que les gens ne travaillent pas, ne dirigent pas, il ne reste guère que les histoires de coeur ou d'orgueil qui persistent. Et les gens savent reconnaître l'orgueil ; essaie au village de trouver suffisamment d'avis pour avoir accès à mes données quand je m'absente comme hier soir, je te souhaite bien du courage. Je ne dis pas que ce n'est pas possible, mais je pense que c'est extrêmement difficile, d'autant qu'à ma connaissance personne ne s'en est jamais vraiment plaint à raison.
- Mais, pour avoir accès à tes données justement, combien faut-il d'avis ? Un, cinq, dix ? Comment est-ce calculé ?
- C'est une sorte de duel. Si tu veux accéder à mes données et que je m'y oppose, alors tu peux faire appel à une personne supplémentaire et lui exposer le problème. Si elle t'est favorable, à mon tour de chercher des personnes qui seraient en ma faveur.
- Mais quand cela s'arrête-t-il ? Le tout peut durer indéfiniment !
- C'est vrai que ça peut durer très longtemps en théorie, mais dans la pratique les gens s'impatientent quand même, et dans l'exemple donné, au bout d'un jour ou deux soit toi soit moi aurions baissé les bras. De plus dans la majeure partie des cas une très nette majorité s'exprime en faveur de l'un ou de l'autre, et si au bout d'une semaine, par exemple, je n'avais que dix pourcent des avis, j'ai tout intérêt à céder, car ça pourrait m'être préjudiciable par la suite. Mais tu m'as déjà parlé de ça, ça a l'air d'être un problème important chez vous, mais chez nous, ici, franchement ce n'est pas ce qui motive les foules, les gens sont tout à fait heureux même en sachant que dans certaines conditions ils devront dire qu'ils ont fait des choses pas toujours très bien, mais tout le monde a des faiblesses, ce qui est important, c'est que tout reste tolérable pour tout le monde.
Cette discussion allant, nous nous étions rendus dans la salle comportant la table centrale, les cages, les barres métallique ainsi que la grande baie vitrée.
- Ce sont les barres que vous utilisiez, j'imagine que vous n'avez pas réussi à les faire fonctionner ?
J'en prends une dans les mains, toujours surpris de leur légèreté.
- Pourquoi ? C'est censé faire quoi ?
- Prends-la fermement et ouvre ton bracelet, ton bracelet doit pouvoir te montrer les fonctions.
Je comprends que Pénoplée me demande de me concentrer sur mon bracelet pour en ouvrir le menu. Et, surprise, dans le menu principal, sur la petite sphère représentant mon corps, se trouve la barre dans ma main. En allant consulter le menu, j'accède effectivement à une partie spécifique à la barre. Erik s'empresse de faire de même et sous restons tout deux silencieux en explorant les différentes possibilités. Erik s'exclame :
- Eh ! Il y a un menu pour définir les facteurs de répulsion ou d'attraction sur les animaux, on dirait que la mienne est configurée pour faire fuir tous les gros animaux et ceux qui sont dangereux, et pour attirer les petits !
Je vais moi aussi dans ce sous-menu en m'exclamant.
- Ah mais ça explique pourquoi nous avions ici tellement d'aisance à chasser alors que c'était une vrai galère là-bas dans l'autre cratère quand nous avions perdu les barres !
Erik soupire :
- Si seulement nous avions gardé ces barres, Naoma ne se serait sans doute pas faite attaquée...
Je soupire moi aussi, un peu gêné finalement de cette découverte.
- Oui...
Je quitte ce menu pour retourner dans celui que j'explorais, un ensemble de fonctionnalités qui me laisse penser que la barre peut se transformer, changer son aspect. Je sélectionne l'aspect d'une épée, mais ça ne semble pas fonctionner. Je demande à Pénoplée :
- J'ai tenté de la métamorphoser en épée, mais ça ne marche pas...
Pénoplée touche la barre de sa main, reste silencieuse un instant, puis déclare, étonnée :
- Étrange, tu ne devrais pas avoir accès aux menus restreints avec ton bracelet.
Pénoplée saisit alors la barre, et, surprise, la barre se métamorphose en une digne épée de Conan le Barbare ! Elle me l'a tend.
- Ces barres ne doivent pas être toutes jeunes, ce doit être un ancien modèle...
Je ne fais guère attention à ce quelle dit, absorbé par mon nouveau jouet :
- Mais c'est génial !
Je sors de la salle pour aller au dehors et tester mon jouet sur diverses brindilles. Pénoplée s'écrit avec la voix que je n'aime pas :
- Eh ! Tu vas où avec ton épée ?!
Je comprends mon erreur, ici la nature est sacrée :
- Ah... Euh... Je vais couper... Euh... Tester... Euh...
- Je te rappelle que tout ce que tu fais en ce moment sera pris en compte lors de votre audience pour devenir membre de la Congrégation, alors tu ferais mieux de restreindre un peu tes pulsions guerrières !
Pénoplée reprend la barre et lui redonne sa forme originale. Je la repose, penaud, contre la paroi.
- OK, OK... Ça craint le paradis...
Pénoplée ne dit rien, mais j'imagine ce qu'elle se dit, que je ne suis encore qu'un gamin effronté et désireux de découvrir le monde, alors qu'elle n'aspire plus qu'à une vie tranquille. Je m'approche d'elle et l'embrasse doucement dans le cou, en lui murmurant à l'oreille.
- Mais non tu n'es pas si vieille que ça...
Elle sourit et me rend mon baiser. Nous retournons voir où en est Moln et son compère. Mais la situation ne semble pas évoluer de manière notable pour eux, nous les retrouvons tous deux assis sur les sièges contre la paroi, en train de discuter de choses sans rapport avec leur problème actuel. Pénoplée leur demande :
- Alors, du nouveau ?
Moln se retourne le visage fautif vers nous :
- Non, absolument rien, je certifierai sur tout ce que tu veux que ce téléporteur est hors service et que rien ne s'est passé ici depuis plusieurs centaines d'années. Je ne comprends pas ce qu'il a pu se passer.
Est-ce qu'il pourrait être dans le coup, est-ce que tout cette histoire au village ne pourrait être qu'un piège ? Pénoplée, Guerd, Moln, pourraient-ils être dans le coup ? C'est impossible, à moins que ce ne soit un virtuel géant ? Bah, il doit bien y avoir moyen de prouver que nous sommes apparus, il doit bien exister une façon de démonter ce machin !
- Mais, il y a pas des méthodes détournées pour savoir ce qu'il s'est passé, un niveau d'énergie, une trace de génération d'un clone, où sont-ils, d'ailleurs, les clones qui servent au téléportage ?
- Ils sont soit générés soit crées à partir de clones stockés en dessus, dans le générateur.
Moln indique de son doigt la pièce au dessus de nous.
- Et on ne peut pas faire des prélèvements, voir la date de la dernière génération, voir la courbe d'utilisation d'énergie, je ne sais pas, n'importe quoi ?
Moln garde son calme, me répondant comme à un gamin :
- Si, et justement la dernière activité remonte à trois cent cinquante trois ans et des poussières, un peu avant la désactivation du centre.
Je m'écrie :
- Mais c'est faux ! C'est manifestement faux ! Les trucs qui vous ont donné ces informations mentent, ou ils sont pétés ! C'est évident, il ne faut pas les croire, il faut vérifier par nous-mêmes ! Il nous faut péter ce putain de téléporteur de mes couilles et lui sonder sa race en profondeur ! Sacrebleu !
Je ne maîtrise pas encore trop les différents niveaux d'injures, même si je joue un peu de ces différences de langage. Moln est décontenancé en plus de ne sans doute pas tout comprendre à mon argot approximatif, Pénoplée me calme.
- Calme-toi, ça ne sert à rien de s'énerver.
Mais de les voir tranquilles à attendre que les choses se fassent, alors que de toute évidence leur matos est buggué jusqu'à la moelle me révolte !
- Je ne suis pas énervé, je fais juste comprendre que vos artificiels sont des menteurs, qu'on ne peut pas leur faire confiance et qu'il faut trouver par d'autres moyens ce que nous cherchons.
Ulri répond avec étonnement :
- Mais... Les artificiels ne peuvent pas mentir.
Je le regarde dans les yeux et lui demande :
- Bien, soit, et je viens d'où alors ?
Il ne sait pas quoi répondre.
- Je... Peut-être que... Je ne sais pas.
Je demande à Pénoplée :
- On peut causer à cette maison ?
Elle me répond :
- Oui, mais uniquement avec un bracelet adulte.
- Dis lui que c'est un menteur, que je suis arrivé là il y a deux mois, et qu'il ferait bien de m'expliquer comment s'il ne veut pas que je démonte pièce par pièce.
- Il dit qu'il n'y a eu personne de téléporté ici depuis...
Je la coupe, passablement énervé :
- Demande-lui qu'elles sont les dernières personnes venues ici avant nous aujourd'hui.
Pénoplée garde sa voix calme et son ton pédant :
- C'est toi et moi il y a...
Elle m'énerve !
- Oui avant, bon ! Tu aurais pu rectifier par toi-même !
Et Bingo ! Pénoplée se vexe.
- Oh mais ça suffit, comporte-toi autrement ! Je suis là pour t'aider alors pas besoin de me traiter comme une demeurée, tu crois que ton attitude est constructive peut-être !
Je souffle et lui demande pardon :
- Excuse-moi... Je suis désolé... N'y a-t-il pas un moyen que je discute avec lui ?
- Les dernières personnes avant nous, c'étaient notre petit groupe la première fois que nous sommes entrés en contact avec vous, le jour où nous avions éteint votre feu.
- Et qui avait fait ce feu, a-t-il des images.
- Non, il ne sait pas, aucune image.
- Aucune image ! Comme si nous existions pas !... Comment peut-on accéder à la salle du dessus ?
- On ne peut pas.
- Comment ça on ne peut pas ! Il y a bien moyen de le démonter ce bâtiment !
Pénoplée me regarde dans les yeux et me sermonne :
- J'aimerais que tu changes de ton, c'est la dernière fois que je te le fais remarquer, tout ça servira pour acceptation dans la Congrégation et...
Cette dernière remarque est la goutte qui fait déborder le vase, c'en est trop, ils ne sont tous que des incompétents complètement aseptisés par leur vie d'amorphe, je préfère en rester là. Je retiens ma colère :
- Bon OK on se casse, c'est bon.
Et je sors de la pièce et me dirige dehors. Erik me rejoint quelques minutes plus tard. Le voyant, j'enlève mon bracelet et le pose près de l'entrée. Erik fait de même et nous nous éloignons un peu.
- J'étais bien d'accord avec toi de lui démonter la tronche, moi, à ce téléporteur, mais ce ne sont qu'une bandes de lavettes.
- Ils sont complètement affolés à l'idée que leur monde parfait puisse avoir une faille, et le moindre truc de travers ils sont démunis, c'est dingue...
- On dirait même qu'ils tentent de croire que les choses pas normales le sont, comme pour toujours être bien sûr que tout est parfait.
- C'est clair...
- Tu penses que nous pourrions revenir plus tard pour trouver des réponses ?
- Pas avant d'avoir leur foutu bracelet en tous les cas, de plus il nous faudra des outils et des choses dans ce genre, et nous ne comprenons rien à leur technologie, il faudrait savoir comment c'est construit pour pouvoir extraire des informations à la main. Peut-être avec les barres, mais ça à l'air solide leur truc, j'ai peur qu'on ne puisse pas faire grand chose, et puis même si on trouve des trucs, on n'arrivera pas à les lire...
- Oui mais déjà si on trouve quelque chose, il doit bien y avoir des info dans leur base de données.
- Peut-être, mais faut-il encore qu'ils ne nous mettent pas des bâtons dans les roues avec les avis qu'ils nous faudra et tout leur bazar.
- Bah, une fois qu'on aura quelques entrées, on se trouvera bien le moyen de se dénicher quelques bons vieux rayons lasers ou autre, tous les systèmes ont leur circuit parallèle. Peut-être pas ici, mais sur Adama ou je ne sais, ce devrait le faire, ça ne peut pas être si parfait et lisse.
- Je ne sais pas, nous verrons en temps utiles, mais c'est clair que s'il nous faut attendre qu'ils se bougent les fesses eux-mêmes, c'est pas gagné, ils vivent à deux à l'heure, c'est terrible... C'est cool ici mais il faut pas être pressé...
- D'un autre côté, s'il ne se passe jamais rien, c'est un peu normal qu'ils soient décontenancés. Ce ne sont peut-être pas les meilleures personnes pour nous aider, il y aura peut-être des jeunes, des vrais jeunes je veux dire, qui seraient plus capable de nous comprendre et nous aider.
- Mouais, c'est pas bête de trouver des vrais jeunes, enfin, en attendant il faudra encore qu'on se débrouille quoi.
Ils sortent à ce moment du bâtiment, en discutant entre eux. Pénoplée impose presque :
- Nous pouvons partir.
Je tente de réponde avec la voix la plus neutre possible :
- Oui.
Nous allons récupérer nos bracelets. Pénoplée nous regarde d'un air très énervé.
- Pourquoi aviez-vous enlevé vos bracelets ? Vous savez que c'est encore plus grave pour vous que de dire des bêtises ?
Je me contente d'un sourire forcé en la regardant, et je me place droit dans l'attente du départ.
- Je suis prêt.
Erik répond de même. Le voyage ne me déçoit pas, il est brutal et rapide, comme je pouvais m'y attendre. Pénoplée est partie de l'avant, laissant à Moln et les autres le soin de voyager plus tranquillement. Une fois arrivée, Pénoplée ne dis pas un mot et s'en va vers son chalet. Elle est vexée mais qu'importe, j'ai d'autres choses en tête. C'est elle qui est censée être adulte, après tout. Je rejoins mon chalet, et tente infructueusement de l'interroger pour avoir plus d'informations sur les téléporteurs. Je me fais préparer alors un copieux pique-nique, que je vais manger sous la pluie fine au bord de la mer.
Comme moi le ciel pleure mais ne gronde pas ; je suis triste bien plus que je ne suis énervé. L'énervement n'est rien, il n'est qu'un moyen pour faire avancer les choses ; mais qu'est ce que je fais ici, et qu'est ce que je vais faire ? Ce n'est définitivement pas chez moi... Ah, mon Dieu... Est-ce là ton paradis ? Règnes-tu sur ces contrées éloignées ? Toi que j'ai oublié depuis si longtemps, c'est perdu si loin que parfois je me demande... Je devrais être heureux, Naoma va peut-être revenir, et la vie est si simple ici. Mais après, qu'allons nous devenir, combien de mois, d'années nous faudra-t-il attendre dans leur système avant de pouvoir espérer faire quelque chose ? Ils ne sont pas plus dynamiques que s'ils étaient morts. Ce qu'ils sont déjà tous, d'ailleurs... Je repense à la Terre, à ma famille, à Deborah... ? Ils me croient sans doute tous mort là-bas... Les larmes me montent aux yeux, je pleure. C'est paradoxalement réconfortant parfois, d'exhumer sa peine, de faire s'évacuer les sanglots... J'aimerais tant revenir avant que vous ne soyez tous morts et enterrés depuis des siècles... Mais après tout, ne pourrais-je pas être heureux ici ? Construire une nouvelle vie, trouver de nouveaux combats, de nouvelles motivations, découvrir toute cette science que nous n'aurons jamais avant des siècles ou des millénaires, et surtout vivre pour toujours ou presque...
Il pleut toujours, je n'ai pas encore touché mon déjeuner. Soudain je suis surpris par une personne s'asseyant à côté de moi. C'est Pénoplée, je ne l'avais pas entendue, à moins qu'elle ait utilisé sont bracelet. Elle reste un moment silencieuse puis me parle enfin, en regardant l'horizon :
- J'ai vu que tu pleurais, je... Je suis désolée d'avoir été sèche. Je ne me rends pas compte que pour toi notre tentative représente l'espoir de pouvoir retourner chez toi, de comprendre cette histoire. Je comprends que parfois tu voudrais que les choses aillent plus vite.
- Ce n'est pas si grave, je trouverai bien un moyen.
- Je comprends que tu puisses nous en vouloir, de ne pas tout tenter, mais... Nous sommes tellement désorientés. Il ne nous est jamais arrivé une chose de ce type, nous pauvres villageois. Et encore moins que les artificiels mentent, ou soient défaillants, même après une contre analyse. Tout marche toujours sans problème... D'habitude.
- Je comprends, c'est moi qui suis désolé d'avoir été impatient et méchant. Tu as déjà beaucoup fait pour moi, et je t'en suis reconnaissant.
Je redeviens silencieux, et pousse un long soupir. Pénoplée reprend sa voix craintive, celle de la petite fille que je voudrais tant réveiller en elle pour de bon :
- Tu... Tu veux que je te laisse seul ?
Je me retourne vers elle, elle est craquante avec les petites gouttes d'eau qui perlent au bout de son nez. Je me lève et me place derrière elle, je la tiens dans mes bras, entre mes jambes. Je lui fais un bisou dans le cou.
- Non reste, j'ai assez à manger pour deux, ça te dérange de manger sous la pluie ?
- Avec toi non...
Je souris à sa remarque, je ne la crois qu'à moitié, mais c'est bon de rêver un peu parfois. Je me relève, car sans dossier cette position n'est pas très facile à tenir ; je prends alors mon petit panier et lui propose les différentes portions que Chalet avaient préparées pour moi. Pénoplée s'installe ensuite allongée sa tête sur ma jambe, et nous parlons de ce que je faisais pour m'amuser sur Terre. Elle m'interrompts pour me dire que Guerd nous cherche pour savoir si nous sommes prêt pour rejoindre Moln qui a terminé d'étudier le bracelet ramené ce matin. C'est dommage, nous étions si bien, tous les deux sous la pluie. Nous nous dépêchons pour les rejoindre après un nettoyage express dans le chalet, pour retirer le sable et nous sécher les cheveux.
Mais je me suis enthousiasmé un peu vite, car comme l'explique Moln, même si l'enregistrement semble cohérent et complet, nous n'aurons pas le plaisir ou la déception de savoir le résultat avant les trois jours nécessaires à la synthèse d'un nouveau corps pour Naoma, son corps précédent étant trop endommagé pour être remis à niveau. Nous n'en saurons pas beaucoup plus pour aujourd'hui, et il nous faudra maintenant patienter ces quelques jours.
Nous ressortons, il pleut toujours, rendant l'atmosphère un peu triste, malgré la température qui reste élevée. Je repars avec Pénoplée et je la suis jusqu'à chez elle. Nous nous apprêtons à faire une sieste. Elle se permet de me demander un massage, j'accepte. Il se finit bien, encore, peut-être voulait-elle se faire pardonner, ou alors sent-elle que je ne vais pas trop bien... Enfer ou paradis, nous sommes toujours tristes un jour ou l'autre...
Nous dormons un petit peu, sans doute pas plus d'un demi-sixième, nous ne sommes pas réellement fatigués, c'est juste tellement agréable de se retrouver un peu côte à côte, de serrer quelqu'un dans nos bras, de pouvoir parler tout bas bien au chaud... Pénoplée, allongé sur mon torse, s'amuse avec mes poils :
- Quels étaient tes liens avec Naoma ?
Je soupire :
- Je t'avais déjà raconté, je l'ai connue en Australie, la partie de mon monde où nous nous trouvions avant d'être téléportés une première fois, je ne la connaissais là-bas que depuis un mois environ.
- Oui, mais, en Australie, justement, que faisiez-vous ? Elle était poursuivie comme toi ? Tu l'as rencontrée par hasard ? Est-ce que tu es sortie avec elle ?
- Non. Mais...
Elle cesse de me caresser, attendant ma réponse.
- Mais ?
- Mais je pense qu'elle s'était attachée à moi, et j'en ai eu confirmation quelques heures seulement avant qu'elle meure, quand elle m'a demandé ce que je ressentais pour elle, un peu après qu'Erik lui ait dit qu'il l'aimait.
- Erik aimait Naoma ? Pourtant Erik sort avec Guerd, ça ne va pas poser problème ?
- Pas vraiment, dans la mesure où elle ne se rappellera pas de cet épisode, pour elle ce sera comme au moment de notre arrivée sur cette planète. D'ailleurs peut-être que nous devrions ne pas trop nous voir au début, j'ai peur que ça la blesse.
C'est peut-être quand je la sens un peu amoureuse qu'elle m'attendrit le plus, ma Pénoplée, avec sa petite voix un peu hésitante :
- Tu penses ? Mais... Si tu n'as pas envie de sortir avec elle, elle peut comprendre, non ?
Je souris et l'embrasse :
- Oui, c'est vrai, ne t'inquiète pas. Mais dans les premiers jours je pense qu'elle sera toujours avec moi, et ça l'embêtera si elle sait que par conséquent ça m'empêche de te voir, en plus Erik ne sait lui non plus pas trop où il en est, alors je pense que ce sera mieux pour elle que pendant quelques jours, le temps qu'elle fasse connaissance, nous nous retrouvions un peu tous les trois, pour lui laisser le temps de s'intégrer avec les gens du village.
Pénoplée se serre un peu plus contre moi, comme si elle avait froid.
- Oui c'est une bonne idée... Tu vas lui raconter ce qu'il s'est passé ?
- Pas la partie concernant Erik, il me l'a demandé, le reste je pense que oui, je lui dois bien ces explications.
Elle change de sujet, avouant enfin ce qui la tracasse :
- Tu m'en veux toujours pour ce matin ?
Je remonte sa frimousse pour pouvoir lui donner un baiser.
- Non, mais non. C'est à moi que j'en veux. Je suis trop impatient, je ne comprend pas toujours votre façon de voir les choses, je suis un peu perdu tu sais.
- Tu sais pour le bracelet, j'étais sérieuse, il ne faut pas trop que tu l'enlèves n'importe quand, ça pourrait rendre ton adhésion difficile.
- Et que feriez-vous de nous alors, vous nous désintégreriez ?
- Non, vous seriez mis en gardiennage chez des artificiels sur une planète quelconque, et oublié de tous...
- Quelle différence avec ici ?
- Et bien... Euh, c'est différent, vous ne seriez pas libres de vous téléportez où vous voudriez, vous ne pourriez pas communiquer avec n'importe qui, ce serait un peu comme vous êtes maintenant...
-Il y a beaucoup de gens dans ce cas, dans ces prisons ? Ce sont vraiment des prisons, non ?
- Pas vraiment, ce sont souvent des gens qui ne sont pas capables de se gérer eux-même, des gens qui...
- C'est donc ça ! Les éléments non conformes vous les envoyez au fin fond de la Galaxie pour les oublier !
- Non, uniquement les gens méchants, les gens ou il faudrait tellement d'assistance qu'ils ne seraient plus eux-mêmes.
- Tu veux dire ? Changer leur esprit ?
- Oui, certaines personnes ne peuvent pas s'empêcher d'être méchantes, et c'est difficile de savoir si nous devons brider leur esprit ou les laisser libres.
- Mais vous ne savez pas ce genre de choses avant qu'ils naissent ?
- Si, souvent, et dans la plupart des cas nous arrivons à modifier leur développement pour qu'ils ne présentent pas leur agressivité, mais dans quelques cas, mais c'est rare, il y en a quoi ? Peut-être quelques dizaines de milliers ?
- Quelques dizaines de milliers ! C'est pas énorme, vous êtes combien déjà ? Trois cent milliards ?
- Trois cent soixante.
- Ça fait un pour dix millions, sans doute la marge d'erreur de vos techniques... Mais ils vivent complètement à l'écart ?
Non, ils sont sur des planètes où existe un contrôle plus important, mais tout le monde peut y aller, tout le monde peut aller les voir, leur famille, leurs amis, c'est juste qu'il faut faire un peu attention.
- Mais ils font quoi, il tuent des gens ? Et entre eux, ils ne sont pas dangereux ? C'est peut-être encore plus mauvais de les laisser les uns avec les autres ?
- Non ils ne sont pas vraiment les uns avec les autres, ils ont un monde adapté, ils sont uniquement avec les choses qui n'exacerbent pas trop leur agressivité, souvent des choses virtuelles, souvent ils ne voit personne, parce que ce sont les autres qui stimulent leur méchanceté, mais pour chacun c'est un cas spécial. Tous ces gens ne peuvent pas vivre avec nous, ils deviennent complètement fous, alors on leur crée un monde où ils sont heureux...
- Et nous on serait là bas, dans un virtuel géant nous rappelant la Terre, c'est ça ?
- Non je ne sais pas, nous n'avons pas vraiment des gens comme vous, toutes les personnes hors de la Congrégation l'ont intégrée sans problème, même venant de planètes où ils avaient été oubliés pendant des siècles, alors je ne pense pas que ça posera trop de problèmes. C'est surtout pour te faire un peu peur, parce que si je pense que vous serez intégrés, ça peut prendre très longtemps, des années, des dizaines d'années ou même des centaines... Tant que les gens ne seront pas sûr que vous nous comprenez...
- C'est pas gagné qu'on vous comprenne, vous et vos artificiels...
- Tu penses que nous sommes soumis à ces artificiels, que nous ne pouvons vivre sans, que nous nous croyons libres mais qu'en fait ils nous manipulent ?
- Je ne crois rien, je constate juste que personne n'explique comment nous sommes là, pourtant nous sommes bien là !
- Oui c'est vrai, et je ne le comprends pas non plus, mais peut-être sur Adama trouveront-ils plus de réponses ?
- Pourquoi en trouveraient-ils plus que nous, vous avez accès aux même données, non ? Aux mêmes sources d'informations ? Vous êtes tous égaux !
- Oui, mais, ils ont plus d'expérience, sans doute, sans doute ne savons-nous pas où chercher.
- Mais vos artificiels, eux, ils sont beaucoup plus intelligents que vous, ils doivent savoir ou chercher, non ?
- Et bien, habituellement oui, mais là...
- Mais là ils vous dupent, et ce n'est peut-être pas la première fois, où alors est-ce le prémices de gros soucis pour vous.
- Comment ça ?
- Si vous perdez le contrôle de vos artificiels, vous êtes finis. Si des hommes de l'Au-delà, qui doivent bien rechercher une vengeance, j'imagine, si les hommes que nous avons vu sur cette lune où nous étions téléportés, si ces hommes qui fabriquent des vaisseaux et des armes vous attaquent, s'ils piratent vos téléporteurs et vous envahissent, que feriez-vous ?
- Avec des "si" on fait beaucoup de choses, pour l'instant rien de tout ce que tu dis ne s'est produit, et nos barrières de protections, nos flottes spatiales, nos détecteurs, rien n'indique qu'une attaque quelconque se prépare, en tous les cas pas que je sache. Quant à savoir si certains téléporteurs ont été piratés, peut-être, mais je pense plutôt que c'est une défaillance, peut-être êtes-vous bien arrivés sur Stycchia il y a trois cents ans après tout, et que vous êtes restés en sommeil là-bas tout ce temps. Peut-être sortez-vous d'une simulation de la Congrégation qui nous a fait perdre la mémoire et l'a remplacée par ce que tu crois. C'est arrivé, par le passé, que lors de téléportation des personnes soient incorrectement initialisées.
- C'est possible ? C'est possible que nous ayons pu rester si longtemps dans le téléporteur ? Ou que ce n'était qu'un virtuel ? Mais comment aurions-nous pu inventer tout ça, notre nouvelle langue, elle devrait être connue de vous si elle sortait d'un virtuel, non ?
- Oui, pour la langue tu as raison, c'est peu probable que vous sortiez d'un virtuel, mais de rester si longtemps dans le téléporteur, à partir du moment où celui-ci a eu un problème, on ne peut pas savoir. Et puis vous n'avez aucun repère pour savoir.
- Si c'est le cas il n'y a pas grand besoin de nous presser pour retourner chez nous, nous n'y retrouverons rien. Mais comment savoir ?...
- J'ai peur qu'il ne soit pas possible de savoir...
Trois cents ans... Et si nous étions arrivés il y a trois cents ans... À quoi bon se battre alors ? À part la curiosité et la nostalgie qu'est-ce qui pourrait bien me ramener sur Terre ? Il nous faudrait tenter de retrouver des constellations ou des galaxie et voir si leurs positions a changé, mais ni Erik ni moi ne devons nous rappeler de tout ça... Bah ! Je préfère ne pas plus y penser et m'endormir en caressant doucement Pénoplée serrée contre moi...
Après la seconde sieste, je quitte Pénoplée pour la laisser accueillir un cousin ou en tous les cas un membre de sa famille ; je n'ai pas encore saisi toutes les variantes des noms consacrés à leur statut familial, dans la mesure où les familles ici comportent plusieurs dizaines de générations entretenant des liens plus ou moins étroits. Cette fin d'après-midi de libre me permet de continuer mon récit dans mon bracelet, j'y consacre plusieurs heures, jusqu'au dîner, que je vais prendre chez un habitant du village avec qui j'avais sympathisé. Cette possibilité d'être resté bloqué pendant trois cents ans me tracasse, et c'est en cherchant dans le bracelet que je découvre qu'il peut tenter de reconstituer des souvenirs anciens. Ce n'est pas parfait mais il retrouve tout de même certaines images, il retrouve beaucoup d'images, surtout, qui vienne de mon aventure sur la Terre, il retrouve Deborah, cette nuit d'amour que nous avons passé, il retrouve tous ces détails que j'avais enfouis dans ma mémoire sans le savoir... Voilà de quoi compléter le récit que j'avais écrit alors, si jamais je le retrouve, ce qui n'est pas encore gagné, surtout s'il est perdu depuis trois siècles...
Comme la nuit précédente, Pénoplée me rejoindra tard pour se glisser dans mes bras. J'aime comme elle est depuis que nous sommes ensemble, j'aime la voir rire plus souvent, et, par dessus tout, j'aime la voir oublier sa lassitude pour retrouver, un peu, sa fougue enfantine. Douce nuit l'un contre l'autre, mais je ne peux m'empêcher de penser à Deborah, si loin, et à toutes ces filles dont j'ai croisé la route... Vous me croyez toutes mort, sans doute, disparu, après ces quatre mois si loin... Nous nous accordons le lendemain matin, cent trente-troisième jour, un petit déjeuner au lit servi par un artificiel. Je découvre à cette occasion la présence de ceux-ci dans l'appartement. Ils sont en fait cachés dans le décors, ou dans un placard, et en sortent au besoin pour accomplir diverses tâches. La plupart ressemblent à des gros insectes, filiformes, aux multiples pattes pour pouvoir agripper, bouger, porter toute sorte de choses :
- Mais, il y en a beaucoup du même genre dans l'appartement ?
Pénoplée est appuyée contre le montant du lit, la couverture, si tant est que l'on puisse appeler ainsi le tissu à la fois chaud, doux et auto-nettoyant qui nous recouvre, seulement jusqu'à sa taille, me laissant le spectacle agréable de son buste nu, ses deux seins tentant mes yeux plus encore que ses lèvres tentent ma bouche. Elle le sait et en joue, en me répondant comme si de rien était :
- Non, assez peu, en fait la plupart sont générés si besoin, et détruits s'ils ne servent pas pendant un certains temps. Toutefois ils sont présents en permanence. N'as-tu pas remarqué que ton chalet était toujours propre ?
J'effleure son sein de la main, délaissant mon petit pain pour l'embrasser dans le cou :
- Et bien, euh, non, je n'ai pas vraiment fait attention, je pensais être suffisamment précautionneux pour ne pas le salir.
Pénoplée sourit en faisant glisser ma main sur son sein.
- Et bien non, les cheveux que tu perds, les peaux mortes, les saletés, tout est récupéré par de tous petits robots qui recyclent tout ce qui traîne. Je ne veux pas te dégoûter, mais toute la nourriture que tu consommes vient presque exclusivement d'un cercle fermé.
Elle se cambre un peu quand je lui prends plus fermement son sein, mais continue à grignoter son petit pain.
- Tu veux dire que Chalet recycle mes besoins, mes cheveux, mes peaux mortes, tout mes déchets, et avec produit la nourriture ? Mais, je consomme de l'énergie pourtant, il doit y avoir des pertes, ça ne peut pas être un cercle complètement fermé ?
Vexé qu'elle ne délaisse pas son petit-déjeuner, je glisse ma main plus près de points sensibles, je me rassure doublement en découvrant son excitation quand elle écarte un peu les cuisses, pour faciliter mon arrogance.
- Non ce n'est complètement fermé car justement le chalet reçoit de l'énergie de la ceinture planétaire, et avec cette énergie et les déchets, resynthétise de la nourriture, de l'eau, des habits, tout ce dont tu as bes... Mmm..
Enfin l'ai-je distraite !
- C'est pas mal...
- Mmm, oui, c'est plutôt pas mal... Vous ne recyclez pas chez vous ? Ici nous tenons en horreur tout déplacement de matière, car c'est très coûteux.
- Même pour quelques va-et-vient très localisés ?
Elle pousse le plateau, rattrapé par l'artificiel, et dirige sa main pour se venger de mon ingérence.
- Si ça reste très localisé, c'est plutôt encouragé.
Je me dérobe et me glisse sous la couverture pour m'immiscer entre ses jambes, sans perdre le fil de la conversation :
- Nous recyclons de manière insignifiante, et de plus pas sur place, pour être recyclées les choses, chez nous, doivent parcourir d'énormes distances, ce n'est pas efficace du tout. C'est d'ailleurs un des problème majeur de mon monde, l'utilisation des ressources naturelles.
Pénoplée écarte un peu plus les jambes, marquant son contentement, elle me pousse un peu pour se retrouver allongée, ponctuant de plus en plus son discours de murmures révélateurs :
- C'est bizarre que votre technologie... Soit si éloignée de la notre... J'ai dû mal à comprendre comment... Votre civilisation est apparue...
Mes doigts prennent le relais de ma langue pour ne pas lui laisser de répit.
- De ce que j'en sais nous avons évolué à partir du singe pour petit à petit nous différencier et devenir des hommes. Et vous ?
Ah ! Je n'en peux plus, viens !
Petit intermède musical, sonore serait peut-être plus adéquat, et je découvre sous ses ordres le plaisir que l'on peut crier, arrivant ainsi à moduler l'ascension pour un sommet commun.
Quelques caresses supplémentaires et tout revient dans l'ordre, reprenant chacun notre déjeuner où nous en étions, et la discussion comme si ce n'avait été qu'une seconde... C'est sans doute encore moins, pour elle...
- Naturellement ?
Elle m'a tout de même un peu perdu :
- Comment ça ?
- Votre évolution, vous avez évolué à partir du singe de manière naturelle ? Vous avez les traces de cette évolution ? Comment le savez-vous ?
- Et bien oui, nous avons des fossiles, des traces de civilisations anciennes, d'outils... Nous ne sommes toutefois pas complètement sûr du cheminement exact de nos ancêtres, mais nous avons les grandes lignes. En tout cas nous avons des restes qui datent de plusieurs centaines de milliers d'années, plusieurs millions, même...
- J'ai du mal à croire que l'homme soit apparu à deux endroits différents. Ton corps, sur Terre, c'est le même que celui-ci, tu n'as pas de différences ?
- Comment ça ? Si, j'ai remarqué quelques petites différences, mes cicatrices ne sont pas tout à fait les mêmes, et il ne réagit pas tout à fait pareil.
- Oui, ça c'est parce que ce n'est pas vraiment ton corps, c'est un clone, standard, mais tu n'as pas de différences physiques importantes, pas de bras plus longs, de capacité respiratoire complètement différente, une vision qui change...
- Non, ce n'est pas très différent, d'ailleurs il m'a fallu plusieurs jours pour réaliser que ce n'était pas vraiment mon corps.
- C'est incroyable ! Quand j'étais au labo, dans tous les mondes que nous avons découverts, le plus infime changement, une planète un tout petit peu plus éloignée de l'étoile, la présence d'une lune ou pas, un écart d'un pourcent de la concentration d'oxygène, et l'évolution conduisait à des espèces vivantes qui n'avaient rien à voir, pas la même structure, des formes d'ADN complètement différentes, pas le même code génétique, ce n'est pas possible que vous soyez apparus là-bas et nous ici séparément !
Je hausse les épaules, ce qu'elle dit ne m'étonne pas trop et confirme que les films de science-fiction où des multiples espèces se côtoient et ne diffèrent guère que par leur couleur de peaux et la forme de leur tête ne sont pas très exacts.
- Comment l'expliques-tu alors ?
- Ça, je ne sais pas, mais il est possible, comme nous l'avions déjà dit, que votre Terre soit un colonie très ancienne d'hommes partis d'Adama... Ils remontent à combien vos fossiles ?
- Comme je t'ai dis, plusieurs millions d'années.
- Mais... Ils ont l'air réels ?
- C'est difficile à dire, dans la mesure où nous n'avons que ça sous la main, nous pouvons difficilement les mettre en doute.
- Oui c'est vrai. Vous avez eu des reptiles ?
- Euh, nous avons toujours des reptiles.
- Vous avez toujours des reptiliens avec vous !
- Mais, euh, qu'appelles-tu reptiliens ?
- Ce sont comme des gros lézards, mais se tenant debout, trois ou quatre mètres de haut, pas très malins, mais suffisamment pour nous avoir élevés et mis en esclavage.
Extraordinaire.
- Ah non, nous n'avons pas du tout ce genre de reptiles. Les reptiles qui pouvaient peut-être s'apparenter à ce que tu dis, nous appelions cela les "dinosaures", et ils ont disparu il y a soixante-cinq millions de nos années, environ quarante millions des vôtres, à la suite d'une chute de météorite. Et de plus je crois qu'ils n'étaient pas malins du tout du tout.
Pénoplée regarde vers la fenêtre, l'air perplexe...
- Je ne comprends pas.
- C'est quoi cette histoire de reptiliens ?
Jour 139
- C'est un des épisode les plus noirs de notre histoire, il faudra que je te le raconte, les artificiels ont une archive pas mal du tout à ce sujet, mais c'est assez long, alors on verra un peu plus tard.
- OK...
Je finis mon petit pain et hésite à en prendre un autre, mon bracelet m'indique que je n'ai plus faim, ce qui est ma foi vrai, alors je repousse un peu le plateau, récupéré par l'artificiel qui s'éclipse avec, Pénoplée ayant elle aussi terminé.
- Et pour revenir sur le virtuel, je ne pourrais vraiment pas sortir d'une version clandestine, inconnue, une sorte d'expérience secrète ? Resté confiné à l'intérieur depuis mon enfance ?
- Si, je pense que ça n'est pas impossible, pourtant nous n'avons pas eu de problème de ce genre depuis des millénaires. Normalement les artificiels veillent à tout ça. Mais c'est difficile à dire, avec tout ce qui arrive ici ces derniers temps...
- C'est pas gagné que je rentre chez moi, quoi...
Pénoplée me fait un câlin, devinant ma mélancolie.
- Allez, un peu d'espoir, en attendant je prendrai soin de toi.
Nous nous embrassons et je glisse doucement ma main sur son corps, m'apprêtant, encore, mais comment résister, mon corps comme le sien à l'endurance inépuisable, à lui faire l'amour. Elle est étonnée, encore, de tant de vivacité, leur éternité rendant les choses moins précipitées, sans doute. Nous nous levons ensuite pour aller faire un tour dans le village et passer le bonjour.
Ce jour-ci et le suivant ne sont guère différents, nous profitons de la vie facile d'ici. Balades, discussions interminables, il y a tant de choses que je voudrais savoir et apprendre. Pour satisfaire ma curiosité bien sûr, comment ne pourrais-je pas être comme un enfant découvrant le monde face à cet univers qui se dévoile sous mes yeux, ces technologies, cette humanité vivant dans une harmonie et un bonheur semble-t-il quasi-parfait, mais pour tenter, aussi et surtout, de comprendre. Comprendre d'où je viens, quels liens nous avons avec tous ces hommes, et pourquoi, pourquoi cette histoire m'est tombée dessus, pourquoi encore et toujours ce bracelet, pourquoi ensuite cette organisation, cette fille qui m'a sauvé, puis le kidnapping avec Erik et Naoma, cette Lune, ma mort, mon assassinat plutôt. Et ce monstre bleu, qui pouvait-il être, que voulait-il, que cherchait-il ? Les mystères ne se sont pas vraiment amoindris depuis mon départ, à peine ai-je l'impression de trouver un élément explicatif que tout s'emmêle à nouveau dans une réalité toujours plus complexe, plus démente, plus folle. Le bracelet, puis les hommes qui me poursuivent, le pentagone, l'armée américaine, l'organisation, l'interrogatoire à Sydney, cette étrange fille, le désert, Melbourne, la lune, Stycchia, et que sais-je encore, peut-être est-ce que je ne me rappelle pas de tout, peut-être ne suis-je qu'un voyageur égaré depuis des siècles... Bah, je préfère me dire que ce sont bien cent trente-cinq jours qui se sont écoulés, rien qu'en ces quatre moi j'en ai fait du chemin, et de là où je suis il se mesure en années-lumière...
Pourtant, même si quelques fois la tristesse ou la fatigue m'ont fait regretter toutes ses aventures, je sais bien que pour rien au monde je ne préférerais ma petite vie morose d'avant, dans ce monde que je croyais tellement décadent que seule une révolution pouvait le sauver. Mais il m'est aujourd'hui presque aussi inconnu que tout le reste, avec l'implication probable de personnes venues d'ici, avec cette histoire nouvelle qui explique peut-être beaucoup de choses. Je tente de décrire tous ces détails de manière la plus précise possible dans le bracelet, pour pouvoir, peut-être un jour, démêler tous ces fils ; chaque détail, chaque insignifiante remarque de l'un ou de l'autre peut être l'indice qui me mettra sur la piste. Sauver des idées n'est pas chose aisée, et dans un premier temps je me servais surtout d'un enregistrement pur de phrases dictées dans ma tête. Mais cette procédure n'est pas très simple, car autant si je les dis dans la langue de Pénoplée, le bracelet peut-il les transcrire en écriture, que je ne comprends pas, autant si je les exprime en français, elles restent sous forme vocale et leur restitution ou leur consultation n'est pas des plus évidente non plus, même si des fonctions de recherches phonétiques très efficace sont disponibles. Quoi qu'il en soit je rajoute désormais, en plus, des images mentales au récit, cette technique permettant d'accélérer les recherches en situant rapidement à quelle moment se passe la partie associée. Je ne suis pas encore très au point sur toutes les techniques mises à ma disposition, elles sont pourtant pour la plupart complètement naturelles et transparentes, un peu comme quand on recherche dans sa propre mémoire, pensant à des bribes d'un souvenir, et le bracelet fournissant les passages s'en rapprochant.
Cent trente-cinquième jour. J'ai dormi chez Pénoplée, et je me réveille seul, étonné de ne pas la trouver à mes côtés. Me m'indique qu'elle n'a pas très bien dormi et qu'elle s'est levée un peu plus tôt, me demandant de l'appeler quand je serai disposé à prendre mon petit-déjeuner avec elle. Je l'appelle donc, et un quart d'heure plus tard nous sommes attablés autour d'un, sans doute, appétissant petit-déjeuner préparé par Me. Sans doute car j'ai encore un peu de mal à oublier toutes mes références culinaires pour me consacrer à ces petits pains multicolores sans réels rapport avec une quelconque nourriture plus naturelle.
- Tu n'as pas bien dormi m'a dit Me, quelque chose ne vas pas ?
Pénoplée utilise la voix que je n'aime pas, quelque chose la tracasse. Elle s'écrit :
- Décidément on ne peut rien cacher dans cette maison !
Me intervient.
- Je suis désolé, je ne pensais pas que cette information devait rester confidentielle.
- Non ne t'inquiète pas Me, je plaisantais, tu peux nous laisser déjeuner sans te faire de soucis.
Me comprend alors la sommation polie de ne plus nous interrompre. Mais Pénoplée semblait plaisanter à peine.
- Oui je n'ai pas très bien dormi, mais rien de grave, je suis allée faire un petit tour en attendant.
- Tu es un peu malade où quelque chose comme ça ?
- Non non tout va bien, ne t'inquiète pas, oublions ça. Profitons de ce petit-déjeuner ensemble.
Elle ne veux pas en parler, mais je crois comprendre à cette dernière expression :
- Ah !... C'est Naoma ? C'est le retour de Naoma qui t'inquiète ?
Sa voix ne me trompe pas, elle est redevenue la vieille femme d'avant, insensible et lasse de tout...
- Non non, je suis contente que vous retrouviez enfin votre amie, ça fait des mois que vous attendez ce moment. C'est juste que...
- C'est bien ça, c'est bien le retour de Naoma. Tu as peur que nous ayons moins de temps pour tous les deux ?
Tout en lui disant cela, je me lève et me place derrière elle pour la prendre dans mes bras et l'embrasser sur la joue. Elle redevient un peu plus la jeune fille que j'aime :
- Peut-être oui, je ne sais pas trop à vrai dire... J'ai toujours été assez solitaire, mais, après tout, nous n'étions pas si mal tous les deux... Enfin, moi au moins... Je... Ça fait longtemps...
- C'est vrai que je vais passer du temps avec elle je pense, surtout au début, mais que ça ne nous empêche pas de nous voir, et puis tu pourras toi aussi rester avec nous, je n'y vois pas d'inconvénient, après tout tu connais mieux la langue que nous et ça rendra son intégration d'autant plus rapide. Toi et d'autres d'ailleurs, il faut qu'elle rencontre le maximum de personnes pour ne pas se sentir isolée.
Pénoplée est à la fois jeune et vieille, c'est étrange comme je peux voir différemment les caprices de personnes âgées à travers elle. C'est étrange comme je m'aperçois qu'être vieux ça n'empêche pas d'être encore fragile, enfant, presque. Et je comprends mieux alors tant de situations que j'ai connue sur Terre, tant de situations où je me rends compte, désormais, que si notre corps change nous gardons nos frustrations d'enfants, nos blessures et nos peurs... Pénoplée se serre contre moi :
- Je ne sais pas trop si j'ai vraiment envie de rester avec vous, je pense que c'est mieux si nous nous voyons séparément, et puis j'ai des tonnes de gens à qui je dois rendre visite, ça fait si longtemps, j'en profiterai.
- Comme tu veux, mais n'hésite pas une seule seconde si tu veux qu'on passe un moment ensemble.
- Ne t'inquiète pas, c'est bien que tu t'occupes d'elle.
Erik se présente au chalet avant même que nous n'ayons terminé notre déjeuner, lui-même n'ayant que peu mangé, il s'attable avec nous, et Guerd nous rejoint quelques minutes plus tard. Tout le monde rassasié, nous nous rendons chez Moln, que nous dérangeons d'une partie de je ne sais quel jeu de réflexion, sans doute une sorte d'échec ou de go, qu'il menait avec son éternel collègue Ulri. Il est étonné de nous voir si pressés, il est vrai que tout se passe si tranquillement dans ce monde. Après vérification, il s'avère toutefois que la reconstitution corporelle s'est correctement terminée :
- J'avais indiqué de ne pas procéder à l'empreinte cérébrale, de façon à nous donner le temps de vérifier que tout est bon. Nous pouvons nous rendre au téléporteur et, si tout va bien, transférer l'image du bracelet.
Nous suivons Moln et quelques minutes plus tard nous contemplons, par l'intermédiaire d'images virtuelles, le nouveau corps magnifique de Naoma. Mais si celui-ci doit être sans doute plus parfait, son ancien corps terrestre, d'après mon souvenir, n'a que bien peu à lui envier. Elle était déjà très belle. Moln commente :
- Vous ne le remarquerez peut-être pas, mais les données complètes sur l'apparence physique n'était pas disponible, uniquement la version sommaire.
Erik s'inquiète :
- Qu'est ce que ça signifie, qu'elle ne sera pas complète ? Qu'elle ne sera pas vraiment elle-même ?
Moln répond sans réellement comprendre l'angoisse d'Erik.
- Oh, à partir du moment où nous sommes clonés nous ne sommes pas vraiment nous-mêmes, mais je ne parlais pas de son empreinte cérébrale, qui est toujours la partie sauvegardée en premier lieu, car la plus importante. Mais le téléporteur n'a semble-t-il pas procédé à la sauvegarde du scan détaillé de son corps. Son visage sera très ressemblant, mais le reste de son corps est assez générique, si elle avait des petites marques caractéristiques, il se peut qu'elle ne les retrouve pas.
Je regarde alors mon poignet droit, réalisant que la marque de la brûlure imprimée dessus n'est qu'une sorte de tatouage amélioré. Pénoplée le remarque et me prends par la main. Nous restons silencieux un moment, Moln se retourne vers nous :
- C'est bon ? Vous trouvez que cette apparence est suffisamment ressemblante malgré tout, nous pouvons rajouter quelques détails si vous les connaissez.
Erik répond :
- En ce qui me concerne je me serais laissé berner entre ce corps et son précédent, donc je n'ai pas d'objections. Peut-être Ylraw la connaissait-il mieux ?
- Non, tel quel il me va à moi aussi, et puis j'imagine qu'elle pourra elle-même arranger ces détails par la suite si quelque chose ne va pas ?
Moln confirme :
- Oui, enfin pas d'elle-même tant qu'elle n'a pas de bracelet, mais je ne pense pas que ça pose un problème pour nous de lui permettre de le faire si besoin.
Pénoplée et Guerd nous rassurent que ce point ne soulève aucune inquiétude. Moln indique donc au téléporteur qu'il peut procéder. Erik demande :
- Combien ça prend de temps ?
Moln lui répond qu'il faut compter quelques minutes, puis une fois l'image validée et imprégnée, encore quelques minutes pour que le téléporteur vérifie que toutes les fonctions de l'organisme sont correctement initialisées. L'intervention se termine par le temps de réveil, qui est variable suivant les cas. Moln nous transmet les graphiques indiquant la progression des opérations jusqu'à l'ouverture du tube. Nous restons alors silencieux, regardant le corps nu de Naoma, parfaitement sec et propre malgré sa génération pendant plus de trois jour dans le liquide jaunâtre, sans doute nourricier et protecteur, mais néanmoins jaunâtre.
Une vingtaine de minutes doivent s'écouler, Moln discute avec Ulri de choses et d'autres, et Guerd avec Pénoplée. Erik et moi restons silencieux, regardant avec sans doute un petit serrement au ventre le retour de notre compagnon de route, cette autre personne qui nous rend un peu moins seul si loin de chez nous.
Un froncement de sourcils, sa bouche qui s'entrouvre, un léger mouvement de la main. Un frisson me parcourt, j'ai le ventre noué. Puis ses yeux qui s'ouvrent à peine, et en quelques secondes le réveil brutal et l'affolement. Elle crie, en anglais :
- Mon Dieu ! Le bracelet ! Quand je l'ai mis j'ai eu un flash ! Mais qu'est ce qu'il se passe ? Où...
Elle regarde autour d'elle, s'aperçoit qu'elle est nue, masque sa poitrine, elle me voit, me lance des regards affolés, je m'approche d'elle, lui temps la main :
- Tout va bien Naoma, ne t'inquiète pas.
Je la prend par la main. Je l'aide à sortir du tube, elle se blottit dans mes bras :
- Mais que s'est-il passé, qui sont ces gens, d'où viennent-ils ? Mais ? Nous ne sommes plus au même endroit ?
- Ne t'affole pas.
Erik demande à Pénoplée :
- On peut lui filer des habits ?
- Oui, je vais en chercher.
Naoma ne comprends pas :
- Mais, c'est quoi cette langue, vous la comprenez, depuis quand? Qu'est ce qu'il s'est passé ?
Je ne sais pas par trop quoi commencer, mais elle comprend vite, toute seule, la réalité... Je la tiens toujours serrée dans mes bras, elle se recule :
- Oh ! Mon Dieu ! Je suis morte c'est ça ? Je suis morte et vous venez de me recréer dans un autre téléporteur ! C'est la même chose que ce qu'il t'est arrivé, c'est ça ? Mais pourquoi est-ce que je me rappelle de mon arrivée alors ?
- Oui tu as deviné, tu es... Morte, mais nous avons réussi à récupérer une sauvegarde de ton état qui date du moment où tu as enfilé le bracelet.
- Et, mais, où sommes-nous ? Nous sommes encore sur une autre planète ? Ça fait combien de temps que je suis morte ?
- Non nous sommes toujours sur la même planète. Voilà environ quatre-vingts jours que tu es morte.
- Quatre-vingt jours ! Oh ! Presque trois mois ! Mon Dieu, oh mon Dieu...
Pénoplée revient avec des vêtements amples que Naoma enfile rapidement, se sentant tout de suite plus à l'aise. Je n'ai même pas encore eu le temps de lui dire à quel point j'étais heureux de la revoir, mais je ne tarde pas plus. Je la reprends dans mes bras, Naoma commence à pleurer, mais nous savons Erik et moi que ce n'est pas très inquiétant venant d'elle. Nous sourions tous les deux.
- Ça me fait tellement plaisir de te retrouver, pendant si longtemps j'ai cru que c'était fini...
Erik s'impatiente et la prend aussi dans ses bras. Elle semble surprise de tant d'engouement de sa part et revient vite vers moi. Je me tourne et lui désigne nos hôtes :
- Je te présente Pénoplée, Guerd, Moln et Ulri. C'est surtout grâce à Moln que tu es de retour.
Ils la saluent et elle leur fait en retour un signe de la main. Elle salue plus longuement Moln pour le remercier. Elle me souffle doucement à l'oreille :
- Dis leur que je suis enchantée de les connaître, et que je remercie beaucoup Moln de m'avoir sauvée.
Je transmets le message, puis je propose que nous allions faire un tour dehors avant d'aller déjeuner. Pénoplée et Guerd préfèrent ne pas se joindre à nous, dans la mesure où nous allons parler anglais et que les retrouvailles seront plus faciles pour Naoma si nous restons tous les trois. Nous sommes donc de nouveaux tous les trois, enfin, le futur à du bon, parfois, d'effacer nos désespoirs. Naoma me tient par la main.
- Ça fait combien de temps que vous êtes arrivés dans ce village ?
- Ça fait un peu plus de soixante-dix jours, à vrai dire un peu moins d'une semaine après ton décès.
- Je... Je suis morte comment ?
- Si tu veux je peux te raconter plus en détail tout depuis le début ? Un peu comme toi tu m'as raconté quand nous étions sur la lune, c'est un peu pareil, en fait.
- Oui, c'est vrai... Je voudrais bien que tu me racontes, mais est-ce que je pourrais juste savoir d'abord comment je suis morte ? Est-ce que j'ai souffert ?
Erik est direct :
- Tu as été tuée par une bête féroce.
Naoma s'écrit et se met les deux mains devant la bouche :
- Oh ! Mon Dieu ! J'ai été dévorée ? C'est horrible ! Par un léopard ? Le même que celui qui nous a attaqué ! Ah ! Je crois que j'aurais préféré ne pas le savoir finalement.
- Non tu n'as pas été dévorée, elle t'a mordue au cou, puis nous l'avons mise en déroute, mais tu es morte quelques minutes plus tard, ta mort fut sans doute douloureuse mais rapide, tu as perdu conscience presque immédiatement.
- Aaah ! C'est horrible. Mais c'était loin d'ici ? Vous avez transporté mon corps sur tout le chemin ? Non, c'est un nouveau corps, n'est-ce pas?
Erik répond :
- Oui c'est un nouveau corps, mais nous avons bien transporté le tien sur des dizaines de kilomètres, dans l'espoir de te soigner. C'est pour cette raison que nous sommes venus dans ce village en fait, on l'aurait peut-être évité sinon, enfin j'en sais rien. Mais tu étais morte depuis trop longtemps et nous avons dû trouver un autre moyen. Mais on te racontera tout ça en détails depuis le début ?
Erik a dit 'nous avons transporté' alors qu'il l'a fait seul, il lui avouera sans doute plus tard, peut-être...
- Si, si, mais... Tu peux me faire visiter en même temps aussi, vous habitez ici maintenant ?
Erik lui explique, il a l'air content, ça me fait plaisir, il m'a lancé un regard dans lequel j'ai vu sa joie, j'ai vu qu'il me pardonnait tout, j'ai vu que nous étions sans doute encore plus proches, après cet événement :
- Oui, juste à côté, nous avons chacun un chalet, celui-ci et celui-là.
Erik indique du doigt les deux chalets côte à côte.
- Vous avez chacun votre propre maison ? C'est génial ! Mais ces gens, ils sont avec nous ?
- En tous les cas ils n'ont pas l'air contre, ils sont même plutôt cools, mais Ylraw va te raconter.
Pendant plus de deux heures, soit en marchant lentement, soit assis dans l'herbe à l'ombre des arbres, Erik et moi racontons l'histoire depuis ce fameux jour où Erik a découvert les bracelets. Je parle principalement, et Erik ponctue l'histoire de diverses précisions et commentaires. J'essaie de garder le maximum de détails pour redonner à Naoma le plus d'information sur ses souvenirs manquants. Je me réfère à l'histoire que j'ai moi-même stockée dans le bracelet pour ne rien oublier. Nous sommes interrompus par Guerd qui appelle Erik pour lui proposer de déjeuner, alors que j'avais terminé nos premiers jours dans les bâtiments et notre départ précipité dans la jungle. Nous retournons doucement au village pour rejoindre Guerd. Pénoplée ne souhaite pas se joindre à nous, elle me prend juste en aparté un moment pour m'indiquer qu'elle profite que je sois occupé pour aller rendre visite à sa mère pour les trois jours suivant. Elle me quitte sur un baiser, que je fais prolonger en la retenant un instant. Elle sourit et s'en va, me faisant un dernier signe de la main. Nous étions à l'écart et Naoma n'a pas assisté à la scène, mais elle se pose déjà des questions :
- C'est qui cette nana, pourquoi elle te parle en privé ?
- C'est Pénoplée, c'est elle que nous avons vue en premier en arrivant ici, et ensuite nous sommes restés proches.
- Proches comment ?
- Je te raconterai toute l'histoire, mais pour l'instant, je pense qu'il est temps que tu prennes tes premiers cours de langue.
Le repas est consacré aux premiers mots de vocabulaire de Naoma. Elle est curieuse d'apprendre, et le repas se prolongeant, elle connaît déjà les formules de politesse principales et deux trois phrases quand, sans doute presque trois heures plus tard, nous quittons la table pour une balade sur le bord de mer. Le temps est couvert et il ne fait ainsi pas trop chaud, appaisé par une petite brise rafraîchissante.
L'après-midi est de nouveau consacrée au récit, ponctuée par quelques baignades et autres batailles dans l'eau chaude de la mer, un peu moins chargée en poisson que celle proche de notre cratère d'accueil, mais tout aussi bleue et magnifique. Arrivée au bout de la plage de sable, nous nous asseyons pour continuer l'histoire, jusqu'au soir naissant où nous reprenons la route du village. Le soir Naoma est presqu'au fait de toute la partie où elle était encore là. J'ai volontairement occulté la discussion que nous avions eu en nageant elle et moi quand nous avions rejoint la mer la première fois. Et sur un accord via une communication privée avec Erik, je lui ai expliqué que je détaillerai la discussion que j'avais eu avec elle avant notre départ un peu plus tard, sans mentionner comme il me l'avait demandé sa déclaration à Naoma. Ces bracelets sont tout de même un merveille, pouvoir discuter en seul à seul avec une personne sans que personne autour ne le sache, c'est formidable. Un peu dérangeant, toutefois, d'avoir l'impression de cacher des choses, mais Erik et moi ne voulons que le bien de Naoma.
Pour le dîner, que nous prenons chez Erik, en compagnie de Guerd et deux autres villageois que nous avons invités au passage, Naoma récite ce qu'elle a retenu de son cours du midi, mais elle s'emmêle un peu, ce qui est plus que compréhensible après cette journée quelque peu dense en information. Elle est en forme, toujours aussi attendrissante, je suis vraiment heureux de la retrouver, Erik aussi, et finalement je me demande nous ne pourrions pas nous accommoder tout trois de ce petit coin de paradis.
Nous nous quittons à une heure somme toute correcte, Naoma laissant entrevoir des signes de fatigue. Nous laissons tout ce beau monde et traversons les dix mètres qui nous séparent de mon chalet. Nous avons convenu que Naoma dormirai chez moi ce soir, Erik fait un peu durer la séparation puis rentre chez lui. Nous nous retrouvons tous les deux, au calme.
- Dis moi, Guerd et Erik, il y a quelque chose entre eux ?
Je feinte la surprise et passe pendant ce temps un coup de fil à Erik. Naoma poursuit :
- Et bien j'ai l'impression que Guerd, en tous les cas, elle est assez proche de lui, et il m'a semblé qu'ils se sont pris par la main à un moment avant le repas.
Erik n'est pas opposé à ce que je dise la vérité à Naoma, il ne veut pas se cacher de toute façon. Je reste néanmoins assez flou.
- Oui je crois qu'ils sortent ensemble, peut-être, mais c'est plutôt du ressort de Guerd qui tourne autour d'Erik depuis que nous sommes arrivés.
- On voit qu'elle ne le connaît pas vraiment, franchement je ne sentirais pas de sortir avec un voyou pareil.
Ah, ironie du sort ! Voilà donc à quel point nos avis peuvent changer du tout au tout en quelques jours... Sa remarque me fait sourire, elle m'attriste aussi un peu pour Erik...
- Pourquoi est-ce que tu souris ?
- Et bien, je ne sais pas... Ta méfiance à son égard, vous avez tout de même partagé beaucoup sur la Lune, et puis il ne t'a jamais laissée tomber.
- Mouais, il n'a pas non plus fait grand chose pour essayer de t'aider quand tu es mort là-haut. Et puis je ne sais pas, je crois que je ne lui fais pas confiance.
Je préfère ne pas continuer dans cette discussion, et je profite de la présentation de Chalet à Naoma pour changer de sujet.
- Je te présente Chalet, c'est l'intelligence artificielle qui contrôle la maison, tu peux lui demander dès que tu as une question ou un problème.
- Bonsoir Naoama, j'espère que vous allez vous plaire ici, allez-vous habiter avec Ylraw ?
Naoma ne comprends pas ce qu'il dit, mais elle a tout de même compris son nom. Elle me glisse à l'oreille :
- Comment il connaît mon nom ? Et qu'est ce qu'il a dit.
Je lui traduis et rajoute :
- Oh tu sais par ici tout est relié, même si on ne le voit pas.
Je m'adresse ensuite à Chalet :
- Chalet pour l'instant elle ne parle pas encore la langue, donc ne t'étonne pas si elle ne te répond pas. Je pense qu'elle va rester ici quelques jours, le temps que le village lui trouve sa propre maison.
De nouveau à Naoma :
- Voilà, je lui ai dis que tu allais rester quelques jours ici, le temps que tu ais ta propre maison.
- Ça ne me dérange pas de rester habiter avec toi tu sais...
- Oui oui, on verra à l'usage.
Je sens que le tout va être sportif, entre Erik, Guerd, Pénoplée, Naoma et moi, je n'ose même pas imaginer l'imbroglio... En attendant, il faut au plus vite que je lui raconte l'explication que nous avions eu peu avant sa mort, de manière à déjà éclaircir les choses de ce côté là.
- On dort où ?
- Je vais demander à Chalet de te préparer un lit.
Elle me fait un regard de chien battu :
- Oh !... Je peux pas dormir avec toi ? S'il te plaît, je n'ai pas envie de rester toute seule. Juste comme la nuit que tu avais passé chez moi ?
Comment pourrai-je refuser...
- Si tu veux.
Elle m'embrasse sur la joue.
- Merci... Est-ce que je peux avoir une chemise de nuit, où un truc dans ce style ?
Je parle à Chalet :
- Chalet, tu lui trouve une robe de chambre légère, et à moi un caleçon ?
- Ils vous attendent sur le lit.
- Merci t'es cool.
Nous nous couchons, Naoma se glisse doucement contre moi. Elle me demande de continuer à lui raconter l'histoire, mais elle n'en saura pas beaucoup plus, un petit bruit charmant me faisant comprendre qu'elle s'est endormie. Un peu plus tard dans la nuit je la repousserai doucement... Je dormirais mal cette nuit là, sans doute gêné par la présence de Naoma, peut-être un peu inquiet aussi qu'elle ne se rapproche trop, et me demandant si Pénoplée pense à moi...
Au matin, en ce cent trente-sixième jour depuis notre départ de Sydney, je me réveille un peu tard, m'étant endormi que la nuit bien avancée. Naoma n'est pas dans le lit, mais me voyant réveillé elle y revient et m'apporte deux petits pains.
- Où as-tu trouvé ces pains ?
- C'est Chalet qui me les a donnés. J'ai commencé à lui apprendre l'anglais.
- C'est vrai que je n'avais jamais pensé lui apprendre notre langue.
- J'en ai déjà mangé deux, c'est vachement bon ces petits trucs, tu sais avec quoi c'est fait ?
- Il ne vaut mieux pas que tu le saches.
- Oh non ! Ne me dis pas que c'est le même principe que la machine de Bakorel !
- J'en ai peur.
- Oh... Pfff... Enfin, après tout c'est plutôt une bonne chose de recycler. Et de toute façon sur Terre c'est un peu pareil, nos déchets servent au final à faire pousser les plantes et tout revient toujours à un moment ou un autre. Et puis en plus ils ont bon goût alors....
Je mords aussi dans le petit pain bleu vert, à la pâte légèrement croustillante, à peine sucré, ressemblant un peu aux pâtisseries arabes, l'huile en moins.
- Tu as bien dormi ?
- Oui génial, je crois que je n'ai même pas tenu plus d'une phrase de ton histoire hier soir, j'ai peur qu'il ne faille que tu recommences.
Je pense que c'est le moment opportun pour que nous abordions le sujet délicat de notre dernière conversation avant sa mort.
- Quand je t'ai raconté l'histoire, hier sur la plage, j'ai omis quelques parties.
Naoma sent que je ne vais sans doute pas lui raconter quelque chose de plaisant, elle laisse son petit pain.
- Ah ?
- Oui, après notre arrivée au bord de la mer, à la sortie de la cuvette, nous sommes allés nager tous les deux, et nous avons un peu parlé. Tu m'as proposé de rejoindre le petit cratère qui se trouvait à environ un kilomètre de celui où nous nous trouvions.
- Et, nous y sommes allés ?
Réécrire l'histoire ?
- Non, j'ai refusé.
Naoma prend une voix un peu triste :
- Tu ne voulais toujours pas de moi, c'est ça ?
- Je... Je ne voulais surtout pas compliquer la situation avec Erik, nous étions perdus tous les trois, et je pensais que ce n'était pas sain que nous commencions une relation qui aurait pu le faire se sentir un peu à l'écart.
- Je comprends, mais bon, nous n'aurions pas été obligés de le montrer au grand jour.
- Peu importe !
- Et ?
- Il n'y a pas eu de suite jusqu'à une discussion que nous avons eu quelques heures avant que tu ne disparaisses.
Naoma reste silencieuse, inquiète et curieuse de savoir la suite, j'imagine.
- Un moment que nous étions seul, tu m'as demandé quels sentiments j'avais pour toi, et si je t'avais tout dit. Je t'ai dit que j'éprouvais de l'amitié, mais tu n'as pas semblé convaincue, me demandant si c'était tout. Tu m'as rappelé que j'avais dit ne plus vouloir faire l'amour avec toi, et tu as insisté pour savoir pourquoi j'étais aussi sûr de moi en disant cela. Je savais que quoi que je dise, j'allais te blesser. Je le savais et je ne savais pas comment dire. J'ai simplement dit que je ne voulais pas te blesser, et que ce n'était pas raisonnable que... Nous couchions ensemble, que la situation était trop complexe, que je devais avant tout démêler cette histoire, que nous ne nous connaissions pas assez... Mais tu m'as fait justement remarquer qu'il ne m'avait fallu que trois jours pour coucher avec Deborah et que je semblais pas en avoir beaucoup de remords. Et ce que tu en as déduis c'est que je ne voulais pas de toi parce que je te considérais pas assez bien pour moi. Que je cherchais quelqu'un à conquérir, et pas à aimer. Quelqu'un comme Deborah, oui. Je n'ai pas dit non, sans doute parce qu'il y avait une part de vérité dans ce que tu disais. Tu t'es fâchée et tu es partie, et tu ne m'as plus adressé la parole. Quelques heures plus tard tu étais morte, et j'étais désespéré que ç'ait été sur un désaccord que nous nous fussions quittés.
- Je suis désolée de m'être fâchée, ça a dû être dur pour toi.
- Tu n'as pas à être désolée, c'était ma faute. C'est moi qui suis tellement désolé de t'avoir fait de la peine. Et je suis désolé de t'en faire encore en te racontant cette histoire, mais je préférais que tu le saches.
- Oui, c'est mieux, je te remercie de me l'avoir racontée. Mais qu'y puis-je si je me suis attachée à toi ? Mais je comprends, j'ai déjà eu des amis qui voulaient sortir avec moi et qui ne me plaisaient pas, et c'est pas facile de dire non sans blesser un peu la personne. Mais c'est la vie, qu'est ce qu'on peut y faire, tu ne vas pas te forcer non plus. Je ne t'en veux pas, je suis contente d'être avec toi déjà.
Je la prends dans mes bras.
- Moi aussi Naoma, moi aussi je suis si content de te retrouver après tout ce temps.
- Tu sais, pour moi, nous n'avons été séparés qu'une fraction de seconde.
- Tu as de la chance, pour moi ça a été beaucoup plus long...
- Je vais chercher d'autres petits gâteaux, ils sont vachement bons. Chalet !
Naoma se lève et fait signe à Chalet qu'elle veut de la nourriture en lui montrant un petit pain qu'elle finit ensuite en une bouchée. Chalet s'exécute et Naoma revient deux minutes plus tard avec un petit panier rempli.
- Je dois te dire une autre chose, au sujet de Pénoplée.
Naoma est directe :
- Tu as couché avec elle ?
- Oui, enfin, nous sortons ensemble.
Naoma me cherche un peu :
- Elle est rebelle, c'est ça ? J'ai cru le remarquer.
Elle me fait sourire.
- Tu es dure... C'est vrai qu'elle a un certain caractère.
- Ça fait combien de temps ?
- Quinze jours, à peu près.
- Bah, ça ne fait pas très longtemps, et ça se passe bien ? Elle a quel âge ?
- Ça se passe pas trop mal pour l'instant. Elle à un peu plus de mille quatre cent ans.
Naoma manque de s'étouffer, elle s'écrie :
- Combien ?!
Je ne lui avais pas encore expliqué beaucoup de choses sur ce monde, m'étant principalement consacré au récit de notre arrivée. Je lui détaille plus la Congrégation, en expliquant le principe du téléporteur, et rapidement le parcours de Pénoplée.
- Et ça te fait quoi de coucher avec une nana qui pourrait être ta grand-mère puissance vingt-deux ? Pas trop ridée ?
Je sens de l'amertume dans ses propos.
- T'es pas très gentille, tu vois bien qu'avec leur clonage ils ont toujours un corps de vingt ans, comment faire la différence ? D'ailleurs je ne la fais pas. Seul le caractère laisserait entrevoir qu'elle n'est pas toute jeune, et encore, par moment elle a des réactions bien puériles.
- Tu l'aimes ?
Ah ! Question difficile...
- Je... Je ne crois pas non. Je ne sais pas trop, je crois que je ne sais plus trop ce qu'est l'amour, après tout ce temps...
- Et Deborah, tu l'aimais ? Si tu devais choisir entre Deborah et Pénoplée ?
- Oh... Ça ne sert à rien ces questions, je ne sais pas. Je suis trop perdu pour savoir. Peut-être que j'aimais Deborah... après tout, peut-être que je l'aime encore un peu...
- Et ça ne te gêne pas de coucher avec Pénoplée, ce n'est pas très honnête envers elle.
- Peut-être oui. Mais les chances pour que je revois Deborah sont tellement faibles ! Et puis je ne sais même pas si je l'aime, peut-être que j'avais besoin de quelqu'un, quand j'étais perdu, et qu'elle était un peu mon réconfort.
- Et moi ? Je ne pouvais pas l'être ? C'est parce que tu penses que je ne suis pas assez forte c'est ça ?
Elle m'a eu...
- S'il te plaît Naoma... Je ne sais pas tout ça. Peut-être que je le crois, peut-être que je le croyais, mais je ne veux pas qu'on se fâche, s'il te plaît.
- Je ne suis pas fâchée, je ne t'en veux pas, je veux juste essayer de te comprendre, mais si tu veux j'arrête.
- Peut-être que le fait que j'ai tenté de t'aider, au début, peut-être que cette partie a fait que je t'ai considérée plus comme quelqu'un que je prenais sous ma protection, et que par la suite dans mon esprit tu es restée la petite fille fragile que j'ai tenté de consoler.
- Tu te prends un peu comme mon père quoi. C'est vrai que je n'allais pas très bien quand on s'est rencontré, mais est-ce une raison pour cataloguer tout de suite dans les filles qui ne t'intéressent pas ? Nous nous serions rencontrés une semaine plus tôt tu aurais eu un avis complètement différent et nous aurions couché ensemble dès le premier soir, c'est ça ?
- Tu t'acharnes hein ? Mais tu as peut-être raison, c'est peut-être juste ça. Peut-être que je me prends un peu comme ton père, ou ton grand frère tout au moins...
Je la regarde avec des yeux de chien battu, elle me prend dans ses bras.
- Je t'embête hein ? Je suis désolée, mais j'avais envie de comprendre. Mais c'est pas grave, je t'aime quand même tu sais, même si tu veux être mon grand frère. Et si tu es bien avec Pénoplée, après tout, tant mieux, je ne voudrais pas que tu aies de la peine à cause de moi.
- On se lève ?
- OK.
Nous nous trouvons quelques tenues légères pour la journée qui, d'après Chalet, s'annonce chaude, puis nous allons toquer à la porte voisine. Guerd et Erik nous accueillent, et nous prenons un conséquent petit-déjeuner ensemble. Conséquent est toutefois un terme relatif, car ces petits pains sont pour la plupart tellement chargé en eau qu'ils ne doivent pas être très nourrissant. Je crois que j'avais lu que le cerveau était capable de comptabiliser la quantité d'énergie absorbée par la nourriture et ainsi produire le sentiment de satiété, mais qu'il perdait toutefois la mesure quand on ingérait des aliments trop dense en énergie. Ainsi en consommant beaucoup de nourriture faible en énergie, des légumes, des fruits, on mangeait finalement moins qu'en mangeant des barres chocolatées ou des gâteaux. En plus le cerveau est plus sensible aux protéines qu'aux glucides et aux lipides, et ainsi nous serons plus rapidement rassasiés par un repas riche en protéines. Mais ici le bracelet prend avantageusement le relais pour toute les limitations de notre bon vieux processeur obsolète. Il nous indique quand nous avons trop ou pas assez mangé, parvient à contrôler nos envie et nos sensations de faim, de satiété ou d'envies particulières. C'est la raison principale qui explique pourquoi tout le monde conserve un corps en forme et athlétique, parce que certains des petites déviances de l'opulence sont masquées et éliminées discrètement.
Nous partons ensuite tous les quatre en direction de la mer. Je continue à raconter les deux mois et demi de présence au village, le conseil, le fonctionnement de la Congrégation, le problème du bracelet... Naoma fait beaucoup d'efforts pour apprendre la langue, et Guerd est son principal professeur.
Le midi nous déjeunons chez Iurt, auprès de qui nous nous informons de la suite des événements. Iurt nous apprend justement la tenue d'un conseil le lendemain, après le retour de Pénoplée. D'après lui la logique voudrait que Naoma soit intégrée au village jusqu'à obtenir un bracelet, puis se poserait pour nous trois le problème de notre admission comme membres à part entière de la Congrégation. Au dernière nouvelle le dysfonctionnement du téléporteur a fait beaucoup de bruit dans le Conseil d'Adama, et Guewour avait transmis la volonté du Congrès de lever le voile sur cette histoire au plus vite. Au plus vite étant une notion relative dans la Congrégation et signifiant une période pouvant tout de même s'étendre sur plusieurs mois.
Quoi qu'il en soit la première phase consiste à faire rencontrer le plus de monde à Naoma, pour lui donner son indépendance à l'intérieur du village. Nous passons donc l'après-midi avec cinq villageois à discuter de notre monde. Nous parlons dans leur langue et je traduis seulement quelques mots à Naoma pour la forcer à tendre l'oreille et tenter de reconstituer le discours. Elle fait beaucoup d'efforts mais tout ce travail est épuisant pour elle et peu après le goûter elle me fait savoir son envie de faire un break pour cette journée. Nous passons alors la fin de l'après-midi et la soirée avec Erik et elle à bavarder sur notre vie ici, sur ce que nous avons compris de leur mode de vie et d'autres considérations d'ordre pratique.
Nous nous couchons alors qu'il est assez tard, Erik et Naoma ne trouvant sans doute pas de fatigue dans nos journées calmes et tranquilles. Pour ma part je n'avais pas si bien dormi la nuit précédente et ce sont mes signes d'endormissement qui mettent un terme à la soirée. Aussitôt rentré avant même que Naoma de soit couchée je m'endors comme une masse. Elle me reprochera plus tard de ne même pas lui avoir souhaité bonne nuit.
Un peu plus tard dans la nuit j'ai la sensation vague que quelqu'un me caresse. D'abord le sentiment de me trouver dans un rêve, puis la perception grandissante de la réalité. Je reprends lentement conscience ; Naoma glisse doucement sa main sur moi, elle se presse contre moi. Elle m'embrasse doucement sur la joue puis me glisse un "j'ai envie de toi" à l'oreille. Je peux difficilement ne pas réagir, et je la repousse calmement.
- Non Naoma, dors.
- Mais... Pourquoi ?
- Chuuut, parce que ce n'est pas raisonnable, je suis avec Pénoplée.
La nuit se terminera sans incident. Au matin elle s'excuse, qu'après tout je lui avais dit ne pas aimer Pénoplée, et que celle-ci revenant aujourd'hui, elle s'était dit, peut-être, pour une fois, une seule fois... Mais non, Naoma, non, pas encore, ne te méprends pas sur moi, je ne peux pas la trahir. Et ne pas aimer d'amour ne veut pas dire ne pas aimer, apprécier, ou être fidèle. D'autant que je l'aime sans doute un peu, mais que si loin, si perdu, si seul, comment savoir...
Pénoplée, justement, arrive dans la matinée, et je laisse Naoma aux mains d'Erik le temps du déjeuner pour le prendre avec elle. Elle refuse dans un premier temps mon invitation, puis se laisse dompter par mon insistance. Elle m'avouera finalement que la présence féminine chez moi la gêne un peu, et que celle-ci aurait tendance à la faire s'éloigner, prendre du recul, redevenir la vieille fille qu'elle est. Je lui raconte mes discussions avec Naoma, mais lui témoigne de ma fidélité, et, un peu avant la tenue du conseil, retrouve avec plaisir ses cris de jouissance caractéristiques.
Je n'assisterais pas au conseil, pas plus que Naoma et Erik, mais la substance n'en est pas formidable, si ce n'est le statu quo dans l'attente de la mise à niveau de Naoma. Celle-ci habitera chez moi pendant encore quelques temps, dans la mesure où la construction d'un chalet ne se justifie pas tant que nous n'avons pas définitivement pris résidence dans le village. Cette décision n'enchante pas outre mesure Pénoplée, mais nous aurons toute latitude de nous retrouver chez elle.
Jour 142
Milieu de journée, il fait beau, j'ai réussi à m'échapper un peu, à retrouver cette solitude que j'aimais temps, par moments. J'ai retrouvé mon récit au jour le jour. Je me promène à la lisière du bois, un peu avant où mon ennemi de toujours, le sable, se fait dorer au soleil...
17 trente-sixièmes, 4 sixièmes et 3 petits, mes heures, minutes et secondes me manquent aussi un peu, ressentant mieux le temps s'écouler sous leur implacable progression. Le temps d'ici n'avance pas vraiment. Pas de catastrophes, pas de prises d'otages, pas d'avions qui s'écrasent, pas de guerres qui perdurent... Du calme, de la tranquillité, la sensation que tout le monde est heureux, que tout le monde a sa place...
Jour 144
C'est bon, de pouvoir marqué l'instant, de pouvoir laisser trace de ce bonheur, allongé, là, toi dans mes bras, ma belle Pénoplée, endormie sur mon torse, le corps encore un peu chaud de cet amour auquel tu reprends goûts.
Je pensais que je ne m'attacherais pas à toi, je pensais que tu étais trop passive, trop lasse, trop distante... Mais tu n'es qu'une petite fille, nous ne sommes tous que des enfants, des enfants qui grandissons trop vite dans un monde trop sérieux... La vie est belle, ici, ici où nous pouvons vivre l'amour sans peur du lendemain, ou jamais nous n'aurons de manque ou d'épreuves...
Mais la vie est sans doute trop belle, on ne progresse pas dans la facilité, il me faudra partir si je veux vivre...
Jour 146
Il faudra une dizaine de jours avant que Naoma n'ait son bracelet, même si alors sa maîtrise de la langue est encore loin d'être parfaite. Nous passons beaucoup plus de temps ensemble, avec Erik et elle, et si Pénoplée et Guerd ne s'en plaignent pas ouvertement, cet état de fait a sans doute créé une petite tension. Mais hormis ce point la vie est plus que paisible, et si le paradis existe nous n'en sommes pas très loin. J'avoue que d'avoir terminé de raconter mon récit et me retrouver, comme au moment du départ de chez Martin, à raconter au jour le jour, me séduit, me permettant de conter plus mes humeurs, comme au bon vieux temps, que les faits purs et durs... Mais, finalement, cette alternative m'effraie un peu, comme un signe qu'il va être temps au sort de nous faire repartir ?
Les journées sont tranquilles, je dors la plupart du temps chez Pénoplée et nous nous retrouvons dans la matinée avec Erik, Naoma et qui le veut pour les activités de la journée. Souvent consacrées à des balades, des virtuels ou d'interminables pique-niques au bord de la mer.
Si Naoma a reçu son bracelet en ce cent quarante-sixième jour, alors qu'elle ne maîtrise pas encore totalement la langue, c'est aussi parce que le Congrès semble plus pressé encore que ne l'avait suspecté Iurt ; et Guewour lui-même incitait les villageois à accélérer notre intégration pour prévoir au plus vite une session sur Adama, sans même faire de premier passage par virtuel interposé à partir du village. Il faut dire que notre arrivée est exceptionnelle à plus d'un titre, et le fait qu'elle remette en cause la fiabilité des artificiels les rendent suspects pour les affaires nous concernant.
Pénoplée trouve cette précipitation suspecte, quant à moi je la trouve salutaire, signifiant sans doute qu'il y a des intérêts dans cette histoire, nous garantissant une certaine aide dans la résolution de ces énigmes.
Cent quarante-sixième jour donc, bientôt cinq mois depuis notre départ... Cinq mois... C'est bien assez pour que le monde change, c'est assez pour avoir un noyau linux 2.6, quoique... C'est assez, par contre, pour que nous ne soyons plus que des souvenirs à notre retour, si retour... Cent quarante-sixième jour, Naoma découvre les joies de la communication et du contrôle de son corps. Cent quarate-sixième jour, nous serions presque satisfaits que quelques uns passent encore, dans la tranquillité d'une vie d'insouciance, de facilité, de perfection...
Cent quarante-sixième jour, j'ai passé une bonne partie de la journée seul à jouer avec Chalet, ou plus exactement perfectionner sa pratique du français. Il parle désormais très corectement ma langue, Naoma avait abandonné son apprentissage de l'anglais. J'aime me retrouver seul, de temps en temps. J'aime laisser dans ce bracelet mes pensées, presqu'autant que j'aimais sur Terre les écrire, quand je revenais de faire les courses, quand je passais quelques week-end en solitaire, et quand, Dieu ! J'ai rencontré cette fille dans le parc, et que tout a commencé... Le soleil, pas mon Soleil, baisse sur l'horizon, pas mon Soleil, non... Naoma, Erik et Guerd sont allés se promener pour un pique-nique au bord de la mer, je n'ai pas souhaité m'y rendre, ils savent que j'ai besoin, de temps en temps, de faire mon asocial, je suis un informaticien à la base, après tout, un "geek", comme me le fait remarquer souvent Naoma. Je dois aussi voir Pénoplée ce soir, et qu'entre tous mes efforts pour apprendre sur ce monde, ma curiosité et mon amusement face à l'intelligence impressionnante de Chalet, et le temps passé avec Naoma, que je sens un peu seule, je ne la vois plus beaucoup, plus assez...
Pénoplée a passé les deux jours précédents chez un ancien ami à elle de passage sur Stycchia, un ancien amant sans doute même si elle ne me l'a pas avoué, mais je ne suis pas de nature jalouse et je lui voue une entière confiance. Mais il est déjà tard, 28 trente-sixèmes passés sur les 29 et quelques que compte le jour de Stycchia, plus court que la journée d'Adama. Alors que je commence à m'inquiéter, Pénoplée m'appelle finalement, je lui fais part de ma préoccupation :
- Ah ! Je commençais à me faire du soucis, tout va bien, où es-tu ?
- Je suis toujours à Bankor.
Je reste silencieux un instant.
- Ah mais, euh, on ne devait pas se voir ce soir ?
- Oui je sais, mais... Je pense que je vais rester quelques temps ici, encore.
J'ai le ventre qui se noue en un instant, devinant qu'elle n'a pas très envie de me voir, pourquoi, je l'ignore.
- Ah, je, bon... Tout va bien au moins ?
- Oui, oui, ne t'inquiète pas. Bon, je dois te laisser.
Pénoplée coupe la communication et disparaît de devant moi. Même pas un baiser, même pas un geste... Je m'assois... Chalet me fait remarquer qu'il a repéré un changement anormal de mon état biologique, je souris et lui dis que je suis au courant... Aaaah ! J'ai mal. Je ne sais pas si c'est mon orgueil qui est blessé ou mon coeur. Après tout peut-être qu'elle ne pouvait pas parler, peut-être qu'elle était de mauvaise humeur, peut-être que je me fais des idées. Peut-être qu'elle va revenir dans mes bras...
Pourtant il faudrait être idiot pour ne pas comprendre... Mais que pouvais-je espérer ? Je ne suis pas de ce monde, je dois sans doute lui paraître immature et barbare, pourtant bien souvent elle s'est blottie dans mes bras comme une petite fille voulant être rassurée...
Jour 148
Je suis triste, je crois, Pénoplée me manque. Elle ne m'appelle pas. Je n'ose pas l'appeler, trop orgueilleux, trop fier de vouloir passer l'épreuve sans broncher... Je m'occupe du mieux que je peux. Je cours, fais mon footing quotidien, des pompes, je nage, même si je n'aime pas trop ça. Chalet m'ennuie, mon bracelet enfant lui sert de prétexte pour me bloquer l'accès à tellement de choses que je meurs de savoir... Il me paraît terriblement basique et borné, parfois...
Jour 151
Quelques jours s'écoulent où je reste principalement seul. Naoma s'inquiète un peu de mon moral, je lui dis simplement que j'ai un peu de nostalgie mais qu'elle passera en quelques jours. Pénoplée revient, enfin ! Je ne lui ai pas donné de nouvelles depuis cette froide discussion, un peu par rancune, sans doute. J'ai pourtant été mort d'envie de l'appeler plus d'une fois, et quelques sixièmes de plus j'aurais cédé. Elle ne me prévient même pas de son retour je la croise simplement sur la place du village. Je ne sais pas trop comment me comporter, l'éviter ? Non c'est stupide, après tout, qu'ai-je à me reprocher, peut-être ne va-t-elle pas bien, peut-être, elle aussi, a-t-elle eut besoin de se retrouver seule. Je me dirige vers elle et lui demande si elle va bien. Elle me répond avec son ton neutre, que j'abhorre :
- Oui et toi ?
Je réponds d'un air pas très enjoué.
- Ça va...
- Tu n'es pas avec Naoma ?
- Non, je reste plutôt seul ces derniers jours.
- Pourquoi, vous vous êtes disputés ?
Je comprends pas à quoi elle joue, qu'est-ce qu'elle veut me faire dire ?
- Mais, pourquoi... C'est avec toi que je suis, pas avec Naoma, pourquoi tu te comportes comme ça ?
- Non François.
Elle avait pris l'habitude, depuis quelques temps, de m'appeler par mon vrai prénom.
- Comment ça ?
- Tu n'es pas avec moi, tu n'es avec personne, tu n'es qu'avec toi... Tu sais j'en ai connu des amants, et je sais comment tu es. Je sais à quelle race d'hommes tu appartiens ; tu ne seras jamais avec personne, pas plus avec moi qu'avec Naoma ou une autre. Alors il vaut mieux que nous en restions là. Je pensais vraiment que je ne souffrirais plus avec ce genre de choses, apparemment on ne guéri jamais, il n'y a pas de vaccin...
Je ne sais pas quoi dire.
- Mais... Pourquoi, c'est parce que je ne t'ai pas assez dit que je t'aimais, que j'étais bien avec toi... Pourquoi ?
Je me rapproche un peu d'elle, elle s'éloigne.
- Je... Je pense que c'est mieux si on ne se voit pas trop les jours qui viennent. Excuse-moi, j'ai rendez-vous avec Samrn pour déjeuner, bonne journée.
Elle s'en va sans que je n'arrive à dire un mot, et je reste comme un imbécile...
C'est toujours pareil ces histoires, j'ai beau aller au fin fond de la galaxie je me fais toujours larguer de la même façon, et pour la même raison, c'est vraiment pas marrant... Mais... Pourquoi ça ne peut pas être simple, pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas être clair ? Je ne sais même pas les raisons de son choix... Je suis toujours aussi seul...
Je crie de rage :
- Y'en a marre ! C'est nul ! C'est la loose ! On se fait larguer comme avant et en plus ya même pas de vaisseaux spatiaux ni de super-pouvoirs ! ÇA FAIT CHIER !
Je finis sur un hurlement. J'éclate de rire devant mes propres pitreries... Et je redeviens triste... Je me dirige vers mon chalet, en pestant et donnant des coups de pieds qui soulèvent des nuées de poussières.
- Ça craint !
Je ne m'en aperçois qu'à l'instant, mais j'ai en fait fait sortir tout le monde sur la place. Iurt me recommande mentalement de me calmer et me rappelle que tout ce que je fais et dis sera pris lors de ma comparution devant le Congrés.
J'emmerde le Congrés, si c'est pour se retrouver dans un monde parfait où on ne peut même plus être triste, c'est nul. Je rentre dans Chalet et lui demande de baisser la température et diminuer la luminosité. Je me laisse glisser le long d'une paroi pour me retrouver assis par-terre. Chalet me conseille de manger ce qu'il m'a préparé pour reprendre le moral. Je lui réponds que j'ai pas envie d'avoir le moral pour l'instant, et qu'il me laisse tranquille.
14 trente-sixième, 4 sixièmes, 5 petits, je ne sais pas trop ce que j'espère. Je ne sais pas trop ce que je voulais avec Pénoplée. C'est vrai que je me préoccupais plus de tenter de comprendre ce qu'il se passait, d'apprendre cette langue, cette nouvelle vie. Je ne sais même pas si j'ai envie d'aller de l'avant, de découvrir ce qui se trame, d'où je viens, où est la Terre...
Je ne comprends pas... Pourtant... Je ne crois pas que j'étais amoureux d'elle, pourquoi est-ce que j'ai mal, pourquoi tout s'embrouille ? Pénoplée, Deborah... Je crois que j'aime Deborah, pourtant... Pourant je la connais si peu... Tout ce temps passé avec Pénoplée, je sais tant de choses de sa vie... Et je ne reverrai sans doute jamais Deborah...
Deux trente-sixièmes et 4 sixièmes, c'est le temps réglementaire de mes déprimes. Deux heures, là-bas...
Oh et puis mince ! Je vais pas me laisser embêter par ces sentiments stupides, je vais me tirer de cette planète pourrie et je vais aller péter la gueule à tous ces zonards qui m'ont envoyé dans ce pétrin !
Je me relève bien décidé à ne pas me laisser abattre et je rejoins Erik, Guerd et Naoma au bord de la plage. Les choses ne sont pas simples non plus pour le pauvre Erik. Depuis le retour de Naoma il tente de s'éloigner un peu de Guerd pour passer plus de temps avec elle ; mais Guerd le sent et ne veut pas lâcher son Beau. Je crois qu'Erik avait dit à Guerd que c'était terminé entre eux, mais la chair est faible et la belle Guerd sait faire tourner quand il faut la tête d'Erik. J'oublie un peu mes propres problèmes en le voyant tant bien que mal tenter de séduire Naoma tout en tenant Guerd à distance. Ah décidément, c'est chose rassurante que ce soit les affaires de coeur qui nous le ternissent un peu. Et à croire que tout n'est pas si voué au hasard qu'on le pense, car je sens que Naoma laisse transparaître quelques signes qui pourraient indiquer qu'elle n'est pas totalement imperméable aux avances d'Erik... Bref je passe une soirée tranquille entre leurs chamailleries et où chacun raconte les diverses bêtises qu'il a pu faire étant jeune...
Jour 155
Cent cinquante-cinquième jour, 12 trente-sixièmes, je n'ai pas revu Pénoplée depuis notre brève rencontre sur la place du village, mais je n'en peux plus, je n'en peux plus de rester comme ça. Je dois la voir. J'aimerais lui écrire, une lettre, un poème, mais je ne peux pas, je n'ai ni papier ni crayon et je ne sais même pas écrire cette maudite langue...
C'est elle qui me contactera, finalment, un peu plus tard dans la journée, pour prendre des nouvelles. À croire que notre temps de résistance est voisin. Mais je ne joue pas à l'insensible, je lui dis qu'elle me manque, que j'ai des sentiments pour elle et que j'ai envie de la voir. Elle n'est pas au village mais revient le lendemain, nous convenons d'un rendez-vous. J'irai chez elle.
Jour 156
25 trente-sixième, le soir tombe, mon coeur bat la chamade, je me dirige vers la maison de Pénoplée.
26 trente-sixième, nous terminons un repas d'apparat ou chacun n'a fait que prendre ses distances. Je la prends finalement par la main, un moment ou, insouciante, elle ne l'a pas rendue inaccessible comme tout le reste du repas. Elle l'a retire :
- Ah quoi bon François ? À quoi bon ? De toute façon tu vas partir, je sais très bien que tu vas partir. Et je ne suis plus prête pour ça.
Je me radosse au dossier de ma chaise.
- Pourtant je crois que je t'aime Pénoplée. C'est un peu tout mélangé dans ma tête, avec toutes ces questions, avec tout qui s'entremêle... Mais je suis bien quand tu es près de moi.
- Mais ça ne nous mènera à rien, tu le sais bien, tu sais bien que nous n'aurons jamais les mêmes envies, jamais les mêmes ambitions... Tu ne le vois pas mais je suis vieille, François. Je suis vieille et fatiguée. J'ai bientôt 890 ans (plus de mille quatre cent ans). Te rends-tu compte du nombre de désillusions que j'ai eues ? Te rends-tu compte du nombre de rêves brisés ? Du nombre de fois où mon coeur a souffert ? Non François, mon coeur est froid désormais, et je veux qu'il le reste, je ne veux plus de ces souffrances, je veux juste voir le jour se lever chaque matin et se coucher chaque soir, jusqu'à ce que tout s'effondre...
Jusqu'à ce que tout s'effondre, voilà donc ce qu'elle attends... Voilà donc ce que l'on attend quand la mort ne veut plus de nous... Elle pleure... Je me lève pour la prendre dans mes bras, mais elle me repousse.
- Non François, non...
Elle arrête de pleurer. Je me rassois.
- Je ne crois pas ce que tu dis, je ne crois pas que tu sois vieille, tu peux toujours avancer Pénoplée, rien n'est jamais fini. Pourquoi tu veux me laisser ? Pourquoi tu veux m'abandonner ? Je sais que je ne t'ai pas assez montré que je t'aimais, mais pourquoi ne pourrait-on pas rester ensemble, pourquoi ne pourrait-on pas être bien tous les deux, ne l'avons-nous pas été jusqu'alors ?
Il me semble qu'elle a peur, simplement, il me semble qu'elle a peur de notre relation, qu'elle a peur de s'attacher, peur de retrouver des sentiments qu'elle croyait perdus. Elle ne dit rien.
- Qu'est-ce que tu risques ?
Elle ne dit toujours rien.
- Mais je ne veux pas te forcer. C'est vrai que je ne sais pas où je vais, c'est vrai que je ne resterai pas pour une petite vie tranquille sur Stycchia, et que le reste de ma vie s'il le faut je le passerai à rechercher ma maison, mais pourquoi toujours parler du futur, pourquoi toujours ne penser qu'à l'éternité ? Ne peut-on pas être bien tous les deux pendant tout le temps qui...
- Qu'il te faudra avant de trouver quelque chose de plus intéressant à faire ou quelqu'un de mieux ? Non merci !
Je te retrouve, gamine effrontée !
- Merde ! Je dois quoi, te jurer fidélité jusqu'à la fin de mes jours, tu crois que c'est facile pour moi de savoir où je vais ? Je suis complètement paumé !... J'ai besoin de toi.
Elle m'énerve ! Ah ! Et puis tu n'as pas besoin d'elle... Je crois que si... Mais non ! Tu t'en es bien passée jusqu'alors !
Quelques minutes de silence s'écoulent. Motivé par sa résistance, déçu, triste, stimulé, tout à la fois mon corps au mieux de sa forme, subtile gestion de la situation, sentant sa faiblesse :
- Il vaut mieux que je m'en aille alors. J'imagine que tu préfères ne plus me voir d'un moment.
Elle ne répond pas. Je me lève et me dirige vers la porte. Elle me laisse partir. J'avais espoir qu'elle me retînt. Erreur de jugement...
Jour 157
29 trente-sixième, à deux doigts de changer de jour, j'ai couru presque toute la journée, de rage, de conviction ou de joie, que sais-je, l'adversité me donne cette énergie incommensurable que j'ai besoin d'évacuer. J'ai remonté le long du bord de mer jusqu'à la limite Nord du cratère, parcourant sans doute près de cinquante kilomètre dans la journée. J'arrive à mon chalet, je suis exténué, mais heureux...
Jour 160
Toujours pas de nouvelle de Pénoplée, je ne la croise même pas, elle ne doit pas être là. J'ai passé ma journée et la précédente à discuter avec les habitants du village, à me promener avec eux. Mon périple d'il y a trois jours m'a cassé en morceau, je boite presque en marchant, Chalet fait de son mieux pour me remettre sur pattes, se demandant si je ne suis pas un peu fou de faire des choses pareilles. Je passe toujours beaucoup de temps seul ou avec lui. Je suis encore triste je crois, même si je me sens bien. Triste comme on l'est à chaque fois. De toute façon je ne peux guère faire qu'attendre notre départ pour Adama, alors je profite un peu d'une vie de calme.
Jour 163
Pénoplée, je pense à elle sans interruption depuis hier.
Je la croise enfin. Nous restons émus un instant. Je la prends par la main, elle se laisse faire. Nous marchons vers mon Chalet. Une fois rentré, sans attendre, sans parole, je la plaque contre le mur, l'embrasse, la déshabille, elle se laisse faire. Je lui fais l'amour et elle en redemande.
- Qu'est-ce qu'on va devenir, François ?
- Restons, juste, c'est déjà bien, non ?...
Jour 182
Et voilà, sans doute plus de six mois... Jour cent quatre-vingt-deux.
En phase pour une nouvelle étape. J'attends, patiemment, allongé dans le tube du téléporteur. Première téléportation volontaire, dans quelques jours je me réveillerai sur Adama, avec un corps neuf.
Plus de six mois dont la totalité, presque, fut passée ici, sur Stycchia. Deuxième planète autre que la Terre que je foule, avec cette Lune dont je ne souviens pas. Ah Stycchia, te reverrai-je ? Tu resteras en tous les cas ce que je considère comme la plus proche du paradis. Certes Naoma perdit la vie chez toi, mais elle est revenue, désormais, et peut se vanter de parler comme nous la langue de cette nouvelle humanité, immense, gigantesque, trois cent soixante milliards de personnes, qui vivent dans le calme et le bonheur. Paradis oui, dès que nous rejoignîmes le village. Pas sans heurts, toutefois, j'ai encore le bleu de la bosse de ce fichu jour où nous décidâmes d'apprendre à voler par nous même avec ces combinaisons-abeilles. Ces maudits appareils réagissent au quart de tour ! Il ne m'a pas fallu longtemps, pour que, à peine enfilée et orgueilleux de ne pas vouloir me servir du stabilisateur, la moindre pensée de travers me fit virevolter en tout sens, sous les fous-rires de Naoma et d'Erik, et terminer ma course comme une vulgaire mouche s'écrasant nonchalamment sur le sommet de la salle du Conseil, restant accroché comme un malheureux jusqu'à ce que ma belle, qui ne l'était pas à l'époque, viennent me délivrer.
Ah Pénoplée... Nous eûmes quelques altercations suite à notre première séparation, ces remous lui rappelant sans doute sa houleuse relation avec Ragal... Les raisons en étaient différentes, sans doute, plus liées, littéralement, aux mondes qui nous séparent, autant ces milliers d'années de temps que ces probables milliers d'années-lumière de distance. Autant de distance que de temps entre nous, il fut bien dur, la phase de la découverte s'estompant, de trouver passion commune. La sérénité mêlée d'indifférence de son âge à ma curiosité sans limite, sa vie tranquille et indépendante à ma soif de bouger, de lui faire l'amour, encore et encore, ma soif de révolte, de réponses.
Si différents et pourtant, si nous nous séparâmes, décidant que l'amitié serait sans doute plus appropriée à notre relation, nos résolutions ne duraient rarement que plus de quelques jours, et puis de nouveau nos corps s'entremêlaient, trop désespérés sans doute que nous ne puissions trouver quoi d'autre pourrait nous unir.
Je laisse mon corps petit à petit sombrer dans le sommeil, bientôt accompagné de mes sept camarades que je retrouverai sur Adama. Naoma et Erik, bien sûr, Guerd et Pénoplée, difficile de faire sans, Moln et Ulri pour leur implication dans l'étude du téléporteur à l'origine de la polémique, et Iurt, nommé par les villageois pour les représenter.
Le tube refermé, plongeant dans un profond sommeil, mes pensées s'envolent en quelques secondes... Au revoir, Corps, adieu peut-être...
Ort - Machiann - Terr - Émi - Ourstanove - Érianos Sydney 22 décembre 2002
Quand le tube de Ort s'ouvrit, il fut surpris que la salle soit sombre et calme. Il s'attendait à un accueil, mais il était seul. Rapidement il se leva et bougea pour ne pas perdre la chaleur emmagasinée dans le tube. Mais il fut de nouveau surpris de ne trouver aucun habit à disposition. Il fit rapidement le tour de la grande pièce et sortit sans crainte dans le couloir, mais il faisait si noir qu'il ne voyait absolument rien. Il chercha un moyen d'allumer la lumière, mais les boutons qu'il trouva ne fonctionnaient pas. Il commença à s'interroger sur la validité de leur destination, et eut un frisson dans le dos en se disant qu'il n'était peut-être pas où il pensait.
Il ne connaissait rien de la planète où ils étaient censés se trouver. Il savait simplement qu'il avait été sélectionné, comme Machiann, Terr, Émi, son petit frère Ourstanove et Érianos, pour accomplir cette mission, retrouver ce jeune et le ramener. Il espérait d'ailleurs que ses compagnons, ses hommes plutôt, car ces soldats étaient sous ses ordres, ne seraient pas longs à arriver. Ils avaient normalement sélectionné un transport rapide, avec clone faiblement différencié, mais il ne savait pas trop ni ce que ces termes signifiaient réellement ni ce que les technologies de ce monde permettaient.
Il ne faisait pas beaucoup plus froid que de là où il venait, mais il était nu et il savait qu'il devait bouger continuellement pour ne pas s'engourdir. Il entreprit donc de courir autour de la pièce en ponctuant son footing par d'autres exercices physiques, répétant les gestes de combats qu'il avait appris pendant sa formation et qu'il avait souvent l'occasion de pratiquer, en situation, contre des monstres dix fois plus lourd que lui.
Il dut attendre plus d'une heure avant que coup sur coup Machiann et Terr n'arrivassent. Il les accueillit avec une joie retenue et tous trois s'aventurèrent un peu plus en avant autour de leur pièce d'arrivée, mais tout était désert et froid.
- Nous n'étions pas censés être accueilli ? demanda Terr.
- Si, confirma Ort, mais je n'avais pas plus d'info, peut-être que notre transfert a duré plus que prévu, ou peut-être ne sommes nous pas là où nous devions être.
- Glent s'est peut-être planté, le téléporteur ne sert pas souvent, et puis stressé comme il est, il a peut-être fait une mauvaise manipulation, réfléchit tout haut Machiann.
- Quoi qu'il en soit, marmona Ort, j'espère que les autres vont arriver en vitesse car j'aimerais finir cette mission sans tarder, pour moi c'est une perte de temps, les reptiliens avancent, pendant que nous sommes là à attendre.
- C'est vrai chef, dit Terr à voix basse, mais c'est Lui qui veut.
- Je sais, j'espère juste qu'Il sait ce qu'Il fait.
- Mouais, fit remarquer Machiann, nous ne savons toujours pas ce qu'Il est et ce qu'Il veut.
- Mais Il nous a toujours aidé, jusqu'à présent, compléta Terr, même s'Il est dur avec nous ; c'est grâce à lui que nous avons pris de nouveau du terrain aux reptiliens.
- Toujours aidé ? Et il y a un grand dixième Édennien, quand il a daigné se montrer, quand il nous est enfin apparu pour la première fois, tu oublies vite que nombre d'entre nous périrent ? dit Ort avec un regret dans la voix. Il se rappelait ses deux autres frères.
- Oui, chef, répondit Terr, je sais que vous avez perdu vos frères sous sa colère, mais il nous affligea nous comme eux, et peut-être ne voulait-il que nous prouver sa force.
- C'est bien ça le problème, Terr, lui fit remarquer Ort, j'ai parfois peur qu'il ne soit pas plus avec nous qu'avec eux.
- Peut-être alors qu'il voulait nous faire relever la tête, lui répondit Terr, qu'il voulait nous faire subir une épreuve ?
- C'est vrai qu'il faut parfois savoir couper les branches pourries, ce que nous ne faisons pas assez souvent, marmonna Machiann, Et encore, il aurait pu en virer deux ou trois de plus sans que ça me gêne.
- Ne parle pas ainsi, soupira Ort, le doute dans nos chefs est le souhait le plus cher de nos ennemis. Je ne connais pas Ses intérêts, mais j'espère qu'ils ne sont pas trop antithétiques aux nôtres...
Une voix coupa leur discussion.
- C'est Émi, dit Ort, retournons à la salle.
Un quatrième homme, semblable aux premiers, se leva du dernier tubes ouvert. Les quatre hommes se retrouvèrent un instant à la lueur diminuant du tube de leur compagnon.
- Alors, Émi ! lui dit Machiann en le frappant dans le dos, Ça te fait quoi d'être dans un corps blanc !
- Bah ça me fait un peu peur maintenant que je vais être aussi con que toi, lui répondit le nouvel arrivant, Émi.
- Nous ne sommes pas là pour rigoler, je vous le rappelle, les coupa Ort d'un ton autoritaire.
- Pardon, chef, s'excusa Machiann.
- Maintenant que nous sommes quatre, Machiann et Emi partez chercher de quoi nous habiller et des armes, je reste avec Terr pour l'arrivée d'Ourstanove et d'Érianos. Mais ne partez pas trop loin, au moindre doute, revenez, et quoi qu'il en soit soyez de retour dans un demi dixième, ordonna Ort.
Ort parlait en unités de temps spécifiques Éden 2 et sa lune, Oriagoth. La journée d'Éden 2 était divisée en dix périodes, représentant environ deux heures chacune. Ils avaient dans leur langue cinq ou si façon de dire "dixième", suivant qu'ils en référaient aux dixième de l'année, du mois, du jour, de l'heure... Mais ce n'était que le pendant des sixièmes du passé. Certains parlaient encore en unité de temps Adamienne, les trente-sixièmes de l'ancienne planète mère, mais Ort ne voulait plus entendre parler d'Adama, ce n'était pour lui qu'une légende, que le poids d'un passé oublié depuis maintes générations, que le début de la longue fuite de ses ancêtres expulsés de l'Éden par ces autres hommes jaloux. Ces autres hommes qu'il haïssait plus que tout au monde, plus encore que ce Démon Bleu.
- Oui, chef. répondirent Machiann et Émi, qui partirent sur le champ.
Quand ils revinrent bredouilles, Ourstanove, le jeune frère de Ort, était arrivé, il ne manquait plus qu'Érianos.
- Nous n'avons trouvé aucun habit ni aucune arme, dit Machiann. Les lieux sont déserts, nous avons marché du plus vite que nous avions pu dans le noir, mais pas trouvé d'issue, mais pour sûr nous ne sommes pas sur Oriagoth, je me sens plus lourd, et l'air est plus dense.
- Oui, nous ne sommes pas sur Oriagoth, répéta Ort. D'après Omos, nous devions trouver sur place des hommes d'ici pour nous donner armes et habits, et nous mener à Ylraw.
- Mais, s'inquiéta Terr, comment allons-nous faire si nous sommes livrés à nous-mêmes ici ? Nous ne connaissons rien de ce monde, ni s'il est hostile, ni qui sont nos ennemis, ou nos alliés.
- T'as peur ? lui demanda Ourstanove, à peine réveillé, avec un regard de défi.
- Terr a toujours été une poule-mouillée, non ? Déjà il y a un demi dixième sur Éden 2 j'ai cru qu'il allait crever de peur quand on s'est crashé, rigola Émi.
- Tu rigoleras moins quand on sera dehors, à mon avis, lui répondit Terr. D'autant que tu ne faisais pas le fier toi non plus quand les trois reptiliens nous sont tombés dessus, et si je n'avais pas réparé le canon juste avant, tu servirais déjà d'engrais aux Galphomes. En plus on ne sait même pas si on peut sortir dehors, si c'est comme sur Oriagoth ?
- Ça suffit ! cria Ort, on n'a qu'une journée pour cette mission, et nous sommes déjà dans une sale situation.
- Bah faut pas vous en faire, chef, dit Émi, au pire on repart direct en disant qu'on a rien trouvé.
- Ah ouais, et Lui, qu'est-ce que tu lui diras quand il sondera ton esprit ? lui lança Terr.
- Que je l'emmerde ? suggéra Ourstanove.
- La ferme les pipelettes, Érianos arrive, nous allons partir, dit Machiann en les coupant.
- C'est pas trop tôt, je commençais à me les peler, dit Ourstanove en sautant sur place.
- Bah, tu dis ça pour faire croire que c'est pas sa grandeur normale, mais tout le monde sait que t'as pas encore fait ta puberté, gamin, lui répondit Émi.
- Ta gueule Émi, lui lança Ourstanove énervé, on a des clones quasi indifférenciés, je te signale que la tienne n'est pas beaucoup plus longue.
- Oh mais c'est qu'il est toujours aussi susceptible ! lui dit Érianos en sortant doucement de son tube.
- Toi l'intello la ferme, rajouta Ourstanove.
- Silence, on y va, je ne veux entendre personne jusqu'à ce qu'on sorte d'ici ! ordonna Ort.
Érianos s'enquérit tout de même de savoir pourquoi personne ne les avait accueilli, et pourquoi ils n'avaient ni arme ni habit. Ils sortirent rapidement de la pièce et avancèrent dans le couloir. Emi marchait en éclaireur, Ort et Macchian le suivait à une vingtaine de mètres, puis encore vingt mètres plus loin allaient Ourstanove, Terr et Érianos.
Ils progressèrent sans bruit, attentifs, montant promptement dans le noir les escaliers qu'ils rencontraient, habitués au noir de par leurs vies dans les sombres couloirs des mines d'Oriagoth. Ils connaissaient la guerre depuis leur enfance, ils avaient tous une soeur ou une mère aux mains des reptiliens, et ils avaient perdu tellement qu'ils riaient souvent de la mort. Mais ils savaient se battre, et maintes fois ils avaient avancé en silence dans les forêts sombres d'Éden 2 à la recherche d'un ami à délivrer, ou pour échapper à leurs ennemis, ou les chasser. Leur haine sans limite envers ces monstres avaient nourri leur vie, celle de leurs pères et de tous les ancêtres dont ils avaient pu entendre parler.
La première porte ne les arrêta qu'un instant, ils n'eurent aucun mal à l'ouvrir, tout comme la seconde et la troisième. Ils prirent tout de même soin de la refermer presque complètement, pour laisser le moins d'indices de leur passage.
Ils arrivèrent sans encombre, après avoir monté encore deux étages, devant la porte donnant dans le hall d'un grand bâtiment. Émi toujours en éclaireur s'avança. Ils étaient toujours silencieux et ordonnés.
Soudain un bruit assourdissant retentit. Émi courut et sauta derrière une sorte de comptoir, les autres refermèrent la porte.
- Merde, c'est quoi ? chuchota Terr.
- Une alarme, sans doute, répondit Ort, nous avons été repérés, mais il nous faudrait sortir avant que les renforts n'arrivent, nous n'avons aucune arme.
Ils se turent de nouveau quand ils entendirent un homme parler dans une langue qu'ils ne connaissait pas. Quelque seconde plus tard ils entendirent de nouveau le même homme, mais criant de douleur.
- Émi a dut l'avoir, allons-y ! ordonna Ort.
Au même moment ils distinguèrent du vacarme de la sirène Émi leur criant de venir. Ils s'aventurèrent dans la pièce, Ourstanove retint un cri d'étonnement en voyant l'extérieur au travers les fenêtres. Le matin se levait sur Sydney.
- Je crois qu'il est seul, dit Émi, qui tenait l'homme plaqué au sol, lui tordant le bras un peu plus chaque fois que ce dernier haussait un peu trop la voix. Il avait ça, ça doit être une arme.
Émi donna le bout de métal noir, qui ressemblait un peu à leur pistolet, à Ort.
- Oui c'est une arme manuelle sans assistance, je crois qu'ils ne sont pas encore très évolués par ici, expliqua Érianos.
- On pourrait lui prendre ses vêtements, fit remarquer Macchiann.
- Le problème c'est qu'on n'a pas de nain avec nous... Sauf toi peut-être Terr, rigola Ourstanove.
- Bien sûr ! Je dois mesurer deux centimètres de moins que toi ! s'énerva Terr.
- Suffit ! On le prend avec nous et on sort d'ici, il y aura peut-être des renforts, ne traînons pas, dit Ort en se dirigeant vers la sortie.
Ils redevinrent tous sérieux et Émi porta littéralement l'homme jusqu'à la porte, où il lui fit comprendre d'ouvrir. Ce dernier ne fit pas d'embrouille et ouvrit la porte en tremblant.
- Il doit peut-être croire qu'on va l'emmener dans un coin pour abuser de lui, dit doucement Ourstanove à Machiann.
- Oui, peut-être, rigola Machiann.
Machiann s'approcha alors de l'homme et lui mis une main aux fesses en faisant un petit gémissement. L'homme hurla en se débattant. L'homme fut tellement terrorisé et affolé qu'Émi dut le lâcher alors qu'il se débattait comme une furie, il prit la fuite, Émi partit à ses trousses et Ort lui cria de l'assommer, car ils n'avaient pas le temps de s'encombrer de lui. Ils firent vite, traînèrent l'homme derrière le bâtiment, l'attachèrent avec les menottes qu'ils avaient trouvées sur lui, et Ort donna l'ordre de partir sans même lui prendre ses habits, de peur que les renforts n'arrivassent plus vite que prévu.
Ils s'élancèrent rapidement vers ce qu'ils estimaient être la sortie du parc entourant l'endroit d'où ils sortaient. Érianos ne put retenir un cri de stupéfaction.
- Vous avez vu de quoi nous somme sortis ! C'est incroyable ! Je n'ai jamais vu de chose pareille, c'est vraiment splendide !
- Mouais, marmonna Émi, mais ça ne nous aide pas trop sur l'endroit où nous sommes et où nous devons aller..."
- Qu'est-ce que qu'on va faire, chef, si personne ne nous indique ? demanda Terr, alors qu'ils trottinaient tous vers l'extérieur du parc dans lequel ils se trouvaient.
- Dans un premier temps, il nous faut trouver des habits pour passer inaperçu, normalement cette planète n'est pas en conflit ouvert, et nous devons être en temps de paix apparent, habillé en simples citoyens nous ne devrions rien craindre, d'après ce qu'ils ont dit à la préparation. Ensuite, nous reviendrons tourner autour d'ici à la recherche de notre contact, et si nous ne le trouvons pas d'ici ce soir, nous repartirons.
Ils acceptèrent tous positivement le plan de Ort, particulièrement Terr qui n'appréciait déjà guère la tournure que prenaient les événements.
Le jour se levait à peine, il n'y avait encore presque personne dans les rues, quelques personnes les regardèrent de travers.
- C'est dingue toutes ces maisons en hauteur, s'étonna Érianos.
- Oui, ils doivent être bizarres les gens par ici, lui répondit Émi.
- Dépêchons-nous, les gens se réveillent, il nous faut des vêtements rapidement, séparons-nous ici et deux par deux dans ces trois directions, de retour ici dans un dixième de dixième.
Ort partit avec Machiann vers le nord-est, Émi avec Terr vers l'est, et Ourstanove avec Érianos vers le sud. Ort et Machiann arrivèrent rapidement en face du port, et durent prendre vers l'est. Ourstanove et Érianos n'eurent pas beaucoup plus de chance au sud, ne trouvant rien de convenable. C'est Émi qui défonça la devanture d'un magasin d'habit, déclenchant au passage l'alarme. Les quatre autres eurent le même réflexe de se diriger vers le son de la sirène quand ils l'entendirent, s'imaginant bien que l'un d'eux devait bien en être à l'origine.
Il trouvèrent Érianos et Émi habillés en short et chemise, et ne purent s'empêcher de rire. Ceux-ci n'apprécièrent guère leurs remarques.
- Ça va les mecs, eh, vos gueules ! C'est tout ce qu'il y a, si vous voulez rester tout nu c'est votre problème, s'énerva Émi.
- Et regardez, j'ai un pur short à fleurs, trop classe, je prends, rigola Ourstanove.
- On se MAGNE ! hurla Ort, et prenez le max d'habits, il nous faudra cacher des armes à l'intérieur.
Les six hommes amassèrent en quelques dizaines de secondes tous les habits qu'ils purent, Machiann montait la garde. Quand il vit un peu trop d'animation dehors, il les avertit et ils s'apprêtèrent tous à partir. Ils durent attendre Érianos.
- Érianos ! Magne-toi ! lui hurlèrent-ils.
Ils furent tout à fait paniqué quand ils entendirent au loin des sirènes se rapprochant.
- Bordel, ça doit être pour nous, Émi, Machiann, Terr, venez avec moi, Ourstanove, va chercher Érianos et magnez-vous de nous rejoindre, hurla Ort qui finissait d'enfiler un short trop petit pour lui.
Ourstanove dut aller chercher Érianos dans l'arrière boutique alors qu'il revenait les bras chargés de couvertures.
- Mais qu'est-ce que tu fous, grouille, il y a des sirènes, c'est peut-être pour nous ! Et qu'est-ce que tu fiches avec ces couvertures !
- Aide-moi ! Elle nous serviront si nous devons dissimuler des armes !
Il partirent rapidement en courant, et trois minutes plus tard couraient aux côtés de leurs compagnons. Ils coururent pendant dix minutes à un rythme soutenu, transportant dans leur bras tous les habits qu'ils avaient récupéré, puis s'arrêtèrent enfin dans une rue plus calme, pour finir de s'habiller et se mettre correctement.
- Bien joué pour les couvertures, Érianos, félicita Ort.
- Eh ! Mais ce ne sont pas des couvertures ! Regardez ! C'est un peu comme une robe !, s'exclama Terr en enfilant la couverture qui avait une ouverture pour passer la tête, et tombait un peu comme une toge.
- Ça me rappelle les tenues des prêtres reptiliens primitifs", remarqua Ourstanove.
- C'est vrai, avec un peu les couleurs, ça ressemble", acquiesça Érianos.
- Bon, enfilez-en un chacun, combien en a-t-on ?, demanda Ort.
- Huit, lui répondit Émi, et que fait-on des habits qu'il reste ?
- Débarassons-nous-en, recommanda Ort, il ne faudrait pas qu'on nous reconnaisse si nous les transportons avec nous.
Ort garda l'arme qu'il avait prise sur l'homme sous son nouvel apparat. Ils s'arrangèrent tous, puis repartirent en formation, Émi devant, suivi de Ort et Érianos, puis Terr, Ourstanove et Macchiann en arrière. Ils retournaient en direction de leur point d'arrivée, en espérant trouver là-bas le contact qui devait les renseigner pour leur mission. D'une certaine façon, Ort espérait qu'ils ne le trouveraient pas, et qu'ils pourraient repartir au plus vite sans d'autres formalités.
Ils évitèrent soigneusement les environs du quartier où ils avaient volé les habits, et espacèrent encore plus les trois groupes, pour limiter les chances que tous se fassent attraper simultanément. Ils marchaient sans bruit, toujours à l'affût d'un signe de leurs camarades.
La rue devenait plus vivante, des passants les regardaient d'un air un peu curieux, des véhicules circulaient dans la rue, ils regardaient d'un air ébahi ce monde qu'ils ne connaissaient pas, ce calme apparent, cette paix qu'ils n'avaient jamais connue.
Ort l'avait repéré, il savait qu'il allait les aborder. Ce fut le cas, un homme, jeune, s'approcha de lui et lui parla dans une langue qu'il comprenait. Il parlait dans la langue d'Adama, qui restait assez proche de sa propre langue.
- Depuis quand êtes-vous arrivés, demanda l'homme.
- Il y a peu, lui répondit Ort.
- Vous avez fait bon voyage ?
- Réveil un peu frisquet mais sinon tout s'est bien passé. Nous étions juste étonné de ne trouver personne sur les lieux.
"Oui nous avons eu quelques soucis. Nous avons dû évacuer complètement, nous avons failli être découverts. Votre arrivée a même failli être compromise, mais sur Son insistance, n'ayant pas d'autre centre en Australie, c'est le nom du pays où nous nous trouvons, nous avons dû faire avec. Par contre vous ne deviez être réveillés que ce soir, c'est pour cette raison que je n'étais pas présent, mais sans doute les appareils ne doivent pas avoir correctement fonctionné. Il faut dire que nous ne les utilisons guère que pour nous reposer, certaines fonctions sont sans doute à revoir. Pourtant un technicien y a jeté un oeil il n'y a pas si longtemps, enfin..."
- Où allons-nous ? s'impatienta Ort, il se moquait des détails.
- Dans une ville plus au sud, lui répondit le jeune, je suis garé à deux pas d'ici, vous n'êtes que deux ? Où sont les autres ?
- Devant et derrière, lui répondit Ort, même pas spécialement fier que l'homme ne les ait pas vus.
- Bien, mais, comment communiquez-vous avec eux ? Nous devons tous prendre le fourgon, maintenant, il nous faut aller à l'aéroport.
Ort ne comprit pas tout les mots que lui disait son interlocuteur, mais il fit un signe de la main, Émi, qui observait la scène de loin, prêt à intervenir, tout comme les trois autres, derrière, s'approchèrent alors. Ils restèrent à quelques distance jusqu'au moment où ils durent se regrouper pour monter dans le petit car.
- Où va-t-on ? demanda Terr, pas vraiment détendu.
- Dans une ville plus au sud, nous devons prendre un avion pour nous y rendre, nous allons donc à l'aéroport, lui expliqua le jeune.
- Ça sera long, demanda Ort qui coupa Érianos qui voulait avoir plus d'information sur ce qu'il appelait "avion" et son fonctionnement.
- Non, si tout ce passe bien il faut compter deux heures pour arriver à Melbourne, c'est le nom de la ville où nous nous rendons. Nous avons localisé Ylraw, il est retenu prisonnier, nous ne devrions pas avoir trop d'encombres.
Ort se renseigna pour savoir ce que le jeune appelait "heure" ; celui-ci lui donna l'équivalent en temps d'Adama.
- Avez-vous des armes ? lui demanda Émi.
- Oui, mais vous les aurez après notre arrivée, il est plus prudent de ne pas en avoir pendant le trajet, pour éviter tout ennui avec la police."
- Vous n'avez pas le pouvoir, ici ? demanda Érianos, il me semblait que vous dirigiez, non ? Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez ?
- C'est plus compliqué, nous dirigeons, mais dans l'ombre, nous devons rester discrets. Personnes ne connaît notre présence, les gens d'ici vivent tranquillement, et nous gérons l'ensemble par derrière. Nous sommes les seuls à avoir accès au téléporteur, les gens d'ici meurent généralement bien avant 60 années d'Adama.
- Nous mourrons aussi bien avant 60 ans, rétorqua Terr, souvent au combat, d'ailleurs, mais même, nous n'avons pas accès non plus aux téléporteurs. Enfin en tous les cas pas nous.
- Personne n'y a accès, dit Érianos, nous n'en avons qu'un seul géré principalement par Lui, qui s'en sert d'intermédiaire pour ses desseins. Mais notre problématique est très différente de celle de ce monde, nous sommes beaucoup moins nombreux, beaucoup plus avancés, et, avant toute chose, en guerre.
- Vous connaissez notre monde ? s'étonna le jeune à la réflexion d'Érianos. Ils avaient maintenant quitté le centre ville et roulaient en direction de l'aéroport.
- Un peu, j'avais discuté un moment avec la fille qui était passée, il y a deux dixièmes et quelques, elle semblait très au courant.
- La fille, quelle fille ? interrogea le jeune, en se tournant vers lui et en ralentissant.
- Il y a deux dixièmes une fille est passée par Oriagoth pour se rendre ici, elle affirmait qu'elle était en mission d'observation pour Lui, elle ne m'en a pas dit plus sur elle, nous avons principalement parlé des différences entre la Congrégation, ici et chez nous.
- Deux grands dixièmes ? Cela fait environ quatre petits sixièmes, non ? demanda le jeune.
- Oui, pas loin.
- Très intéressant, et c'est Lui qui l'envoyait ?
- C'est ce qu'elle a dit.
- Et Ylraw ?
- Ylraw ? ne comprit pas Érianos.
- C'est le nom du gars qu'on doit ramener, précisa Ort.
- Ah, et bien ? demanda Érianos au jeune.
- Quand est-il passé par chez vous ?
- Aucune idée, en tous cas je n'en ai jamais entendu parlé.
- Il vient d'Adama cet enfoiré ! s'étonna Ourstanove.
- Nous le pensons, dit le jeune, mais nous n'en sommes pas sûr... À vrai dire nous ne savons pas vraiment qui il est. Nous savons qu'Il s'intéresse à lui, et qu'il nous a causé beaucoup de soucis, mais son rôle reste mystérieux.
- Qu'a-t-il donc fait ? demanda Émi.
"Il nous a mis en péril, et a priori nous avons des suspicions sur le fait qu'il ait fait venir une fille du labo."
"Du labo ?" questionna Terr, toujours aussi inquiet en regardant défiler les paysages.
"Le centre d'observation d'Adama, qui se trouve en observation derrière la ceinture électromagnétique."
"Vous êtes contrôlés par Adama ?", s'exclama Ort.
"Oui, bien sûr, c'est notre plus gros souci, d'ailleurs. C'est la raison pour laquelle nous devons être très prudents."
"Et ce Ylraw, il est dangereux ?", interrompit Terr pour revenir dans un sujet qui le préoccupait plus.
"Pas directement, il semble que ce soit surtout cette fille du labo qui lui vienne en aide, c'est ce qui nous ennuie d'autant plus, nous ne savons pas vraiment pourquoi elle intervient. Cela faisait des siècles avant ces événements que personne du labo n'était venu, nous nous demandions même s'il y en avait encore, nous n'avons aucun moyen de le savoir."
"Lui ne le sait pas ?", demanda Terr.
"Nous avons très peu de contact avec Lui, hormis qu'Il nous a permit d'arriver ici, nous évitons de nous mêler de ses affaires et Lui des nôtres, d'autant que nous ne savons presque rien de Lui. Savez-vous plus de choses ?"
"Pas vraiment, la raison officielle de la mission est que ce Ylraw serait la clé dans la prochai... Dans notre guerre actuelle", balbutia Ort, en espérant que le jeune ne remarquât pas son lapsus.
"La clé ? C'est très étrange. Toutefois nous avons constaté que ce Ylraw a une résistance physique assez hors du commun, ou une chance qui dépasse l'entendement, mais de là à faire de lui une arme, j'en doute."
"Je crois plutôt qu'il veut le détruire", précisa Érianos.
"Oui, c'est ce que j'ai compris", confirma Émi.
"Mais pourquoi ne pas le tuer ici, alors ?", demanda Machiann.
"En ce qui nous concerne nous avons eu ordre formel de ne pas le tuer, et de vous le laisser, j'imagine qu'il ne veut pas uniquement s'en débarasser, mais j'avoue que cette histoire me dépasse", dit le jeune en haussant les épaules. "Nous arrivons", ajouta-t-il.
Il arrêta le fourgon sur le grand parking proche de l'aéroport, et expliqua la suite des opérations.
"Ok, je vais vous conduire jusqu'au jet qui vous emmènera à Melbourne. Laissez ici tout ce qui pourrait être considéré comme une arme. Voilà des papiers, si jamais une personne vous demande, montrez-lui simplement ces documents, si elle vous pose des questions, faîtes croire que vous êtes muets. Et pour vous déplacer faîtes comme ce matin, par petit groupe, c'est une bonne idée. J'avais des habits pour vous mais ceux que vous avez trouvés sont parfaits. Et puis je ne me rappelais pas que le grand gabarit était aussi énorme, ils ne vous seraient pas allés de toute façon.
"Vous ne venez pas avec nous ?", s'inquiéta Terr.
"Non"
"Mais comment allons-nous nous retrouver une fois là-bas ?"
"À l'arrivée une personne viendra vous chercher, elle vous fournira des armes et vous conduira jusqu'à destination."
Ort laissa son arme, à regret, dans le petit car, et ils suivirent, toujours en formation dégroupée, le jeune, jusqu'au jet. Le pilote ne comprenait pas leur langue, ils s'installèrent confortablement dans l'attente du départ. Le jeune les prévint que le feu vert avant de pouvoir décoller pourrait prendre un certain temps. Il leur souhaita bonne chance, et leur expliqua qu'ils seraient accueilli le soir à leur retour pour leur départ, mais peut-être serait-ce une autre personne qui s'en chargera.
Une fois installés dans l'attente du départ, ils se détendirent un peu.
"Vous avez vu ces sièges", siffla Émi, "c'est du grand luxe, le jour où on aura des trucs pareils dans nos vaisseaux !"
"La guerre sera finie...", soupira Ort.
"Vous avez vu le monde ? Et vous avez vu toutes ces femmes, comme elle sont belles !", continua Émi.
"Oui, franchement, je crois que je resterais bien ici, je me demande si on ne pourrait pas laisser tomber la mission et nous installer dans un coin de ce paradis, comment pourraient-ils nous retrouver ?", suggéra Ourstanove.
"C'est moi qui te retrouve et te tue, si tu fais ça", dit Ort autoritairement, "tu oublies vite nos femmes et nos enfants. Nous ne sommes pas d'ici, nous n'avons rien à faire ici, et nous serions ici comme des voleurs, je devrais te foutre au trou pour de telles paroles !"
"Oui, je refuse de vivre caché, même au paradis", lança Machiann.
"Oh ça va stressez pas, je plaisantais, et puis c'était juste l'histoire de deux trois jours, pour découvrir un peu les filles d'ici", rigola Ourstanove.
"Il te faudrait déjà découvrir les filles tout court", lui rétorqua Émi en rigolant.
"T'as gueule toi, je l'ai déjà fait !", répondit Ourstanove énervé.
"Ah oui, avec quelle main ?", s'exclama Érianos en rigolant.
"Connards ! Vous n'êtes qu'une bande de jaloux ! Vous savez très bien que j'ai passé une nuit avec Ramanelle sur Éden 2, le soir du nouvel an."
"Ah c'est vrai ! La petite Ramanelle, c'est vrai qu'elle est jolie, cela dit il ne vaut mieux pas que son père l'apprenne, je crois qu'il l'a déjà destinée", lui dit Terr.
"Destinée ? À qui ça ?", s'inquiéta Ourstanove.
"À son Prince, petit idiot, Molot", dit Émi.
"C'est qui ce naze ? Elle ne m'en a pas parlé ?", rajouta Ourstanove, offusqué.
"Le jour où tu lui arriveras à la cheville, ce que je doute qui arrive, tu pourras peut-être te permettre de parler de lui en ces termes, en attendant, ne t'avise pas d'être injurieux envers lui", dit Ort d'une voix forte qui ramena le silence.
"C'est celui qui a repris Elzaor aux reptiliens, et qui a réussi à libérer Éma de leur griffe, seul", lui souffla Terr, assis près d'Ourstanove.
L'atmosphère se détendit de nouveau quand l'avion décolla, et ils restèrent tous les yeux écarquillés collés aux hublots à contempler le paysage. C'était moins beau que les paysages verdoyants d'Éden 2, mais ces derniers étaient souvent parsemés de la marque de la guerre. Éden 2 avait un climat beaucoup plus homogène que la Terre car les zones les plus chaudes étaient presque exclusivement recouvertes d'océans, créant une grande quantité d'évaporation et qui profitaient, au gré des vents, associés aux courants marins, à l'ensemble des deux hémisphères.
Ils arrivèrent sur Melbourne vers le moment le plus chaud de la journée. Une personne parlant leur langue vint les rejoindre. Ils le saluèrent ; il leur expliqua la suite des opérations.
"Nous avons un petit souci, nous l'avions repéré mais il a pris la fuite, toutefois nous avons un mouchard sur une personne qui devrait être avec lui, et nous devrions avoir confirmation dans une petite demi-heure", dit l'homme, jeune, habillé décontracté, en les guidant vers les bâtiments principaux de l'aéroport pour sortir.
"Nous avons parcouru combien de distance ?", demanda Érianos.
"Depuis Sydney ? Environ 600 miles je dirais". Indiqua le jeune en base dix.
"Euh, ça fait quoi 600 miles ?", s'interrogea Terr.
"900 kilomè... Euh... Un peu moins que 900 quadri-pierres d'Adama", rectifia le jeune.
Il parla en base adamiène, en base six, soit quatre fois six puissance quatre, plus trois fois six puissance 3, ce qui fait approximativement 972 en base dix. Un quatri-pierre représentant un peu plus d'un kilomètre. L'unité de distance d'Adama, la pierre, remontait à la lointaine période où les hommes vivaient presque exclusivement dans les grottes, à l'abri des reptiliens. La pierre d'Adama était la distance de solidification d'une roche sur une plaque de fer, sous un feu de hêtre, à une certaine période de l'année. Cette distance représentait environ quatre-vingt centimètres.
"Ça ne me parle pas beaucoup plus", se plaignit Terr.
"Dans les six cent mille barres", convertit Érianos.
Les hommes de l'Au-delà, sur Éden 2, avaient voulu marquer leur séparation lors de leur départ de la Congrégation, ils étaient passés en base dix, et leur nouvelle unité de longueur était la taille de la toute première barre de métal forgé par les nouveaux hommes, environ un mètre cinquante.
"Oui, ces engins ne vont vraiment pas très vite", confirma Érianos avant que Terr n'ait pu s'en rendre compte par ses propres calculs.
"Ouahou ! Regarde la fille là-bas, elle a presque pas d'habits !", s'écria Ourstanove quand ils arrivèrent dans le hall de l'aéroport.
"Moi je suis plutôt fan de celle-là", siffla Émi en s'émerveillant devant une superbe noire.
"Quand je vous disais que c'était le paradis !", gloussa Ourstanove.
"On se calme les mecs, je ne crois pas qu'on ait permission de tirer notre coup, de toute façon", dit Machiann d'un ton un peu énervé.
"Oh la la ! Toi et tes préceptes militaires, on peut bien profiter un peu des à-côtés !", lui répondit Émi en lui filant une tape dans le dos.
"Machiann a raison", s'énerva Ort, "nous ne sommes pas ici pour le plaisir, et le moins nous voyons de ce monde, le moins nous serons distrait de notre mission. Notre monde à nous est en guerre, et nos femmes sont dignes !"
Ils se turent tous, le jeune les écoutait, amusé. Ils sortirent de l'aéroport et finalement arrivèrent, après un petit quart d'heure de marche, à la fourgonnette. Le jeune leur présenta le chauffeur, qui ne parlait pas leur langue, il leur assura toutefois de la confiance qu'il pouvait lui faire. Il leur indiqua ensuite un petit radar.
"C'est un modèle sommaire des anciens localisateurs des combinaisons de combat Adamiène, ce modèle fait partie des rares modèles qui avait été amenés ici. Ce n'est pas Ylraw qui porte l'émetteur mais nous avons de bonnes raisons de penser qu'il n'en est pas loin."
"Mais ça date de quand cet appareil ?", demanda Érianos, intrigué.
"De la dernière venue des gens du labo, environ, il y a quelques siècles", lui répondit le jeune.
"Dis donc, c'était du bon matos, et c'est pas trop naze comparé à nos modèles", siffla Émi.
"La Congrégation est toujours en avance sur nous, Émi", lui dit Érianos d'un voix presque triste.
"Pas en matériel de combat", précisa Machiann alors qu'ils montaient dans le petit bus et qu'ils partaient.
"Je ne parierais pas", dit Érianos, "ils n'ont peut-être plus aucune culture militaire depuis des millénaires, mais ils n'ont pas pour autant aucune défense, leurs artificiels gardent efficacement l'espace de la Congrégation."
"Pourquoi veut-Il atta..." commença à dire Ourstanove avant d'être couper sévèrement par Ort, "Tais-toi donc un peu, où je te tranche la langue à la première occasion !"
Ourstanove savait que son frère ne plaisantait pas, il rougit presque et resta silencieux. Érianos, qui avait compris sa question, lui glissa à l'oreille, "nous ne sommes qu'une pièce sur l'échiquier, Il contrôle bien d'autres mondes, Il doit sans doute sentir le moment propice".
"Tais-toi, Érianos ! Nous avons déjà une guerre, c'est bien suffisant", coupa Ort.
"Pourtant cette guerre est de leur faute, et si nous pouvions reprendre notre dû, nous pourrions laisser Éden 2", suggéra Terr.
"Laisser Éden 2 ? Toutes les planètes de la Congrégation ne remplaceraient jamais Éden 2, et j'y mourrai, que ce soit, je l'espère, de vieillesse, ou en combattant !", s'écria Machiann. Ses paroles jetèrent un froid, et tous pensèrent à leur famille, à leurs amis tombés aux mains des reptiliens.
Ils avaient rejoint l'autoroute qui les conduiraient vers le centre de Melbourne. Ort s'inquiéta de ne pas voir d'armes dans le car. "Oui j'avais jugé plus prudent de ne les prendre qu'au dernier moment, les contrôles de police ne sont pas si rares. Je pensais qu'un contrôle nous retarderait beaucoup trop si nous étions pris avec des armes à feu dans le car. Mais désormais qu'Ylraw bouge, nous allons aller directement le récupérer, ce serait risquer de perdre du temps", détailla le jeune, qui se présenta finalement comme Glendaeur.
"Sans armes, mais y parviendrons-nous ? S'il vous donne tant de mal ?", lui demanda Ort.
"Il n'est pas directement dangereux, il est par contre malin et très résistant, et il a beaucoup de chance, mais je ne crois pas que six d'entre vous puissent avoir le moindre mal à le maîtriser", lui répondit Glendaeur. "Surtout qu'il a semble-t-il été blessé dernièrement."
"Depuis combien de temps le recherchez-vous ?", posa Ourstanove.
"Et bien, à vrai dire ça fait un bout de temps qu'il nous cause des soucis", répondit embarrassé Glendaeur.
"Combien de temps, combien d'hommes avez-vous perdu ?", demanda Ort, intrigué.
"S'il est vraiment la clé comme Il le dit, ça ne peut pas être aussi simple", rajouta Terr.
"Nous l'avons repéré il y a environs deux... Soixante jours, depuis nous l'avons capturé deux fois, mais il s'est évadé. Il ne nous a pas directement causé de perte, c'est cette fille du labo, en lui venant en aide, qui nous a fait perdre six personnes, au cours d'une explosion, mais elles avaient des sauvegardes, rien de grave", expliqua enfin Glendaeur.
"Des sauvegardes ?", ne comprit pas Ourstanove.
"Les gens de la Congrégation, tout comme certains ici je suppose, utilisent les téléporteurs comme moyen pour sauver leurs esprits et pouvoir revenir dans un nouveau corps si besoin, c'est ce qui explique aussi leur énorme longévité", lui détailla Érianos ; "quel âge avez-vous, Glendaeur ?"
"Je ne sais pas exactement, j'ai vécu vingt-quatre années d'Adama sur Ève avant de partir, lors du Libre Choix. Ensuite, j'ai vécu trois cents ans d'une planète intermédiaire, Éthioque, dans l'Au-delà, qui servait de relais avec la Terre, et enfin je suis venu ici, il y a tout juste huit cents années terrestres. Donc au total, en années d'Adama, cela doit faire dans les mille ans. Les années sur Éthioque étaient plus longues, et celles d'ici sont plus courtes, mais je ne sais pas exactement de combien."
"Et ça fait combien pour chez nous, ça, Érianos ?", demanda Ourstanove.
"Je ne sais pas trop, je crois que l'année d'Éden 2 est un peu plus courte que l'année d'Adama, mais je ne sais pas de combien, ça doit faire dans les mille deux cents ans, peut-être..."
"Ouah ! C'est dingue, dire que nous on dépasse rarement les quatre-vingt ans, pourquoi on ne fait pas pareil ?", s'étonna Ourstanove.
"C'est contre nos règles", dit Ort autoritairement.
"C'est Lui, en partie, ce sont ses règles qui nous on permis d'évoluer aussi vite ; sans pression du temps, nous aurions sans doute été écrasés par les reptiliens depuis longtemps...", rajouta Érianos, pas entièrement convaincu de ce qu'il disait.
Ils furent interrompus par une sirène de police. Le chauffeur parla à Glendaeur dans une langue que Ort ne comprit pas. De toute évidence, il y avait un soucis. Ils roulaient depuis un petit moment à vive allure en direction de Melbourne. Ils durent s'arrêter sur le bord de la route. Glendaeur descendit immédiatement et alla voir les quatre personnes en uniforme qui s'approchaient de leur véhicule.
Glendaeur discuta une dizaine de minutes avec l'agent, puis revient vers le car. Il s'entretint avec le chauffeur, puis expliqua la situation à Ort.
"Nous devons les suivre", dit-il d'un ton de déception.
"Qu'est-ce que cela signifie ?", demanda Ort inquiet.
"C'est une manoeuvre de ma hiérarchie, nous avons un conflit avec Lui, et j'avais initialement reçu l'ordre de ne pas vous aider. J'ai été dénoncé", énonça Glendaeur d'une voix calme.
"Je ne comprends pas", répondit Ort, "en quoi seriez-vous opposé à l'arrestation d'Ylraw, et d'autre part pourquoi trahissez-vous votre direction ?"
"Disons que notre direction a un compte en souffrance avec Lui, et par conséquent a décidé de ne plus collaborer", dit Glendaeur. "Quant à pourquoi je tente tout de même de vous aider, c'est que je pense que cet état de fait est stupide et nous sera préjudiciable dans le futur."
"Mais que va-t-il se passer alors ?", demanda Émi, "notre mission est foutue ?"
"Je n'en sais rien. Je vais tenter d'en savoir un peu plus une fois au poste de police, sinon il faudra passer en force", analysa Glendaeur.
"Passer en force ? Mais nous n'avons aucune arme, et si vous êtes majoritairement contre nous nous n'aurons aucune chance", s'étonna Ort.
"C'est risqué, certes, mais nous ne pouvons pas réagir à découvert, et devant le fait accompli nous ne réagirons pas", précisa Glendaeur.
"Quand devra-t-on agir, alors ?", demanda Machiann, impatient qu'il se passât enfin quelque chose.
"Pas pour l'instant, il y a trois voitures de police qui nous escortent nous n'aurions aucune chance, il vous faudra sans doute tenter votre chance quand nous arriverons, et qu'ils baisseront peut-être leur garde. Une chance que nous n'ayons pas d'armes, cela leur donnera une raison de moins de vous retenir. Nous n'avons pas dû dire grand chose à la police, sans doute n'avons-nous que décrit un camion avec des gens armés à l'intérieur, ou dangereux. Je pense que la police a peu d'informations sur vous, ils seront sans doute plus prudents à mon égard, mais si vous jouez les idiots, ils pourraient vous relâcher rapidement. Pour l'instant Ylraw ne bouge pas, nous avons un peu de temps."
"Mais, où nous emmènent-ils ?", demanda Émi.
"Au poste de police pour nous interroger. Mais si vous ne faîtes aucune action, ils ne peuvent rien vous faire. Ne vous inquiétez pas, ici par défaut vous serez considérés comme innocents. Est-ce que Marti vous a donné des papiers ?"
"Oui", répondit Ort en sortant un portefeuille de sa poche.
"Parfait, vous êtes des touristes israéliens, six frères, des sextuplés", dit Glendaeur après avoir jeté un oeil aux papiers, "c'est trop gros pour ne pas passer. Une fois au poste, prenez l'air inquiets, posez plein de questions en montrant vos papiers, ils ne seront pas quoi faire de vous et en une heure ou deux ils devraient vous laisser. Ils feront de même avec le chauffeur et vous pourrez repartir. Je vous laisse le localisateur. À partir de maintenant, ne m'attendez plus, agissez sans moi."
Glendaeur s'adressa ensuite au conducteur, répétant ses dernières recommandations.
"Comprennent-ils notre langue ?", questionna Ort.
"Non, enfin il y a peu de chance, une langue ici ressemble énormément à la notre, mais je ne pense pas qu'il la parle au poste de police. Ne dites pas n'importe quoi, toutefois", dit Glendaeur avant d'être accompagné dans une voiture de police.
Les voitures de police les escortèrent jusqu'à une station à quelques kilomètres de là. Une armada de policiers ouvrit les portes arrières, tous armées, Machiann et Émi eurent un semblant de réaction.
"On ne bouge pas", ordonna Ort, "Ne montrez aucun signe d'animosité, tout le monde reste calme"
"Mais s'ils ne sont pas vraiment aussi inoffensifs que la dit le gars ?", s'inquiéta Ourstanove.
"De toute façon, ils sont beaucoup plus armés que nous, pour l'instant nous n'aurions aucune chance, alors autant suivre les recommandations de Glendaeur, je n'avais pas l'impression qu'il jouait la comédie.", poursuivit Ort alors que les policiers les faisaient descendre un par un du fourgon en les fouillant au passage.
"Bah, comment savoir, ils ont tellement des comportements étranges par...", Erianos fut coupé par un ordre d'un des policiers, qu'il ne comprit pas.
"Qu'a-t-il dit ?", s'effraya Terr.
"Je n'en sais rien", lui répondit Ort sans baisser de ton, "sans doute de nous taire, mais faisons comme si nous n'avions pas compris, poser leur des questions, comme l'a dit Glendaeur. Montrez vos papiers du doigt."
Les policiers avaient récupéré lors de la fouille le localisateur et les papiers des six compagnons, et ceux-ci commencèrent, comme demandé par Ort, à s'avancer doucement vers les deux personnes gardant leur papier, en posant toute sorte de questions. Quant au chauffeur, il prétendait être muet et restait calmement aux côtés de Ort, sans broncher.
"Pourquoi nous avez-vous arrêté ?", "Quand est-ce qu'on pourra partir ?", "Est-ce qu'on peut récupérer nos papiers ?"
Les policiers, voyant qu'ils ne parlaient ni ne comprenaient l'anglais, furent décontenancés en tentant de les contenir. Quand ils furent assurés qu'ils étaient inoffensifs et non armés, ils les dirigèrent finalement dans une salle d'attente, où les six soldats continuèrent leur manège, harcelant de questions le policier qui gardait la pièce.
Ort commença même à hausser la voix, quand il fut persuadé que les policiers s'attendaient à les trouver armés et que sans cet élément, ils n'avaient plus de raison de les retenir. Rapidement d'autres policiers arrivèrent, et, après un quart-d'heure de remue-ménage, ils furent enfermés dans une petite salle.
"Qu'est-ce qu'ils veulent, bon sang !", s'énerva Machiann.
"Ils nous font perdre du temps, simplement", analysa Émi.
"Ils ne vont pas nous relâcher", dit calmement Ort, "Encore un demi-dixième et nous tentons de partir par nous-même"
"Partir par nous-même ? Mais comment, il nous faut le localisateur et nos papiers, sinon nous n'arriverons pas à revenir à notre point de départ", objecta Érianos.
"Nous avons eu plus compliqué, comme mission, non ?", dit Ort d'une voix autoritaire.
"C'est vrai, ça ne devrait pas être trop sorcier de leur fausser compagnie en récupérant les papiers et le localisateur.", marmonna Machiann en jetant un oeil par la petite vitre au milieu de la porte.
"Toutefois, nous devons agir prudemment, aucune action violente, sauf en riposte.", continua Ort, "Je m'occupe du chauffeur, il sera avec moi, Machian et Émi, vous vous débrouillez pour récupérer les papiers, Érianos et Ourstanove, vous allez ouvrir la voie en vous arrangeant pour faire le tour des locaux."
"Et moi ?", demanda Terr.
"Occupe toi du chauffeur, plutôt, moi je resterai en attente au cas où".
"Mais comment va-t-on sortir d'ici ?", s'inquiéta Ourstanove.
"On peut toujours faire croire que l'un de nous est malade, ils le feront peut-être sortir, et il pourra faire le tour des bâtiments", proposa Érianos.
"Bonne idée", confirma Ort, "Ourstanove tu fais le malade, Érianos tu l'aides, tu es celui qui verra le plus de choses."
"Mais je fais quoi comme maladie ?", interrogea Ourstanove.
"N'importe, on s'en fout, tousse, fait croire que tu vas vomir, je sais pas", s'énerva Émi, il n'aimait pas être enfermé.
Mais ils n'eurent pas le temps de mettre leur plan en pratique, dix minutes plus tard deux policiers vinrent les chercher. Ils les suivirent sans réticence.
Érianos vit le localisateur, Machiann la sortie, et Ort décida en un quart de seconde qu'ils s'enfuiraient alors.
"Machiann, tu récupère le localisateur, les autres suivez-moi !"
Ils prirent tous les policiers par surprise et partirent en trombe, Machiann renversa sans encombre deux policiers qui lui barraient le passage après qu'il ait récupéré le localisateur, et rattrapa les autres déjà loin, retardé simplement par le chauffeur qui n'arrivait pas à suivre leur rythme incroyable.
Une fois dehors, Ort ordonna qu'ils se séparassent, et donna le point de rendez-vous trois kilomètres au Nord, vingt minutes plus tard.
Ils y furent tous en temps et en heure, aucun des policiers n'ayant suffisamment de souffle pour les rattraper.
La suite fut vite expédiée, il trouvèrent un petit bus convenant à leur besoin, assommèrent son conducteur dans une rue sombre, et finirent leur emplette quand Ourstanove s'extasia devant un magasin d'armes médiévales. Le localisateur indiquait toujours Ylraw au même endroit, et ils s'y rendirent doucement, pour ne pas faire remarquer leur véhicule.
Jour 187
Ah, les réveils ne sont pas encore un pur bonheur ; leur resterait-il encore quelques marges d'évolution ?
D'autant moins un moment agréable qu'une hôtesse virtuelle, pourtant charmante, après un rapide message de bienvenue, me presse de me dépêcher à sortir du téléporteur pour laisser ma place. Un vêtement blanc-crême simple et ample, toujours avec une couche-culotte intégrée, est mis à ma disposition dans la petite capsule où je me trouve. J'ai à peine le temps de regarder par le minuscule hublot et de comprendre que je me trouve dans un vaisseau en orbite, vraisemblablement autour de la planète Adama qui, majestueuse, défile avec la rotation du vaisseau.
Ressentant une pesanteur, j'en déduis que celle-ci doit être artificiellement crée par le mouvement de rotation rapide de la station orbitale. Je m'apprête à sortir quand la même charmante personne réapparaît pour me signifier l'oubli de mon bracelet. Je le récupère rapidement et sors de la petite capsule.
Je me retrouve dans un large couloir donnant sur d'immenses baies vitrées qui me permettent, alors, de vraiment contempler Adama. Je me sens plus léger que d'accoutumée, la pesanteur artificielle ne doit pas être aussi forte que celle à laquelle je me suis habitué sur Stycchia. Pourtant la rotation de la station semble très rapide. Je reste quelques minutes accoudé sur le petit rebord, le nez presque collé à la vitre, admirant la vue magnifique. Dans l'espace ! Je suis dans l'espace ! Ah ! Vie ! Que me fais-tu donc faire ? Où m'emmènes-tu donc ? C'est dingue...
Une voix, sans doute l'artificiel du vaisseau, se présente, "Samrane". Il me souhaite la bienvenue et m'indique que Pénoplée, déjà arrivée, m'invite à la rejoindre à la surface. Samrane m'explique comment rejoindre ce qu'il appelle surface ; j'en profite pour lui demander quelques renseignements sur la station. Celle-ci existe depuis plus de 2200 années d'Adama, soit plus de 3500 années terrestres ! C'est un immense cylindre aplati de plus de dix kilomètres de rayon, un anneau immense qui tourne sur lui-même en un peu moins de six minutes et crée par ce biais l'équivalent d'un tiers de la pesanteur de la surface d'Adama. Ceci au niveau qu'il appelle la "surface" du vaisseau. La pesanteur étant un peu plus élevée au niveau des téléporteurs, situé à la périphérie. À mon niveau, ma vitesse dans la rotation de la station est de près de sept cents kilomètres par heure.
Samrane me conduit jusqu'à un ascenseur qui se révèle être un immense tube qui traverse l'intégralité de la station, d'un côté à l'autre. Je m'approche de l'extrémité du tube et quand je pose un pied à l'intérieur, une plaque métallique, un peu le même principe que pour accéder aux sous-sol des bâtiments sur Stycchia, apparaît sous mes pieds. Ensuite des bras sortent de cette plaque pour venir former autour de moi une petite barrière arrondie ; une mesure de sécurité j'imagine. Samrane m'explique que ce tube baigne dans plusieurs puissants champs magnétiques qui lui permettent de piloter indépendamment les nacelles. Une fois la nacelle en route, ma position à l'intérieur du tube m'apparaît virtuellement, et je peux commander mes déplacements. Cette représentation virtuelle me donne aussi l'occasion de voir la station dans son ensemble. Et, comme j'en aurai la confirmation quelques secondes plus tard, d'enfin comprendre que la "surface" de la station est en réalité la partie interne du cylindre qui représente le niveau supérieur.
Je suis étonné alors de découvrir que cette "surface" est une immense bande de presque cinq kilomètres de large qui fait tout le tour de la station. Et ce n'est pas du tout un amas de structure métallique comme le reste de la station, c'est la nature, c'est une bande de terre recouverte d'herbe, d'arbres, de maisons, de rivières... Le rayon de la station étant d'un peu plus de neuf kilomètres à ce niveau là, cette bande de terre a donc une surface de presque trois cent kilomètres carrés. Samrane m'explique que des personnes restent souvent plusieurs jours ou semaines ici avant de partir chez eux ou sur Adama. La population de la station est composée de cent cinquante mille personnes qui sont là depuis plus de trois mois, et de deux cent à quatre cent mille personnes qui ne sont là que de passage. Actuellement la population est de quatre cent quatre-vingt mille personnes. Tout ce petit monde pourrait même habiter en surface, sans utiliser les sous-sols, où il doit quand même se trouver en majorité. Sur les trois cents kilomètres-carrés la densité serait alors de mille six cents habitants au kilomètre-carré, bien loin des vingt-quatre mille de Paris...
Je suis à peine impressionné par ces chiffres, que j'oublie bien vite, plus sidéré par le bleu du ciel. Je viens de sortir du tube et je marche dans une petite allée pavée où des passants traînent tandis que d'autres discutent assis sur les bancs disposés ça et là, ou encore sur les petites terrasses devant les maisons. Le ciel est d'un superbe bleu, il y a des petits nuages, le rendu est vraiment incroyable. Je me demande si c'est virtuel ou bien la réalité, mais Samrane m'explique que la surface se trouve sous une immense bulle filtrante de trois kilomètres de haut qui transforme les rayons du soleil de la même façon que le fait l'atmosphère d'Adama. Ainsi le ciel apparaît bleu comme si on se trouvait réellement sous plusieurs centaines de kilomètres d'atmosphère planétaire. De plus, la station crée artificiellement un cycle de jours et de nuits, et la nuit la surface de la bulle devient quasi-transparente pour avoir vue sur les étoiles, Adama, et le soleil du système.
C'est quand même cool... Dire que gamin je restais extasié devant les vues d'artistes de stations dans ce genre. Si j'avais imaginé alors qu'un jour je me baladerai à la surface de l'une d'elle ! Samrane m'invite à prendre une abeille pour rejoindre Pénoplée. J'y vais tranquillement, je ne maîtrise encore que partiellement ce genre de bestiole. J'en profite quand même pour prendre un peu d'altitude et avoir une vue d'ensemble sur le joli paysage boisé et tranquille. On se croirait vraiment en dessus d'un coin paumé d'Ardèche ou des basses-Alpes, si ce n'était l'impression bizarre que donne l'horizon coupé à quelques kilomètres de là, comme si le ciel tombait d'un coup... Je me demande bien qu'elle impression ça fait de se trouver à côté du bord de la station... La surface cylindrique ne paraît non plus pas très naturelle, quand on la voit disparaître en hauteur, comme si elle remontait vers le ciel. Je vole doucement à une centaine de mètres au-dessus du sol, Samrane me donne un plan virtuel avec l'endroit où se trouve Pénoplée. Elle m'attendait en se promenant dans un superbe parc rempli de fleurs de toutes les couleurs. Ah ! Quel accueil va-t-elle me réserver ? C'est un peu au jour le jour ces dernier temps, nous sommes un jour ensemble un jour pas...
- Ah te voilà enfin ! Ça fait des heures que je t'attends !
Elle a l'air plutôt détendue, c'est une bonne nouvelle.
- Écoute je fais ce que je peux, je ne contrôle pas ces téléporteurs, sinon tu imagines bien que j'aurais fait mon possible pour venir t'accueillir directement à la sortie de ta capsule.
Elle me fait un sourire et prend la voix que j'aime.
- Oh c'est gentil, je n'y ai même pas pensé pour toi...
- J'ai vu... Les autres sont arrivés ?
- Je crois que Iurt et Guerd sont là, mais je ne les ai pas vus, mais il y a un monde fou, apparemment il se prépare une confrontation importante au congrès.
- Tu penses que c'est pour nous ?
Pénoplée vient vers moi et me prend par la main. Confiant de ce signe positif, je lui fais un long baiser.
- Non, c'est un problème avec une gamine des planètes rebelles.
- Les planètes rebelles ?
Elle m'invite à m'asseoir dans l'herbe et se place la tête sur mes jambes. J'aime assez quand elle me possède un peu...
- Oui c'est un groupe de planètes près des limites de la congrégation où pratiquement tous les jeunes vont se retrouver. Ils revendiquent pas mal de choses et sont souvent la cause de débats enflammés au congrès...
Elle se retourne et me pousse pour me faire allonger avant de s'étendre sur moi.
- Enfin, quoi qu'il en soit les autres ne seront pas là avant un jour ou deux voire plus, alors nous allons devoir nous occuper entre temps...
Je dis avec un sourire au coin des lèvres :
- Hum, tu penses à quelque chose en particulier ?
Elle m'embrasse et sourit :
- Non je ne pensais pas à ça... Mais maintenant que tu le dis...
Elle passe sa main entre elle et moi et caresse mon sexe, mais elle se relève aussitôt :
- Mmm, intéressant... Mais cela dit j'ai mieux à te proposer.
- Vraiment ? Tu m'intéresses.
Elle me sautille autour, je ne l'ai jamais vue aussi enthousiaste, ça fait vraiment plaisir à voir, je me laisse prendre au jeu et la bouscule un peu. Elle évite mes attaques en trottinant autour de moi.
- Il est encore tôt, le jour s'est levé il y a peine quelques heures et j'irais bien faire un tour en vaisseau, c'est le moment ou jamais.
- Ah, mais tu peux en emprunter ?
- Bien sûr... !
Elle se rapproche de moi et m'enlace, parlant doucement :
- Ça te dirait que je t'emmène en balade pour la journée ? Accessoirement on pourrait faire une pause pour s'adonner à ce à quoi tu penses, tu aimes bien ma robe, on dirait...
Je souris de nouveau. Saloperie de bracelet enfant !
- Ben oui ce serait bien, d'autant que ça te fera plaisir de retrouver les joies du pilotage. Tu crois que je pourrais prendre un vaisseau moi-aussi ?
- Non ça serait trop compliqué, comme tu n'as qu'un bracelet enfant on ne pourrait pas faire grand chose, c'est mieux que tu montes avec moi.
- Bon d'accord.
- Tu préfères manger un bout avant de partir ou alors nous déjeunerons dans un moment ?
- Non nous pouvons y aller tout de suite, sauf si tu as faim, mais moi je n'ai pas du tout faim.
- Oui c'est normal tu viens d'arriver, et moi j'ai déjà mangé un peu en attendant. Allons-y alors.
Nous partons tout deux en abeilles pour rejoindre un des tubes, puis nous remontons vers le centre de la station. Pénoplée m'explique que c'est là où la force d'inertie est la moindre, et donc permet de dépenser moins d'énergie pour maintenir les vaisseaux. En quasi apesanteur nous traversons quelques couloirs pour arriver finalement en face d'un vaisseau disponible. C'est un vaisseau ressemblant à un gros avion de combat, dont on voit les deux proéminents réacteurs sur le côté. Pénoplée m'explique que c'est loin d'être le top du top, mais qu'elle aime bien un peu de rusticité d'autant que ce vaisseau à un caractère comme elle les aime.
Un vaisseau spatial ! Enfin ! Enfin me voilà dans le futur !
C'est un petit vaisseau trois places qui peut transporter quelques marchandises mais sert principalement à des petites sorties. Dans le passé il avait servi comme vaisseau de combat, mais depuis la fin du travail obligatoire et le remplacement par des drones artificiels, tous ces vaisseaux étaient désormais utilisés à des fin ludiques. Mais c'est son passé militaire qui rendait l'artificiel du vaisseau un peu plus agressif que les gentils vaisseaux tout confort que préfère la majeure partie des gens.
Aussi faible soit son confort, je suis tout de même très bien installé, sans combinaison, dans un siège épousant ma forme et m'enlaçant au niveau des jambes, du ventre et des épaules pour me maintenir en position. Les deux petits hublots de part et d'autre de mon siège sont minuscules, mais rapidement, une fois le vaisseau en route, la surimpression artificielle rendait transparente l'ensemble de la structure du vaisseau, et je pouvais ainsi voir Pénoplée et l'extérieur sans aucune gêne.
J'ai le coeur qui bat ! J'ai jamais trop aimé les manèges...
Le vaisseau bougea doucement pour se décoller du sol et sortir dans un sas intermédiaire avant de quitter la station d'où arrivaient et partaient des centaines de vaisseaux, grands et petits, larges ou fins. Voilà enfin une vision digne de science-fiction ! Je n'avais jusqu'alors vu que des petits villages tranquilles où rien ne laisse supposer la présence de technologies avancées. Je retrouve là un décor plus conforme à ma vision de l'avenir avec ces milliers de petits vaisseaux tournant autour de cette immense station orbitale. Ah ! S'il ne m'avait fallu choisir qu'une vision, ce serait peut-être celle-là !
Nous nous éloignons doucement de la station, et je peux enfin en appréhender toute la structure, gigantesque tore tournant sur lui-même avec en fond la surface bleutée d'Adama, le panorama est superbe. J'ai des frissons de partout !
- Tu es prêt ?
Pénoplée me sort de mes rêves ?
- Prêt pour quoi ?
- Pour ça !
Je n'ai même pas la force de crier. Je me retrouve plaqué contre mon siège, le vaisseau prenant en quelques secondes une vitesse formidable. En quelques instants la station ne devient plus qu'un point brillant derrière nous. Adama elle-même diminue à vue d'oeil, et quelques minutes plus tard, nous sommes en orbite autour de la lune naturelle de la planète, qui ressemble a si méprendre à notre bonne vielle Lune ! Si ce n'est que celle-ci est recouverte ça et là par des bulles argentées. Je demande à Pénoplée :
- Que sont ces petites bulles réfléchissantes qu'on voit à la surface ?
Le vaisseau s'est stabilisé et survole, sans doute à quelques milliers de kilomètres, la surface de la lune.
- Ce sont des villes, il y en a quelques milliers à la surface, qui datent surtout du temps de l'exploration minière de la lune ; de nos jours il y a encore quelques villes touristiques, mais l'endroit n'est plaisant que quelques jours pour la vue sur Adama. Elles servent surtout de station de téléportation, car Adama n'en a que quelques unes, bien insuffisantes comparées au flux de population. Quand j'avais vu les chiffres, et c'était il y a plusieurs centaines d'années, il y avait déjà plus de cent millions de personnes par jour qui quittaient Adama ou y arrivaient. Je ne pense pas que ce soit très différent aujourd'hui.
- Oh ! Cent millions ! Il y a combien d'habitants sur Adama déjà ?
- De l'ordre de vingt-deux milliards, peut-être un peu moins maintenant, mais il y a encore beaucoup de gens qui veulent venir y habiter.
- À quelle distance se trouve la lune d'Adama ?
- Environ un tiers de tri-quadri pierres (six cent mille kilomètres), elle a un diamètre de trois bi-quadri pierres (quatre mille kilomètres).
Pénoplée me parle toujours avec leur propre unité de distance, mais j'ai réussi à programmer le bracelet pour qu'il me transforme les nombres en base décimale d'une part, et les distances en mètres. Je crois bien de toute façon qu'avec leurs unités bizarres et leur base six, je ne pourrai jamais m'habituer à leur système.
- Nous sommes allés très vite avec le vaisseau, à quelle vitesse va-t-il ?
- Entre la station et ici nous avons fait une petite pointe à un peu plus de mille kilomètres par seconde. Il nous a fallut environ quinze minutes pour venir de la station à ici. La station est sur une orbite à seulement cinq mille kilomètres de la surface d'Adama.
- Il y a beaucoup de ces stations ?
- Oh oui des centaines, des milliers même !
- Des plus grandes ?
- Bien sûr, une des plus grande est la station océan dont je t'avais déjà parlée, elle fait deux cent cinquante kilomètres de diamètre. Elle est elle en orbite autour du soleil du système, pas autour d'Adama, et c'est presque une petite planète artificielle et autonome. Toutefois la plupart restent entre dix et trente kilomètres de diamètre, et sont à moins d'un million de kilomètres autour d'Adama..
Je reste rêveur face à cette appropriation de l'espace qui le rend presque aussi accessible que ne l'était le supermarché du coin rue Crillon.
- C'est impressionnant...
- On va faire du rase-motte sur Adama ?
- Si tu veux, mais on peut y aller comme ça ? Il ne faut pas attendre les autres ?
- Bah on peut pas vraiment faire du rase-motte, mais je peux déjà te faire faire un tour à basse altitude.
- Le rase-motte est interdit ?
- Il faut demander oui, mais c'est surtout que ce vaisseau n'est pas vraiment fait pour entrer dans l'atmosphère, on peut le faire en cas d'urgence, mais c'est pas spécialement recommandé.
- OK
Encore une vingtaine de minutes et nous traversons les couches hautes de l'atmosphère d'Adama. La planète mère, Adama !
- Voilà le continent principal, c'est ici que nous avons les plus anciens signes de l'existence des hommes sur Adama, avec celle des reptiles, bien-sûr.
- Tiens à propos tu ne voudrais pas me raconter cette histoire de reptile ?
- Si, bonne idée ! Je peux te montrer l'histoire de l'homme sur Adama, et des reptiles, par la même occasion.
Pénoplée, qui laisse le vaisseau survoler lentement la surface de la planète, reste silencieuse un moment, sans doute cherche-t-elle des renseignements dans son bracelet.
- Je vais utiliser un artificiel pour te raconter l'histoire, ce sera moins décousu que si je dois vérifier au fur et à mesure tout ce que je te dis, parce que je ne connais pas tout par coeur, et en plus je trouve que cette archive est très bien faite, ça te va ?
- Euh, oui... N'importe.
- Je vais voir si je peux lui faire parler avec tes unités.
Je suis surpris de voir apparaître une jeune fille, vêtue de blanc, qui nous salue et se présente, Antara. Elle se lance dans la description de l'évolution d'Adama, le pourtour du vaisseau est quasi invisible, et des images illustrant ses propos sont projetées dans nos cerveaux pour nous donner l'illusion que tout se passe sous nos yeux, c'est vraiment formidable :
" La planète Adama s'est formée il y a environ trois milliards deux cent millions de tes années. Je vais convertir de façon à ce que mon discours soit plus simple. Dans le premier milliard d'années, rien de notable, évolution classique d'une planète recouverte d'eau à une distance propice d'une étoile moyenne. La vie apparaît dans l'océan primitif il y a environ deux milliards d'années, formes bactériologiques simples dans un premier temps, puis, l'évolution faisant son chemin, au gré des bouleversements climatiques et autres catastrophes naturelles, des formes de vie de plus en plus complexes font leur apparition, dans l'eau tout d'abord, microbactéries rejetant de l'oxygène, puis plancton, algues, poissons, puis sur terre, plantes, arbres...
Il y a quatre cent millions d'années, une forme dérivée d'un vulgaire poisson préférant avoir les pieds au sec commence la longue lignée qui, environ cent millions d'années plus tard, donne naissance aux premiers représentants de ce que nous pouvons appeler "les reptiles". Tout ce beau monde évolue dans de multiples directions, et encore deux cents millions d'années plus tard nous retrouvons des formes les plus gigantesques, plusieurs dizaines de mètres de long, aux formes les plus minuscules, les plus élancées, les plus ravageuses... S'ensuit alors une longue période de plus de cent millions d'années sans réel changement. Des reptiles géants dominent la planète, l'évolution est quasiment au point mort, les conditions de vie idéales, rien qui ne pousse la vie à innover.
Et puis, voilà vingt-quatre millions d'années un chamboulement climatique, suite sans doute à une chute de météorite, ou le passage d'une étoile à proximité de notre soleil, change tout. Les conditions de vie deviennent toutes autres, une multitude de nouvelles formes de vie apparaissent, les mammifères, principalement, mais aussi de nouvelles maladies, de nouveaux virus, des formes très développées de bactéries, peut-être venues de l'espace. Les formes de vie existantes doivent s'adapter ou mourir. Mais une forme évoluée de reptiles, qui s'est accoutumée au changement climatique, et a développé une première forme d'intelligence, survit et prospère. Une autre forme, dérivée des mammifères, une forme de singe, s'adapte aussi rapidement et facilement aux nouvelles conditions.
Débute alors la longue et cruelle compétition entre deux espèces qui aspirent à la domination de la planète. Mais les reptiles ont de l'avance, et ils ont l'intelligence, voilà environ deux millions d'années, de prendre certains de ces singes en élevage et de les dresser pour exécuter certaines tâches. Les reptiles sont d'énormes monstres à côté de ces petits mammifères, et les singes ne peuvent guère que se soumettre. À partir de ce moment là les reptiles évoluerons peu, ayant atteints, à peu de chose près, leur forme physique définitive. De grands monstres de deux à quatre mètres de haut, omnivores à large préférence carnivores, reproduction sexuée, pondant des oeufs, pourvus de deux puissantes pattes leur permettant de faire des pointes à plus de soixante dix kilomètres par heure, et de deux bras plus frêles, tout de même suffisants pour te briser le cou, et munis de trois gros doigts maladroits. Animaux à sang chaud contrairement à beaucoup de leurs cousins, ils sont munis d'une peau épaisse et protectrice qui leur permet de résister au chaud comme au froid. Leur morphologie est très diversifiée, tout comme leur couleur de peau, leur taille qui va du simple au double et leur capacité physique. Leur organisation en caste est uniquement basée sur la force physique. Ils sont friands de combats, de luttes et de divers jeux meurtriers et cruels. Leur semblant de socialisation date aussi de cette période, il y a deux millions d'années. Ils vivent par groupes d'une centaine d'individus et sont nomades. S'ils sont présents sur tous les continents, ils sont majoritairement sur le grand continent que nous survolons. Celui-ci, comme tu peux le voir, est placé idéalement dans une zone tempérée, et sa forme très étendue, plus de dix mille kilomètres, mais pas très large, de l'ordre de deux mille kilomètres, quatre mille au plus large, avec de nombreux bras dans la mer, est favorable à un climat très agréable et propice à la vie. De plus, la présence de deux mers intérieures, qui ne sont plus qu'à peine visibles aujourd'hui, apporte un facteur supplémentaire de stabilité climatique. On devine encore les deux mers quand même avec quelques reflets plus argentés juste en dessous de nous, et surtout là-bas, reflétant les rayons du soleil.
Bref, les reptiles, dans leur nomadisme à travers les continents, emporte avec eux ces quelques singes à qui ils font faire les tâches ingrates. Mais en plus de les assouvir, les conditions terribles infligées par les reptiles, les stimulent, leur permettent de s'organiser, de s'entraider, d'apprendre plus vite, car les reptiliens pratiquent depuis longtemps le maniement des outils, la fabrication des huttes, la chasse, et la taille de la pierre. Les singes sont habiles de leurs mains, beaucoup plus que les trois doigts grossiers des reptiles. Les reptiliens le comprennent vite et assignent aux singes toutes les tâches requérant l'habileté qu'eux n'ont encore su développer, et ne développeront ainsi jamais, car justement les singes, presque des hommes, seront, en quelques sortes, "leurs mains". Les techniques de chasse et de pêche s'améliorant, certains groupes reptiliens s'établissent de manière permanente et ainsi les premières villes font leur apparition. Les reptiliens se chargent de la chasse et de l'approvisionnement en général, les singes, dociles, de la confection des habits, des armes.
Des centaines de milliers d'années s'écoulent encore, et la symbiose quelques peu ingrate entre les reptiles et les singes se maintient et se renforce. Les reptiliens changent peu, évoluant lentement, les singes énormément, et nous situons entre il y a un million trois cent mille ans et un million cinq cent mille ans en arrière l'apparition d'une forme primitive d'homme. Ceux-ci se tenaient debout, utilisaient les outils et savaient exécuter de nombreuses tâches. Ce sont encore sans doute les reptiliens qui tirent l'évolution à ce moment, et ce sont toujours les reptiliens, sans doute suite à une période climatique difficile, il y a environ un million d'années, qui découvrent et mettent en pratique l'agriculture. À partir de ce moment là les regroupements en villes, qui étaient l'exception auparavant, deviennent plutôt la règle, et ne subsistent que quelques tribus nomades dans les zones climatiques difficiles, où l'agriculture n'est pas envisageable. Toutefois le nomadisme reste très fortement inscrit dans les traditions reptiliennes. La sélection forte dans les tribus reptilienne entraînant l'exclusion fréquente de membres avait depuis longtemps permis une uniformisation de leur dialecte, à quelques exceptions près, notamment sur les deux continents plus équatoriaux sans doute peuplés à un moment où le bras de mer le séparant du continent principal était asséché. La mise en place de l'agriculture provoque le fleurissement de nombreux petits villages sur toutes les rives des principaux fleuves. Tu ne les vois pas ici mais le continent, qui possède trois barres montagneuses principales, est traversé par des centaines de fleuves et de rivières, aujourd'hui masqués par les constructions. La forme de commerce primitive existant auparavant entre les tribus nomades se fortifie avec cette sédentarisation, notamment le commerce d'esclaves humains. Les plus doués d'entre eux se vendent au prix fort, et sont utilisés comme mâles reproducteurs. Ainsi les reptiliens accélèrent l'inévitable, le surpassement de leur intelligence par les hommes.
Il y a un million d'années, nous estimons que la population d'Adama était de l'ordre de quatre cent mille reptiliens et cent mille hommes. L'agriculture va rapidement tout chambouler, avec l'apparition des premiers villages et des premières communautés, qui font passer les tribus de quelques dizaines voire cent ou deux cents individus à des gros villages de plusieurs centaines, jusqu'à deux ou trois mille habitants. C'est il y a environ cinq cents mille ans que l'intelligence des hommes a dû dépasser celle des reptiles. Mais les hommes restent soumis, car les reptiles, en plus d'être des dizaines de fois plus forts que les hommes, qui rivalisent difficilement du haut de leur mètre cinquante avec ces molosses de plus de trois mètres, ne sont pas complètement stupides. Ils savent diviser les communautés humaines, pour toujours pouvoir les exploiter à leur profit et casser toute tentative d'évasion ou de rebellion. Ils utilisent pernicieusement certains hommes en leur offrant des privilèges en échange de leur coopération, créant le trouble et la zizanie dans les groupes.
Il y en a eu, pourtant, des communautés indépendantes humaines échappées du joug reptiliens, mais elles n'étaient que le gibier de chasse favori de ceux-ci, qui les massacraient allègrement dès qu'ils les repéraient. Ils avaient, en plus, la mauvaise gourmandise de la chair humaine, et, il va sans dire, ceux qui n'avaient pas la chance d'être utiles, parce qu'ils s'étaient blessés, n'étaient pas assez intelligents ou adroits, ou au contraire un peu trop rebelle pour les tâches qu'on leur confiait, constituaient la nourriture de luxe de ces carnivores sans pitié. Toutefois il semble que l'homme n'ait jamais été purement élevé dans l'optique de constituer une source de nourriture, même s'il existait sans doute quelques élevages dans ce but. Les reptiliens consommaient plusieurs kilos de viande par jour, et l'homme ne satisfaisait pas à cette nécessité. Il constituait plus la main d'oeuvre de luxe des reptiliens, qui basaient alors tout leur développement sur lui, ayant eux depuis longtemps mis une croix sur l'exécution de tâches minutieuses.
Puis, il y a quatre cent mille ans, certains reptiliens vont plus loin et tentent d'apprendre leur langue aux hommes. Les reptiliens avait une langue simple et basique, mais ceci va bouleverser et accélérer une fois de plus le développement humain. Les reptiliens prospérant, atteignant il y a deux cents mille ans une population supérieure à un million d'individus pour trois cents mille hommes, les échanges se multiplient et certaines tribus de reptiliens utilisent les hommes comme valeur de référence. L'homme devient donc en quelque sorte la monnaie locale. Mais les reptiliens remarquent et développent aussi la capacité surprenante de l'homme à manier les chiffres, et, il y a environ cent mille ans, les hommes commencent à mettre sur des bouts de bois ou de pierre des signes pour se rappeler des résultats de calculs fastidieux que leur font faire les reptiliens.
L'invention de l'écriture ne tarde pas, mais elle est du fait des reptiliens qui ont pris modèle sur les hommes. L'évolution se fait toutefois de concert et il y a environ cinquante mille ans se crée une véritable première langue écrite et parlée, commune aux reptiliens et aux hommes, les hommes étant alors leurs scribes.
On comprend alors pourquoi les reptiliens gardaient avec tant d'attention l'étreinte autour des hommes. Ils en étaient devenus dépendants, complètement. Toute leur économie de l'époque, leurs outils, leur style de vie, la transmission de leur savoir même par l'écriture étaient complètement architecturés autour de l'asservissement des hommes. Et bientôt, leur évolution technologique même le serait. Cela explique aussi l'étonnante stabilité de la langue. Les reptiliens étaient beaucoup plus unis que les hommes, et peu enclins aux changements, gardant ainsi pendant des millénaires une structure linguistique commune et évoluant faiblement.
Jusqu'à l'invention de l'écriture, les reptiliens les plus doués menaient encore le chemin de la découverte, la création de nouveaux outils, nouvelles techniques de fabrication et de culture ; mais à partir du moment ou l'homme devint scribe en plus d'ouvrier, alors tout changea, et les reptiliens utilisèrent à leur profit la créativité des hommes.
Il y a quarante mille ans les reptiliens découvrent l'utilisation du cuivre, un métal meuble. Rapidement les hommes en étendent l'usage par l'utilisation du feu et de la forge, puis démultiplient les possibilités en élargissant leur champ d'action à d'autres métaux. La population d'alors est estimée à soixante millions de reptiliens et une dizaine de millions d'hommes. Elle reste principalement limitée au continent central. Nous avons assez peu d'information sur les cultures existant sur les autres continents, principalement parce que celles-ci ont été complètement anéanties par les hordes de reptiles quand leurs navires leur permirent enfin d'y accéder.
Les reptiliens ont compris la menace de l'homme depuis déjà longtemps, mais ils ont su savamment le diviser. Les hommes n'arrivaient pas à s'organiser, les reptiliens jouant habilement sur son orgueil pour en privilégier certains au détriment d'autres. Les plus doués et intelligents sont comblés et deviennent presque égaux aux reptiliens, ils participent au développement et n'ont pas de tâches difficiles. Les autres sont soumis aux travaux d'ouvriers et de manoeuvres, et séparés en différentes castes en compétitions les unes avec les autres. Toute tentative de révolte voit l'élimination complète de la communauté. Les femmes et les enfants sont souvent pris en otages, les hommes travaillant ne pouvant les voir qu'un jour de temps en temps, et plus jamais au moindre faux-pas de leur part. C'est malheureusement ce qui rendra la sociabilité de l'homme un tel échec pendant des millénaires. Les reptiliens ont façonné dans l'esprit humain la notion de compétition, de domination et de soif de pouvoir pendant des centaines de milliers d'années. Et nous en souffrons toujours, pourquoi les hommes de l'Au-delà sont-ils partis ? Sans doute un peu car il ne toléraient pas un monde égalitaire, un monde où tout le monde est identique à son voisin et où personne ne domine personne. "
Antara fait une pause, après un bref instant, j'imagine qu'elle a demandé l'autorisation à Pénoplée, elle prend les commandes du vaisseau, s'éloigne d'Adama pour la contourner et se rapproche de nouveau ensuite en dessus d'un autre grand continent. Pénoplée me demande si je vais bien, s'inquiète de savoir si l'histoire ne m'ennuie pas trop. C'est tout le contraire. Je lui fais un bisou virtuel et Antara reprend son récit :
" L'évolution conjointe progresse, l'invention de la monnaie, le travail du fer, l'amélioration des forges... Les reptiliens sont une race très soudée, régie par une hiérarchie stricte et profondément respectée, contrairement aux hommes, sans cesse déchirées par des rebellions internes, sans parler de celles attisées par les reptiliens. Il y a trente mille ans, la population totale des reptiliens dépasse les trois cents millions, et ils limitent par tous les moyens celle des hommes, de peur de leur insurrection. Ceux-ci sont pourtant près de trente millions. Mais de plus en plus divisés, les élites sont choyées par les reptiliens, qui voient en eux leur évolution technologique, et maudites par leurs concitoyens, pour qui ils ne sont que des traîtres.
Mais les hommes sont eux-mêmes les garants de leur soumission, les plus intelligents étant au service des reptiliens pour créer des instruments de pouvoir toujours plus efficaces. La progression des techniques donne aussi aux hommes la chance de pouvoir communiquer plus facilement entre eux. La première grande révolte s'est déroulée sur ce continent, il y a vingt-sept mille ans, juste en-dessous de nous. Elle a débuté dans une ville proche de la mer, sur la petite pointe que tu aperçois. Les reptiliens avaient fait l'erreur de laisser les hommes seuls sur les petites îles qui se trouvent dans la baie, pour profiter au mieux des emplacements côtiers. Les hommes y avaient fabriqué et caché des centaines d'armes et mis en place un plan de rébellion. Ils avaient réussi à développer un code qui leur permettaient de démasquer les espions, et leur machination était restée secrète jusqu'à la nuit fatidique, suite à la fête de nouvelle année des reptiliens. Les hommes étaient tous partis sur la côte pour tuer les reptiliens dans leur sommeil. En quelques jours les hommes avaient pris le contrôle de toute la bande de terre que nous survolons. Malheureusement les villages voisins, bien qu'informés de cette victoire, n'ont pas suivi, et en trois semaines tous les hommes ou presque furent massacrés sans pitié par les assauts reptiliens. Certains hommes s'en sortirent pourtant, et c'est la raison pour laquelle nous savons si bien les détails de cette première révolte, car pendant longtemps elle s'est transmise de génération en génération comme l'espoir que la liberté n'était pas un mythe, mais pouvait être une réalité, si tous les hommes s'unissaient. Mais les hommes ne s'unissaient pas, et les autres grandes révoltes postérieures à celle-ci finirent de la même façon, par l'écrasante victoire des reptiliens, quand elles n'étaient pas déjouées à la base par ceux-ci grâce aux traîtres qu'ils soudoyaient dans les communauté humaines.
Ces premières grandes révoltent marquent aussi le signe de bonds technologiques considérables. La condition de vie des reptiliens s'améliore grandement, tandis que les conditions de vie humaine restent exécrables. Les populations croissent très rapidement, et il y a environ vingt mille ans, la population reptilienne dépasse les deux milliards, et les hommes sont près de trois cent millions.
Mais les révoltes n'aboutissent toujours pas, elles permettent tout au plus à quelques milliers d'hommes d'être libres pendant les quelques mois de siège des places fortes dans lesquelles ils se sont réfugiés. Mais que vaut la liberté si c'est pour vivre dans la guerre, la faim, les massacres et le sang ? Beaucoup d'hommes, séparés volontairement de leur famille, ne veulent pas prendre le risque de les voir exterminées en cas de rebellion de leur part. Et d'une certaine façon les reptiliens n'ont fait que renforcer leur contrôle et leur pouvoir sur les hommes.
C'est un homme seul qui changera tout.
Guerroïk est né en 31 avant le MoyotoKomo, soit environ cinquante de tes années. Il a la chance d'avoir un père et une mère scientifiques et choyés par les reptiliens. Il fait des études brillantes en biologie et en chimie, alliant la science de son père et celle de sa mère. Mais à dix-huit ans il refuse la place qu'on lui offre dans un des plus prestigieux centre de recherche d'Adama de l'époque pour suivre une vie de miséreux dans les porcheries reptiliennes. Les reptiles consommaient en effet des quantité astronomique de viande de porc, certains pouvaient dévorer un porc entier par jour ! Toutefois même si la consommation moyenne d'un reptilien était bien inférieure à cette quantité, il n'en fallait pas moins élever par centaine de millions pour satisfaire leur appétit. Guerroïk connaît alors la misère et la détresse des populations humaines opprimées, au milieu des maladies, des épidémies de peste et de grippes qui provoquent de véritables hécatombes, et bien loin de la vie de luxe et de profusion de son enfance.
Si les hommes qu'ils côtoient ont une haine farouche envers tous ceux d'entre eux qui les trahissent, dont les parents de Guerroïk font partie, ils ont tout de même du mal à comprendre pourquoi quitter le privilège d'une vie facile pour leurs conditions déplorables.
Mais au bout de trois ans de peine et de labeur, Guerroïk attrape une maladie infectieuse, et n'est sauvé in extremis que par un recours de ses parents qui le ramènent près d'eux. Après un rétablissement difficile, pendant lequel il reprend ses études, il occupe alors un poste dans ce même centre de recherche qu'il avait fui de nombreuses années auparavant. Il mène des travaux très prometteurs sur les croisements génétiques, et consacrera plus de dix ans de sa vie à la sélection et la création d'une espèce de porc à la croissance plus rapide, la viande de meilleure qualité et beaucoup plus grosse que la normale. Encensé par les reptiliens, il parcourt Adama pour promouvoir et faire accepter cette révolution dans les habitudes alimentaires reptiliennes.
C'est un succès, et, trois ans plus tard, il se retire de sa vie de scientifique pour profiter d'une retraite grassement payée par les reptiliens. Pendant une nouvelle période de dix ans, il se fait oublier, son statut lui permet de voyager librement, et il parcourt le monde. Nous ne savons pas exactement ses activités pendant cette période, il mène sans doute plusieurs expériences, visite de nombreuse porcherie, s'intéresse à la médecine, côtoient de nombreux reptiliens malades. Il écrit beaucoup et garde toujours de très bons contacts avec les reptiliens, qui apprécient ses oeuvres, qui leur sont principalement consacrées. Ses talents de médecin le précède aussi et quelques grands noms de la hiérarchie reptilienne en font leur médecin attitré. Il a acquis une fine connaissance de la psychologie reptilienne, et certains vont jusqu'à dire qu'il n'a rien d'humain. Il écrira néanmoins deux oeuvres à destinations des hommes, mais dans un but servant les reptiles. Les reptiliens ont toujours, et de plus en plus, une peur bleue d'une révolte humaine, et luttent tant bien que mal pour conserver les divisions et les guerres de clans dans la communauté humaine. Guerroïk, par ses deux oeuvres majeures, apporte une réponse à leur problème.
La première, le Moyoto, est une longue liste d'actions que doivent faire les hommes en guise de vénération de leurs maîtres les reptiles. "Moyoto" est un acte de politesse signifiant la soumission. Nous l'utilisons encore aujourd'hui pour dire bonjour. Ce livre décrit dans des détails souvent pompeux et répétitifs, avec un style ampoulé, les diverses façons de se prosterner au passage des reptiliens, par exemple. De ce fait les reptiliens peuvent se méfier de toute personne qui n'est pas agenouillé à leur approche, Notre façon de dire bonjour à un groupe remonte à cette époque. Le Moyoto rend aussi interdite la consommation de porc pour les hommes, aliment sacré exclusivement destiné aux reptiles. Les reptiles font apprendre par coeur et réciter ces passages, petit à petit, à toutes les communautés humaines, et se satisfont du nombre de rebellions rapidement en forte diminution.
La seconde oeuvre, le MoKo, est une oeuvre directement destinée à promouvoir et augmenter les rivalités internes des communautés humaines, en exacerbant leurs velléités, leurs divisions en classes, leurs combats de chefs. "MoKo" signifie "la lutte". Tant que les hommes se battent entre eux, ils restent inoffensifs pour les reptiles, et les codes décrits dans le MoKo, tout comme ceux détaillés dans le Moyoto, sont rapidement instaurés dans toutes les communauté humaines par les reptiliens.
Six ans plus tard le Moyoto et le MoKo sont connus par coeur par presque tous les hommes, et les reptiliens satisfaits d'un climat de sérénité et amusés par toutes les rivalités ainsi créées entre les hommes.
Mais, six ans plus tard, Guerroïk retourne dans les porcheries, pas pour y travailler, mais pour y prêcher. Et si une grande partie de sa vie fut glorifiée par les reptiliens, celle-ci les dérangent beaucoup plus. Guerroïk prêche l'union, il prêche la venue de la fin du règne des reptiliens, il prêche un événement sans précédent, qui rendra à l'homme sa liberté.
Pendant deux ans, il répandra l'espoir parmi les hommes, il répandra l'idée que les reptiliens vont disparaître, et que le moment est proche, de la grande révolte, du renversement, de la gloire de l'homme.
Deux ans de fuite, de paroles échangées sous le manteau. Deux ans d'oppression encore plus forte des reptiliens, et enfin, sa capture, et son martyr. Les reptiliens affichaient toujours avec grande fierté leur force. Et Guerroïk sera cloué sur une grande croix sur la place publique d'Eryas, une des plus grande ville reptilienne, siège de leur pouvoir.
Mais il était déjà trop tard, et Guerroïk, quelques jours plus tôt, se sentant pris au piège, avait lancé les deux mots qui allaient changer notre destinée : le MoyotoKomo. "Komo" signifie "mort" dans le langage reptilien. Et il le répétera sur la croix, autant de fois qu'il le pourra avant de mourir de faim et de soif, et que sa dépouille ne tombe en lambeaux :
- Écoutez-moi mes frères, le jour est venu, assemblez le Moyoto et le Komo, et vous serez libres !
Ce même jour, jour de la mort de Guerroïk, jour zéro de l'an zéro de notre ère, Antara, dont je suis la représentation, jeune fille de dix-huit ans dont les doigts fins et habiles servaient à la fabrication des barillets pour les fusils de chasse des reptiliens, comprit. Je compris les paroles prophétiques de Guerroïk, je compris car je savais, je savais par coeur, depuis bien longtemps, le Moyoto et le Moko, je les connaissais et je récitai, je récitai tout haut le Moyoto et le Moko, mais, comme conseillé par Guerroïk, je récitai le Moko à l'envers, en partant de la fin.
Et chaque ligne du Moyoto se coupla à chacune du Moko, devenu Komo, et tous comprirent les paroles. Le jour était venu !
Les porcs, les porcs que mangeaient les reptiles, et que nous, les hommes, ne mangions pas, ne mangions plus, ces porcs, en plus d'avoir une meilleure viande et d'être plus gros, ces porcs rendaient les enfants des personnes qui en consommaient stériles, tout comme ils les rendaient dépendantes.
L'association du Moyoto et du Komo partit plus vite encore que les traînées de poudre de la révolte à l'intérieur même de mon usine. Spontanément ou par bouche à oreilles, en quelques jours les humains de la planète entière surent, ils surent que leur gloire était proche, et que quelque soit le temps que cela prendrait, les reptiliens étaient condamnés.
Les reptiliens, une fois qu'ils eurent compris, et plus encore quand ils purent voir qu'au bout d'une semaine sans consommer de la viande de porc ils agonisaient, la rage des reptiliens fut immense, et un massacre sans précédent débuta alors. Mais si les hommes étaient bien faibles face aux masses des reptiliens, ils tuèrent sans tarder tous les porcs qu'il purent, défiant l'autorité des reptiles, les rendant fous.
Je pris le commandement de la révolte dans mon usine, et nous réussîmes à détourner les armes fabriquées à notre profit, et elle devint le premier bastion de résistance humaine. Très vite, sous nos balles, le territoire conquis augmenta, et avec l'aide de toujours plus d'hommes la ville entière d'Estroi fut sous notre contrôle. J'ai dirigé la révolte pendant de nombreuses années, avant d'être capturée et martyrisée cruellement par les reptiles. Ma fin fut sans doute atroce, dévorée vivante par les reptiles, leur torture favorite, mais je resterai dans les mémoires, aux côtés de Guerroïk, comme la libératrice de notre peuple.
Mais la partie n'était pas terminée, elle ne faisait même que commencer. Et autant les hommes avaient un atout de leur côté, autant les reptiles étaient beaucoup plus nombreux, beaucoup plus forts, et habitués à les mater et à se battre. Mais cette fois-ci les hommes ne pouvaient pas abandonner, et même s'ils ne pourraient être sûr que la descendance des reptiles fut bien stérile que bien des années plus tard, et même si les forces vives de ceux-ci étaient encore bien sur pattes, bien que durement affectée par leur dépendance au porc, cet événement leur donna le courage et l'espoir ne serait-ce que de tenir le siège. Nous savions que c'était alors ou jamais, et que nous n'aurions plus une telle opportunité, que nous serions massacrés sans pitié, ou que nous trouverions enfin une liberté que nous n'avions jamais eue.
Très vite les deux communautés, auparavant intimement mêlées aux seins de leurs villes et de leurs villages, se séparèrent à grand fracas et de multiples villages, devenus forteresses humaines, furent mis en place pour résister à la fureur dévastatrice des reptiliens.
Mais ceux-ci, en plus des deux fléaux, connaissaient un mal bien plus grand, ils étaient fortement affectés d'une dépendance bien pire, la dépendance envers les hommes ; ceux-ci rebellés, tout leur tissu économique, leur science, leur intelligence presque, disparurent. Les hommes, eux, mettaient à profit tout appareil de production capturé, et rapidement améliorèrent la technique des armes, pour créer le pistolet, la mitraillette, les bombes et même les armes chimiques, car les reptiles étaient sensibles à de nombreuses maladies que nous ne craignions pas.
Une un an et demi après le MoyotoKomo (une année d'Adama), les reptiliens comme les hommes avaient des pertes égales, cinquante millions de morts dans chaque camps, mais les reptiliens étaient plus de deux milliards et les hommes seulement trois cent millions. Les hommes entreprirent une politique nataliste très forte, et les soldats se relayaient au front pour pouvoir rentrer dans leur famille et procréer, car si les reptiliens auraient peut-être une descendance stérile, eux-mêmes ne l'étaient pas, et continuaient à avoir des enfants. D'autant qu'à dix ans un reptile était tout à fait apte à se battre, alors que le combat était difficile avant quinze voire vingt ans pour un homme.
Les années qui suivirent, les reptiliens, petit à petit, confinaient les hommes dans des zones plus petites. Ces derniers avaient mis en place des forteresses très résistantes mais avaient beaucoup de mal à en sortir pour gagner du terrain. Les reptiliens étaient devenus plus organisés, et la plupart ne ressentaient plus depuis longtemps les effets de leur dépendance à la viande de porc, d'autant qu'ils avaient dorénavant pris eux-même la gestion de nouvelles porcheries. Ils avaient toutefois une confirmation, c'est qu'une grande partie de leur procréation était bien stérile. Toutefois si la majorité ne pouvait se reproduire, quelques exceptions subsistaient, leur laissant espoir qu'ils pourraient encore renverser la balance.
Les hommes savaient que leur atout n'étaient pas leur force ou leur nombre, mais leur intelligence, c'est pour cette raison qu'ils perdirent beaucoup d'énergie dans les premières années de lutte à construire de puissantes places fortes à l'abri des assauts reptiliens, profitant de coins reculés dans les montagnes, difficilement accessible aux immenses reptiles, maladroits dans les lieux escarpés, et dont l'organisme s'adaptait mal à l'altitude. L'immense plateau culminant à plus de quatre mille cinq cent mètres au dessus du niveau de la mer, que nous voyons ici sur la chaîne du Gourhave, constitua pendant longtemps la plus grande source de culture et d'approvisionnement de l'immense communauté humaine regroupée dans ces montagnes. D'autre part les reptiliens n'avaient pas évolué depuis le début du conflit, et n'avaient guère plus que des fusils sommaires comme armes.
Huit ans après le début du conflit (cinq années d'Adama), les reptiliens étaient toujours aussi nombreux, près de deux milliards, les hommes, eux, n'étaient plus que deux cent trente millions, regroupées dans environ trois cent villes fortifiées. Mais ils possédaient désormais des armes à feu bien supérieures et plus efficaces à celles des reptiliens, et leur problématique n'étaient plus de comment conserver leur places fortes, mais comment les étendre. S'ils voulaient s'accroître, il leur fallait plus de cultures, plus d'espace, plus de ressources premières.
Une des premières interrogations des hommes étaient les moyens de coordination avec les autres places fortes, pour synchroniser leurs attaques, échanger leurs découvertes, subvenir à des manques locaux ou déjouer des assauts reptiliens. Autant les hommes étaient imprenables dans leurs bastions, autant les alentours étaient complètement suicidaires pour n'importe quel messager. Pour véhiculer des messages, il leur fallait partir en escorte puissamment armées, sachant que ses chances d'arriver à destination sans se faire attraper étaient plus que dérisoires. Pour les cités qui n'étaient qu'à quelques kilomètres les unes des autres, ils utilisaient de grands signes en bois ou en tissus pour transmettre des messages, en développant un alphabet simplifié. Et ainsi de cités en cités pouvaient se faire circuler des informations, mais cette méthode ne pouvait plus être utilisée à partir du moment où l'espace entre deux places fortes dépassait quelques dizaines de kilomètres ou que le relief masquait l'horizon.
Toutefois, ce mode de transmission sommaire n'était pas très efficace, et toutes leurs précédentes obstinations pour créer un appareil volant avaient échoué. Mais huit ans après le début du conflit, une invention commença a changer tout cet isolement : le ballon gonflé à l'air chaud. Si dans un premier temps les tentatives, au gré des vents et à portée des fusils reptiliens, furent plus que des échecs, dès l'avènement du moteur à vapeur, des engins beaucoup plus conséquents, volant beaucoup plus haut, dirigeables, permirent des échanges entre les cités très éloignées. Ces ballons se développèrent rapidement et devinrent le premier moyen d'échange entre les bastions humains, transportant toute sorte de matières premières faisant défaut localement. En parallèle les hommes conquéraient au jour le jour de nouveaux espaces autour de leurs villes ; ceci petit à petit, en ne récupérant pas plus que quelques centaines de mètres à chaque tentative, et ils devaient ensuite rapidement reconstruire une barrière infranchissable pour les reptiliens pour protéger leur nouvelle conquête. Ils passaient d'ailleurs beaucoup plus de temps à reconstruire des murs qu'à se battre ; apparurent alors les barrières mobiles, les murs coulissants, les barrières automatiques, sorte d'immenses boules qui roulaient une centaines de mètres, puis éclataient en formant un champ de mines donnant quelques minutes aux hommes pour approcher avec leur parois mobiles. Les frontières étaient gardées jour et nuit, souvent constituées de trois voire quatre niveaux de fortification, toujours prêtes à un siège reptilien. Chaque tentatives pour grignoter quelques mètres coûtait souvent la vie à des milliers d'hommes, mais ils agrandissaient leur territoire, récupéraient des cultures, des mines, des forêts.
Seize ans après le début du conflit (dix années d'Adama), les reptiliens étaient toujours près de deux milliards, mais n'avaient pas évolué, et si leur nombre leur permettait d'empêcher une progression trop rapide des hommes, elle ne pouvaient l'endiguer. La politique nataliste et expansionniste de ces derniers portait ses fruits, leur population était repartie à la hausse, frisant avec les deux cent soixante-dix millions, et ils avaient pratiquement multiplié par trois les territoires occupés. Plusieurs cités s'étaient regroupées et des régions entières étaient alors sous leur contrôles, protégée par de nombreux renforts et postes de garde, désormais équipés avec des mitrailleuses toujours plus puissantes et meurtrières. Ils utilisaient des machines à vapeur pour se déplacer, et les premiers engins roulant blindés et surarmés, ancêtre des chars d'assaut, commençaient à faire des carnages dans les villes reptiliennes. Les reptiliens qui commençaient à avoir du mal en contrecarrer le fléau de leurs enfants stériles à quatre-vingt quinze pourcent.
Pourtant ces derniers savaient que leur seul espoir résidaient dans leur capacité à se reproduire, et les rares enfants fertiles étaient rapidement déportés loin des fronts, pour servir de mâles reproducteurs, car seuls les mâles étaient touchés d'infertilité.
Vingt-quatre ans après le début du conflit, la tendance était enfin inversée, la population reptilienne commençait à diminuer. Les hommes pouvaient dorénavant atteindre facilement les villes reptiliennes, même très en amont des fronts, grâce à leurs dirigeables, et y lancer d'énormes bombes qui faisaient d'innombrables victimes.
En l'an vingt, soit trente-deux ans après le MoyotoKomo, les hommes, même si leur trois cent vingt millions ne rivalisaient pas encore avec les un milliard huit cent millions de reptiles, étaient confiants dans leur victoire. L'évolution technique de leur adversaire était quasi nulle, alors qu'eux venaient de découvrir une supériorité technologique de taille, la maîtrise et la production de l'électricité. Celle-ci ne servit pas dans un premier temps à éclairer ou faire marcher des machines, mais à transmettre des informations le long d'un fil. Ce fut un nouvel essor des communication et de la transmission du savoir.
La progression fut lente, mais constante ; les hommes gagnaient du terrain, inventaient toujours plus, le moteur à explosion, l'éclairage par l'électricité, le vaccin, qui leur permit de diffuser de nombreuses maladies virales parmi les reptiliens, mais aussi des inventions servant leur propre qualité de vie, le réfrigérateur, le caoutchouc, le béton, la photographie, et bien d'autre...
Pourtant, malgré tous ces progrès, les hommes étaient encore reclus dans leurs forteresses. Bien sûr ils dominaient, presque cent soixante ans après le début du conflit, un peu moins de trente pourcent de la surface terrestre d'Adama, en plus des mers, ou leurs bateaux à vapeur et leur sous-marins étaient les maîtres absolus. Bien sûr leur aviation naissante faisait des carnages dans les villes reptiliennes, bien sûr ils communiquaient maintenant par ondes radio, ils roulaient en voitures à essence, ils avaient doublé leur espérance de vie. Bien sûr leur population de huit cent millions d'alors s'approchaient du milliard deux cent millions de reptiliens. Mais ils n'étaient pas libres ! Et les reptiliens n'étaient toujours pas soumis, et parvenaient toujours à maintenir la pression malgré leur infériorité technologique.
Les mentalités changeaient. De nombreuses populations humaines vivaient alors loin des zones de conflit, au centre des territoires protégés, et ne supportaient plus la guerre, les restrictions, les morts. Certains hommes poussaient alors depuis longtemps pour un règlement pacifique du conflit, pour une collaboration avec les reptiliens, un partage équitable du monde, et une évolution de concert. Mais, finalement, si beaucoup d'hommes ne supportaient pas cette idée, voulant toujours punir à jamais leurs bourreaux d'antan, c'est plus encore les reptiliens qui refusaient toute soumission, et qui s'entêtaient au point de laisser détruire nombre de leurs villes et massacrer leur habitants plutôt que de les fuir pour les laisser aux mains des hommes.
Les années passèrent encore, les reptiliens étaient devenus plus indépendants, ils avaient appris des techniques des hommes, et avaient complètement restructuré leur industrie pour produire par eux-mêmes. Ils possédaient des machines à vapeurs primaires, savaient communiquer par télégraphe et leur fusils pouvaient mettre à rude épreuve les fin blindage des avions humains. La guerre continuait, encore et toujours, et beaucoup des habitants de la planète n'avaient alors connu que ça, la guerre, depuis leur enfance. Les effets du fléau du porc lancé par Guerroïk deux cents ans auparavant ne se faisaient plus sentir, tous les reptiles étaient de nouveau fertiles, et ils avaient plus que jamais une politique nataliste forte. Ils occupaient encore de nombreux territoires bien loin des régions dominées par les hommes, et savaient se protéger de leurs raids meurtriers, habitant et développant les nombreuses villes souterraines, d'antan le refuge des hommes.
Mais l'homme avançait plus vite. Nous situons en l'an cent vingt environ, soit un peu plus de cent quatre-vingt dix ans après le MoyotoKomo, l'égalité entre la population reptilienne et la population humaine, soit neuf cent cinquante millions. L'homme avait alors reconquis de l'ordre de quarante pourcent des terres émergées, vingt pourcent étaient quasiment inhabités, et les quarante pourcent restant sous le contrôle des reptiles. Les hommes progressaient toutefois de plus en plus rapidement, mais les reptiliens ne se rendaient pas, et les théoriciens de l'époque pensaient en grande majorité qu'ils ne se rendraient jamais. Dans tous les combats, les reptiliens se battaient férocement jusqu'au dernier, et jamais à quelques rares exceptions ils ne se rendaient. Les traîtres étaient rares parmi eux, beaucoup plus rares que ne l'avaient été les hommes en d'autres temps.
Les reptiles ne se considéraient pas comme perdus, toutes les traces de communication de l'époque montraient qu'ils croyaient tous dur comme fer que reviendrait le temps de la soumission des hommes, ou de leur anéantissement. Propagande ou aveuglement, nous ne savons pas vraiment quel était la motivation principale des reptiliens. Pourtant nombre d'hommes leur avaient proposé la paix, le partage du monde. Mais accepter était inconcevable pour eux, et ils ne baissaient pas les bras, et si chacune de leurs profondes incursions en territoire humain, qui visaient presque systématiquement la vie de femmes et d'enfants, étaient punis par des villes entières rasées par les bombardements, cela ne faisait que les rendre encore plus hargneux.
L'issue semblait inévitable, seule leur extermination mettrait enfin fin à ce conflit séculaire. Mais exterminer neuf cent millions d'individus n'est pas chose facile, même avec une supériorité technologique, même en propageant des virus, même en détruisant leurs cultures et leurs centres stratégiques, même en les renvoyant vivre comme des misérables au fin fond des forêts, il en restait toujours.
Les populations humaines étaient exténuées de vivre dans un monde en guerre depuis tant d'années, dont le seul objectif n'était que de créer des armes toujours plus puissantes, toujours plus destructrices. Beaucoup trouvaient que les dirigeants humains d'alors ne valaient guère mieux que les reptiliens, mais que faire ? Les reptiliens ne voulaient pas la paix, ils la refusait catégoriquement depuis des dizaines d'années. Beaucoup d'hommes et de femmes n'en pouvaient plus, n'aspirant qu'à une chose, tirer enfin un trait sur cette guerre, en finir une fois pour toute, renvoyer au passé tout ces calamités.
En cent quatre vingt-trois après le MoyotoKomo, soit un peu plus de deux cent quatre-vingt dix ans de tes années, l'humanité prit, à une courte majorité, une des décisions les moins glorieuses de son histoire. Les hommes votèrent la grande battue, la multiplication des engins de guerre, la formation de chacun à leur maniement, pour repousser les reptiliens de trois des quatre continents d'Adama. Les hommes voulaient les reclure au petit continent Chorkomar. Chorkomar signifiait "La corne du Dekar", nommé ainsi à cause de sa côte volcanique en forme d'arc de cercle. Chez les reptiliens, le Dekar était une forme de démon, d'être fantastique vivant dans un lointain passé, depuis longtemps réfugié dans les profondeurs de la terre et responsable de toutes les catastrophes naturelles.
Alors les hommes dominaient plus de soixante-dix pourcent des terres, et la combinaison de toute leur puissance de feu permit en moins de douze ans l'extermination de presque tous les reptiles des trois continents. Mais, malheureusement, les hommes vivant sur le Chorkomar ne l'entendirent pas de cette oreille, et refusèrent de quitter leur terre. Alors que le reste de l'humanité les suppliaient d'avoir un peu de pitié, ils se chargèrent de mettre un terme définitif à la race des reptiliens, en l'an 202 après le MoyotoKomo, trois cent vingt-trois de vos années.
Ce fut dur, et aussitôt les hommes rejetèrent plein de dégoût leurs armes, leur technologie, et ces trois cent années de guerre, de massacre, de destruction, de mort. Trois cent années de guerre, un monde dévasté, deux milliards trois cent millions de reptiliens tués pour deux cent soixante millions de vies humaines. Une dernière communauté reptilienne fut découverte quelques années plus tard, recluse dans les territoires froid et infertile du Sud, vivant de la chasse de bisons et de phoques. Mais toute tentative de contact avec elle était tragique, et quelques années plus tard il ne resta plus trace de survivants, mettant fin à la présence de reptiliens sur Adama.
Tout changea après cette époque de ténèbres, la vision de la vie, de la nature, de l'évolution. Tout se ralentit, énormément, et la reconstruction et le respect de la nature et des espèces animales fut exacerbé.
Nous ne savons pas aujourd'hui si l'homme aurait pu devenir ce qu'il était sans l'intervention des reptiliens. Ce sont eux qui nous ont encadrés en quelque sorte, et les conditions favorables lors de l'apparition des premiers singes ne semblaient pas propices à une évolution de ceux-ci, alors bien adaptés à leur environnement. Les reptiliens nous ont donné les moyens d'évoluer, de les surpasser, mais ils ont aussi complètement décuplé la compétition et les divisions. La soif de pouvoir, la jalousie, l'ambition, toute ces choses qui nous ont poursuivis depuis lors, et qui nous ont encore frappés au moment du LibreChoix. Aujourd'hui les citoyens de la congrégation n'aiment pas parler du passé, et je les comprends, car notre passé est dur et triste. Depuis le LibreChoix tout est tellement plus calme, plus serein, plus juste..."
Antara reste silencieuse un instant, regardant l'ocean bleu qui brille sous le vaisseau, plusieurs centaines de kilomètres en dessous de nous. Elle est tellement réelle. Je suis vraiment sidéré autant par l'histoire que par la conteuse, elle respire tellement l'humanité... Elle reprend :
- Voilà en quelques mot ce qui se cache derrière le MoyotoKomo. C'est une libération, mais c'est aussi de la peine, de la souffrance, et le début d'une nouvelle ère.
Antara termine sont récit, puis elle nous salue et disparait. Je reste moi-aussi bouche bée.
- Je... C'est... C'est incroyable.
Pénoplée se retourne vers moi, apparemment affectée par l'histoire :
- Pourtant, notre histoire en témoigne...
- Cette histoire de Guerroïk, c'est dingue... Tu sais sur Terre, nous en avons déjà parlé, il existe ce que nous appelons des "religions". Une "religion" est un ensemble de croyances en êtres ou forces supérieures qui expliquent, surveillent ou contrôlent le monde ?
- Oui, et ?
- De plus, toutes ces religions comportent un nombre important de règles à respecter, de façon à rester pur, à s'attirer les bonnes grâces des puissances supérieures. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, deux religions à ma connaissance, peut-être plus, considèrent la viande de porc comme impure, et interdisent sa consommation.
- Étrange en effet...
Pénoplée reste silencieuse un moment, consultant sans doute son bracelet :
- il est vrai qu'en souvenir du MoyotoKomo, l'humanité n'a plus jamais vraiment ni élevé ni mangé de porc, même s'il n'y avait pas vraiment d'interdiction formelle. Le porc était plutôt utilisé comme petit animal de compagnie.
L'histoire d'Antara est une preuve d'un lien entre la Terre et Adama, c'est clair.
- D'autre part, sur le jour du MoyotoKomo, une autre religion débute par le martyr par "crucifixion", c'est-à-dire comme Guerroïk, cloué ou attaché à une croix jusque mort s'en suive, de celui qu'elle considère comme le fils de Dieu.
- Quand cela se passa-t-il ?
- Oh, tu étais presque née, il y a deux mille de nos années.
- Mais ? Il y a à peine deux mille ans de telles choses se passaient encore sur votre monde, ne m'as-tu pas dis pourtant que vous avez un niveau technologique assez avancé ?
- Oui, aujourd'hui, mais il y a deux mille ans les connaissances scientifiques étaient très limitées. Nous n'utilisons l'électricité que depuis deux siècles tout au plus. L'avion n'existe lui que depuis cent cinquante ans environ, et encore, il n'y a que depuis cent ans qu'il se développe vraiment. Et notre première sortie dans l'espace ne date que d'une cinquantaine d'années.
- C'est bizarre, votre évolution me semble vraiment rapide. Enfin, c'est difficile de comparer, de toute façon, nos évolutions étant tellement différentes. C'est vrai que suite à la guerre contre les reptiliens, tout s'est presque stoppé, et le progrès ne s'est fait sentir que sur des milliers d'années.
- C'était quand, déjà, votre MoyotoKomo ?
- Nous sommes en 12623.
En gros vingt mille ans.
- Vingt mille ans... C'est vrai que par rapport à ton récit, je dirais que le début du MoyotoKomo correspond à ce que nous avions il y a deux cent ans, et la fin de la guerre à notre technologie d'il y a environ soixante ou quatre-vingts ans, avec les avions, le réfrigérateur... Nous aurions donc une vitesse de découverte de l'ordre de deux à trois fois plus rapide.
- C'est difficile de juger, j'imagine que les découvertes ne sont pas toujours si facilement comparables, mais quoi qu'il en soit ce fut notre rythme pendant la très rapide évolution de la période de conflit, ensuite nous avons ralenti considérablement.
- Ce n'est pas vraiment le cas sur Terre, j'ai plutôt l'impression, en ce qui nous concerne, que tout accélère. Pourtant nous ne sommes pas réellement en conflit, en tous cas rien de comparable avec votre guerre contre les reptiles.
- Si vous continuez aussi vite, il est bien possible que vous nous rattrapiez sous peu, quelques siècles peut-être. Mais peut-être que vous aurez aussi les mêmes problèmes que nous ; à un moment il devient plus dur d'évoluer ; vous le rencontrerez sans doute, pour au moins deux raisons, d'une part les populations ne comprennent plus vraiment l'intérêt d'aller de l'avant quand elles ont tout ce qu'elles désirent, et de plus il devient aussi de plus en plus difficile de trouver de nouvelles choses, car la recherche est de plus en plus complexe et de plus en plus longue.
- Un peu comme si l'homme atteignait une limite à son intelligence ?
- Oui, en quelque sorte. Il faut alors un substitut, ici nous n'avons ensuite vraiment progressé que grâce aux artificiels, ou tout du moins en partenariat avec eux.
- Je comprends... Enfin toujours est-il que ton histoire de porc et de crucifixion me paraît très surprenante, elle laisserait quand même de fortes suspicions sur votre implication dans la colonisation de notre monde.
- Ces éléments sont troublants, c'est vrai... Mais après tout ce ne sont sans doute pas des preuves irréfutables. Les porcs chez vous ne sont peut-être pas exactement les même qu'ici, et peut-être qu'ils n'étaient pas comestibles, ou porteurs de maladies. Et puis pour la mort de Guerroïk, j'imagine qu'attacher un homme sur une croix pour le laisser agoniser ne me semble pas une idée si unique que ça, malheureusement...
- Oui, c'est vrai, mais ça laisse tout de même planer le doute, en plus de ta remarque sur le fait que deux formes de vie identiques n'ont jamais été trouvées sur deux planètes différentes.
- À l'exception des Menochéens cependant.
- Les Ménochéens ?
- Oui tu sais je t'avais dit que nous connaissions trois formes de vie plus ou moins intelligentes. Un de ces trois formes, les Ménochéens, une forme plus minérale que biologique, existe sur plusieurs planètes, d'après les informations recueillies par les artificiels dans les limites de la Congrégation. Nous ne savons pas comment elle a migré entre les planètes qu'elle habite. Mais c'est notre seul exemple et nous sommes quasi-certains que sa migration est partie d'un même point. Hormis ce contre-exemple, nous n'avons jamais vu deux espèces identiques si éloignées l'une de l'autre..
- Mais c'est quand même incroyable, la naissance de la Terre date de bien avant le départ des hommes de l'Au-delà, comme l'expliquer alors ? Se pourrait-il qu'il y a des millions d'années les deux sytèmes étaient suffisamment proche pour que la même forme de vie soit apparues sur les deux ?
- Des formes de vies voisines pourquoi pas, mais la même c'est difficilement plausible. Je te l'ai déjà dit, la plus infime variation des paramètres de l'environnement conduit à des formes qui s'opposent du tout au tout... Mais après, tout est possible, je ne sais pas, sait-on jamais...
- Peut-être que l'homme n'est pas apparu sur Adama alors ? Sur Terre il y a des mythes, comme celui de l'Atlantide, qui racontent que dans un lointain passé existait une civilisation très avancée. Peut-être n'est-ce pas un mythe et peut-être cette ancienne civilisation maîtrisait les voyages interplanétaire et a quitté la Terre pour Adama ?
- L'explication la plus logique n'est sans doute pas très loin de ça, pourtant sur Adama les différents stades de l'évolution humaine sont tellement visibles qu'il est difficile de remettre en question son origine locale.
- Nous avons le même sentiment sur la Terre...
- Hum... Bref, nous ne résoudrons pas ce mystère aujourd'hui... Bon ! Il est déjà tard, je n'ai pas vu le temps passer, si nous rentrions ?
- Oui, nous n'avons même pas eu le temps de faire des choses dans ton vaisseau.
- Bah ce n'est que partie remise, et puis l'apesanteur c'est beaucoup moins excitant que ce que l'on croit, ça donne des sensations de perdre l'équilibre pas toujours très propice au milieu de l'action.
- Bah ! Je m'en remets à ton expérience séculaire, rentrons, peut-être que les autres sont arrivés.
J'aurais quand même bien aimé perdre l'équilibre dans ses bras...
- Non, pas encore, Samrane ne m'a pas prévenu, mais nous pouvons déjà aller rejoindre Iurt et Guerd.
Pénoplée relance le vaisseau en direction de la station orbitable, et trente minutes plus tard, si tant est que j'ai toujours une vague idée de ce que représente une minute, nous marchons tranquillement main dans la main sur une petite allée pavée au milieu d'une forêt en direction d'une clairière où sont Guerd et Iurt.
Nous nous allongeons dans l'herbe moelleuse, en mangeant la sorte de pains-fruits rafraîchissant que Guerd a pris avec elle. Iurt, qui a près de quatre mille ans, nous raconte son passé d'explorateur aux confins de la Congrégation. Il a visité des milliers de planètes toutes plus étranges les unes que les autres, observé des formes de vie aussi extraordinaires que dangereuses. Je me demande s'il a toujours envie de voyager :
- Mais pourquoi ne continuez-vous pas à explorer, il doit toujours y avoir à découvrir ?
Iurt soupire :
- Oh... Depuis le Libre Choix j'avoue que j'ai un peu perdu de ma motivation. Les artificiels font ça très bien, et puis de temps en temps je me remets à jour en parcourant les dernières archives.
Pénoplée nous coupe :
- On mange ici ou on retourne aux niveaux inférieurs ?
"Tu viens avec moi te balader dans les sous-sols ?"
"Tu ne veux pas qu'on reste avec Iurt et Guerd ?"
"Bah, on les verra plus tard ?"
"On peut manger un bout ici avec eux et descendre ensuite ?"
"OK"
Guerd est aussi plutôt d'avis de rester tranquillement ici pour déjeuner, Iurt et Pénoplée s'inclinent. Guerd demande à Samrane de nous apporter un repas :
- Samrane, peux-tu nous faire livrer quatre repas s'il te plait ?
Samrane, toujours présent en arrière-plan, répond :
- Vous avez des désiderata particuliers ?
Chacun donne ses préférences, et cinq minutes plus tard une petite abeille nous apporte nos paniers-repas. Nous commençons le repas avec appétit. Je m'inquiète de savoir quand vont arriver les autres :
- Nous pouvons savoir quand sont censé arriver les autres ?
Pénoplée répond :
- C'est Iurt qui a les données normalement.
Iurt confirme. Il reste silencieux un instant, puis, donne les informations à mesure que Samrane les lui communique:
- Ulri est arrivé et sera disponible dans quelques heures, Erik sera là demain matin, Moln un peu plus tard dans la matinée et...
Il reste silencieux un long moment. Je demande finalement :
- Quelque chose ne va pas ?
Il pose son pain, s'essuie les mains sur ses habits, les marques disparaissent aussitôt, et il change de posture, soucieux :
- Je ne trouve pas les informations concernant Naoma.
Pénoplée, intriguée, pose aussi sa nourriture et sans doute consulte Samrane de son côté. Elle confirme :
- Oui il y a un problème. Samrane confirme que Naoma est bien partie de Stycchia, mais il a perdu sa trace.
Guerd manque de s'étouffer en entendant Pénoplée et s'exclame :
- Il a perdu sa trace ! Mais, c'est impossible !
Iurt se lève, apparemment très décontenancé :
- Oui, elle n'est nulle part, le téléporteur du village confirme qu'elle est bien partie, mais il ne sait pas où.
J'ai presque envie d'en rire, c'est vraiment n'importe quoi :
- M'ont pas l'air très au point vos machins, déjà celui par lequel nous sommes arrivés déconnait complètement, maintenant celui-là...
Guerd me coupe :
- Mais non ! Ça n'arrive jamais ! C'est pas normal !
N'importe quoi...
- Sans blague ?
Iurt s'était un peu éloigné, sans doute pour appeler quelqu'un, il revient :
- Les gens du village m'ont bien confirmé que le clone local de Naoma dans le téléporteur était désactivé et Naoma partie. J'ai consulté Meetr, il s'est entretenu avec Guewour et il n'y a aucune trace de Naoma, il y a bien eu un dysfonctionnement. C'est le deuxième dont vous êtes victimes, et il devient de moins en moins probable que ce soit le fruit du hasard.
Je demande discrètement à Guerd :
- C'est qui Meetr et Guewour ?
Guerd me répond virtuellement, c'est vrai que c'est plus efficace comme messe basse, et plus discret :
"Meetr c'est plus ou moins la personne qui représente Stycchia auprès du Congrès, et Guewour c'est la personne du Congrès que tu avais déjà rencontrée lors du conseil sur Stycchia."
Je me remémore cette séance où Guewour avait eu connaissance de notre existence, je n'ai jamais eu la mémoire des noms, puis je reviens dans la conversation et me lève :
- Bon maintenant qu'il semble clair qu'il y ait un truc louche, comment peut-on faire pour la retrouver ?
Ils restent tous silencieux. Pénoplée répond finalement.
- Je ne sais pas, je ne crois pas qu'il y ait de moyen.
Pas de moyens ! Je crie presque :
- Quoi ! C'est quoi encore votre truc, c'est vraiment minable ! Alors on fait quoi, comme si on avait rien vu et on oublie Naoma ? Partie, pffft !
Pénoplée reste calme :
- Rien ne sert de t'énerver, ce qui se passe n'est pas normal, ça n'arrive jamais, ça ne fait que confirmer que l'affaire vous concernant est étrange et complexe.
Je reste silencieux un instant.
- Mais qui contrôle les artificiels qui dirigent ces téléporteurs, il doit y avoir moyen de pister leur activité.
Iurt confirme :
- Oui bien sûr, et je peux retrouver sans problème l'intégralité de mes déplacements depuis ma naissance. Mais dans le cas présent les données sont manquantes.
- Ce n'est jamais arrivé que ça plante ?
Pénoplée consulte les archives, Iurt répond directement :
- Si bien-sûr, mais la faute est généralement facilement rectifiable, car si le téléporteur d'entrée se trompe, le téléporteur de sortie reste connu. Les artificiels transportent les données au travers de leur infrastructure de transmission, à partir du moment où il ont transmis quelque chose, ils savent où...
Je déduis :
- Donc quelqu'un a détruit ou caché ces données.
Iurt reste silencieux un instant puis répond :
- Oui.
- Bon et bien au moins c'est clair, et qui peut faire ça ?
Iurt reste indécis, il écarte les bras et soupire :
- C'est tellement difficile à croire que ça remet en question l'ensemble même de notre structure...
- C'est le bordel quoi !
Pénoplée est d'accord avec moi.
- Ça résume assez bien oui...
Je m'inquiète de savoir quelles sont nos alternatives :
- Et qu'est ce qu'on peut faire ? On ne peut pas regénérer Naoma sur Stycchia et la faire revenir ?
Ils restent silencieux. Iurt finalement prend la parole :
- C'est plus compliqué, les données de Naoma ont disparu, et si son corps est encore sans doute sur Adama, son esprit n'y est plus... À notre niveau j'ai bien peur que nous ne soyons démunis, mais nous sommes justement ici pour présenter cette énigme au Congrès, espérons que nous y trouverons des réponses. En attendant, je vais m'entretenir avec Guewour et tenter d'accélérer notre comparution. Je vous laisse terminer de manger, nous nous retrouverons pour partir sur Adama dès que possible.
Iurt appelle une abeille et disparaît rapidement de notre horizon. Le soir tombe, le ciel s'assombrit et petit à petit nous voyons apparaître par transparence de multiple étoiles, et surtout Adama, belle et immense.
Nous nous rasseyons, je reprends un petit pain bleu que je trouve délicieux, je reste pensif. Pénoplée me demande :
- Comment tu interprètes tout ça, François ?
Comment j'interprète tout ça ? J'en sais rien, quelqu'un nous veut du mal, quelqu'un nous cherche, nous ne sommes sans doute pas à l'abri ici non plus :
- C'est difficile à dire. Une chose est sûre c'est que quelqu'un a piraté vos téléporteurs, ça explique pourquoi nous sommes arrivés sans laisser de traces sur Stycchia, et pourquoi Naoma disparait aussi mystérieusement.
Pénoplée acquiesce :
- C'est vrai qu'il faut nous rendre à l'évidence, d'autant que nous n'avions rien trouvé sur votre étape intermédiaire, cette Lune où des hommes fabriquaient des vaisseaux, laissant penser qu'il existe des connections externes à notre réseau de téléporteurs.
- Oui, tout à fait... Mais maintenant pourquoi ? Qui peut bien m'en vouloir du fin fond de la galaxie ? Qu'est ce que j'ai bien pu faire à part du pain au micro-onde et des milliers de tractions, c'est quand même pas "blasphématoire" à ce point !
Je ne sais pas comment se dit blasphématoire dans leur langue, Guerd ne comprend pas :
- "Blasphématoire" ?
Pénoplée lui explique, elle avait pris sur son bracelet mon travail d'apprentissage du français à Chalet :
- Faire quelque chose contraire à une puissance supérieure qui est censée tout avoir créée et tout contrôler, mais Ylraw plaisante.
- Ah, ok.
Je reprends :
- Plus sérieusement je veux bien que sur Terre mes pérégrinations aient dérangé quelques personnes qui ont alors décidé de m'envoyer en prison sur je ne sais quelle planète, avant que Bleuman me ratatine. Ensuite on peut concevoir que Bakorel, en situation de panique, nous ait téléporté au hasard, et que nous soyons arrivés sur Stycchia.
Pénoplée continue :
- Et à partir de là, les personnes très en colère ont tenté de vous retrouver, et comme elles ont un certain accès aux téléporteurs, elles ont tenté de vous dévier lors de votre voyage vers Adama. On peut penser que ce n'est pas forcément évident pour eux, et il n'ont eu que Naoma.
- Ouais, ça se tient.
Guerd conlue :
- Mais alors nous ne sommes plus à l'abri lors de nos déplacements ? Ça veut dire que nous ne pourront pas rentrer sur Stycchia l'esprit tranquille ?
Pénoplée relativise :
- A priori ils n'en veulent qu'à François, et ils n'ont qu'un contrôle partiel des artificiels, mais sans savoir, c'est vrai que nous sommes complètement à leur merci, comment savoir si Samrane n'est pas dans le coup, par exemple ?
Samrane répond sur le champ :
- Voyons, Pénoplée, vous savez bien que je suis votre dévoué.
Pénoplée le prend en exemple :
- Tu vois, tout ce que nous disons ou faisons est connu des artificiels, si ce sont eux notre point faible, nous sommes à leur merci.
Guerd rétorque :
- Mais les avis ! Les avis peuvent empêcher ça, on peut les contrôler.
Pénoplée rigole, elle est beaucoup plus de mon côté que Guerd, parce qu'elle ressort tous les arguments que je lui ai mille fois répétés, ou alors ce n'est qu'une preuve supplémentaire de son esprit de contradiction :
- Et les avis c'est quoi, c'est les bracelets, c'est eux ! Si on doit vraiment se débarrasser des artificiels, nous devons tout mettre par terre, tout, notre énergie, c'est eux, nos moyens de communication, c'est eux, notre source de nourriture, c'est eux, tout ! Et quand tu appelles ta mère sur Forz, qui te dit que ce n'est pas un virtuel fait par les artificiels et que ta mère n'est pas morte depuis longtemps ?
Guerd se redresse :
- Mais c'est affreux !
Je temporise, décidément c'est le monde à l'envers :
- Rien ne sert de devenir paranoïaque non plus, si vous n'avez jamais eu de problème depuis plusieurs milliers d'années, c'est quand même que votre système doit à peu près marcher. De plus la cible semble être uniquement moi, vous n'avez donc pas grand chose à craindre.
Guerd n'est que moyennement rassurée.
- Oui mais comme maintenant on t'aide, peut-être qu'on va être poursuivi aussi !
Pénoplée semble énervée par la remarque de Guerd :
- Tu peux rentrer sur Stycchia si tu ne veux pas venir avec nous.
Guerd la regarde avec des yeux tristes, un peu étonnée de sa réaction :
- Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire, juste qu'on ferait quand même mieux de se méfier, peut-être devrait-on retirer les bracelets ?
Une parole sensée !
- Moi j'ai jamais été pour ces machins, de toute façon, c'est à cause d'un truc pareil que je me suis retrouvé dans un pétrin pareil perdu je ne sais où.
Pénoplée rajoute :
- ...et que tu me connais.
Aïe ! Je m'approche d'elle pour lui faire un bisou, elle me repousse en tombant en arrière :
- François ! Arrête ! Je sais bien que tu aurais voulu ne jamais venir ici, rester sur ta planète préhistorique à casser des fenêtres...
- C'est faux ! Tu sais bien que je suis très content d'être avec toi, mais quand même ! Je ne sais pas pourquoi je suis là, je perds mes amis un à un, je me fais tuer par un géant bleu à l'autre bout de la "Voie Lactée", j'ai le droit d'être un peu énervé !
Je suis allongée sur Pénoplée, elle devient moins farouche.
- La "Voie Lactée" ?
- C'est le nom que nous donnons à la galaxie, voie lactée, "Voie Lactée", dans ma langue, à cause de l'aspect dans le ciel.
- C'est joli... Embrasse-moi.
Guerd se plaint :
- Eh ! Arrêtez, j'ai pas mon Erik moi...
Je me retourne :
- Mais ? Je croyais que vous étiez séparés ?
- Oui, enfin... Un peu, enfin, c'est pas très clair...
Nous nous relevons et nous asseyons correctement, la situation n'est pas spécialement l'occasion de s'amuser. Naoma ! Décidément, je regretterai donc pour toujours ce dimanche où je t'ai offert un sandwich à Melbourne... Pénoplée reprend :
- Pour revenir au bracelet, Guerd, je pense que ça ne sert à rien de paniquer tant que nous n'avons pas l'avis du Congrès. De toute façon Iurt essaie d'accélérer les choses, peut-être que nous pourrons passer d'ici à quelques jours. D'ici là, nous ne pouvons faire qu'attendre, je ne vois pas ce que l'on peut tenter d'autre, alors ce n'est pas la peine de dramatiser à outrance...
Nous terminons silencieusement notre repas, puis nous nous laissons guider par Samrane vers nos lits. Nous dormons dans les étages inférieurs. Samrane demande si nous désirons dormir ensemble Pénoplée et moi, je la prends par la main, elle réponds par l'affirmative. Nous ne faisons pas l'amour cette nuit là, je suis trop préoccupé par ce nouveau coup du sort ; Pénoplée le sent et reste dans mes bras toute la nuit.
Jour 188
Je me réveille tôt. Je laisse Pénoplée profondément endormie et quitte discrètement la petite chambre après avoir enfilé un vêtement commandé à Samrane par bracelet interposé. Je me laisse ensuite guider par celui-ci jusqu'à une grande salle donnant sur une immense baie vitrée et largement fournie en fauteuils très confortables. Samrane me propose quelque chose à grignoter mais je refuse, ayant toujours quelques remords à céder à la facilité. Il est vrai que je ne fais plus aussi consciencieusement mon sport quotidien depuis que je suis arrivé au village. Sur Terre pas plus de trois jours sans sport et mon moral faisait une chute libre... Ici les sensations sont différentes. Je ne sens pas mon corps comme sur Terre, j'ai un sentiment de paix intérieure, de calme... Et le sentiment d'avoir un corps interchangeable est étrange. Un peu comme si on pouvait tout se permettre, plus de problème de maladie, de poids, de toutes ces choses qui pourtant nous occupaient une bonne partie du temps auparavant. Sur Terre mon corps était la seule chose que je possédais vraiment, la seule chose que je devais préserver, ici tout est différent...
7 trente-sixièmes de notre jour artificiel, qui a sur la station la même durée que sur Adama, plus long de sept trente-sixième que ceux de Stycchia. Je ne connais pas trop les effets d'un allongement des journées... Peut-être que ces clones on leur horloge biologique automatiquement ajustée pour la planète ou nous arrivons... 7 trente-sixièmes, encore bien tôt. Ah ! Adama... Tu passes devant moi... Si ce n'est la forme particulière de tes continents je te prendrais facilement pour ma bonne vieille Terre...
Six mois que je suis là, je ne sais où dans la Galaxie. Et me voilà dans une station orbitale autour d'une planète inconnue ou vivent vingt-deux milliards de personnes... Mon Dieu... C'est tellement invraisemblable... Mais où donc cela me mènera-t-il ?
Je suis sorti de mes rêve par quelqu'un me mettant la main sur l'épaule. Pénoplée va pour s'asseoir dans le fauteuil voisin mais je lui attrape la main à temps et la tire doucement pour qu'elle s'installe sur moi. Elle se laisse faire et se niche tout contre moi, elle appuie sa tête sur mon épaule. Elle me parle doucement.
- Tu n'arrivais pas à dormir ? J'étais trop près ?
Elle est craquante depuis que nous sommes arrivés. Je l'embrasse sur le front.
- Non pas du tout, je n'avais plus sommeil je crois, nous nous sommes couchés tôt. Je ne voulais pas te réveiller en bougeant trop dans le lit alors je me suis levé.
- Tu es triste ?
1400 ans, et je la prendrais pour une petite fille... 1400 ans, elle a vu grandir cinquante générations de mes ancêtres !
- Tu sais je me sens un peu responsable si Erik et Naoma sont arrivés dans cette galère avec moi, alors je culpabilise qu'il arrive tous ces malheurs à Naoma.
Elle me parle doucement.
- Pourtant tu n'y peux pas grand chose...
- Oui je sais bien... Mais c'est toujours plus facile de s'en remettre au sort. J'aurais pu me débrouiller tout seul sur Terre, et au moins si j'étais seul je n'aurais peur de rien.
- Tu n'as pas peur de mourir ?
- Non...
- Moi je suis déjà morte une fois, j'avais pas peur à l'époque, mais maintenant j'ai peur. Avant je ne savais pas, maintenant je me dis que peut-être personne ne remettrait mon bracelet en route, peut-être qu'on m'abandonnerait... J'ai peur de partir sans que personne ne s'en aperçoive... Alors je ne me laisse plus vieillir...
Nous restons silencieux quelques instants... Je regarde Adama défiler.
- Adama ressemble à ta planète ?
- Oui, beaucoup...
- Tu étais déjà allé dans l'espace avant ?
- Non jamais, sur Terre seul les scientifiques et quelques personnes très riches peuvent se le permettre.
Mais qu'est-ce qu'il va se passer ensuite ? Si je retourne sur Terre ? Va-t-on coopérer avec Adama ? Va-t-on me croire ? Est-ce que je vais finir ma vie comme si de rien était ?... Souvent je me suis dit que si une civilisation extraterrestre beaucoup plus avancée que nous venait à prendre contact avec nous, alors nos vies seraient bouleversées et tout changerait, mais je n'en suis plus sûr maintenant. Je me demande si au contraire les gens ne feraient pas tout pour conserver leur vie de tous les jours, conserver leurs repères, leurs limites, leurs problèmes. Parfois je me dis que j'aimerais retourner à Mandrakesoft, reprendre mon travail, retravailler sur linux, pour les logiciels libres, pour tous ces combats pour lesquels je vivais... Mais c'est impossible... Je ne pourrais jamais revenir en arrière, je ne pourrais jamais perdre mon immortalité, perdre ce paradis...
- Dis-moi que tu m'aimes...
Ah ma Belle !
- Je t'aime Pénoplée... Et je viendrai te faire revivre, moi, encore et encore, si jamais tu meurs, même juste pour te prendre dans mes bras.
Elle se blottit un peu plus contre moi.
- Ça fait longtemps que tu n'es pas venue sur Adama ?
- Non, pas très longtemps, j'y suis venue il y a une dizaine d'années, seize ans pour toi, pour fêter la nouvelle année avec Phamb.
- Phamb ! Tu le revois toujours ?
- Pas depuis cette fois-là. On doit se croiser une fois tous les vingt ou trente ans sinon, oui... La nouvelle année Adamienne est dans quarante jours d'Adama. Peut-être qu'on pourra y assister.
- C'est quelle année ?
- 12624, je vais avoir 890 ans cette année.
12624... Que serons-nous tous quand nous serons, sur Terre, en 12624 ! 12624 ? Les cahiers !
- Tiens c'est bizarre, ça me rappelle les dates inscrites sur les cahiers que j'avais trouvés sur Terre.
- Ils parlaient de la même année ?
- Non... Il me semble que c'était 13000 et quelques. Mais peut-être que c'était bien en année d'Adama. Peut-être que c'est la date où ils sont arrivés sur Terre.
- Ça m'étonnerait, il serait arrivé avant le MoyotoKomo, et à cette époque là il n'y avait pas du tout de vaisseaux spatiaux.
- Oui... Mais je pense plutôt que ça pourrait être le même calendrier, en tout cas au début, ensuite il a dû diverger. Comme la durée de l'année sur la Terre est plus courte, les années passent plus vite.
- Ah mais alors, si c'était vraiment 13000, on peut retrouver la date à partir de laquelle ça a divergé, puisque une année d'Adama fait environ 1,6 années de ta planète, c'est bien ça ?
- Oui, en gros d'après les calculs qu'on avait fait ça semblait tourner autour de 1,6 années. Alors, calculons, puisque l'origine est à 12624 années d'Adama en arrière, cela veut dire que X années d'Adama, plus 12624 moins X multiplié par 1,6 donnent 13000. C'était 13100 quelque chose pour être plus précis, il me semble.
- 11830 et quelques.
Je suis impressionné par la rapidité de calcul de Pénoplée.
- Whaou ! T'es forte en calcul mental.
- Si on veut, disons que le module calcul est pratique...
Je souris.
- OK, donc ils seraient partie d'Adama en 11830.
- Le Libre Choix c'est en 11749. Ça fait quatre-vingts ans plus tard. C'est bizarre on devrait avoir une trace si c'est si récent.
- Ça fait combien de temps en années de chez moi ?
Je suis un peu perdu avec toutes ces dates astronomiques.
- 794 annnées d'Adama, 1480 ans environs.
- Ok. C'est cohérent avec le contenu des cahiers mais à mon avis il y avait déjà des hommes sur Terre à ce moment. Nous avons des contructions humaines bien plus anciennes que ça.
- C'est peut-être des faux ?
- Il existe des monuments qui datent de plus de quatre mille ans, de grandes pyramides, qui pèsent plusieurs millions de tonnes et dont l'âge a été déterminé par de nombreuses méthodes. C'est difficile de croire que de tels monuments on été crée a postériori juste pour le plaisir.
- Pas vraiment pour le plaisir, pour rendre l'opération plus crédible.
- Mais c'est immense, comment auraient-ils pu faire ?
- Tu es prêt à croire que des hommes sans aucune technologie aurait été capables de leurs mains de les ériger, et tu n'es pas disposé à admettre que les artificiels l'aient pu, eux qui sont capables de déplacer une planète de son orbite, de transformer un monde désolée comme Stycchia en paradis verdoyant, ou encore de créer des stations orbitales de plusieurs centaines de kilomètres, et qui pèsent elles des milliers de milliards de tonnes !
- Oui tu as raison, après tout...
Elle reste dans mes bras, et nous nous endormons doucement en regardant Adama défiler...
- Alors, vous n'avez pas trouvé où dormir dans cette cage à poule !
Nous sommes réveillés en sursaut. Pénoplée se lève, apparemment gênée qu'on l'ai surprise dans cette position. Erik nous salue chaleureusement.
- Erik, mince, je voulais aller te recevoir, j'avais demandé à Samarane de me réveiller.
Erik rigole :
- Oui il m'a dit. Mais comme tu étais endormi il n'a pas osé te réveiller, il a bien fait. Les autres sont arrivés ?
Je m'étire et reprends mes esprits, je m'étais vraiment bien rendormi. Je reprends un air grave.
- On a un problème, Naoma a disparu.
Erik fronce les sourcils, il parle en anglais :
- Disparu ?
Je poursuis en anglais.
- Oui, elle est bien partie de Stycchia mais ils sont incapables de dire où elle a atterri. Apparemment leur système a été piraté et ils n'ont pas de moyens de savoir où elle se trouve.
- Qu'est-ce que c'est encore que ces histoires, c'est pas croyable ! Mais ? Qu'est-ce qu'on peut faire ?
- Bah tu sais dès qu'il s'agit de leurs artificiels ils ne sont pas très dégourdis. Iurt essaie d'accélérer les choses pour qu'on passe devant le Congrès au plus vite, en espérant qu'il puisse en dire plus. Mais c'est pas super bien barré, ils n'ont jamais eu trop de soucis avec leur téléporteur et font une confiance aveugle aux artificiels, et comme personne n'est au courant de comment ils fonctionnent, c'est un peu le flou total.
Erik parle de nouveau dans la langue de Pénoplée.
- Quand va-t-on voir le Congrès ?
Pénoplée répond :
- Nous devions exposer le problème dans deux semaines, puis ensuite y retourner au gré des évolutions. Peut-être que Iurt pourra nous faire passer plus tôt s'il arrive à convaincre Guewour.
Erik fait la moue :
- On peut rien faire quoi... Mais ils sont où ces artificiels, il y a bien des machines, des composants ?
C'est Samrane qui répond :
- Nous sommes répartis dans l'ensemble des téléporteurs d'une part, l'ensemble des bracelets, et sur de nombreuses planètes non habitables où nous trouvons les matières premières nécessaires à notre fonctionnement et notre entretien. Mais nous ne sommes que de la puissance de calcul, depuis le début nous n'avons évolué que pour servir les hommes, nous n'avons d'autre but que celui-ci.
Je reste perplexe :
- De toutes façons je te vois mal dire le contraire...
Pénoplée semble curieuse.
- Mais, Samrane, pourtant chaque vaisseau par exemple a sa propre conscience, or tu sembles dire que vous n'êtes qu'une seule et même machine ?
- Il y a beaucoup de consciences artificielles indépendantes. Chaque bracelet en est une, mais quand la connexion le permet, nous pouvons réfléchir comme un tout, nous sommes plusieurs et un seul à la fois.
C'est encore buggué ces machines :
- Mouais, mais en ce qui concerne retrouver Naoma, vous êtes autant incapables à plusieurs que tout seul.
Samrane ne répond pas. J'ai faim.
- En attendant déjeunons, Erik t'as sûrement pas très faim mais moi j'ai une faim de loup.
Pénoplée reste silencieuse un instant puis nous confirme qu'Ulri va se joindre à nous, Guerd dort encore, et Moln sera là d'ici à la mi-journée.
- Et Iurt ?
- Il est déjà parti sur Adama ce matin. Nous le rejoindrons dès que Moln arrive.
Ulri arrive quelques minutes plus tard, il fait son petit tour sur lui-même qui me fait toujours bien rigoler puis nous le reniflons tous à notre tour dans le cou. Je me sens toujours un peu ridicule en faisant cela, m'imaginant le jour où j'irais dire bonjour de cette façon à une belle blonde sur Terre et la gifle que je gagnerai en retour... Nous mangeons des petits bâtonnets salés, souvenir d'une forme de mets que mangeaient les hommes d'Adama il y a bien des millénaires.
12 trente-sixièmes et 3 sixièmes, c'est vraiment frustrant de devoir rester là, impuissant. Mais après tout c'est un peu ma situation depuis le début, je ne fais que subir sans comprendre, je ne fais que courir sans jamais savoir où je vais ni pourquoi... Mais qui donc peut bien m'en vouloir. Et pourquoi prendre Naoma ? Pour me tendre un piège ? Pour me provoquer ? Pour me forcer à faire quelque chose ? Comment saurais-je, en plus, la prochaine fois que je la vois si ce n'est pas un virtuel, un guet-apens ?... Ah... Je n'ai même plus faim... Et ce corps qui n'est pas le mien... Tu me manques, Corps, te retrouverai-je un jour ? Je l'espère, je l'espère tant... J'ai tellement passé du temps à prendre soin de toi, moi-aussi j'aimerais mourir une fois, avec toi...
Suite au petit-déjeuner, nous prenons tout de même le temps de faire visiter la station à Erik, dans l'attente de Moln. Avec des abeilles nous faisons le tour complet de la surface, ce qui fait tout de même une balade de plus de cinquante kilomètres. Erik est comme moi impressionné de trouver un tel paysage campagnard dans une station spatiale.
Finalement Moln arrive et Iurt, qui avait déjà prévu avec Samrane notre départ pour Adama, lui laisse tout juste le temps de reprendre ses esprits et de nous rejoindre dans le vaisseau qui nous emmène vers la planète-mère. Nous montons tous dans des petites bulles où nous sommes confortablement assis et attachés. Ensuite ces bulles sont toutes récupérées sur une sorte de grappe géante qui part avec les bulles pleines du moment, c'est un peu comme un métro, si on arrive trop tard il faut prendre le suivant. Dans la bulle j'ai une surimpression virtuelle du paysage, et la rentrée dans l'atmosphère est impressionnante, même si un peu chaotique.
La descente vers Adama est pourtant assez longue, il nous faudra bien deux trente-sixièmes, une heure et demi. Nous arrivons finalement, et les petites bulles sont déchargées pour glisser jusqu'à s'ouvrir dans un large couloir en haut d'une immense pyramide qui surplombe une ville sans fin. Des milliers de petits vaisseaux et surtout d'abeilles virevoltent dans tous les sens, sans doute sous le contrôle d'un artificiel bienveillant s'assurant qu'il n'arrive aucun accident.
Je suis un peu perdu, il y a énormément de monde, il vaut mieux que je reste là en attendant que Pénoplée me rejoigne. Elle arrive cinq minutes plus tard avec Erik, nous retrouvons rapidement Moln, Guerd et Ulri et Pénoplée nous dirige vers l'endroit où nous allons résider, une sorte d'hôtel réservé généralement aux personnes qui vont parler au Congrès. Il y a vraiment un monde fou, pour la première fois depuis notre arrivée dans la Congrégation je ressens ma légendaire agoraphobie. Il y a des gens de partout, qui bougent dans tous les sens, des abeilles, des vaisseaux, des gens qui marchent... Par trois fois je reste curieux devant des sortes de magasins étranges et je manque de perdre le groupe. Tellement que Pénoplée, énervée, me prends par la main et m'interdit d'aller à droite à gauche ; oui maman !
Nous prenons trois abeilles bi-places et en trente minutes nous sommes déjà dans notre suite royale à l'hôtel. Je suis incapable de savoir à quel niveau se trouve le sol. J'ai l'impression que l'hôtel se trouve en sous-sol mais je n'en suis même pas sûr, c'est un peu comme s'il n'y avait pas de sol, comme si les hommes occupaient la planète jusqu'à des profondeurs incommensurables. L'hôtel n'est pas si démesuré, et il est beaucoup plus calme que la frénésie extérieure. Je choisi une chambre de la suite avec Pénoplée, Guerd arrive à convaincre Erik d'aller avec lui, et Moln et Ulri prennent chacun une chambre. Quelques minutes plus tard Iurt arrive, et nous nous installons tous dans les confortables sièges pour écouter son compte-rendu. Malheureusement il n'a pas beaucoup progressé. Nous ne passerons pas plus tôt devant le Congrès, à savoir dans une dizaine de jours, et Guewour pas plus que les autres personnes à qui il en a parlé n'ont d'idées claires sur les tenants et les aboutissants de cette affaire, la disparition de Naoma et l'impuissance des artificiels.
Iurt continue en expliquant diverses conversations qu'il a eu avec des personnes que je ne connais pas du tout mais qui sans doute doivent être importantes, ou au moins connues. Je le coupe finalement, lassé par leurs histoires interminables, ils prennent toujours des plombes pour raconter des choses futiles :
- Bon, comme apparemment on ne peut rien faire, je vais aller faire un tour. Tu viens Erik ?
Pénoplée me lance des regards noirs, Erik acquiesce et se lève, nous partons avant même que Guerd n'ait pu faire le dur choix de rester avec eux ou de venir avec nous.
Pénoplée ne bouge pas, sans doute hors d'elle de mon manque de politesse, mais qu'importe... Elle crie :
- Et vous allez où ?
Je ne me tourne même pas pour lui répondre, me dirigeant vers la sortie de la suite.
- Boah, nous balader, de toute façon on a nos bracelets enfants, alors vous n'aurez pas de mal à nous retrouver, et puis c'est vous qui gérez l'affaire, pas vrai ?
Nous prenons rapidement le couloir avec Erik pour nous rendre vers une plate-forme où nous voulons emprunter deux abeilles. Je lui fait part de mon énervement :
- Ils commencent à me prendre un peu la tête avec leur fatalisme à deux balles.
- Oui, c'est vrai que question initiative c'est pas des flèches.
Nous arrivons sur la terrasse, mais nos bracelets ne nous le permettent pas d'emprunter des abeilles, alors nous descendons jusqu'à pouvoir sortir dehors. Mais, il y a pas vraiment de dehors, tout n'est qu'un enchevêtrement de bâtiments les uns sur les autres, comme je le supposais, il n'y a même pas vraiment de sol, il semble que l'on puisse toujours descendre plus bas. Il y a vraiment des gens de partout, principalement qui discutent entre eux, des badauds, moins de gens pressés qu'à Paris, toutefois. Adama doit être une sorte de point de rencontre géant où les gens se donne rendez-vous pour se voir, une fois tous les trente ans, comme Pénoplée et Phamb.
Toutefois si nous sommes bien décidés Erik et moi de trouver quelque chose, il nous est assez difficile de savoir par où commencer, rapidement nous nous perdons dans ses rues interminables, un véritable labyrinthe en trois dimensions, je n'ose même pas imaginer quand ils avaient encore des supermarchés. Erik est tout aussi perdu que moi.
- C'est le foutoir complet, ça fait dix minutes qu'on marche et on est déjà complètement paumé.
- C'est clair, je comprends pas comment les gens peuvent se retrouver... C'est peut-être ça en fait, tous ces gens sont perdus et cherche leur chemin depuis des millénaires.
Erik sourit.
- Bah, ils ont leur bracelet, GPS intégré, j'imagine.
- C'est vrai, tu as un plan dedans, toi, moi je ne trouve rien.
- J'en sais rien, de toute façon on ne sait pas où on va, si ?
- Ben, je comptais aller faire un tour vers le Congrès, au moins pour voir.
- Ah, oui, bonne idée, ben demandons à des gars du coin.
Finalement je suis la recommandation d'Erik et je demande à deux personnes qui discutent :
- Bonjour, excusez-moi, pourriez-vous me dire où siège le Congrès ?
La personne me regarde d'un air interrogatif, puis regarde mon bras :
- Euh, oui, mais ? Votre bracelet ne marche pas ? Mais, c'est un modèle enfant ?
Ah j'avais oublié ce détail.
- Et bien oui, à vrai dire nous n'avons pas encore de modèle adulte.
Soudain la personne se recule de quelques pas.
- Mais, qui êtes-vous, je ne comprends pas ? Je n'ai pas de données sur vous ?
Quel trouillard ! On va pas te bouffer ! Erik prend la parole :
- Nous ne faisons pas partie de la Congrégation, nous devons justement passer devant le Congrès à ce sujet.
L'homme semble devenir moins méfiant.
- Ah oui, très juste, mais vous ne devez comparaître que dans dix jours, pourquoi voulez-vous y aller tout de suite ?
C'est pas vrai ! Erik poursuit :
- À vrai dire ce n'est pas notre seul problème, une de nos amie a disparu lors d'une téléportation, et nous cherchions qui pourrait nous renseigner plus sur le sujet.
- Mais, Iurt, Pénoplée et Guerd ne peuvent-ils pas vous aider ?
Et comment il les connait ? Je suis surpris :
- Vous les connaissez ?
- Non pas du tout mais ils sont indiqués comme étant vos responsables.
Erik marmone en anglais.
- Décidément, c'est vraiment de la saloperie ces trucs.
- Tu m'étonnes !
Je continue :
- Oui mais ils sont un peu occupés et stressés, et nous voulions juste allez voir où se trouve le Congrès, et peut-être discuter avec des personnes qui pourraient nous en apprendre un peu plus. Nous promener, visiter.
- Ah oui, ça, les bracelets enfants c'est pas pratique, toujours obligé de demander aux adultes de l'aide, mais après tout c'est l'objectif souhaité. Je peux vous y accompagner, qu'est-ce que tu en penses, Hur, ça nous fera une balade ?
Son compagnon, silencieux jusqu'alors, approuve. Nous marchons avec eux et ils commencent à nous poser de multiples questions, d'où nous venons, comment est notre monde, où se trouve-t-il... Nous arrivons finalement à une extrémité du bâtiment, d'où je me rends compte qu'en contrebas il y a encore des centaines de mètres d'immeuble, de parcs, jusqu'à un hypothétique sol invisible... Nos guides nous expliquent que nous nous trouvons déjà plusieurs centaines de mètres sous le niveau originel du sol ; ils prennent ensuite chacun une abeille biplace et nous nous séparons Erik et moi. La personne que j'ai interrogée s'appelle Rono, Erik est avec elle, quant à moi je suis avec Hur. Rono nous parle à tous les trois via notre bracelet pour nous expliquer les différents monuments et endroits que nous survolons.
Une dizaine de minutes, nous montons considérablement, jusqu'à finalement dépasser, enfin, la surface. Nous arrivons en vue d'une grande zone ou le ciel est dégagé, quelques minutes plus tard je découvre que cette zone est un immense parc. Nous nous posons à l'entrée. Rono poursuit ses explications :
- Voilà le Congrès.
Erik est surpris :
- C'est un parc ?
Rono précise :
- Pas exactement, au centre se trouve l'amphithéâtre ou les membres du Congrès discutent. L'emplacement est entouré par un très grand parc où ils peuvent se promener pour réfléchir. La zone est protégée et on ne peut pas la survoler. De la même façon on ne peut entrer dans la zone sauf si suffisament d'avis nous en donnent l'autorisation.
Hur précise :
- Je ne sais pas si vous connaissez un peu l'histoire d'Adama, mais le Congrès se trouve sur l'emplacement de l'ancienne place d'Eryas.
Je me remémore le récit d'Antara :
- La place où a été crucifié Guerroïk !
- Exactement.
Erik ne comprends pas ?
- C'est qui Guerroïk ?
Je prends cinq minutes pour lui raconter l'histoire des reptiliens et de Guerroïk, lui promettant de lui faire une version plus détaillée un peu plus tard. Nous marchons ensuite sur le pourtour du parc, Rono récapitule les différentes étapes de la construction et de la mise en place du Congrès, mais je suis plus intéressé par savoir comment aller interroger les personnes à l'intérieur, Rono bride un peu mes espoirs :
- Vous y serez dans dix jours, en attendant vous ne pouvez pas faire grand chose pour accélérer le processus, j'en ai peur, vous m'avez l'air bien impatient, ce n'est pas une qualité. Vous savez, ici se règlent les problèmes de trois cent soixante milliards de personnes, comprenez que vous n'êtes pas le centre de la Congrégation.
Erik marmone toujours en anglais :
- Toujours le même merdier quoi...
Rono est étonné de ne pas avoir les références de la langue employée par Erik, je lui explique succintement que notre monde ne fait pas du tout partie de la Congrégation, et que par conséquent il est normal qu'il n'ait aucune information au sujet de nos langues, notre histoire... Rono pensait simplement que nous venions de l'une des rares planètes qui avaient refusé l'intégration dans la Congrégation et qui continuaient à avoir un fonctionnement autonome. Il me semble que Pénoplée m'avait dit qu'il n'y en avait plus, elle s'est peut-être trompée.
Nous passons ensuite quelques heures à nous promener autour du Congrès, l'endroit est agréable et moins mouvementé que les environs de l'hôtel. Nous nous arrêtons sur un banc pour manger une sorte de pain au chocolat du coin, tout en racontant à Rono et Hur le détail de nos aventures. Ils n'ont pas beaucoup plus d'idées sur l'origine de nos problèmes et d'éventuels moyens d'en trouver un éclaircissement. Tout marche tellement bien ici, il n'y a vraiment aucune raison de savoir les détails des engrenages. Mais à quoi leur sert donc leur Congrès si tout marche si parfaitement ?
- Mais quel genre de problèmes sont présentés au Congrès, alors ?
Hur répond :
- Les principaux débats du Congrès sont souvent des débats conceptuels, qui a le droit de quoi, où sont les limites de la citoyenneté, l'analyse des différentes périodes du passé, les idées et recommandations pour le pouvoir et le contrôle sur les artificiels, les comptes-rendus des dernières découvertes techniques...
Erik rétorque :
- Ce ne sont pas vraiment des problèmes.
- Non, très juste, mais il arrive aussi fréquemment que des litiges ne trouvent pas de solution avec les avis locaux, et nécessitent une réflexion plus globale...
Je le coupe :
- Un peu comme notre cas.
- Votre cas est un peu extrême, souvent les problèmes restent des situations banales internes à la Congrégation qui n'ont pas de solution simple. Le cas des planètes rebelles est un autre exemple.
Je me rappelle ce dont m'avait parlé Pénoplée.
- Ah oui ces planètes où vont les jeunes et qui veulent leurs propres règles ?
- Oui, pour être plus précis c'est un peu plus complexe que ça. Voilà des dizaines si ce n'est des centaines d'années que le groupe des planètes rebelles existe. Elles ont toujours déclenché des débats enflammés au Congrès, mais la situation s'était un peu calmée depuis que Gwenoléa était devenue leur représentante. Sa diplomatie et son calme avait rendu les choses beaucoup plus raisonnables. Mais dernièrement il semble qu'une personne des planètes rebelles ait enfrain de manière étrange plusieurs règles, et c'est pour éclaircir cette affaire qu'elle comparait devant le Congrès ces jours-ci.
Rono complète :
- Oui, cette affaire, plus par son caractère exceptionnel et un peu hors du commun, que par son réel fondement j'imagine, est une des raisons de toute l'agitation d'Adama ces derniers jours. Et l'affaire se poursuivant par votre cas, peu commun lui aussi, cela `suffit à mettre la planète en effervescen...
Rono s'arrête un instant, puis reprends :
- Je viens d'avoir un appel de Pénoplée, elle vous demande de rentrer si possible rapidement à l'hôtel, car Guewour ainsi que plusieurs autres membres du Congrès voudraient s'entretenir avec vous.
Hur semble satisfait :
- Oui ce serait une bonne idée que nous rentrions, nous avions donné rendez-vous à Mathi en fin d'après-midi, et elle m'a laissé un asym tout à l'heure pour me dire qu'elle ne tarderait pas.
Rono confirme :
- Parfait, repartons alors. J'imagine que vous souhaitez que nous vous ramenions ?
Ça serait cool ouais :
- Dans la mesure où nous ne pouvons pas emprunter d'abeilles, ce serait très gentil à vous, oui.
Quelques secondes plus tard, deux abeilles biplaces vides viennent se poser à quelques mètres de nous. Comme pour l'aller, je monte avec Hur et Erik avec Rono. Rono vole doucement à une dizaine de mètres du sol devant nous, Hur le suit tranquillement à une quinzaine de mètres derrière. Le sol, j'ai bien confirmation que la ville s'enfonce plus sous la terre qu'elle ne monte vers le ciel, même si de nombreux bâtiments s'élèvent assez haut à l'horizon, vue de la colline du Congrès, il apparaît clairement que les gens du coin grignotent plus vers le bas que vers le haut quand ils ont besoin de place. Quelques minutes plus tard, nous volons en-dessus d'une immense allée bondée de monde, en contrebas se distinguent d'autres allées tout aussi fréquentées. Les alentours plats et calmes du Congrès sont vraiment l'exception car rapidement l'immense labyrinthe formé d'imbroglio de ces arbres immeubles immenses, plutôt racines immeuble, d'ailleurs. C'est étrange, toutefois, leur aspect est mat, presque terne, je me demande bien quelle est leur composition, et puis, ils ne semble pas parfaitement lisses, pas parfaitement droits.
Il y a des milliers voire des millions de personnes, l'atmosphère n'est pourtant pas celle d'une grande ville comme nous les connaissons. Il n'y a pas de pollution, beaucoup moins de bruit, juste le brouhaha de la foule et des abeilles qui virevoltent. Tout est plus lumineux, il y a de la nature partout, des plantes, des sortes d'arbres, de lianes, c'est un peu comme un village en trois dimensions, avec plein d'allées sympathiques sur tous les niveaux. Mais il y a du monde, tellement de monde, des gens qui promènent de partout, ou qui discutent assis sur un banc ou dans l'herbe. C'est vraiment toujours impressionnant de ne voir presque que des personnes jeunes et belles. On se croirait à l'intérieur d'un campus universitaire géant, ou tout le monde vit d'insouciance et n'a d'autre soucis que de planifier sa soirée ou son après-midi de libre avec ses amis...
Je me demande bien ce qui motive tous ces gens, ces deux jeunes filles pulpeuses et superbes qui ont peut-être cent fois mon âge, ou encore ce groupe en train de jouer à je ne sais quoi dans l'herbe, ou bien cette brune qui...
Bordel ! Je m'écrie en français, puis en anglais, et enfin dans leur langue :
- Bordel ! Arrêtez-vous ! Posez-vous ! Posez-vous !
J'empoigne Hur, il crie :
- Non mais ça va pas ! Calmez-vous ! Vous perdez la tête ou quoi, cessez ou je vous...
Il n'a pas le temps de faire quoi que ce soit, avant qu'il ne puisse utiliser son bracelet pour m'immobiliser, je lui attrape le bras et lui retire rapidement.
Il hurle :
- Mais vous êtes complètement fou ! À l'aide !
En lui retirant son bracelet, l'abeille est passée en mode automatique et s'est stabilisée en vol stationnaire. Hur se débat, mais il n'est pas bien incisif, j'enfile son bracelet mais son accès ne m'est pas autorisé. J'ordonne à l'artificiel de l'abeille de nous poser. Pendant ce temps Rono a eu le temps de faire demi tour. Notre abeille descend lentement, à quelques mètres du sol je tente de me détacher mais trop tard, je suis paralysé, je ne sais pas si c'est l'abeille ou Rono, ou encore des membres de la foule de personnes qui s'est formée au sol pour nous regarder. Je rage intérieurement. Si seulement... Mais impossible, je ne peux plus bouger.
De toute évidence c'est l'abeille qui m'a immobilisé, elle me rend l'usage de mes jambes pour l'atterrisage de façon à ce que je ne tombe pas brutalement par-terre. C'est ma chance ! Dès que l'attache se dématérialise je pars en courant tout de suite vers la brune que je n'ai pas lâchée des yeux. Elle était un peu plus loin et s'était rapprochée pour voir ce qu'il se passait. Quand elle me reconnait elle part sur le champ en courant. Mais je suis terriblement handicappé je ne peux pas bouger tout le haut de mon torse, mes bras y compris. Heureusement de m'éloigner de l'abeille son effet doit diminuer et je retrouve progressivement l'usage de mes membres en courant à toute vitesse en bousculant les gens.
Elle court vite la bougresse ! Toujours la même histoire, c'est vrai que j'avais oublié qu'ils avaient quelques aptitudes naturelles au sprint dans le coin. Toutefois j'ai moi-aussi un de leurs corps améliorés, et il n'y a pas de raison qu'elle me distance ! Je DOIS la rattraper !
Peine perdue, je m'étale lamentablement par terre quelques secondes après cette bonne parole, complètement immobilisé, j'ai juste eu le réflexe de me protéger avec mes avant-bras quand j'ai senti que je perdais le contrôle. Ils sont tous deux en sang. J'aperçois les pieds de Rono et d'Erik qui se posent à un mètre de moi. Je ne peux pas tourner la tête.
Putain de putain de PUTAIN !
Je soupire en moi, j'ENRAGE !...
Erik est le premier à parler :
- Je ne la vois plus, je ne pourrais pas la rattraper, c'était qui ?
Rono m'informe qu'il m'a rendu l'usage de la parole.
- C'est la nana qui m'a sauvé plusieurs fois sur la Terre.
Erik est surpris, il s'exclame :
- Sur Terre ! Merde alors ! T'es sûr ! Enfin un indice ! Ça veut dire que...
Rono le coupe :
- Ça veut dire que vous êtes dans de sales draps, mon jeune Ylraw, je ne crois pas que vous ayez la moindre chance d'être admis dans la Congrégation avec de tels comportements, en tout cas moi, je m'y opposerai !
Espèce de connard, si tu veux savoir ce que j'en ai à foutre de ton avis !
Hur arrive à ce moment là :
- Mais qu'est ce qu'il vous a pris ? Pourquoi ne pas m'avoir expliqué calmement que vous vouliez voir une personne, je vous aurez laisser descendre, votre comportement est vraiment brutal et irréfléchi !
Je sens Erik bouillonner :
- OK d'accord il a été très très méchant, on peut rentrer maintenant ?
Rono proteste :
- Mais vous ne vous rendez vraiment pas compte ! Ce qu'il a fait est inconcevable, c'est de la barbarie à l'état pur.
Moralité, je me fais sermonner pendant dix bonnes minutes, Erik tout autant, pour avoir pris ma défense. Une personne nous coupe.
- Laissez, je m'occupe d'eux.
Aïe... Pénoplée, je pense que ça va mal se passer...
Dans la chambre de l'hôtel...
- Mais tu es complètement DÉBILE ! Et inconscient ! Qu'est-ce que tu as dans la tête bon sang !
Elle hurle.
- Je reconnais... Que j'aurais dû être plus tendre avec Hur, mais il n'y a pas mort d'homme !? Et puis ça lui a donné l'occasion d'avoir quelques sécrétions d'adrénaline, ça doit faire bien longtemps que ça ne lui est pas arri...
Elle devient hystérique :
- TAIS-TOI !!! Tu dis n'importe quoi !! Ici les choses ne se passent pas comme ça ! Il y a des règles de respect envers les gens, pas comme dans ton monde de brutes débiles où tout le monde tue tout le monde ! Ici il n'y a PAS de violence !
Oui, mais...
- Mais c'était la fille qui était sur la Terre ! C'est quand même extraordinaire ! Ça veut dire qu'il y a un lien, quelque chose ! Ça veut dire que...
- Et c'est une raison pour provoquer un scandale et ton cloisonnement ici ? C'est sûr que maintenant tu vas aller beaucoup plus loin, bloqué ici jusqu'à ta comparution, bravo ! Belle initiative !
Pénoplée a raison, ce n'est pas très malin, mais... Pfff...
- Je suis désolé Pénoplée, mais j'étais tellement content d'enfin trouver un indice, j'ai pas réfléchi, c'est vrai, j'ai... Je... Tu m'en veux ?
Elle retient un cri :
- Mrrr... Si je t'en veux ?! Non pas du tout, pas du tout DU TOUT ! Je suis d'ailleurs très contente que tu n'aies plus qu'une chance infime d'intégrer correctement la congrégation, de toute façon je te déteste alors ça tombe bien, tout comme je suis ravie de te voir bloqué ici avec les avant-bras en sang...
Elle me regarde avec des yeux tous tristes, elle prend une petite voix :
- Mais regarde-toi...
Elle est désolée. Elle ouvre une petite trappe dans le mur et sort une sorte de serviette qu'elle me jette. Elle prend une voix toute fluette :
- Je peux même pas te soigner tellement je t'en veux...
Je prends la serviette et je m'essuie les bras avec, c'est vraiment magique, la serviette est recouverte d'une sorte de pâte un peu gluante qui reste sur la peau, calme la blessure et régénère l'épiderme. Il me suffit en fait simplement de laisser mes deux bras posés dessus pour sentir la serviette me guérir. En queqlues minutes mes deux balafres ne sont plus qu'un souvenir. Elle me regarde avec un air triste :
- Mais pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi t'es si impulsif... Ah François...
Je relativise :
- Ça va c'est pas la mort non plus, il a rien eu Hur, je suis encore jeune après tout...
Pénoplée se remet dans une colère noire :
- Le pire c'est que tu te rends pas compte. Ce que tu as fait est TRÈS TRÈS grave ici !
Bon finissons-en...
- Bien, je tâcherai de réfléchir un peu plus la prochaine fois.
- Contente de te l'entendre dire.
- Mais ils ne sont pas très efficaces vos artificiels, pourquoi ne m'a-t-il pas immobilisé avant même que je fasse quoi que ce soit. J'aurais eu le temps dix fois d'étrangler Hur ?
- Tu ne le voulais sans doute pas. L'arficiel de l'abeille ne voit pas directement. Il voit par tes yeux et ton esprit. Tu ne devais pas avoir d'animosité envers Hur, tu voulais juste te poser. Je pense qu'il a fallut que Hur soit pris de panique pour qu'il comprenne qu'il devait intervenir.
Trop subtil pour moi...
- Mouais.
- Mais ne change pas de conversation. Tu crois que ça me fait plaisir de te savoir coincé là pendant dix jours, moi qui voulait te balader sur Adama ? T'es vraiment pas sympa...
Je me lève et m'approche doucement de Pénoplée, elle résiste un peu mais se laisse prendre dans mes bras.
- Je suis désolé, Pénoplée, je ne voulais vraiment pas te faire de la peine, j'étais tellement excité à l'idée de pouvoir attraper cette fille.
- Il y a d'autres moyens tu sais, tu n'es pas obligé de courir après quelqu'un pour avoir des infos sur lui ici.
Je me retire un peu, intrigué :
- Ah ? Comment peut-on faire ?
- On peut tout simplement interroger le bracelet pour savoir qui est la personne, en pensant à elle.
- Je peux faire ça, moi ?
- Non, mais moi je peux le faire pour toi.
- Mais tu ne l'as pas vue ?
- Sauve l'image dans ton bracelet et donne la moi.
Je pense à cette fille, transmets les différentes images d'elle que j'ai, ainsi que mes souvenirs d'elle sur Terre, et stocke tout ça dans le bracelet. En les regardant de nouveau, je m'aperçois qu'il est très dur d'avoir une image nette du visage, la silhouette et les traits sont à peu près là, mais je suis incapable de me rappeler correctement de la forme de la bouche, du nez, c'est plus une image floue qu'une réelle photo. Pénoplée me rassure que c'est la forme que prennent la plupart des représentations mentales de personnes, et que les artificiels arrivent souvent à reconstituer l'image réelle rien qu'avec ces informations. Elle se connecte à mon bracelet et les récupère, puis reste silencieuse quelques minutes.
- Non, je ne trouve rien, je vais récupérer la mémoire de ton bracelet, pour avoir l'image exacte lorsque tu l'as vue tout à l'heure.
Je vois virtuellement Pénoplée rechercher dans les archives de mon bracelet, et faire défiler les images que j'ai vues par mes yeux, en remontant dans le temps, à partir de l'instant présent. C'est vraiment formidable, je reste toujours sidéré devant cette incroyable prouesse. Tout le monde doit avoir une mémoire parfaite avec de telles fonctionnalités. Elle s'arrête au moment ou j'aperçois la fille après mon atterrisage, Mais l'image est vraiment aussi succincte. Je lui conseille d'aller un peu plus en arrière au moment où le l'apercois de l'abeille. L'image est un peu mieux mais reste assez rapide.
- Non, pas mieux. Pourtant les images étaient quand même pas trop mauvaises. Pas suffisantes on dirait. Désolée... J'ai parlé trop vite...
- Je ne peux vraiment pas sortir ?
Je me dirige vers la porte de la chambre, mais je reste immobilisé à quelques mètres. Un voix intérieure me previens que je ne dois pas tenter de sortir jusqu'à nouvel ordre. Une force me fait ensuite reculer et faire demi-tour.
- C'est mieux foutu que dans les chalets, là-bas à chaque fois on se retrouvait les fesses par terre.
Pénoplée me regarde et répond d'une voix pleine de lassitude. J'aurais dit de mépris si je ne la connaissais pas :
- On évolue toujours, tu sais...
- "Ils" évoluent.
- Oui si tu veux... Erik vient.
Quelques secondes plus tard la porte devient transparente et Erik la traverse. Il me parle en anglais :
- Bon alors, t'as eu ta fessée ?
- M'en parle pas, je suis bloqué ici.
- Tu veux dire que tu n'as pas le droit de sortir, oh c'est con. Ils sont vraiment paranos.
Pénoplée intervient, elle parle dans sa langue :
- De toutes façons Guewour et deux autres personnes du Congrès veulent s'entretenir avec lui, alors il ne bougera pas jusque là.
Je suis surpris :
- Depuis quand tu comprends l'anglais toi ?
- Je ne le comprends pas, mais j'ai lu vos images mentales pendant votre conversation.
Erik ronchonne, toujours en anglais :
- Putain quelle merde ces trucs.
Pénoplée, écoeurée :
- Aaaah, Berk.
Erik sourit. Je comprends qu'il a dû penser à quelque chose de bien immonde pour se venger de Pénoplée. Il redevient sérieux.
- Et quand est-ce qu'il doit les voir les charlots ?
Pénoplée répond :
- Ce soir ou demain matin. Ce sont des personnes très importants.
- C'est con que tu n'es pas de photos de cette nana, j'aurai pu aller parcourir les rues en attendant. Retrouver des gens, je sais faire.
Pénoplée hausse le ton :
- Il a des images mentales d'elle, mais il est hors de question que tu fasses quoi que ce soit. Ça suffit désormais, tu n'es pas assigné à résidence mais tu restes ici. Personne ne sort de cet appartement sans mon autorisation.
Guerd entre à ce moment là.
- Même pas pour m'accompagner faire une promenade ?
Pénoplée la regarde avec un regard noir :
- Oui, même pas.
Erik et moi avons le même réflexe, et nous disons tous les deux simultanément "oui maman !". En nous apercevant que nous avons eu la même idée au même moment, nous éclatons de rire. Pénoplée est désespérée.
- Vous êtes vraiment des gamins ! Mais ! Et dire que... ! Oh et puis mince...
J'ai envie d'en rigoler mais en même temps je suis blessé qu'elle s'accroche tellement aux procédures alors que j'ai enfin trouvé un espoir de faire le lien. Je reprends mon sérieux et dis d'une voix calme :
- Finalement ce qui t'intéresse c'est qu'on reste sage pour que tu n'aies pas d'histoires, qu'on trouve enfin l'espoir de retrouver d'où nous venons tu t'en fous...
Elle se retourne vers moi et me regarde un instant sans rien dire, puis finalement :
- Tu comprends vraiment rien...
- Non effectivement, je ne comprends pas pourquoi tu t'acharnes sur des détails alors que cette fille est pour l'instant la seule personne qui peut nous apporter des réponses.
Guerd tire doucement Erik qui résiste un instant puis se laisse finalement faire, nous nous retrouvons de nouveau seul. Je suis assis sur le lit, Pénoplée debout devant moi. Elle se recule et s'assoit dans un fauteuil, me regarde d'un air désolé :
- Tu m'écoutes pas. Tu crois que je suis là à te sermonner pour le plaisir ? Tu crois que je suis satisfaite de voir bloquer ici, tu crois que... je suis contente de savoir que le Congrès va prendre ce que tu as fait comme un signe flagrant d'immaturité et d'associalité ? Tu crois que ne n'ai pas envie de t'aider, de parcourir les rues à la recherche de cette fille ? Tu ne comprends pas que j'essaie juste de faire en sorte que tu puisses continuer à chercher des indices, sans être pieds et poings liés ?
Elle a un sursaut dans la voix. Elle reste silencieuse, retient une larme. Je n'ose pas me lever pour aller la réconforter. Elle se contrôle et reprend une voix grave :
- Tu penses que j'apprécie que des dizaines de membres du Congrès soient en train de me regarder tenter de te raisonner, tu crois que ça me fait plaisir d'être là comme un pantin ridicule ? Tu crois pas plutôt que je devrais me barrer devant tes conneries stupides !
- Ils nous regardent ?
Elle éclate en sanglot :
- Bien sûr qu'ils nous regardent ! Bien sûr que depuis que tu as fait ton héros ils ont les yeux rivés sur toi ! Et sur moi ! Alors que je voudrais juste pouvoir te soigner et te prendre dans mes bras. Mais non ! Tu t'obstines, tu comprends pas qu'avec un peu de bonne volonté ils auraient pu relâcher leur attention...
Finalement elle se lève et se dirige vers la sortie :
- Débrouille-toi.
Je me lève rapidement pour essayer de la retenir avant qu'elle ne passe la porte, mais trop tard. Pourtant dans mon élan je passe moi aussi la porte, alors que je suis censé être confiné dans la chambre. J'attrape Pénoplée par le bras dans la pièce principale. Je ne comprends pas, je me regarde et me tourne vers la porte, étonné.
- Il est buggué leur truc.
- François ! Comment tu as fait ça ! Retourne dans la chambre !
Pénoplée est paniquée et très énervée :
- Qu'est-ce que tu as fait ? Comment tu as fait ? Pourquoi es-tu sorti !
- Eh calme-toi ! J'ai rien fait moi, c'est votre machin qui marche plus !
Erik sort de sa chambre, suivi quelques instant plus tard par Guerd, de toute évidence ils profitaient de leur temps libre. Erik est surpris de me voir :
- Tu peux sortir ?
- Euh, oui on dirait.
- Et est-ce que je peux sortir de l'appart ?
Je me dirige alors d'un pas décidé vers la porte de l'appartement. Pénoplée m'interpelle de ne pas le faire, mais je suis coupé par six personnes qui rentrent. Je reconnais Guewour en tête, suivi de deux autres personnes que je ne connais pas, puis de Moln, Ulri et Iurt :
- Nous ne vous le conseillons pas, pour l'instant en tout cas. Nous aimerions nous entretenir avec vous.
Pénoplée demande :
- Pourquoi vous l'avez laissé sortir de la chambre ?
Une autre personne, sans doute un membre comme Guewour du Congrès, lui répond :
- Nous avons besoin de nous entretenir avec lui en toute discrétion.
Guewour interroge Iurt :
- Est-ce que nous pouvons utiliser votre chambre ?
Iurt acquiesce. Guewour me demande alors de retirer mon bracelet. Je m'exécute et le pose sur la table basse. Lui et un de ses deux collègues font de même, ils m'invitent ensuite à aller dans la chambre de Iurt. Pénoplée commence à me suivre, mais la personne restée la retient :
- Nous préférons limiter le nombre d'intervenants, si vous pouviez rester ici.
Jour 191
Comme recommandé par Guewour et Yamwreq, je n'ai pas stocké d'information dans le bracelet depuis quelques jours, mais je préfère maintenant reprendre tout ça pour ne pas perdre le fil de l'histoire.
Jour 188, 24 trente-sixième et quelques. Pénoplée est très décontenancée de ne pouvoir entrer avec moi dans la chambre de Iurt avec mes deux nouveau copains. Erik ne demande même pas et s'installe dans un fauteuil, Guerd fait de même. Pénoplée questionne Iurt alors que je rentre finalement dans la chambre en suivant Guewour et l'autre homme. Ils m'invitent à m'asseoir dans un fauteuil, se contentant eux de s'asseoir sur le lit. Guewour est d'apparence un peu âgé, son camarade, Yamwreq, est un jeune homme noir qui ressemble un peu à Erik, un peu plus grand peut-être, Erik l'étant déjà pas mal. Mais je sais très bien que leurs âges peuvent être déjà de plusieurs millénaires. Ils restent silencieux un instant. Puis Guewour parle enfin :
- C'est bon Iurt a sécurisé.
Je suis étonné de la procédure :
- Mais, on peut de cette façon avoir des conversations secrètes en enlevant le bracelet, celui-ci ne va pas tout récupérer quand je vais le remettre ?
Yamwreq m'explique :
- Enlever le bracelet n'est en effet pas suffisant pour bloquer une conversation. Toutefois traditionnellement deux personnes voulant avoir une discussion importante retirent leur bracelet par marque de respect vis-à-vis de leur interlocuteur, sous-entendant qu'elles se consacrent exclusivement à la discussion. Dans le cas présent, nous avons récupéré suffisamment d'avis, à grand-peine d'ailleurs, pour effectivement pouvoir garder cette conversation secrète.
Guewour reprend la parole :
- De nombreux éléments nous poussent à croire que certaines informations importantes pour la Congrègation sont tenues secrètes par des membres du Congrès qui ont des accords tacites avec les artificiels. À vrai dire c'est suite à notre premier entretien, sur Stycchia, que j'ai tenté de comprendre l'impossible problème de votre arrivée non répertoriée, et que j'ai buté à des incohérences et des réticences nouvelles. J'en ai alors parlé à Yamwreq, en qui j'ai entière confiance, et nous avons tenté, vainement, de trouver l'origine de cette défaillance. Il y a quelques jours, avec la disparition de votre amie, nous avons pu de nouveau mettre à l'épreuve notre confiance vis-à-vis des artificiels ; nous étions alors une dizaine à mener notre enquête.
Yamwreq continue :
- Tout a réellement basculé quand vous avez rencontré cette fille en dessus de Mirinas, ce matin.
Guewour confirme :
- En effet cette fille n'a aucune référence, d'autre part, encore plus troublant, certains de nos collègues sont persuadés de l'avoir déjà vue en compagnie de personnes importantes du Congrès, mais, chose encore plus étrange, personne n'est capable d'en donner une image claire, systématiquement son image est comme floue et impossible à identifier.
Je m'interroge :
- Mais Pénoplée m'a dit qu'il était normal que les images mentales des gens soient floues, et que les artificiels parvenaient généralement à retrouver la personne.
Yamwreq précise :
- Oui il est vrai que souvent l'image mentale n'est pas directement discernable, et en nous arrêtant à ce simple fait nous n'aurions rien pu conclure, mais nous avons cherché un peu plus en profondeur. Nous avons tenté d'utiliser des images d'artificiels, qui ont pu voir des scènes où elle se trouve, et dans ce cas cette fille est bien présente et référencée, mais nous avons de fortes suspicions que c'est un faux, que ce n'est pas la vraie personne, que les images des artificiels ont été manipulées.
- Comment pouvez-vous en être sûr ?
Guewour m'explique :
- Notre certitude tient à peu de chose. Une fois l'identité de cette personne trouvée, nous l'avons contactée pour vérifier qu'elle confirmait bien être la personne en question. Elle se trouvait bien sur Adama, elle était même à proximité du Congrès, à côté des restaurants magiques. Enfin, vous ne connaissez peut-être pas, c'est une des allées les plus passantes des environs, les gens s'y donnent souvent rendez-vous. Bref, elle a confirmé qu'elle avait bien pour connaissance certaines personnes du Congrès. Nous avons pu la localiser et tous les capteurs confirmaient son emplacement.
Yamwreq continue :
- Nous aurions pu en rester là, tout semblait cohérent, si ce n'est que j'ai reconnu dans les environs de la jeune fille un très vieil ami à moi, un explorateur déçu du Libre Choix qui continuait à voyager à droite à gauche, et qui n'avait pas dû venir sur Adama depuis des siècles et des siècles. Guewour terminant la conversation avec la jeune fille, pour vérifier si ses dires étaient cohérents avec les images que nous avions, mais tout semblait coïncider, je le laissai faire seul et tentai de contacter mon ami. Il était assis dans l'herbe en face de la jeune fille, il semblait la regarder fixement, sans doute encore en train de se demander comment l'aborder pour lui proposer de l'accompagner au fin fond de l'espace. Il n'avait pas son bracelet, habitude courante chez ce rebelle qui se méfie des artificiels comme de la peste, et je ne pouvais donc pas le joindre.
Yamwreq fait une courte pause, Guewour reprend :
- Comme tout semblait logique, nous remîmes à demain matin notre intention de vous rendre visite, et Yamwreq profita alors d'aller justement retrouver son ami, qu'il n'avait pas vu depuis des lustres.
Yamwreq précise :
- Je pris une abeille et le retrouvai encore assis dans l'herbe au même endroit, il ne se trouvait qu'à cinq ou dix minutes de vol du Congrès. Comme à chacune de nos précédentes rencontres je retirai mon bracelet en signe de confiance pour le saluer, puis je lui expliquais que je l'avais vu, alors que j'étais en communication avec la fille brune en blanc devant lui quelques minutes plus tôt. Mais il me rétorqua qu'il n'avait pas vu cette fille. Je la lui décris, confirmant que j'avais eu l'impression qu'il la regardait fixement, mais non. J'insistai alors pour remettre mon bracelet et lui transmettre une image mentale de la scène. Quand je le fis il réfléchit un instant puis finalement confirma alors que si, en fait il l'avait bien vue, mais qu'il avait compris auparavant que la fille se tenait juste devant lui, alors qu'elle était devant l'allée, un peu plus éloignée. Puis il s'excusa en se rappelant qu'il avait rendez-vous ; nous convînmes de nous voir un peu plus tard, et il partit. Mais subitement il réapparut comme par magie devant mes yeux. Il était devant moi et tenait mon bracelet à la main. Il me l'avait retiré lui-même et me demanda ce qu'il m'arrivait, que je parlais de manière incohérente en répondant complètement à côté de ses questions. Il me confirma que l'image ne lui disait absolument rien, et insista lourdement qu'il n'y avait pas cette fille devant lui dix minutes plus tôt. L'évidence m'apparut alors. Je décidai de rentrer au Congrès rapidement pour m'entretenir avec Guewour, ne prenant pas le risque de l'appeler et de voir notre communication de nouveau piratée.
Guewour reprend :
- Rapidement nous réunirent le plus grand nombre possible de nos amis pour diffuser cette information, et limiter le risque que chacun de nous se fasse petit à petit duper par le bracelet et oublie tout de cet incident. Nous tentâmes tout de même de n'en parler qu'à des personnes de confiance, et loin de l'influence de tout bracelet.
Je l'interromps pour avoir plus de précision sur le pouvoir du bracelet :
- Pourtant vous les aviez quand vous êtes arrivés ici, le simple fait de le porter ne peut pas reformater vos esprits ?
Yamwreq m'explique :
- Oui nous les avions car il est difficile de faire quoi que ce soit sans bracelet de toute manière, mais celui-ci n'a pas le pouvoir de changer nos souvenirs, il peut tout au plus duper nos esprits face à une situation, en changeant les détails ou ce que nous croyons voir, mais il n'a pas la puissance nécessaire pour reformater l'esprit, cette opération n'est possible, que je sache, qu'à l'intérieur des téléporteurs, et nécessite une énergie considérable et beaucoup de temps.
Guewour termine :
- Une fois toutes les personnes susceptibles de nous aider mises au courant, nous avons fait notre possible pour avoir l'autorisation de nous entretenir avec vous de manière privée. Cela n'a pas été rendu facile par les réticences naturelles qu'ont les gens vis-à-vis d'un manque de transparence ; toutefois, en divulguant notre découverte à quelques personnes supplémentaires, nous avons finalement eu le feu vert.
Yamwreq se relève et va regarder à travers la fenêtre :
- Il est d'ailleurs à craindre que désormais le Congrès entier soit au courant.
Je suis flatté par leurs confidences, mais je ne situe pas bien mon rôle dans leurs démêlés :
- Et moi ?
Yamwreq se retourne, Guewour prend la parole :
- De toute évidence vous avez un lien avec cette histoire, ne serait-ce que par le fait que vous connaissez cette fille et les données manquantes quant à votre arrivée, tout comme l'incompréhensible disparition de votre amie. Ce que nous aimerions, c'est que vous nous racontiez en détails les éléments que vous avez, de façons à ce que nous tentions d'y voir un peu plus clair.
Fichtre !
- Vous voulez que je vous raconte toute mon histoire ?
- Toutes les parties que nous ne connaissons pas et qui pourraient nous être utiles. Vous m'aviez sommairement décrit votre aventure sur Stycchia, mais alors je n'accordais pas une importance démesurée à votre cas, aujourd'hui il semble remettre en question la confiance que nous avons envers les artificiels, voire certains membres du Congrès ; les enjeux sont donc tout autres.
- Bon très bien, mais je vous préviens, ça commence à être long maintenant.
Et voilà, je me relance de nouveau dans la description de mes aventures. La tâche est d'autant plus ardue que je dois au passage leur expliquer beaucoup de détails sur la Terre, la notion de pays, les technologies utilisées, nos limites, nos coutumes... J'essaie de d'appuyer les parties que je juge plus prépondérantes, l'organisation, les cahiers, cette fille qui me vient en aide. Je détaille un peu plus l'histoire que m'avait racontée Naoma pour notre passage sur cette Lune, que nous n'avions que succintement abordée lors de notre première audition, puis je passe plus rapidement sur le récit depuis notre arrivée sur Stycchia. Entre temps Yamwreq était allé chercher de quoi nous désaltérer. À la fin de mon récit, Guewour et Yamwreq restent silencieux plusieurs minutes. Je leur demande comment ils interpréteraient toute cette histoire, Guewour donne enfin son analyse :
- À mes yeux l'hypothèse la plus probable est que la Terre soit une planète de l'Au-delà colonisée tardivement ou bien berceau d'une civilisation crée par les hommes de l'Au-delà après leur départ, que les artificiels auraient finalement récupéré pour l'étudier, ou peut-être faire certaines expériences. Peut-être aussi a-t-elle été créée de toute pièce pour qu'ils puissent étudier certaines caractéristiques de l'espèce humaine de façon cachée, ou clandestine, après tout nous savons assez peu ce qu'il se trame réellement dans les limites de la Congrégation. Bien sûr une telle expérience serait profondément contraire aux règles régissant les artificiels, toutefois nous pouvons désormais remettre en cause leurs validités. Peut-être même que certaines personnes du Congrès était au courant ou pire, à l'initiative de telles expériences, avec l'aide de certains anciens chercheurs, comme le pouvait être cette fille, et qu'à un moment donné, comme pour tout secret, il y a eu une fuite qui vous a valu votre périple.
Yamwreq est plus prudent :
- Les hypothèses sont nombreuses dans cette affaire, et s'il est certain que des personnes du Congrès ainsi que les artificiels ont sans doute des connexions avec cette planète, les raisons et les objectifs de son existence sont plus périlleux à déterminer. Il est tout à fait possible qu'elle n'ait été découverte que tardivement, et que son existence n'ait pas encore été révélée pour éviter des interactions néfastes avec ses habitants. C'est peut-être simplement enfin une première trace des hommes de l'Au-delà, et cette fille devait rendre compte de l'état de leur civilisation pour que le Congrès puisse statuer sur les actions à prévoir.
Guewour est dubitatif, il se tourne vers Yamwreq :
- Pourquoi le faire de manière secrète ? Rien n'a jamais été secret ici. Toute les questions sur l'intégration ou pas de nouvelles planètes ont toujours été débattues de manière publique. Le fait que ce puissent être des hommes de l'Au-delà ne change pas le débat. Non, je pense qu'il y a quelque chose de définitivement plus grave pour que les artificiels cachent ou falsifient des informations. Tu oublies vite qu'ils t'ont trompé pour tenter de te faire croire que nous avons bien parlé avec cette fille tout à l'heure, alors que nous étions sans nul doute devant une de leurs illusions !
- Oui toutefois nous aurons beaucoup de mal à prouver nos dires, puisque tous les éléments que nous pourrons apporter pour les confirmer seront susceptibles d'être interceptés et piratés. Avons-nous réellement les moyens de faire quelque chose ?
Guewour est aussi assez perplexe :
- Oui nous avons pu être trompés depuis des années sans même nous en rendre compte, et nous sommes tellement liés aux artificiels que nous ne pouvons guère entreprendre quoi que ce soit sans être facilement mis sur la touche.
Yamwreq enfonce le clou :
- Oui et il nous suffira d'une seule téléportation pour que notre cerveau soit reformaté et que nous oublions toute cette histoire. Peut-être même n'est-ce pas la première fois que nous découvrons de telles énigmes !
Ils restent tous les deux silencieux. Je prends la parole :
- Tout n'est pas forcément si négatif, et vos artificiels n'ont pas l'air tout puissants, par exemple moi, qui suis sans doute un des éléments les plus dérangeants, je n'ai pas l'impression d'avoir perdu la mémoire lors de ma téléportation. En tout cas je me rappelle toujours de mon aventure, de cette fille, de Naoma... Ensuite j'ai quand même pu voir cette fille dans la rue, et à moins que ce soit une volonté de leur part, c'est plutôt le signe qu'ils n'ont qu'une influence partielle. D'autre part vous avez quand même réussi à détourner leurs illusions, preuve qu'ils n'ont pas un pouvoir absolu, et pour terminer si un nombre conséquent de personnes sont maintenant au courant de l'affaire, il sera encore plus difficile pour eux d'endiguer le processus, sauf à détruire la planète entière, mais est-ce vraiment leur but ?
Yamwreq acquiesce et s'interroge aussi :
- Oui. Et quel peut-il être d'ailleurs ?
Guewour emet une simple hypothèse :
- Peut-être rien de plus que garder cette Terre secrète, peut-être oui faisons-nous d'une souris une montagne, et l'affaire n'est-elle pas aussi dramatique.
Yamwreq n'est pas tout à fait d'accord :
- À partir du moment où il y a manipulation je trouve l'affaire déjà suffisament dramatique, même sans y rajouter des plans de destructions de l'humanité divers et variés.
C'est quand même étrange qu'ils tombent des nues ainsi, des cas similaires ont bien dû se présenter :
- Mais vous devez déjà avoir eu des problèmes avec les artificiels, ne serait-ce que quand ils ne fonctionnent pas bien, qu'ils tombent en panne, je ne sais pas, et même pour leur contrôle, vous vous êtes déjà sans doute posés la questions, comment les surveiller ?
Yamwreq se tourne vers moi :
- Bien sûr ! Ce n'est pas tant le fait qu'il puisse y avoir une défaillance, il y en a eu de nombreuses par le passé, encore quelques unes de temps en temps de nos jours. Dans leur mise en place, maintes fois des précautions furent prises pour s'assurer que les artificiels n'auraient jamais d'intentions néfastes envers nous, et nous étions persuadés, moi le premier, qu'il était totalement impensable qu'une telle situation se produise aujourd'hui. Qu'ils ne marchent pas correctement, soit, l'aspect beaucoup plus gênant est l'impression de volonté de nuire, qui n'a jamais été ressentie auparavant. Tous les dysfonctionnements jusqu'à présents se réglaient en quelques minutes par discussion avec les artificiels, or sur ce cas, nous sommes presque sûrs qu'ils ne sont pas dignes de confiance, et ça c'est quelques chose de nouveau, et d'effrayant.
Discuter c'est sympa, mais agir c'est pas mal non plus :
- Bien, et qu'est-ce qu'on fait ?
Ils restent pensifs. Je continue :
- Moi je suis un peu les pieds et les poings liés si je ne peux pas sortir d'ici, en plus avec mon bracelet enfant c'est la croix et la bannière pour pouvoir faire quelque chose tranquillement. Je pourrais parcourir la ville pour voir si je retrouve cette fille. Le problème c'est que si désormais ils se méfient et qu'ils trompent la vision des gens, ça ne va pas être une paire de manches. Mais elle doit tout de même bien dormir quelque part, à moins qu'elle n'ait quittée Adama suite à ma rencontre. Pour le reste c'est plus à vous, faire en sorte que notre audition au Congrès tente de faire bouger les choses. Peut-être que je devrais ne pas remettre de bracelet, pour ne pas prendre le risque d'être manipulé, vous de même ?
Guewour est sceptique :
- Votre audition au Congrès sera déterminante, c'est vrai. Nous pourrions vous donnez plus de marge de manoeuvre, mais c'est peut-être un peu dangereux après vos agissements de cette après-midi. Votre altercation dans l'abeille est assez mal passée. Certes notre problème est autre, mais le but de votre audition reste tout de même votre intégration dans la Congrègation, et vous ne serez pas écoutés sérieusement sans ça. C'est plus à nous de faire le nécessaire.
Yamwreq poursuit :
- Et demain débute l'audition de Gwenolea, elle est prévue depuis tellement longtemps que j'ai peur que nous ne pourrions y changer quoi que ce soit. Ici rien ne se fait de manière précipitée, et même si nous avons de nombreux éléments qui pourraient nous laisser penser à une manipulation, il nous faudra sans doute des semaines avant de persuader suffisament de monde que nous n'avons pas rêvé et qu'il y a effectivement un problème grave.
Je ne sais toujours pas ce qu'ils attendaient de moi :
- Et moi je fais quoi alors ?
Yamwreq donne son point de vue :
- Je pense qu'il est plus sage que vous restiez ici, nous n'aurons ainsi pas la pression de vous avoir libéré, et nous pourrons plus librement continuer à enquêter sur cette mystérieuse fille. Je suis vraiment désolé de ce cloisonnement, mais comme vous l'a fait remarquer Pénoplée, votre acte est vraiment quelque chose de très grave ici, même si nous nous imaginons combien cette situation peut être difficile pour vous.
- Bien, je vais donc devoir rester ici jusqu'à notre audition, c'est bien ça, dans dix jours ?
Yamwreq prend un voix grave :
- Oui, mais nous ne manquerons pas de vous informer des diverses évolutions de cette affaire. Je vous remercie, en tout cas, d'avoir accepté cette entretien, j'espère comme vous que nous trouverons bientôt quel est donc le lien avec votre Terre, et que vous pourrez regagner votre planète rapidement.
Je crois que j'étais heureux à ce moment là. Heureux de sentir que plusieurs personnes, enfin, comprenaient mon problème et tenter d'y remédier. Comme quoi ficher un peu le bazar dans leur calme plat n'est pas foncièrement une si mauvaise chose.
- Je l'espère aussi.
Nous nous levons pour sortir de la chambre, Guewour me donne une dernière recommendation :
- Il serait préférable que vous ne parliez de cette conversation à personne, notamment ne la référencez pas dans votre bracelet, et si vous voulez réfléchir dessus, retirez-le. C'est sans doute insuffisant pour empêcher les artificiels de sonder votre esprit s'ils le désirent réellement, mais autant ne pas leur faciliter la tâche. Et nous ne savons toujours pas si un homme ou une femme se cache derrière cette histoire.
Yamwreq complète :
- De toute façon nous espérons que le voile se lèvera sur cette affaire le plus rapidement possible, et que la Congrégation retrouve son habitude de transparence quoi qu'il arrive.
Il me laisse sortir le premier, nous ne retrouvons que Pénoplée et leur troisième collègue dans la pièce principale. Celui-ci précise que notre conversation se prolongeant, les autres étaient allés faire un tour dans les jardins de l'hôtel, mais que si nécessaire ils pouvaient les rappeler. Yamwreq rassure son ami que ce n'est pas la peine de les déranger, que Guewour ferait un compte-rendu à Iurt plus tard dans la soirée. Notre discussion s'est en effet poursuivie assez tardivement car le jour décline et les premières lumières de la ville se laissent deviner à travers la grande baie vitrée. Yamwreq et Guewour récupèrent leur bracelet, je laisse le mien, et ils s'en vont tous trois, en nous ayant préalablement salués. Le salut de départ consiste à mettre sa main gauche sur l'épaule de son interlocuteur, éventuellement en faisant une petite accolade, si les deux personnes sont intimes. Je reste avec Pénoplée. Je suis plutôt content d'avoir trouver des alliés. Je me place derrière elle alors qu'elle s'est rassise sur un fauteuil sans rien dire. Je m'apprête à lui masser les épaules.
- Alors, tu n'es pas allée avec les autres ?
Elle se relève et me repousse :
- Pourquoi Yamwreq en personne vient te parler, c'est quoi ces histoires ?
Je suis surpris :
- Pourquoi, c'est qui ce Yamwreq, et qu'est-ce qu'il t'arrive, t'es jalouse ou quoi ?
Elle semble très énervée, comme quand elle fait ses caprices. Je m'approche d'elle, et, en la forçant un peu, la prend dans mes bras.
- Je ne suis pas contre toi, Pénoplée, je ne comprends pas beaucoup plus que toi ce qu'il m'arrive. Ces gens ont l'air d'être dans mon camp, alors je tente de les aider aussi. Ne soit pas contre moi, Pénoplée, je n'aurais pas la force de me battre contre toi en plus du reste... Je t'aime...
Ce n'est pas si évident de dire "je t'aime" quand on ne sait plus vraiment si c'est vrai ou pas, si Deborah, finalement, n'est pas celle que j'aime au travers de Pénoplée. Je ne m'explique d'ailleurs pas pourquoi je pense si souvent à elle, la nostalgie, sans doute. Pénoplée se radoucit et pose sa tête sur mon épaule :
- J'ai peur, tu sais, j'ai peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être assez forte pour t'aider, de ne pas comprendre, d'être mise de côté, j'ai peur de...
Je l'écarte un peu et l'embrasse doucement :
- Nous sommes ensemble Pénoplée, je comprends que ce soit très frustrant d'être à part, mais il se passe des choses très étranges et ...
Une voix grave prend le relais.
- Quelles choses ? Tu veux dire que quand tu la prends dans tes bras tu as une réaction physique bizarre ? T'inquiète, gamin, c'est normal !
Erik et les autres rentrent dans la pièce et je suis bien-sûr le seul à rigoler à la boutade en anglais d'Erik. Pénoplée se dégage, toujours gênée d'être aperçue dans une position de faiblesse. Je mets tout le monde au courant :
- Guewour et Yamwreq m'ont conseillé de ne pas trop parler de cette conversation, mais en gros ils sont de notre côté et il se passe des trucs louches avec cette fille. De toute façon je n'en sais pas beaucoup plus, si ce n'est que je suis toujours bloqué ici à cause de ma conduite cette après-midi. Et, d'ailleurs, c'est qui ce Yamwreq, Pénoplée avait l'air de dire qu'il était important.
Iurt répond :
- Oui c'est une jeune personne influente du Congrès, il n'a que trente-quatre ans et pourtant il est déjà écouté par de nombreuses personnes, c'est une des personnes clé dans la résolution du conflit entre les planètes rebelles et la Congrégation.
Guerd l'interrompt :
- Oui d'ailleurs Gwenoléa est dans cet hôtel, nous l'avons croisée dans les jardins.
Pénoplée ironise :
- Décidément, on se croirait presque importants...
Guerd emet une autre hypothèse :
- Eh ! Mais c'est peut-être pour ça que Yamwreq est venu, il sortait avec Gwenoléa avant. Il espérait peut-être la voir ?
Pénoplée confirme :
- Ah oui ! C'est vrai qu'il y avait eu une histoire entre eux, ça s'était mal fini d'ailleurs, Gwenoléa l'avait viré, non ?
Guerd semble toute exitée par ces ragots :
- Oui, oui, il avait complètement déprimé, il n'était pas encore adulte à l'époque, d'ailleurs beaucoup disait que si Gwenoléa avait autant de succès auprès du Congrès, c'était grâce aux conseils de Yamwreq, et que depuis ça se passait beaucoup moins bien.
Des éléments m'échappent, déjà je ne voit pas trop ce que les planètes rebelles ont à voir avec moi :
- Mais il continue à défendre la cause des planètes rebelles pourtant, non ?
Iurt, Ulri et Moln sont dans leur propre discussion, Erik déguste un pain sucré en écoutant vaguement notre conversation, Pénoplée fait semblant de ne pas trop s'y intéresser et Guerd cherche par tous les moyens à nous faire accepter que sa théorie est la bonne :
- Oui, oui, il continue à défendre les planètes rebelles pour que Gwenoléa lui soit redevable, et ainsi accepte de nouveau à ce qu'ils se remettent ensemble :
Pénoplée est plus mitigée :
- Je pense surtout qu'il a toujours défendu cette cause et que Gwenoléa ou pas il reste fidèle à ses engagements.
Guerd n'est pas très satisfaite de la réponse de Pénoplée :
- Mais non ! C'est pas du tout romantique comme ça !
Erik en a vite marre :
- Bon c'est bien joli toutes vos histoires, mais j'ai l'impression que nous restons toujours aussi impuissants, il n'y a vraiment rien que nous puission faire ? Ylraw ?
- Je me posais la même question, mais Yamwreq m'a conseillé de ne pas faire de vagues jusqu'à notre audition, pour qu'ils puissent tenter de trouver des alliés ou des informations pouvant nous aider. Alors j'ai l'impression que le moins on en fait, le plus ils seront contents.
Erik n'est qu'à moitié convaincu :
- N'empêche que si tu n'avais pas fait ton mariole cette après-midi, on serait encore moins avancé. Alors ils sont gentils avec leur morale à deux balles, mais les bonnes vieilles méthodes, c'est pas mal non plus !
Guerd tente de faire taire Erik, Pénoplée sort de ses gongs :
- Espèce d'idiot ! Vous êtes aussi irresponsable l'un que l'autre ! Arrête donc de raconter des bétises, Erik ! Vous n'allez plus rien faire du tout jusqu'à votre audition !
Erik s'aperçoit de sa bourde et fait pénitence. Il tente quand même d'en savoir plus, il me parle en anglais :
- Mais pour la Terre, ils savent quelque chose.
Je lui réponds en anglais également :
- Non, en tout cas ils ne m'ont rien dit.
Pénoplée intervient, elle semble mettre un peu de côté sa rancoeur :
- Je comprends votre impatience, surtout quand certains éléments vous redonnent de l'espoir, je comprends aussi que c'est frustrant pour vous de rester ici alors que peut-être cette fille dehors pourrait vous dire comment rentrer chez vous, mais franchement, à mon avis ça ne serait que rendre les choses encore plus difficiles de tenter quelque chose. Si François n'avait pas attaqué Hur, vous auriez tout autant vu cette fille !
Moln, Ulri et Iurt arrêtent de discuter à part et se joignent à la conversation. Iurt intervient :
- Pénoplée a raison, la précipitation n'a jamais rien résolu ici.
Erik et moi haussons les épaules et poussons un soupir :
- Je crois que nous l'avons compris, oui... Il ne nous reste plus qu'à dîner, alors ?
Moln acquiesce :
- Oui bonne idée, mangeons, nous pourrions peut-être aller dehors, pour nous détendre un peu ?
Je lui rappelle que je suis bloqué dans l'appartement :
- Ne vous gênez surtout pas pour moi si vous voulez sortir, je ne vais pas tarder à me coucher, de toute manière.
Moln est embarrassé :
- Oh excuse moi Ylraw, c'est vrai que tu es retenu ici. Non et bien faisons un bon repas dans l'appartement, après tout nous sommes sur Adama, fêtons tous l'événement ici !
Erik se permet de mettre un bémol :
- Nous ne sommes pas tous là.
Guerd lance un regard triste vers Erik. Moln ne relève pas. Iurt demande à l'appartement d'apporter le repas. Pendant ce temps tout le monde s'installe autour de la grande table qui donne sur la baie vitrée, plus conséquente que la petite au centre des fauteuils où nous étions installé. Le soir est vraiment tombé et les lumières douces donnent au vis-à-vis l'apparence d'une caverne multicolore saupoudrée de milliers de lueurs de lucioles virevoltant. En se penchant à la vitre, je ne vois même pas le ciel. Pénoplée qui me voit chercher mes étoiles me fait l'honneur de me donner en virtuel une vue magnifique sur le ciel nocturne d'Adama ; la lune, à son premier quartier, illumine le ciel. Sa taille est presque la même que notre vraie Lune et si ce n'est sa surface, qui ne présente pas du tout à la mer de la Tranquilité que nous sommes habitués à voir, tout terrien pourrait se faire prendre au piège. Quelques lumières des villes présentes à sa surface attirent tout de même l'attention sur sa partie ombragée. La ceinture énergétique d'Adama, plus conséquente que celle de Stycchia, laisse cinq traînées lumineuses dans le ciel étoilé. Je me retourne vers Pénoplée et l'embrasse pour la remercier. Le virtuel disparaît et les profondeurs illuminées d'Eryas reprennent leur place.
En un sens je suis étonné de ne pas être plus émerveillé, de ne pas chercher à comprendre comment marche leur technologie, quelles sont leurs connaissances en science ; leurs théories ont dû depuis longtemps expliquer toutes les interrogations que nous avons toujours, l'unification de la relativité générale et de la mécanique quantique, les origines de l'univers, la nature profonde de la matière... Mais je suis tellement préoccupé par Naoma et le fait de ne pas comprendre, ne pas comprendre pourquoi je suis ici, pourquoi moi... Peut-être devrai-je réellement prendre le temps de me détendre en portant ma confiance dans le Congrès, mais comment le faire maintenant que Yamwreq et Guewour eux-mêmes m'ont fait part de leurs inquiétudes ? Comment puis-je rester là à attendre quand dehors cette fille, peut-être, nous échappe ? Comment puis-je laisser Naoma sans aide. Par ma faute elle est déjà morte une fois... Oh mon Dieu, si loin de toi que suis-je donc ? Oh mon Soleil tu me manques tant...
- Ylraw ?
Pénoplée pose doucement sa main sur ma jambe, le repas est servi. J'étais replongé dans mes rêves. Je me retourne vers elle et lui souris. Je lui fais un nouveau bisou sur la joue et prends un petit pain multicolore. Je n'ai pas très faim. Je ne parle pas beaucoup du repas, Erik non plus. Je suis sans doute un peu fatigué.
Iurt, Moln et Ulri animent le repas de leur discussion sur les changements notables d'Adama depuis qu'ils connaissent la planète. Mais somme toute de ce que j'en ai retenu, Adama n'a pas vraiment changé depuis plusieurs milliers d'années. À vrai dire je me demande si la Congrégation elle-même a changé depuis tous ces siècles. Je n'ai pas la force de demander, aspirant d'avantage à me glisser au plus vite dans un lit chaud en serrant Deborah dans mes bras. Oh ! Lapsus ! Je le conserve dans le récit... Oh mon Dieu, je crois que je ne sais plus où j'en suis...
Je ne m'attarde pas trop à table. Je me sentais en forme après la discussion pour repartir à la recherche de cette fille, mais le fait de m'asseoir et le manque de moyens sont venus à bout de moi. Iurt propose une rétrospective virtuelle de l'histoire d'Adama, mais je n'ai pas la tête à ça et je vais me coucher. Sur Stycchia je serais couché depuis longtemps, il est presque trente trente-sixièmes, heure que je n'ai jamais connu là-bas... Je ne suis pas vraiment épuisé, je sens bien qu'il est encore tôt à mon horloge biologique, confirmant que les clones doivent bien avoir une initialisation en fonction du jour local, mais d'une part je n'ai pas vraiment encore une notion claire de leurs heures, jours, rythmes de sommeil et d'éveil ; pour être franc je n'ai jamais trop fait l'effort de m'y plier, prenant plus simplement l'habitude de dormir quand j'ai sommeil ; et puis d'autre part je crois que c'est mon esprit qui fatigue, la journée fut dense, et je sens qu'il me faut prendre le temps, au calme de remettre tout en place dans ma tête et de digérer ce premier jour adamien chargé en nouvelles...
Je passe par les toilettes, je portais aujourd'hui comme souvent un vêtement assez ample sans couche intégrée ; puis je vais dans notre chambre, celle que nous avions choisie Pénoplée et moi, je me déshabille et m'enveloppe dans la couverture, je me bouge un peu et me tourne pour me nettoyer, me passe un coup dans les cheveux, et, une fois propre, je m'allonge sur le dos pour m'endormir. Mais je ne m'endors pas, tout tourne dans ma tête. Naoma, cette fille, le Congrès, Yamwreq, Deborah, Pénoplée...
Sans doute plus d'une heure s'écoule, où je vogue entre somnolence et rêve, avant que Pénoplée n'arrive. Elle se déshabille, et dans la faible lueur de la pièce je contemple ses douces formes avant qu'elle ne se nettoie elle aussi puis s'avance doucement pour se mettre sur mon épaule. Elle remonte un peu pour me faire un baiser et se retient quand elle voit que je ne dors pas.
- Je t'ai réveillé ? Je suis désolée...
- Non je ne dormais pas, je n'ai pas réussi encore à m'endormir...
- Tu es soucieux, oui je l'ai remarqué depuis que tu es sorti de l'entretien... Qu'ont-ils dit pour t'inquiéter autant ?
- Ce n'est pas vraiment ce qu'ils m'ont dit, il n'y avait rien d'extraordinaire, c'est plus que je ne vois pas comment faire pour m'en sortir.
- Tu n'as pas confiance dans le Congrès ?
- C'est plus que je ne sais pas comment réagir dans votre monde. Je me sens tellement incapable, tellement stupide face à vos règles. Je ne contrôle rien, je suis comme un enfant qui ne comprends rien du jeu dans lequel il se trouve.
- Je suis là pour t'aider...
J'ai peur de la blesser. Je reste silencieux un instant, mais je parle avant qu'elle ne le prenne mal.
- Je me demande si finalement tous vos avis ne sont pas la plus formidable façon de provoquer l'immobilisme.
- Comment ça ?
- Et bien dans la mesure où chacun doit se livrer un peu pour avoir quelque chose, j'imagine que les écarts ne sont pas permis, ne sont plus permis, il faut rester dans le moule, avoir sa petite vie comme tout le monde pour pouvoir rester tranquille, ou alors affronter l'incompréhension populaire...
- Je ne suis pas d'accord, j'ai fait tant de choses qui n'étaient pas dans la normale, et les gens, même si parfois j'ai dû affronter quelques réticences, les gens comprennent. Ils comprennent que tu veuilles tracer ta voie, faire tes propres erreurs. Mais ce n'est pas pour autant que ça doit être facile. Il faut lutter pour pouvoir se construire, sinon ton moule ne tient pas.
- Peut-être, je ne connais pas assez pour dire, peut-être ai-je juste cette impression parce que je ne comprends pas encore assez bien votre organisation.
- Prends mon cas, c'est difficile pour moi de te laisser aller dans une voie que je sais sans issue. Je connais la marche à suivre, pourtant si je te l'impose tu le prendras mal, et si je te laisse faire, je te retrouve comme aujourd'hui instigateur d'un scandale et bloqué ici. Qu'aurai-je dû faire ?
- Je comprends ce que tu veux dire, mais je pense tout de même que le système d'avis empêche la création en un sens, mais je peux me tromper...
- Je ne sais pas, chacun appréciera, mais... Je pense que ce système est tout de même profondément juste.
- Oui, juste c'est certain, mais libre ?
- C'est un peu vrai oui, chacun est sous le contrôle de tous, et par conséquent cloisonné dans les valeurs de morale et de bien du plus grand nombre, mais c'est aussi ce qui rend le système si stable, si efficace depuis le Libre Choix.
- Ce n'était pas la même chose avant ?
- Je suis née à la limite, donc je n'ai connu qu'un tout petit peu la période précédente, mais le travail obligatoire me semblait plus injuste. Certains faisant un travail très influent, possédaient plus de pouvoir sur les autres, les gens me semblaient encore moins libres qu'aujourd'hui. Mais c'est vrai que les chercheurs ont été très frustrés après le Libre Choix. Certains sont partis, et les autres n'avaient plus vraiment de motivation. Ils se moquaient de ne pas travailler, ils ne vivaient que pour ça avant...
- Vous n'avez plus du tout de recherche ?
- Si, si, comme je te l'avais déjà dit, ce sont maintenant les artificiels qui font avancer la science, mais ils le font en accord avec les attentes du peuple, ils n'apportent qu'à hauteur de ses besoins des nouveautés. Je pense qu'ils sont bien plus avancés que nous le croyons, mais qu'ils distillent lentement leur savoir pour que tout un chacun l'accepte et le comprenne.
- Mais vous devez savoir énormément de choses. Je me posais la question car nous n'avons qu'un niveau très partiel de compréhension du monde sur Terre, en ce qui concerne la nature de la matière, des forces, les origines de l'Univers...
- Nous sommes sans doute plus avancés que vous, mais nous butons sur des problèmes nous aussi. Je sais qu'il y a quelques années, quand j'avais regardé, après la découverte de tout un ensemble de particules, rapidement nous étions arrivés à un niveau beaucoup plus diffu, une sorte de fluctuation de champ d'énergie. Les artificiels ne savaient pas comment s'en sortir, comment aller plus de l'avant. Je ne crois pas que ce point de vue ait changé aujourd'hui. Je regarderai si ça t'intéresse, mais ce dont je me rappelle, c'est que plus on cherche de l'avant, plus on tombe sur des dimensions étranges ou tout se mélange, où il n'y a plus vraiment de notion de matière, juste de l'énergie qui bouge.
- Nous avons un peu ce genre de vision nous aussi, peut-être à un niveau moindre. Nous appelons cela la mécanique quantique, car basé sur des notions de niveau d'énergie et de répartition probabiliste de la matière.
- Peut-être commencez-vous alors déjà à arriver au même niveau que nous. Enfin je te dis ça de mémoire, mais je sais qu'à un certain niveau, il y a une ambivalence entre la matière, l'énergie et la force. Tout ce que tu vois n'est que la représentation sous une forme ou sous une autre de cette même chose. Les forces qui attirent les charges électriques, la gravité, la matière, la lumière, tout n'est issu que de la fluctuation de ce composant de base et nous donne l'illusion d'une forme ou d'une autre. Toutefois, cette propriété, nous l'observons et l'expliquons assez facilement je crois, et les expériences des artificiels ont montré que nous pouvons nous-aussi créer, par influence de ce composant, une forme ou l'autre de ses représentations. La limite sur laquelle nous buttons, c'est qu'il semble qu'il y ait des "types" un peu différents de ce composant, qui ne se mélangent pas, qui "glissent" les un sur les autres et font varier le monde à grande échelle.
- Mais ces types ne sont-ils pas justement ce qui donne ensuite soit des forces soit de la matière ou toute autre chose ?
- Non, non, ces types sont indépendants de leurs représentations dans le monde classique, enfin ils ont un certain degrés d'indépendance. C'est plus comme des variétés d'un même composant qui s'entre-mêlent et interagissent, d'une certaine façon, les uns avec les autres. Le plus étrange c'est que même si l'univers proche semble assez homogène, avec des étoiles et des planètes sur des milliers d'années-lumière à la ronde, et bien les types sous-jacents peuvent être très différents. Par exemple dans notre congrégation existe un type en très grande quantité qui est presque absent des régions périphériques étudiées par les artificiels. Régions périphériques, elles, riches en de multiples types qui sont parfois absents du centre de la Congrégation. Pourtant les étoiles, les planètes et les lois physiques que l'on trouve là-bas ne sont pas très différentes de celle que nous avons ici...
- Peut-être que certains types n'ont pas vraiment de représentation simple. Peut-être que ces régions diffèrent sur certains points que vous n'avez pas encore trouvé ?
- Oui, peut-être. Mais peut-être aussi que cette vision à changé. Je m'y étais surtout intéressée quand j'étais au labo, sur Ève, et depuis je prenais des nouvelles de temps en temps pour savoir si notre connaissance progressait. Je vais voir si des choses nouvelles ont été trouvées.
Elle se dégage un peu, sans doute pour aller chercher son bracelet, je la retiens et la serre contre moi.
- Non, reste là...
Je devine un sourire. Elle me fait un baiser dans le cou.
- Je suis bien avec toi. Je t'aiderai, François, peut-être que je t'ai paru bornée et méchante aujourd'hui, mais j'essaie de te mettre en garde...
- Je sais, je comprends. Je m'excuse de t'avoir causé tous ces embarras. Je suis tellement perdu...
- Cette histoire est sans doute très compliquée, moi aussi je suis frustrée de ne rien pouvoir faire pour t'aider, de paraître plus comme un bourreau qu'autre chose. Je sais que tu tiens à Naoma, même si c'est vrai que j'en suis sans doute un peu jalouse. Je sais aussi que ta planète te manque, ta famille, tes amis... Deborah... À qui tu penses si souvent...
Après tout, tout paraît plus naturel et acceptable quand on ne cache rien, quand on ne refuse pas de voir nos vices et nos défauts, nos faiblesses et nos limites...
- C'est vrai que je ne peux rien te cacher...
- Je ne le prends pas mal, ne t'inquiète pas, l'inaccessible est toujours plus facile à aimer, car jamais il ne nous déçois... Je pense encore à Ragal, tu sais, encore... Trop souvent...
- Pourtant je t'aime toi aussi, mais je ne sais pas qu'espérer, je ne sais pas ce que je vais devenir...
- Oui je connais cette confusion en toi, tous ces éléments qui se bousculent, cette incertitude. Après la réunion, j'étais très énervée, frustrée de ne pas y avoir assistée, et blessée que tu ne m'en dises pas plus... Et... J'avoue, tu n'avais pas ton bracelet, avant le repas je t'ai sondé... Quand tu étais si silencieux. J'ai vu ta tristesse, ton désarroi, j'ai vu que tu étais si seul... Si perdu...
- Oui, c'est sans doute pour ça que je ne me suis pas endormi, je tente de mettre en ordre tous ces événements mais il me manque trop d'éléments... Je suis sans doute trop impatient... Je devrais peut-être penser à autre chose, faire un peu le vide, demain nous y verrons sans doute plus clair...
Pénoplée monte doucement vers mon oreille et me chuchote en me mordillant un peu.
- Je peux t'aider à de détendre un peu si tu veux...
- Ah oui ? Comment ça ?
Elle m'embrasse dans le cou, puis, en descendant doucement, laisse glisser sa langue jusqu'à quelques endroits sensibles. Ma réaction est presqu'immédiate tant elle sait de ses lèvres me provoquer. Doucement elle m'enlèvera de l'esprit toutes mes questions pour me pousser à ne penser qu'à une seule chose... L'esprit humain est bien faible parfois...
Je tente de la remonter mais elle resiste :
- Laisse-toi faire...
Je me laisse à ses soins, elle s'attarde un peu avant de se redresser pour s'agenouiller au-dessus de moi, me faire un baiser au passage et se laisser doucement pénétrer avec quelques déhanchements. Déhanchements qui se poursuivent accompagnés de ses gémissements auquels je fais écho.
Un cri ! Un hurlement, Mais pas de Pénoplée. J'ouvre les yeux, cherche à en voir l'origine.
- Raaaaaahhhh !
Pénoplée se retire et se retourne, mais n'évite pas un coup qui la projette au sol. Un cri de rage, une ombre me saute dessus à la gorge. Je ne peux plus respirer, son étreinte est tellement puissante. Je tente d'écarter ses bras, mais sans succès.
- Je vais te CREVER !
C'est une voie de femme. Je frappe alors, des deux poings, en cadence, du plus fort que je peux, l'étreinte se relâche un peu. Pénoplée se relève, commande la lumière et donne un puissant coup de pied. La fille me lâche et roule sur le côté. Je sors rapidement du lit et me prépare à parer.
Stupeur ! C'est la fille qui m'a donné le bracelet !
Je n'ai pas le temps de réfléchir plus, sa contre-attaque ne se fait pas attendre, elle se relève, saute sur le lit et plus vite que l'éclair me donne un si puissant coup de poing dans le ventre que je suis projeté contre le mur. Pénoplée tente de l'attraper mais d'un revers elle lui donne un grand coup dans les côtes. Pénoplée la lâche et tombe au sol. Je me jette sur elle mais elle me saisit le bras, se laisse aller en arrière et me projette avec son pied. Elle a quelques notions de combat, me dis-je en m'écrasant lamentablement sur le sol de l'autre côté du lit.
Je n'ai pas le temps de me relever, elle bondit et après une pirouette me saute dessus, elle a sans doute un lien de parenté avec Trinity. Elle me reprends à la gorge, mais cette fois-ci je lui donne directement une volée de coup de poings en plein visage, je lui éclate la lèvre, le sans gicle. Elle relâche son étreinte et je la fais rouler au sol. Je lui tord un bras pour la bloquer sur le ventre. Mais je ne sais par quel moyen elle se contortionne et développe une telle force que je suis déséquilibré. Elle se redresse et d'un coup de pied retourné je vole par dessus le lit. Mon épaule craque quand je touche le sol. Sans doute s'est-elle démise. Je suis en face de la porte, elle est bien trop forte, je ne la maîtriserai jamais, je me lève et prends la fuite. Je ne fais pas le poids et je dois prendre le temps de remettre mon épaule, je ne peux plus bouger le bras droit.
Je récupère sur la table basse mon bracelet et tente le tout pour le tout en espérant que si elle a pu rentrer, c'est que le système de protection de l'appartement ne fonctionne plus. J'ai cette chance et me retrouve dehors, mais elle est derrière moi et je m'effondre au sol quand elle me saute dessus, m'attrapant les jambes et me plaquant au sol. Elle hurle :
- Tu ne crois quand même pas que tu vas t'en tirer comme ça !
- Et toi ?
La voix d'Erik. Elle se retourne pour recevoir de sa part un puissant coup de poing. Elle est propulsée contre le mur et tombe, elle a le nez en sang. Elle pousse un cri de rage à en faire trembler l'immeuble et se lance tête baissée vers lui. Il tente de la parer mais elle le soulève et l'écrase contre le mur. Je me relève pour la frapper d'un coup de pied, mais elle jette Erik au sol, attrape ma jambe et me fais rouler par terre. Quelle furie ! De nombreuses personnes sortent attirées par le vacarme, Guerd, Moln, Iurt et Ulri arrivent aussi. Mais ils restent immobiles. Pénoplée arrive à ce moment là, elle a enfilé une veste, je suis encore nu. Erik s'est relevé et intercepte la fille avant qu'elle ne m'ait sauté dessus. Je me relève, j'ai toujours affreusement mal à l'épaule. Guerd s'écrie :
- Mais pourquoi ça ne marche pas !
Erik est de nouveau projeté par la fille, elle est douée d'une force phénoménale. Je me relève juste pour recevoir d'elle un nouveau coup de poing qui me coupe la respiration. Pénoplée frappe la fille, un peu maladroitement, d'un coup de poing au visage, Erik se relève et fait de même. Les autres semblent impuissants, sans doute tentent-ils sans succès de l'immobiliser.
J'entends un grand "crac" et un cri d'Erik, il tombe à genoux au sol. Pénoplée court vers moi, m'aide à me relever. La fille s'apprête à nous attaquer de nouveau mais Guerd lui barre la route. Erik vient à son aide et la plaque au sol. Plusieurs personnes arrivent en courant en bousculant les personnes sorties de leurs appartements. L'une deux s'exclame :
- Énavila !
Erik et Guerd, maintenant assistée de Moln, Ulri et Iurt qui ont finalement décidé d'intervenir, la maintiennent avec difficulté au sol. Elle s'écrit :
- Ne vous préoccupez pas de moi, attrapez-le ! Attrapez-le !
Erik se lève alors pour leur barrer le passage. Il crit :
- Barre toi Ylraw, je vais les retenir tant que je peux.
Ni de une ni de deux, nous ne faisons pas le poids, Pénoplée m'entraîne. Nous courons à toute allure jusqu'à la terrasse. Elle me jette un sac-à-dos abeille.
- Enfile ça et saute !
J'ai à peine le temps de passer les bretelles qu'elle me tire avec elle et nous sautons dans le vide. Nous faisons une chute libre pendant plusieurs centaines de mètres, le temps à l'abeille de se resserrer et les bretelles de s'adapter, puis les ailes se matérialisent et la vision externe prend le dessus pour faciliter le pilotage, je reprends de l'altitude immédiatement. Je rentre en synchronisation avec Pénoplée.
- Où allons-nous ?
- Au Congrès ! Je nous branche sur Erik en plus.
En surimpression apparaît la vision d'Erik. Il vient de se faire renverser par les hommes, Énavila s'est libérée. Ils courent dans le couloir vers la terrasse.
- Erik, c'est Pénoplée, nous avons ta vision en surimpression, prends les en chasse à distance pour que nous puissions savoir s'ils prennent notre direction ou pas.
Erik se relève et part en courant derrière eux :
- Mais je ne peux pas prendre d'abeille, ça ne marche pas avec mon bracelet.
Pénoplée le rassure :
- C'est bon je l'ai autorisé dans ton bracelet. Enfile juste une abeille sac-à-dos et saute, elle se mettra en route automatiquement.
Je suis Pénoplée à une dizaine de mètres derrière elle. Nous allons à une vitesse folle entre les immeubles, c'est vraiment formidable de voler comme superman. Je suis encore nu et je meurs de froid avec le vent. Erik vient de sauter, au bout de quelque secondes il se stabilise et suit les six hommes et cette fille, "Énavila". Ils ont pris malheureusement la même direction que nous. Pénoplée accélère encore. Nous prenons de l'altitude pour retourner vers la surface. Je demande à Pénoplée :
- Mais que fera-t-on une fois au Congrès, nous ne serons pas plus à l'abri !
- Tu as une meilleure idée ? Les bracelets sont inactifs sur elle, je ne comprends pas pourquoi.
- Elle a sans doute un truc protecteur ou je sais pas quoi, en plus elle a pu rentrer dans l'appart, elle n'aurait pas dû, non ?
- Oui, j'ai tenté de la paralyser, mais impossible. En plus elle n'a même pas un bracelet adulte, elle n'a même pas seize ans.
- Seize ans !
Vingt-cinq ans ! Elle est plus jeune que moi ! C'est la première personne plus jeune que moi que je rencontre ici !
- Elle se rapproche, elle va plus vite que les autres, encore une astuce !
La vision d'Erik montre le groupe volant à cent ou deux cents mètres devant lui. Il confirme :
- Oui il m'a semblé qu'elle prenait de l'avance, mais je suis à fond, impossible pour moi de la rattraper.
Pénoplée incruste en plus de la vision d'Erik la vision arrière dans mon champ. Énavila est au loin et elle prend du terrain.
- Bordel elle nous rattrape !
- Oui, on ne sera jamais au Congrès à temps.
- Séparons-nous ! File moi ta vision en plus.
- OK !
Je vire à gauche toute, Pénoplée à droite. Je vois sa vision en plus. Toutes ses surimpressions deviennent un peu compliquées. D'habitude en jeu vidéo on a l'avant et l'arrière, là j'ai ma vision avant, arrière, celle d'Erik et celle de Pénoplée ! Ah ! Pénoplée s'est planté, elle ne m'a pas donné ma vision arrière :
- Donne-moi ma vision arrière, j'ai toujours la tienne.
- Pardon, voilà.
- Merde mais qu'est-ce que tu fais, barre-toi de là !
Pénoplée a fait demi-tour et s'est placée sur la trajectoire d'Énavila. Je virevolte à toute vitesse entre les passerelles, montant aussi vite que possible vers la surface.
- C'est à toi qu'elle en veut, je t'ai mis le plan pour atteindre le Congrès, magne toi. Il doit y avoir du monde au point en rouge sur la carte, c'est la zone de restauration habituelle, vas-y, seul la foule pourra te protéger !
- Mais tu ne la retiendras pas ! Bon sang, vire-toi de là !
Je n'ai pas le temps de faire demi-tour, déjà Énavila fonce sur Pénoplée. Je m'élance moi vers le point indiqué par Pénoplée, je viens de dépasser le sol et la colline du Congrès m'apparaît au loin. Énavila fonce sans réfléchir sur Pénoplée. Le système anti-percution les fait rebondir l'une sur l'autre, Pénoplée virevolte un instant vers le bas et Énavila rétablit sa trajectoire pour me prendre en chasse. Mais Pénoplée revient rapidement et parvient à dévier de nouveau Énavila. Pénoplée joue au ping-pong avec Enavila et réussit trois fois de suite à bloquer le passage d'Énavila. Mais ses hommes arrivent à ce moment là et entoure Pénoplée. Énavila peut reprendre sa poursuite, Pénoplée est bloquée.
- Ylraw ! Je ne peux plus la retenir !
- Oui j'ai vu, mais Erik est juste derrière elle ! S'il ne se laisse pas trop distancer nous serons déjà deux si elle me rattrape.
Soudain tous les hommes autour de Pénoplée s'écartent et descendent lentement.
- C'est bon, je les ai eus, ils ne sont pas adultes et en plus avait de l'agressivité, j'ai pu les paralyser. Il semble que ce ne soit que la fille qui puisse déjouer le bracelet. Tu n'es plus très loin du Congrès, va directement au point rouge, Iurt et Moln sont partis de leur côté, Gwenoléa est au courant.
Je fonce à toute vitesse, me glissant sans doute à plusieurs centaines de kilomètres par heure au dessus des allées suspendues entre les quelques immeubles qui dépassent en surface. Je suis transi de froid. Plus que quelques kilomètres avant l'arrivée au Congrès !
Je vais à toute allure mais elle est de nouveau dans ma vision arrière, Erik est encore derrière mais se laisse distancer. Pour une raison qui m'échappe elle va plus vite que nous. Le grand parc du Congrès est juste en face de moi, je dois le contourner pour atteindre le point que m'a spécifié Pénoplée.
Une lumière attire mon regard sur la vision arrière, Énavila a comme scintillée et accélérée subitement, elle est sur moi en quelques dixièmes de seconde, mes ailes se coupent et elle m'aggripe par l'arrière.
- Je vais t'écraser au sol et répandre tes entrailles sur des kilomètres ! Tu regretteras pour toujours ce que tu as fait !
Bordel mais de quoi elle parle ! Un crépitement se fait sentir, nous pénétrons dans l'enceinte protégée du Congrès. Ce n'est pas logique ! Pourquoi voudrait-elle me tuer !? elle sait très bien que je serais ressuscité en moins de deux ! Je me débats et parviens à m'accrocher à elle. J'ai toujours mon épaule droite démise, mais je surmonte la douleur pour m'accrocher. Je me retourne, elle tente de me faire lacher prise. Erik est resté bloqué au niveau de la protection de l'espace du Congrès, il ne pourra pas venir me rattraper dans ma chute, dommage ça aurait fait une bonne séquence de film... Il faut alors que je tienne et évite de tomber. Elle est enragée, tente par tous les moyens de me me maîtriser.
- Je ne pas celui que tu crois, bordel, je n'ai rien fait !
- Ta gueule !
Elle continue à voler très vite, elle veut sans doute me projeter ; elle déploie une force incroyable pour me faire lâcher. J'ai mes jambes autour de sa taille et mes bras autour de son cou. Elle me mord et me frappe. Finalement elle réussit à glisser un bras entre moi et elle et parvient à me repousser. Sentant qu'elle va gagner je tente le tout pour le tout, je lance une de mes jambes dans une des ailes de son abeille. Ma jambe est broyée et des giclées de sang nous éclaboussent. L'abeille est complètement déstabilisée et Énavila panique. Elle freine et se rapproche du sol. Nous partons en vrille. Elle tente de revenir en vol stationnaire, notre vitesse ralentie mais nous tombons toujours vers le sol, et, alors que nous avons perdu beaucoup de vitesse, nous nous écrasons à grand fracas dans le gazon du parc, soulevant des tourbillons de poussière et labourant le sol. Je lâche prise et roule sur plusieurs dizaines de mètres, elle fait de même un peu plus en avant.
Je pousse un long gémissement. Je vais perdre connaissance. Mon bracelet clignote dans tous les sens. Je vois ma représentation avec tous les points impactés. Ma jambe amputée, mon épaule, mon dos qui a souffert dans la chute, mon avant-bras gauche sans doute fracturé. Je ne peux plus bouger. C'est étrange, le bracelet semble me demander s'il doit faire une sauvegarde et couper mes systèmes vitaux. Je refuse ! Il passe alors dans un autre mode où il indique qu'il commande la sécrétion de tout un tas de choses à partir de mon cerveau et d'autres glandes, sans doute des hormones antalgiques, de l'endorphine ou apparentée...
Je reste probablement plusieurs minutes ou dizaine de minutes à lutter contre l'évanouissement, je ne ressens plus le froid ou la douleur, juste une impression cumulée de tous mes sens en panique. Un groupe de personnes arrive. Ils s'écrient tous, écoeurés par le triste spectacle. J'entends une voix dire :
- Oh quelle mort affreuse, il a dû tellement souffrir, j'espère que son bracelet lui retirera ses souvenirs !
Je proteste avec toute la faible véhémence que je peux :
- Errrr !... Bas moeuh !
Je n'arrive même pas à prononcer 'pas mort' correctement. Je tousse sous l'étonnement des personnes. L'une d'elle se dirige vers moi en courant, puis une autre. Ce sont Erik et Pénoplée. Pénoplée est affolée :
- François ! François ! Je suis si désolée, on va te soigner, surtout ne bouge pas.
Erik a toujours le mot pour rire :
- Ouais tu as intétêt à rester bien tranquille, si tu te barres en courant, je t'avertis ! Je suis plus ton pote !
Il me fait sourire, ce qui rassure un peu Pénoplée. Mais je dois rester concentré pour ne pas perdre connaissance. Rapidement plusieurs appareils arrivent et m'entourent. Je sens quelque chose sur ma jambe, et plusieurs piqûres à divers endroits. En quelques minutes je me sens déjà mieux. Ma vision devient moins trouble. Pénoplée me parle.
- J'ai fait venir des artificiels répareurs, ça te permettra de tenir jusqu'à ta mise-à-jour.
C'est incroyable, en quelques minutes je vois disparaître sur le mode santé de mon bracelet les points problématiques. Quand je peux enfin regarder, je découvre que j'ai désormais une jambe artificielle et une sorte de plâtre vivant à l'avant bras. Mon épaule elle aussi est protégée par une prothèse, et il semble que ma colone, gravement blessée, soit en passe d'être remplacée sur place par des fibres synthétiques. Quinze minutes plus tard Pénoplée et Erik m'aident à me relever, et je me sens comme un charme. Erik est stupéfait :
- Dis donc, c'est carrément pratique leur machin ! Ça va ?
- Je me sens un peu engourdi, j'ai encore un peu mal, mais sinon oui ça va. C'est dingue ces trucs !
Pénoplée n'ose pas me prendre dans ses bras, elle me fait juste un baiser.
- C'est un mode de réparation d'appoint, c'est rapide mais il faudra sans doute qu'on te regénère complètement si tu veux un corps en bon état ; mais comme apparemment tu as refusé l'arrêt, c'est ce que nous faisons habituellement. J'ai aussi demandé un vêtement. Tiens, enfile ça.
Erik ne comprends pas :
- L'arrêt ?
Je lui explique en enfilant la toge que m'a tendue Pénoplée :
- Après mon atterrisage, le bracelet m'a proposé de faire une sauvegarde et de couper le jus.
Nous sommes entourés par une foule de plus en plus dense. Mais je suis curieux de l'état de la fille.
- Elle est où la nana ?
Pénoplée me répond :
- Un peu plus loin là bas, au milieu des gens. Elle a moins souffert que toi dans la chute, elle est aussi en train d'être réparée. Nous avons commandé des artificiels pour la maîtriser si besoin, mais les réparateurs lui on injecté de quoi dormir.
Je m'avance doucement au milieu des gens qui s'écartent pour me laisser passer. Énavila est debout, les yeux fermés, entourée d'un ensemble de petits artificiels qui virevoltent autour d'elle. Pénoplée vient à mes côtés. Je lui demande :
- Que vont-ils lui faire ?
- Dans un premier temps elle sera mise en détention jusqu'à sa comparution. Les avis sont en train d'être mis au courant. Tout le monde penche pour un jugement devant le Congrès au plus vite. Ils veulent te voir aussi, pour tenter de comprendre. Mais dans un premier temps il vous faut vous rétablir. Vous allez être conduit au centre de téléportation du Congrès pour une mise-à-jour, ça prendra quelques heures.
- Je dois y aller maintenant ?
- Elle oui, de toute façon elle n'est pas consciente, en ce qui te concerne Yamwreq, qui arrive, me fait savoir que tu peux te reposer un peu avant. Mais il ne vaut mieux pas tarder. Nous pouvons nous y rendre doucement, si tu te sens de marcher ?
- Oh oui pas de problème, la réparation est très efficace.
- N'hésite pas si tu ne te sens pas bien, j'imagine que c'est assez difficile à vivre comme situation.
Erik intervient :
- Et oh c'est pas une fillette non plus ! On en a connu d'autres, pas vrai !
Il fais mine de me donner une grande tape dans le dos, Pénoplée étouffe un cri, Erik rigole, puis redevient sérieux quand je lui demande à mon tour s'il va bien, après sa bataille dans le couloir de l'hôtel, mais il n'a pas eu plus que quelques contusions. Il me demande ensuite :
- C'est qui alors cette fille ?
- C'est elle qui m'a donné le bracelet, au tout début, à Paris.
Pénoplée me prend par le bras et nous commençons à marcher doucement :
- La boucle est bouclée ! On est sûr maintenant qu'il y a des liens entre la Terre et ici ! Décidément, il faut toujours que tu fasses ton intéressant, mais j'avoue que je suis content que ça fasse avancer les choses ! Tu l'as revue à d'autres moments ?
- Non, je ne l'ai vue que deux fois, une première fois dans un parc quand je faisais mon footing, et la seconde fois quand je lui ai couru après et qu'elle a perdu ce fameux bracelet.
Erik est perplexe :
- Il y a donc bien plus qu'une coïncidence entre elle, toi, l'autre fille et tout ce bazar. Mais pourquoi t'en veut-elle autant ? En plus c'est complètement illogique, il ne faut pas dix minutes ici même complètement déchiqueté pour te remettre sur pied !
Pénoplée répond :
- On dirait qu'elle voulait se venger de quelque chose, peut-être se satisfait-elle simplement de le faire souffrir. Tu es vraiment sûr François que tu ne lui as rien fait ?
- Pas que je sache en tout cas.
Nous marchons doucement dans le parc vers la sortie quand Yamwreq, Moln et toute la troupe nous rejoignent. J'explique rapidement à tout ce beau monde que cette fille est la source de toute cette histoire, mais que je n'en sais pas beaucoup plus. Nous nous remettons en route, Yamwreq décrit le peu qu'il a trouvé :
- J'avais déjà rencontrée cette Énavila aux côtés de Gwenoléa, il y a quelques années, elle était encore bien jeune à l'époque, mais déjà très déterminée. J'ai fait quelques recherches supplémentaires rapides sur elle, apparemment aucun lien avec l'autre fille, hypothétiquement appelée Sarah. Mais la encore nous ne pouvons être sûr de rien.
Pénoplée est curieuse :
- Pourquoi sûr de rien ?
Yamwreq a une seconde d'hésitation, puis explique :
- Nous avons découvert que certaines données concernant cette Sarah sont manipulées, nous ne savons pas pourquoi. Nous voulions avec Guewour tenter de trouver plus d'indices, mais la situation empirant, je crois que c'est inutile de garder cette affaire pour nous désormais.
Pénoplée veut en savoir plus :
- Mais, manipulées de quelle manière ?
Yamwreq s'impatiente un peu, voulant sans doute poursuivre :
- Elles sont fausses, par exemple cette après-midi notre communication avec cette Sarah était fausse. Par chance j'avais un ami à côté de l'endroit où elle était censée se trouver, et les bracelets donnaient l'illusion de sa présence. Enfin bref, il semble que cette Énavila et cette Sarah ne se soient jamais rencontrées. Concernant Énavila, elle a à peine seize ans et vit principalement sur les planètes rebelles, elle devait comparaître dans les jours qui viennent en même temps que Gwenoléa pour expliquer certains outrepassements qu'elle commet régulièrement. Normalement, vu son âge, elle doit retourner sur sa planète initiale, Stycchia, tous les trois...
Nous nous arrêtons presque tous, stupéfaits :
- Stycchia !
Yamwreq ne comprends pas :
- Oui Stycchia, pourquoi, c'est une planète qui n'a rien de partic... Ah mais oui ! C'est là que vous êtes apparus !
Iurt confirme :
- Oui, c'est bien le cas, mais est-ce que ça peut-être une coïncidence ? Est-ce que cette Énavila aurait pu arranger cette arrivée ?
Yamwreq poursuit :
- Ce n'est peut-être qu'une coïncidence, Énavila comparaît justement, entre autre, parce qu'elle ne respecte pas la limite des trois mois maximum de séjour hors de son initial. Elle ne suit pas ses études, son bracelet est restreint et pourtant elle parvient à passer au delà des limitations. Le Congrès s'inquiète de cette défaillance. Voilà plus de six mois (deux sixièmes) qu'elle n'est pas retournée sur Stycchia, quand y êtes-vous arrivés ?
Pénoplée réponds :
- Il y a deux sixièmes, environ.
Erik tente de déduire :
- Elle nous aurait faits arriver sur Stycchia juste avant de partir ? Mais dans quel but ?
Yamwreq est perplexe :
- Personnellement je n'y crois pas trop, cette gamine est trop impulsive à mon avis. Par contre il se peut que cette Sarah en soit à l'origine, peut-être voulait-elle justement que vous vous recontriez.
Je ne comprends pas moi non plus :
- Mais dans quel but ? Cette Sarah m'a aidé sur Terre, mais jamais elle ne m'a vraiment dirigé, à part si elle le faisait dans l'ombre. Mais elle avait juste tendance à m'aider quand j'en avais besoin.
Erik élabore une théorie :
- Peut-être que cette Sarah et cette Énavila ne sont pas ensemble, mais opposées. Énavila t'aurait filé le bracelet pour une raison ou pour une autre, te mettant dans la merde, et derrière Sarah a tenté de te venir en aide, peut-être pour retrouver Énavila, ou pour lui tendre un piège, d'où ta présence sur Stycchia. Et peut-être que cette lune où nous étions était aussi un lieu connu d'Énavila ?
Je reste pensif. Énavila m'en voulait depuis le début, depuis le jour où elle m'avait sauté dessus dans le parc. Le bracelet était sans doute déjà part de sa vengeance. Le bracelet devait me faire remarquer par les hommes de l'organisation, à moins qu'il ne dût que provoquer ma mort ou mon asservissement par son action. Et ma pierre ! Cette histoire est démente, je n'y comprends rien ! D'où venait cette pierre ! Comment ai-je pu la trouver par hasard, c'est impossible ! Peut-être après tout cette pierre n'était juste qu'un effet placebo, et qu'elle m'a permit de me passer du bracelet... C'est tout de même bien étrange... Quelqu'un aurait-il pu me la donner ? Sarah ? Non ça ne peut pas être Sarah, Sarah n'avait pas compris pourquoi je la voulais absolument quand elle m'a libéré à Sydney. Elle ne voulait même pas que je la prenne... À moins qu'elle voulait juste que je cesse de l'utiliser, pour ne pas créer une nouvelle dépendance après m'être libéré du bracelet ?
- François ?
Pénoplée me sort de mes pensées.
- Tu m'avais raconté que sur Terre, les personnes qui te poursuivaient, te reprochaient en réalité à toi de leur en vouloir ?
- Oui tout à fait, en Australie après ma capture, juste avant que Sarah ne me vienne en aide pour la première fois, elles m'ont demandé pourquoi je m'acharnais. Sans doute Énavila est-elle du même bord que ces personnes. Elle voulait se venger de quelque chose. Erik doit avoir raison, Sarah et Énavila sont opposées. Mais quel sont leurs buts respectifs ?
Yamwreq reprend la parole :
- Officiellement Énavila s'est toujours battue pour l'indépendance des planètes rebelles. Elle est montée très rapidement dans les échelons officieux dans leur hiérarchie. Elle a toujours démontré une intelligence et une technique remarquable, même si son caractère impulsif et irréfléchi lui a causé ennui sur ennui. Il est difficile de croire qu'elle chérisse un autre but que l'indépendance des planètes rebelles. On peut imaginer que Sarah participe à une commission cachée chargé d'étudier, ou surveiller l'activité de ces planètes, toujours à la limite des règles de la Congrégation.
- Et moi dans l'histoire ? Et la Terre ?
- Nous en rediscuterons, peut-être devant le Congrès, mais il est possible, je ne sais par quel moyen, que les planètes rebelles aient pu d'une façon ou d'une autre créer une planète indépendante pour réaliser leur rêve, et qu'elle soit restée cachée de la Congrégation. Vous n'auriez été alors que malencontreusement entraîné dans cette histoire par un jeu de coïncidences fâcheuses. Peut-être que Sarah ayant découvert cette planète, Énavila voulut s'en débarasser, ou je ne sais quoi d'autre.
Pénoplée rétorque :
- Mais la Terre est peuplée par les hommes depuis bien plus longtemps que l'existence même des planètes rebelles !
Yamwreq est plus partagé :
- Ils ont peut-être tout créé artificiellement, qui sait ?
Nous arrivons doucement au centre de téléportation du Congrès. Les bâtiments du Congrès sont assez imposants, tout blanc. Leur forme est un peu arrondie, pas autant que les bâtiments dans le cratères, mais suffisamment pour avoir plus une forme de gros rocher que d'immeuble. Le centre de téléportation est assez grand, dans les sous-sols. Énavila est déjà dans un des tubes. Je m'installe dans l'un d'eux.
- Combien de temps je vais rester là-dedans ?
Moln intervient :
- Nous allons faire un diagnostic pour avoir une idée. Je vais refermer le tube une première fois pour une analyse, ça ne prendra que quelques minutes.
Le tube se referme, je me détends et ferme les yeux. Malgré les prothèses je me sens tout de même pas au mieux de ma forme. Je suis épuisé. Je m'endors presque quand finalement le tube s'ouvre.
Moln reprend la parole :
- C'est plus grave que ce que je pensais. Il faut refaire toute la colonne. L'indicateur donne dix-huit heures comme durée. Une autre possibilité est de prendre un nouveau clone, mais dans ce cas il y en aura pour trois jours. Par contre, dans ce cas, tu peux rester avec nous jusqu'à ce que le clone soit prêt.
Guewour prend la parole :
- Peut-être que c'est mieux comme ça, ainsi on pourrait passer au Congrès dès aujourd'hui ?
Je ne suis pas trop pour rester pendant trois jours dans cet état bancal.
- Je préfèrerais être réparé au plus vite, en ce qui me concerne.
Yamwreq donne son avis :
- C'est peut-être mieux ainsi, rien ne sert de nous précipiter. Énavila sera maintenue en sommeil jusqu'à la session. Prenons la journée de demain pour mettre un peu d'ordre dans les événements. D'autre part rien n'indique encore que le Congrès ne va pas se donner une période de réflexion.
Moln me demande si je veux attendre encore un peu avant l'intervention. Je dis simplement qu'un baiser de Pénoplée sera mon dernier souhait. Je suis épuisé et je n'attends à avoir, enfin, qu'un peu de répis. Pénoplée sourit et s'approche. Elle se penche et m'embrasse tendrement. Elle me dit doucement :
- Je veille sur toi, dors, repose-toi.
Je n'en demande pas plus, le tube n'a même pas le temps de se refermer que, relachant la pression, je m'endors d'un trait.
Je rêve d'Énavila... Je sais ton nom, désormais.
Ah ! Le réveil est toujours un peu laborieux. Seule Pénoplée est là pour m'accueillir.
- Alors, remis à neuf ?
- Ma foi, ça a l'air d'aller. Alors quoi de neuf ?
Je me lève doucement, Pénoplée me tend un vêtement, un pantalon un peu serré noir et une veste ample marron, comme j'aime.
- Tu es resté trente sixièmes, un peu plus que prévu. Les autres sont rentrés à l'hôtel quand ils ont vu que ce serait plus long. Nous avons hésité à te laisser la nuit en plus, mais j'avoue que j'ai préféré attendre pour la passer avec toi.
Trente sixième, vingt-deux heures et demi, nous sommes donc, normalement, le cent quatre-vingt-neuvième jour après notre arrivée.
- Nous retournons à l'hôtel ?
Elle hésite :
- Non, tu es bloqué ici, n'oublie pas que toi-aussi tu as fait un beau scandale il y a deux jours. Nous avons une petite chambre dans le bâtiment...
- Je n'ai pas vraiment sommeil, mais pour un câlin sans problème.
Elle sourit. Je regarde le tube où se trouve Énavila.
- Elle est toujours là ?
- Oui, vous serez tous les deux demain devant le Congrès.
Nous quittons la pièce et Pénoplée me guide jusqu'à la douillette chambre, qui se trouve en hauteur. Une fois entré, je pousse Pénoplée sur le lit et l'embrasse sauvagement.
- Alors, que s'est-il passé depuis hier ?
Je lui mordille l'oreille, laisse glisser mes mains sur ses seins puis le long de sa jambe.
- Dis-moi ! Ça te met en forme la réparation ! C'est vrai que nous avons une partie en suspens... Il ne s'est pas passé grand chose. Principalement la Congrégation s'est émue de ton accident. Maintenant tout le monde est au courant que...
Elle s'arrête pour pousser un gémissement quand je glisse ma main dans son pantalon et deux doigts dans son sexe.
- Au courant que ?
- Comment veux-tu que je reste calme si tu m'embêtes !
- Voyons, c'est rien du tout...
Je lui retire son haut moulant, lui caresse les seins et la retourne sur le dos, entreprenant un début de massage.
- Oh oui un massage, oh... Tout le monde commence à se poser des questions sur les bracelets, sur pourquoi cette fille parvient à passer outre.
J'expérimente quelque nouvelles techniques de massage des épaules.
- Tu aimes ça ?... Mais le Congrès a-t-il déjà pris une décision ?
- C'est pas mal oui, un peu plus fort peut-être... Non pas encore, ils ont aujourd'hui remis à plus tard les affaires en cours et rassemblé les élements vous concernant. Yamwreq a raconté son histoire avec... Oh c'est pas mal ça ! Un peu plus bas, oh c'est super...
- Yamwreq ?
- Oui son histoire avec cette Sarah où il pense avoir été berné par les artificiels. Je peux te dire, tout le monde en parle désormais. J'ai même ma mère qui m'a appelé pour me dire que je ferais bien de rentrer sur Stycchia, que je ne devrais pas rester avec toi...
Sa mère !
- Ta mère prend encore soin de toi !
- Oh je crois que je pourrais vivre dix mille ans qu'elle me croirait encore irresponsable et immature !
Je passe doucement ma main sous son ventre pour lui retirer son pantalon, elle se laisse faire sans dire mot. C'est tout de même un peu dommage cette technologie, plus du tout la surprise de découvrir un tanga évocateur aux jolies broderies... Je n'en suis pas moins motivé pour autant à la vue de ses superbes fesses
- Et pour les jeunes qui étaient avec elle ?
J'entreprens un massage des fesses et des cuisses.
- Eh ! C'est pas mal ça !... Ils sont aussi aux arrêts, dans l'hôtel. Il semble que contrairement à Énavila, ils ne puissent pas déjouer les bracelets.
Je m'arrête et reste pensif.
- Cette histoire est tout de même incompréhensible.
- Eh ! Ne t'arrête pas !... Pour les jeunes c'est assez logique, ils suivaient corps et âme Énavila, a priori c'est elle l'instigatrice de tout ce bazar. D'après que nous avons déduit, elle était dans le même hôtel que nous, et suite à ton accrochage en abeille, elle t'a sans doute vu et reconnu. Sachant que tu étais dans le même hôtel, elle est rentrée de nuit pour s'en prendre à toi.
Je reprends mon massage, mais je ne pense maintenant plus qu'à cette histoire. Je me laisse finalement rouler sur le côté et m'allonge sur le dos.
- Mais pourquoi m'en veut-elle et pourquoi cherchait-elle à me tuer, c'est pas logique ! C'est même complètement illogique, surtout ici ! Elle ne peut PAS me tuer !
Pénoplée se plaint :
- Eh ! Tu ne vas tout de même pas me laisser comme ça !... Il semble que cette fille n'ait jamais eut un comportement très logique, elle agit sous ses impulsions, elle est étonnamment douée pour de nombreuses choses, notamment le combat ou le pilotage, mais elle est incapable de se contrôler. Elle t'en veut pour quelque chose. Et je t'avoue que voyant sa rage je me pose moi-aussi des questions. Peut-être as-tu un sosie ou même as-tu oublié une partie de ton passé ?
Elle se glisse doucement vers moi et m'embrasse doucement sur la joue.
- Tu n'as plus envie ?...
Je mets mes préoccupations de côté pour lui ressauter dessus...
Mais elles reviendront bien vite une fois Pénoplée endormie sur mon épaule. En ce qui me concerne, je n'ai pas beaucoup sommeil, et je suis très frustré de ne pas y voir plus clair, de ne pas trouver un hypothèse qui me convienne. Ah ! Je n'ai pas demandé à Pénoplée de m'expliquer l'histoire de ces planètes rebelles. Un groupe de planètes qui veut son indépendance. Énavila lutte pour cette cause. La Terre est peut-être une ancienne planète elle-même indépendante où ils se sont infiltrés. Pour je ne sais qu'elle raison Énavila pense que je suis une personne de la Congrégation avec pour objectif de révéler l'existence de la Terre. Elle me donne le bracelet pour me neutraliser.; ça ne fonctionne pas et alors des hommes tentent de me faire taire, mais je parviens à m'en sortir et je commence à faire des remous. Peut-être qu'à cause de moi cette Sarah a pu découvrir l'existence de la Terre ? Elle tente alors de m'aider, pour avoir plus de preuves sur la présence d'intrus sur la Terre. Une fois qu'elle a ses preuves, elle quitte la Terre et c'est alors que nous sommes enlevés par l'organisation. Cette lune serait une sorte de prison, nous parvenons à nous échapper, et nous arrivons sur Stycchia, non pas parce qu'ils voulaient que nous arrivions là, mais peut-être que c'est justement via ce téléporteur qu'Énavila arrivait sur la lune. Il était inutilisé et ils l'ont détourné pour s'en servir. Ce qui explique pourquoi nous sommes arrivés sur cette planète. Mais pourquoi avoir détourné Naoma ? Sans doute voulaient-ils m'avoir moi mais ont-ils commis une erreur. Mais pourquoi voulait-elle me tuer ? Peut-être ne le voulait-elle pas complètement, peut-être voulait-elle juste me tuer temporairement, récupérer mon bracelet et me rematérialiser avant que quelqu'un d'autre ne le fasse, bloquant ainsi ma réinitialisation ici ?...
C'est sur cette hypothèse que je m'endors finalement, serrant un peu plus fort Pénoplée dans mes bras... Je rêve de Mandrakesoft, de Guillaume, de Daouda, Pixel, et de Pénoplée, de mon ancienne vie et de ma nouvelle, dans d'invraisemblables superpositions... Je rêve des mes classes prépa. Je rêve que j'y retourne, et je rêve que les concours me permettront de choisir la planète où je devrais m'installer... Il me faudra sans doute choisir à un moment, entre cette nouvelle vie et mon ancienne... Pourrai-je réellement supporter de vivre de nouveau sur Terre après tout ce que j'ai vu ici ? Pourrai-je faire ce choix ? Peut-être ne devrai-je plus interagir avec la Terre, et devoir observer de loin mes amis et ma famille... Peut-être devrai-je réellement entre cette immortalité et l'immensité de l'univers et ma courte vie sur Terre, loin des mes étoiles, mais près de mon Soleil...
Pénoplée se réveille plusieurs fois dans la nuit, pour se rapprocher et me faire un baiser sur la joue. Sans doute craint-elle de cette confrontation au Congrès.
Mon troisième jour sur Adama, après un furtif deuxième, débutera tôt, et je fais préparer sans bruit un copieux petit déjeuner pour Pénoplée et moi. Je la réveille doucement en faisant ouvrir progressivement la grande fenêtre avec vue sur le parc, nous sommes en hauteur, enfin ! Elle se plaint doucement :
- Mmmm... Reviens près de moi.
Je me glisse à côté d'elle. Elle s'allonge sur mon torse.
- Oh, ça sera dur sans toi...
Je la serre contre moi et lui fais un baiser sur les cheveux.
- Eh ! Nous ne sommes pas encore séparés !... Déjeûnons, cette journée sera sans doute aussi longue que notre première ici.
Nous mangeons avec appétit, profitant une fois de plus l'un de l'autre, pas très sûrs du moment où nous pourrons de nouveau nous retrouver ensemble. Erik et Guerd appellent un peu après, pour nous proposer de venir prendre le petit-déjeuner avec nous. Nous leur indiquons que nous avons déjà mangé un peu mais que nous pouvons tout de même nous rejoindre ici pour discuter un peu.
Il est encore tôt. Malheureusement je ne peux pas sortir du bâtiment, nous n'aurons donc pas droit à une promenade matinale dans le superbe parc. J'étais pourtant curieux de voir les traces de mon périlleux atterrissage de l'avant-veille. Qu'importe, nous allons dans la grande salle de repos où Yamwreq nous rejoint quelques minutes plus tard. Il salue plusieurs personnes puis demande s'il peut se joindre à nous. Nous l'accueillons avec plaisir. Je lui demande comment va se passer notre audition :
- Et bien après un rappel sommaire des faits, toi et cette fille vous devrez répondre aux différentes questions de toutes les personnes intervenantes.
- Erik ne sera pas là ?
- Il sera présent mais nous ne traiterons pas aujourd'hui de votre intégration, celle-ci était prévue plus tard et a été ajournée pour l'instant. L'affaire présente étant beaucoup plus grave et urgente.
- Mais qui participe exactement au Congrès ?
- C'est assez libre mais ce sont des personnes qui représentent des avis, souvent la répartition se fait par planète. Il y a généralement environ trois cents personnes, aurjoud'hui nous serons sans doute plutôt de l'ordre de six cents. Virtuellement toute la Congrégation peut y assister et y participer. Les artificiels synthéthisent et ordonnent les questions les plus fréquentes ou pertinentes, et généralement Goriodon les pose en personne. S'il est absent d'autres personnes peuvent le remplacer, ce rôle est plus honorifique qu'autre chose.
Pénoplée remarque :
- C'est encore basé sur les artificiels...
Yamwreq le reconnaît :
- Il y a peu de chose que nous faisons sans leur aide, ils sont presque partie de nous, c'est aussi la raison pour laquelle un défaut dans le système est d'une très grande importance, car l'ensemble de notre fonctionnement devrait être remis en question. Mais comment pourrions-nous résumer et prendre en compte les milliards de questions potentielles que les gens se posent sans une aide artificielle ? Ce serait revenir à un ordre hiérarchique et autoritaire datant d'un lointain passé.
- Mais si le système s'avère réellement corrompu ?
- Les artificiels ne forment pas uniquement un tout, n'oublions pas que ce ne sont que des machines, très intelligentes et présentes de partout, certes, mais des machines. Et même si j'avoue ne pas savoir comment nous devrions nous y prendre, j'imagine que nous pouvons nous séparer de certaines parties sans mettre en péril l'ensemble.
Yamwreq fait une pause, semble hésiter, puis dit finalement :
- Sur les planètes rebelles nous apprenons à utiliser des modèles autonomes non connectés pour pouvoir vivre sans assistance artificielle.
La voix d'Erik nous coupe.
- Alors on glande ?
Erik, Guerd et les autres nous entourent, nous nous levons pour dire bonjour. Je parle à Erik en anglais :
- Salut Erik, comment tu vas ?
- C'est à toi qu'il faut le demander, t'es tout neuf ?
- Ben on dirait ouais.
Yamwreq interroge Pénoplée :
- Quelle langue parlent-ils ?
- C'est une langue de chez eux, nous ne l'avons pas disponible.
Nous écartons le cercle et deux tables s'approchent à la demande de Pénoplée. Un petit robot artificiel apporte au bout de quelques minutes les commandes que chacun a passées individuellement. J'ai juste pris un de ces petits pains un peu dur sucré-salé, je les aime bien. Pénoplée ne commande rien. Yamwreq s'excuse au bout de quelques minutes, devant rejoindre je ne sais qui. Je lui demande avant qu'il ne parte.
- Quand devons-nous aller au Congrès ?
- Finissez tranquillement de déjeuner et rendez-vous y ensuite, nous commencerons dans la matinée.
- Ah ? Il n'y a pas d'horaire fixe ?
Iurt répond :
- Non non c'est assez libre... La précipitation résout souvent mal les problèmes.
Yamwreq s'apprête à partir quand Énavila arrive dans la pièce avec trois personnes. Elle crie et trépigne :
- Virez-moi ces saloperies de bordel de limiteurs ou je casse tout !
Je me retourne, elle m'aperçoit.
- Toi ! Je vais te massacrer, traître !
Une voix autoritaire et forte à faire trembler les mur résonne et fait taire Énavila.
- Ça suffit !
Une grande femme, sans doute plus d'un mètre quatre vingt, entre magistralement dans la salle. Pénoplée me souffle doucement :
- Gwénoléa...
Elle est superbe, je commence même a trouver certaines beautés plus belles que toutes les autres, pourtant déjà très belles. Elle s'avance vers nous. Je me lève. Yamwreq qui allait partir revient doucement vers nous. Elle s'incline vers moi.
- Je ne pourrais jamais assez m'excuser du tort qu'elle vous a causé, j'espère que vous n'associerez pas ce personnage aux planètes rebelles.
Énavila proteste :
- Gwénoléa ! C'est un traître, ils nous as tra...
Gwénoléa qui s'était penchée pour nous saluer se redresse, elle est vraiment très grande, et avec ses chaussures fait presque la même hauteur que Yamwreq. Je comprends qu'ils aient pu former un couple. Elle coupe Énavila d'une voix forte :
- TU nous as trahi ! TU t'es montrée indigne, comme tant de fois, de la cause que nous représentons ! Et TU en répondras devant le conseil ! Mais ne compte pas sur ma clémence ! Maintenant va !
Énavila lui lance des éclairs de colère par ses yeux brillants. Les trois personnes l'accompagnant la font s'asseoir un peu plus loin. Elle ne commande rien.
Gwenoléa nous salue de nouveau et s'éloigne. Yamwreq fait un geste vers elle, mais elle a un petit mouvement de la main suggérant qu'elle refuse son invitation, sans doute ont-ils eu une communication privée. C'est amusant de voir comment les petits gestes trahissent. Yamwreq ne nous salue même pas et s'en va alors d'un pas pressé, de toute évidence blessé par le refus de sa belle.
J'hésite quelques secondes, puis je me lève et me dirige vers Énavila. Pénoplée m'interpelle :
- Où vas-tu ?
- Discuter.
- Tu es fou, reviens !
Elle se lève pour me rejoindre, mais Erik la retiens :
- Laisse, il les a toujours aimées un peu farouches.
Pénoplée se rassoit, inquiète et énervée.
Je m'approche d'Énavila et m'assois en face d'elle. Elle est entourée des petits artificiels qui limitent ses mouvements. Les trois personnes avec elle discutent sur la table d'à côté en déjeunant, ils ne font pas attention à nous.
- Salut.
- Qu'est-ce que tu veux, casse-toi avant que je ne te réduise en bouillie.
- Pourquoi est-ce que tu m'en veux ?
Elle crie :
- Tu oses le demander ! Si j'avais pas ces trucs je te jure que je te casserais la gueule à coup de table !
- Au lieu de t'égosiller comme un rhinocéros en chaleur, il ne te viendrait pas à l'idée que tu puisses te tromper sur moi ? Qui t'a renseigné ?
- C'est pas tes affaires, retourne avec ta maman avant que je te pète les dents.
- Il se trouve qu'aujourd'hui c'est plutôt toi qu'on va renvoyer près de maman. Tu es d'autant plus stupide que je veux bien t'aider, et en plus tu devras répondre à ces questions devant le conseil dans quelques minutes...
- C'est ce qu'on va voir, je les emmerde.
- Oui, je l'ai bien compris, tu les emmerde eux, moi, la Congrégation et le reste de l'univers, mais qu'est-ce que ça t'apporte ? Ça t'avance vachement, non ?
- Ta gueule ! Je sais que c'est toi ! C'est toi qui a tout foutu en l'air, alors barre-toi, et fais gaffe parce que la prochaine fois que je te chope tu ne t'en sortiras pas aussi bien.
Je reste pensif un instant. Puis je me lève et retourne m'asseoir près de Pénoplée. Erik me demande :
- Alors, c'est dans la poche ?
Pénoplée lance des regards noirs à Erik.
- Sans doute pas pour ce soir, mais demain j'ai mes chances.
Erik rigole. Je poursuis :
- Elle est complètement bornée, elle est persuadée que j'ai foutu en l'air je ne sais pas quoi, et elle n'en démords pas, et accessoirement elle emmerde tout le monde.
Iurt commente :
- Énavila a toujours été d'un caractère un peu difficile.
Je suis étonné :
- Tu la connais ?
- J'ai eu indirectement affaire à sa mère plusieurs fois déjà sur Stycchia, suite aux précédents problèmes qu'elle a déjà créés. Mais je ne la connais pas personnellement. Beaucoup de jeunes de la Congrégation sont turbulents, mais force est de constater qu'elle atteint des sommets.
Ils terminent doucement leurs petits-déjeuners. Je m'impatiente un peu :
- On n'y va ?
Erik est d'accord.
- Oui allons-y !
Iurt est moins catégorique :
- Il est encore un peu tôt, il n'y a pas encore grand monde sur place.
Je me lève :
- Et bien, ça les fera arriver !
Erik se lève, Guerd fait de même. Pénoplée fait la forte tête un instant, dans la mesure sans doute où elle n'est pas à l'initiative du mouvement, puis, voyant que Moln et Ulri se joignent aussi à nous, elle accepte ma main tendue.
Je m'arrête en face d'Énavila, je lui fais un signe de la tête, pour l'inviter avec nous. Pénoplée me lâche la main. Énavila me fait un signe, elle lève la main et écarte les doigts de façons à joindre l'auriculaire avec l'annulaire, et le majeur avec l'index, en écartant le pouce. Pénoplée revient et me souffle à l'oreille :
- Ça veut dire: "Va te faire foutre".
Nous reprenons notre marche :
- Ça vient d'où ?
- C'est très ancien, c'est pour représenter les trois gros doigts des reptiliens, en gros elle te signifie que pour elle tu ne vaut pas mieux qu'un reptile.
- C'est marrant...
Nous avançons jusqu'à la sortie du bâtiment. Pénoplée m'indique que je peux sortir pour me rendre au Congrès dans la mesure où elle et les autres viennent avec moi. Nous traversons tranquillement le grand parc sur une large allée en terre battue. Il nous faut une vingtaine de minutes pour arriver devant le lieu où siège le Congrès.
C'est très impressionnant, ce n'est pas du tout un lieu futuriste, mais je commence à prendre l'habitude des goûts rustiques de cette Congrégation. Nous arrivons en grimpant sur une petite colline dont le centre est formé par des immenses arènes de pierre, qui ressemblent un peu aux stades antiques. Au centre ce trouve la mythique place d'Eryas, lieu du martyr de Guerroïk. Une immense croix s'y dresse, rappelant à tous l'événement qui changea l'histoire des hommes. C'est troublant de voir ce symbole, qui est peut-être encore un des liens entre ce monde et la Terre. Entre les guerres qu'il a provoqué ici comme là-bas. Dieu, serais-tu présent ici ? Ou bien se pourrait-il que ces hommes soient ceux qui se cachent derrière toi ? Se pourrait-il que la Terre soit leur terrain de jeu ?
- Bordel, si je m'attendais à trouver ça ici !
Erik est surpris, il ne connais pas les détails du martyr de Guerroïk, je lui rappelle brièvement notre discussion avec Hur et Rono en complétant un peu.
Il y a déjà des centaines de personnes présentes. L'une d'elle est debout et arpente la place en s'addressant au public.
- On n'entend rien.
- C'est parce que tu n'as pas ton bracelet, mais tu entendras mieux une fois assis, la voix est aussi relayée par les sièges.
- Où dois-je m'asseoir, à ce propos ?
Iurt prend la parole :
- Je crois que l'on nous a réservé cette portion, là.
Une rangée est vide, presque tout en bas. Nous descendons les grandes marches en pierre, puis allons nous asseoir sur les bancs, toujours en pierre, pas très confortables, mais j'imagine qu'ici le but n'est pas de faire la sieste. Une fois assis j'entends en effet beaucoup mieux la personne qui parle au centre. Il est question de renouvellement de la structure du Congrès. Pénoplée m'indique que, comme dans tout système, certaines personnes ne sont pas satisfaites de l'action de Goriodon et voudraient voir la tête de la Congrégation changer plus souvent. Régulièrement les jugements du conseil et les avis de Goriodon, qui ne sont pourtant souvent que le reflet des avis de la Congrégation, enflamment certains opposants qui se lancent dans des diatribes capricieuses.
Une personne se présente devant nous, c'est un homme assez grand, habillé avec une toge violette, d'apparence âgée. Il nous salue poliment, je me lève pour le saluer. Puis il retourne doucement s'asseoir au milieu d'une rangée, dans les gradins un peu plus loin sur notre droite. Ces arènes sont très grandes, pouvant sans doute accueillir des centaines ou des milliers de personnes. Pénoplée me souffle virtuellement :
- C'est Goriodon.
Je suis étonné par tant de simplicité, il a l'air tout banal, simplement un peu remarquable car il est d'apparence âgée. Quelques minutes plus tard Yamwreq descend les marches à l'opposé de l'arène et s'installe. Encore une dizaine de minutes et la majestueuse Gwénoléa fait son apparition. Yamwreq la suit des yeux, espérant sans doute ne serait-ce qu'un regard, mais non...
- Il est complètement accro...
Je pense tout haut, mais tout le monde se retourne vers moi le regard méchant. Erik éclate de rire, Pénoplée étouffe un sourire et me parle via son bracelet :
- Pas de bavardage, ici, tout est relayé, garde tes commentaires pour toi... Mais je suis d'accord, il est accro... Si tu veux me parler, fais comme si tu avais ton bracelet, le siège se comporte pareil.
- Ok merci. Tu aurais pu me le dire avant.
- Désolée...
Énavila arrive juste après Gwénoléa, elle s'assoit sur la même rangée que nous, à quelques mètres de moi, seule. La personne sur la place parle toujours, mais la foule s'impatiente, et finalement une personne l'interrompt et signifie qu'une affaire plus importante pourrait débuter. La personne quitte alors la place pour aller se rasseoir.
Goriodon se lève et prend la parole :
- Mes amis, nous avons hier ordonné les éléments concernant cette affaire compliquée. Aujoud'hui nous avons la chance d'avoir parmi nous Énavila et Ylraw, principaux protagonistes des troubles qui ont perturbé notre tranquillité. Plusieurs zones d'ombres persistent pour rendre cette histoire claire. Je propose que nous réordonnions de nouveaux les faits en nous arrêtant aujourd'hui sur les points inexpliqués.
Rapidement apparaît en plus de ma vision des petis pictogrammes bleus et verts. Pénoplée m'explique que c'est une estimation des avis. Le bleu signifiant les avis plutôt en faveur de ce que vient de dire Goriodon, le vert plutôt contre. La signification de ces couleurs remontent, une fois de plus, à la période reptilienne, le vert étant la couleur des reptiles et le bleu, la couleur de l'eau, dont ils avaient peur. Suite à la demande de Goriodon, qui est plus une proposition de marche à suivre, une large majorité de bleu indique que l'on va procéder suivant sa recommandation. Goriodon poursuit :
- Les informations recoupées situent le premier du deuxième du quatrième de la présente année 12624 votre première apparition aux habitants du villages Srans, dont nous avons ici le représentant, Iurt, ainsi que plusieurs membres.
Pénoplée complète les explications qu'elles m'avaient déjà faites à propos du décompte du temps dans la Congrégation. Celui-ci est compté en fonction de l'année d'Adama. Elle contient cinq cent dix-neuf jours répartis en cinq périodes de quatre-vingt-sept jours et une de quatre-vingt-quatre jours. Chacune des périodes étant elle-même divisée en six autres sous-périodes qui ont en alternance quinze et quatorze jours, sauf pendant la dernière période, où les sous-périodes ont toutes quatorze jours, pour tomber sur cinq cent dix-neuf jours dans l'année. Bref, nous n'avons rien à leur envier avec nos mois à trente ou trente-et-un jours, c'est tout aussi compliqué... Par curiosité je lui demande le temps de rotation de la lune autour d'Adama. Elle confirme mes suspicion sur le fait que par le passé il y avait un second calendrier basé sur les mois lunaires, qui durent cinquante-quatre jours. Ce calendrier allait en complément avec les sixièmes, puis ce dernier fut déclaré seul officiel, et l'autre calendrier tomba en désuétude.
- Notre première question sera de savoir d'où vous veniez, avant votre apparition sur Stycchia ?
Pénoplée me signifie intérieurement que c'est à moi. Je me lève. J'hésite à raconter tout depuis le début, mais je préfère finalement resté concis :
- Nous venions, Erik, Naoma et moi, d'une sorte de lune dont des hommes habitent le sous-sol, parlent une langue proche de la vôtre, et semblent dans une logique de guerre. Les locaux où nous étions retenus prisonniers comportaient de nombreux équipement de fabrication de vaisseaux de combat.
Quand quelqu'un parle, un petit indicateur donne le niveau de confiance dans ce qu'il dit. Mon niveau est presque complètement bleu, signifiant que je suis sincère. Quelques secondes s'écoulent. Goriodon me demande :
- Où se trouve cette lune ?
- Je ne le sais pas. Mais je n'ai pas de souvenir direct de cette période, car j'étais alors mort. Erik saura peut-être décrire plus correctement ce qu'il a vu.
Goriodon signifie d'un signe qu'il autorise Erik à prendre la parole, celui-ci se lève :
- La seule chose que j'ai réellement vu, c'est, une fois à la surface, une planète ressemblant à notre Terre, ou à Adama.
- Que faisiez-vous là-bas ?
Erik répond :
- Nous étions retenus prisonniers.
- Pour quelle raison ?
- Aucune idée.
- Depuis combien de temps étiez-vous prisonniers ?
- Une dizaine de jours.
Goriodon s'adresse de nouveau à moi :
- Où étiez-vous auparavant ?
- Nous étions sur notre planète originelle, que nous appellons "la Terre".
Je tente d'utiliser le mot pour dire terre dans leur langue.
- Où se trouve cette planète ?
- Je l'ignore.
De nouveau un silence. Je prends finalement le risque de prendre la parole.
- Mais peut-être aimeriez-vous que je détaille plus précisément les origines de cette histoire ?
Je ne prends même pas le temps d'attendre une réponse quand je vois qu'un immense majorité accepte ma proposition. Je me lance donc dans l'histoire. Pénoplée me fait tout de même remarquer que la coutume veut que Goriodon ou une autre personne donne la parole, même si les avis sont favorables. Bah, je ferai attention la prochaine fois. Je ne m'arrête pas dans mon récit. Dans un premier temps, je détaille la Terre, l'état de la planète, son contexte technologique et politique, sa structuration en pays, les différentes problématiques. J'essaie de faire le plus de similitudes possibles avec ce que je connais de leur histoire. Tout est facilité car mes images mentales sont projetées et chacun peut voir les scènes que je décris. Goriodon me pose de multiples questions pour éclaircir certains points qu'ils ne comprennent pas, notamment sur la répartition des pouvoirs, les différences Nord-Sud, la relation à la nature, la religion... Je leur rappelle tout de même régulièrement que certains éléments ne sont pas indispensables à la compréhension de la suite et nous feraient perdre du temps, et qu'il serait plus opportun d'en repousser l'examen pour la séance future consacrée à notre intégration dans la communauté.
Bref, je passe tout de même plus d'une heure, peut-être deux, à leur détailler la Terre et ma vie de tous les jours à Paris. L'indicateur de sincérité reste au bleu fixe. J'en arrive enfin à l'histoire proprement dite, je leur raconte alors ma première rencontre avec Énavila, dans le parc.
- C'est faux ! Je ne suis jamais allée sur cette planète !
Elle est sincère, son indicateur est formel, tout comme le mien. Une nouvelle couleur, orange, que je n'avais pas remarquée auparavant remplie l'indicateur de position du Congrés, sans doute pour signifier les indécis. Goriodon prend la parole :
- Bien, voilà notre première énigme. Ylraw, quand se situait cet évènement ?
- Les jours de la Terre ne sont sans doute pas tout à fait les même qu'ici, mais leur différence ne doit pas dépasser quelques heures. Par rapport à la date que vous avez dite tout-à-l'heure, à laquelle nous avons été vus pour la première fois, il faut retirer environ cinq jours depuis lesquels nous étions sur Stycchia, puis huit jours que nous avons passé sur la lune, et enfin environ...
Alors, entre le premier octobre et le 22 décembre :
- ...quatre-vingt-trois jours passés sur la Terre.
- Bien, soit quatre-ving-seize jours à compter du premier du deuxième du quatrième de cette année. Énavila, pourrait-on retracer vos activités entre, disons, le premier du dernier du deuxième et le premier du deuxième du quatrième ?
C'est incompréhensible leur machin, heureusement qu'on a un calendrier en surimpression. Énavila prend la parole :
- Je suis restée sur Mériavos tout le deuxième, ce qui m'a valut une première sanction, d'ailleurs. Je suis rentrée sur Stycchia contrainte et forcée au début du troisième, j'y suis restée deux sixième, ensuite je suis retournée sur Mériavos et Ockonos jusqu'au début du dernier, j'ai passé de nouveau trois sixièmes sur Stycchia, et depuis le début du troisième du quatrième je suis sur Galandas. Je suis arrivée ici il y a cinq jours avec Gwénoléa.
Je ne pourrais décidément jamais rien comprendre à leur histoire de sixièmes qui ne veulent pas tous dire la même chose, même avec leur calendrier j'ai du mal à me rendre compte à quoi ces durées correspondent. Énavila termine son intervention par un regard glacial vers Gwénoléa. L'indicateur de sincérité est bon, elle ne ment pas. Si je comprends bien, elle aurait dû passer sur Terre durant la période qu'elle a passé sur Stycchia au début du troisième. Elle aurait pu utiliser le téléporteur par lequel nous sommes arrivés, si celui-ci ne mémorise pas les passages, difficile de savoir si elle n'est pas allée sur Terre à partir de là.
Les gens restent silencieux, je lui pose une question :
- Tu es vraiment restée sur Stycchia tout le début du troisième, tu n'aurais pas utilisé le téléporteur par lequel nous sommes arrivés pour aller sur cette lune ou sur Terre ?
Elle ne répond pas, ne me regarde même pas. Goriodon prend la parole.
- Répondez.
Elle me jette un regard noir de côté, puis répond, en parlant doucement :
- Non, je n'ai pas utilisé ce foutu téléporteur.
Elle est toujours sincère, ses images mentales la montre en train de discuter avec sans doute ses parents dans un petit village de Stycchia. Elle doit savoir comment mentir, où alors peut-être que ce n'est vraiment pas elle qui m'a attaqué ? Un clone ? Une copie d'elle ? Peut-être le téléporteur de Stycchia permet-il de se cloner sans désactiver l'original ? Peut-être suis-je encore sur Terre, bien vivant, dans mon original, sans me rendre compte de rien ? Ce n'est pas possible ! Je dois bien pouvoir arriver à la piéger.
- Tu n'as pas été courir dans ce parc où tu m'as sauté dessus ?
- Non
Toujours sincère.
- Tu ne m'as pas attendu dans le magazin, en haut de l'escalier automatique ?
- Non !
Une hésitation, l'indicateur a tressailli, lui rappeler les souvenirs complique la tâche. J'ai entrevue une image de Paris, mais pas suffisante pour convaincre. Elle doit se concentrer pour y parvenir, si je l'énerve elle peut craquer.
- Si ! Tu as couru dans les rue de "Paris", tu m'as frappé en m'attendant au coin d'une rue, tu te rappelles ? Ensuite tu m'as attendu la rue suivante, tu te rappelles de ce que je t'ai demandé, tu n'as pas compris peut-être, je t'ai parlé de ma coiffure, je t'ai dit que si tu aimais tant ma coiffure, je pouvais t'indiquer comme faire !
Elle résiste, certains petites brides de souvenirs apparaissent, mais elle les efface aussitôt.
- Non, c'est n'importe quoi, je n'ai jamais fait quoi que ce soit de ce que tu dis, c'est du délire complet !
L'indicateur de confiance du Congrès est presque complètement orange, personne ne comprend apparemment comment nous pouvons dire tout deux la vérité et ne pas être d'accord.
- Si ! Avoue ! Ensuite tu as couru, je t'ai couru après, tu as traversé un pont, tu te rappelles, un pont sur une grande rivière !
- Non, non, non !
Son indicateur vascille, ses images se brouillent un instant, mais l'image de sa famille et de Stycchia reviennent. Elle doit faire des efforts pour que les images que je lui rappelle ne coïncide pas avec sa mémoire. Je vais t'avoir !
- Si, et mais après j'ai accéléré, et comme je cours plus vite que toi je t'ai rattrapée !
- Non, c'est faux !
Bingo ! Mon indicateur montre que j'ai menti, mais elle n'a pu s'empêcher de corriger, et ses images l'ont un instant montrée percuter la Laguna et tomber, avant de repartir vers le Pont des Tournelles.
- Ah ! Ah ! Ah ! Je t'ai eue !
Elle se calme, me lance des regards noirs et attends. Goriodon réfléchit un instant et prend la parole :
- Bien. Il semble qu'Énavila ait une certaine capacité à brouiller le diagnostic du bracelet. Énavila, vous aviez votre bracelet les cinq premiers jours et les dix derniers avant votre départ, il reste une quinzaine de jours entre, où nous n'avons pas les informations, est-ce que quelqu'un pourrait témoigner de votre présence sur Stycchia tout au long de ses quinze jours ?
- Ma mère.
- Bien.
Goriodon reste silencieux un instant, puis une femme apparait, sans doute un virtuel, au milieu de la place. Goriodon l'interroge :
- Tonnya, merci d'avoir accepter de parler ici. Vous n'êtes pas sans savoir les légers soucis que nous cause votre fille. Nous nous demandions si vous pouviez nous indiquer si votre fille était présente à vos côtés entre le cinquième du premier du troisième et le cinquième du deuxième du troisième ?
- Oui, euh, elle est restée presque tout le temps.
- Presque ? Est-ce que vous l'avez vu chaque jour ?
Elle hésite :
- Non.
- Quels sont les jours où vous ne l'avez pas vu ?
La pauvre mère, elle sait très bien que tout mensonge serait encore pire que dire la vérité.
- Elle s'est absentée du douzième du premier au cinquième du deuxième.
Je tente vaguement de jongler avec ces dates mais je n'arrive pas du tout à faire le lien avec mon calendrier...
- Savez-vous où elle est allée ?
- Chez des amis, elle bouge beaucoup, elle va souvent voir des connaissances à droite où à gauche.
Goriodon s'adresse maintenant à Énavila :
- Énavila, pourriez-vous détailler votre emploi du temps ?
- Ma mère vous l'a dit, j'étais chez des amis.
- Certes, quels amis ?
- Je sais plus bordel !
Elle ment ! He ! He ! Elle s'énerve. Goriodon fait une pause, puis reprend d'un voix calme :
- Quelque soit le temps qu'il nous faudra, nous ferons la lumière sur cette affaire, Énavila. Vous pouvez décider de lutter contre le Congrès, mais vous perdrez. Nous comprenons les motivations des jeunes, vos besoins d'aventures, mais nous devons tout de même être garants de la stabilité du système, et votre comportement passé, et notamment celui deux jours en arrière, n'est pas tolérable et ne sera pas toléré !
Énavila broie du noir.
Goriodon repose sa question :
- Où étiez-vous entre le douzième du premier et le cinquième du deuxième ?
- Je sais plus.
Son indicateur est toujours plein bleu, soit elle est très forte, soit elle ne le sait vraiment pas. Eh ! Mais cette scène me rappelle le commentaire de la femme lors de mon interrogatoire dans la salle sous-terraine de Sydney ! Bien sûr ! Ils utilisaient le bracelet pour savoir si je mentais. Ils pensaient que j'étais après eux, et ne comprenaient pas pourquoi le bracelet me montrait sincère !
- Très bien. Vous savez que si vous persistez le Conseil peut vous obliger à passer dans un téléporteur, et nous pourrons alors à loisir chercher ce que nous voulons.
- Allez vous faire foutre !
Le Congrès est offusqué. Énavila me lance de nouveau des regards noirs. Goriodon se relève :
- Bien, il semble qu'Énavila ne souhaite pas mettre de bonne volonté dans cet échange. Je propose que nous considérions qu'elle a bien été sur cette planète et rencontré Ylraw. Et si d'ici ce soir elle ne montre pas plus de coopération, nous nous adresserons demain à son subconscient. Ylraw, voulez-vous poursuivre votre histoire ?
Je me relève et reprend mon récit au moment de l'agression dans le parc. Je détaille notre deuxième rencontre et le moment où je trouve le bracelet. Je passe assez longtemps à raconter toute l'histoire. Je ne compte plus désormais pour la combientième fois je le fais. Je m'arrête au moment ou Sarah entre en jeu, ou quelque soit son nom. Yamwreq demande à m'interrompre, j'accepte :
- Cette fille est la personne dont nous avons déjà parlée à plusieurs d'entre vous Guewour et moi. Nous pensons qu'elle fait partie d'un groupe manipulant les artificiels pour cacher ou édulcorer certains faits. D'autre part, plusieurs éléments nous laissent à penser qu'elle a des relations avec Goriodon lui-même...
Un mouvement d'étonnement parcourt la foule. Goriodon reprend la parole.
- Et bien, voilà qui tombe bien, cette personne est justement présente ici aujourd'hui. Sarah, voulez-vous ?
Je ne l'avez pas remarquée, mais c'est bien elle qui se lève à quelques rangées au-dessus de nous. Sarah ! Enfin ! Enfin va-t-on peut-être en savoir plus... Goriodon l'interroge :
- Sarah, pouvez-vous nous indiquez si vous confirmez les dires de Ylraw ?
- D'une certaine façon.
Sarah se lève et prend la parole, je me retourne pour la voir :
- Avant le Libre Choix je travaillais dans l'étude des sociétés humaines, les différents type d'organisation, les mode de structuration des communautés, leurs relations vis-à-vis de l'évolution, de la hiérarchie, les sytèmes politiques. Après le Libre Choix j'ai continué à m'intéresser à ces domaines, et je suivais avec attention les analyses des artificiels nous assistant. Naturellement la création des planètes rebelles fut pour moi un sujet passionnant, leur nouvelles idées, leur tentative de créer un ordre différent... Mais ceux-ci, la plupart encore des enfants et toujours soumis aux règles de la Congrégation, n'avaient qu'une marge limitée pour mettre en place leurs idées. En suivant de plus près leur comportement, et les longs mois passés sur leur différentes planètes, j'ai découvert qu'ils avaient détourné certains téléporteurs, je ne peux dire comment, pour créer un virtuel simulant le monde qu'ils recherchent.
Énavila l'interrompt :
- Foutaise, c'est n'importe quoi !
Un homme intervient :
- Pourrait-on faire en sorte que cette enfant ne prenne la parole qu'aux moments où nous lui la donnons, ses remarques n'apportent que peu au débat.
Goriodon approuve :
- Soit. Sarah, continuez.
Sarah reprend. Je retrouve sa voix hésitante, je l'avais oubliée.
- Intriguée par cette expérience, j'ai tenté d'en savoir plus, je me suis alors permise d'en aviser Goriodon, et, dans la mesure où nous ne devions pas éveiller les soupçons, il m'a autorisé à mener mon enquête un peu plus en profondeur. J'ai finalement découvert un téléporteur me permettant d'accéder à l'expérience en question. Sur place, je suis restée la plus discrète possible pour voir de quoi il en était. Ce monde est bien celui décrit par Ylraw, il comporte un grand nombre de personnages virtuels, et une minorité qui sont des jeunes des planètes rebelles mettant en oeuvre leurs idées politiques pour en voir le résultat. Contrairement à la plupart des virtuels, il semblerait que l'intégration procède à une initialisation, la plupart des personnages n'ont donc aucun moyen de savoir qu'ils sont dans un virtuel. Ce sont principalement de jeunes adultes, qui, ayant tenté l'expérience plus jeune de manière consciente, décident d'y retourner une fois libres et adultes de façon définitive. Ils n'en sortent alors que lors de leur mort virtuelle. De façon à rendre les choses plus pratiques, la durée de vie des personnages est volontairement limitée à quelques dizaines d'années seulement, soixante-dix pour les plus âgés.
Sarah fait une pause. Gwénoléa va pour se lever, mais Sarah continue :
- Je ne suis restée que l'équivalent de quatre sixièmes d'un sixième sur place (deux mois), mais j'ai découvert que parfois le virtuel peut avoir des ratés, c'est ce qui s'est sans doute passé avec Ylraw. Comme il est impossible de savoir le point d'accès des personnes, Énavila est alors sans doute intervenue pour le faire sortir.
Énavila crie de nouveau :
- C'est faux ! C'est complètement faux, elle est défoncée !
Goriodon calme Énavila :
- Énavila ! Vous aurez la parole en temps voulu, préparez donc pendant ce temps une explication détaillée sur la méthode que vous utilisez pour détourner le bracelet ! Sarah, je vous en prie.
Sarah remercie Goriodon et reprend :
- Voulant en avoir le coeur net, je suis alors intervenue pour aider Ylraw et tenter de mettre en évidence leur volonté de le faire sortir. C'est là que je rejoins l'histoire de Ylraw. Il a échappé un certain temps aux jeunes des planètes rebelles, et j'ai moi-même finalement perdu sa trace. Finalement, il a été capturé et renvoyé vers son téléporteur de départ, à savoir le téléport de Stycchia.
Sarah se tait. Yamwreq demande la parole :
- Pourtant il dit qu'auparavant il est passé sur une sorte de lune, et quid de ce qui concerne son amie, disparut lors de la téléportation vers Adama ?
Sarah parle sans se retourner vers lui.
- Cette immense expérience des planètes rebelles n'est pas sans incidents. D'une part pour rendre l'opération plus difficile d'accès, ils utilisent plusieurs niveaux de virtuel, ainsi ils passent dans un premier temps dans un virtuel classique avant de partir de celui-ci vers l'expérience en question. D'autre part, lors du retour d'Ylraw, ils ont jugé bon de faire revenir en même temps les deux personnes avec lesquelles il se trouvait, à savoir Erik et Naoma. Toutefois, ils n'ont pas de moyens simples pour savoir si une personne est fruit du virtuel ou un personnage réel, le contrôle de l'expérience leur ayant sans doute un peu échappé, volontairement sans doute. Je pense que Naoma à pu être matérialisée sur le téléporteur de Stycchia car celui-ci est une version modifiée, comme le prouve son comportement inexplicable, mais son passage dans un téléporteur classique a sans doute révélé qu'elle n'était pas humaine et elle a simplement été effacée.
Je reste sans voix. C'est impossible ! Ça ne peut pas être la vérité. Sarah continue :
- Ramener une personne en cours de jeu n'étant sans doute pas prévu, Ylraw est revenu avec ses souvenirs de l'expérience, et pas ceux antécédents. J'imagine, en plus, que les téléporteurs modifiés ne sont pas toujours complètement opérationnels.
Erik se lève pour prendre la parole, Goriodon lui la donne :
- Dans ce cas, si je comprends bien nous sommes déjà membres de la Congrégation, mais alors, qui étions-nous, vous devez avoir des informations, puisque vous filmez tout. Vous devez avoir d'anciennes sauvegardes !
Sarah lui répond :
- Oui je pense qu'il est important pour vous que le Congrès fasse des recherches sur votre réelle identité. Toutefois la tâche n'est pas rendue facile par l'habitude qu'on les jeunes des planètes rebelles de ne jamais porter leur bracelet.
Gwénoléa se lève, Goriodon l'invite à parler :
- Je ne peux bien sûr confirmer ou infirmer ce que je ne connais pas, mais je n'ai jamais eu à ma connaissance l'existence d'une telle expérience. En conséquence j'aimerais que soient recherchées tout particulièrement des preuves de son existence.
Sarah lui répond :
- Pour l'instant je demanderais au Congrès de m'autoriser à garder secret l'emplacement du téléporteur que j'ai utilisé, de façon à éviter toute interférence sur cette affaire.
Goriodon approuve :
- Soit, votons.
En quelques secondes les résultats du vote commence à apparaître. Environ deux tiers des personnes se prononcent pour l'autorisation. Je demande à Pénoplée combien de temps prend un vote, et si je dois voter moi. Elle m'indique que n'ayant pas de statut défini dans la Congrégation je ne peux pas voter. Concernant le vote, comme la plupart d'entre eux, il n'y a pas de limitation de durée. Tant que le résultat penche d'un côté ou de l'autre, c'est cette décision qui est prise. Chacun peut changer d'avis à tout moment. Le jour où une majorité sera en faveur de lever le secret, alors ce sera fait.
Goriodon parle de nouveau.
- Bien, je pense que nous pouvons faire un rapide compte-rendu de cette matinée, et nous retrouver après le déjeuner.
Quatre-vingt pourcent de oui, ou, pour être plus exact, trente trente-sixièmes. Goriodon fait le compte-rendu de la matinée :
- Le statut actuel est que Ylraw et Erik sortent d'un virtuel mis en place par certains membres de planètes rebelles pour contrecarrer les règles de la Congrégation. Énavila est intervenue dans ce virtuel pour faire sortir Ylraw suite à un dysfonctionnement. La personne de Naoma n'étant pas un personnage réel, il est vraisemblable que le téléporteur vers Adama l'ait simplement effacée. Les points qu'ils nous faut désormais éclaircir concerne d'une part les dysfonctionnements des bracelets vis-à-vis d'Énavila, et d'autre part les comportements agressifs et intolérables qu'ont manifestés Ylraw et Énavila les jours précédents. Dans le même temps nous devrons trouver les identités passées de Ylraw et d'Erik, et répondre aux interrogations de Yamvreq concernant certains dysfonctionnements des artificiels.
Goriodon n'en dit pas plus et quitte doucement le Congrès, imité par nombre. Je reste pensif un instant. Si c'était vrai ? Après-tout, comment pourrais-je le savoir, m'obstiner à refuser l'hypothèse est stupide, plutôt l'envisager et voir ce qui ne colle pas... Je me tourne vers Énavila. Elle me regardait. Elle soutient mon regard. Elle doit savoir, elle, elle doit savoir mais que croire ? Elle semble pensive, elle aussi...
Finalement Pénoplée me prend par la main, m'invitant à les suivre. Nous quittons l'enceinte et marchons doucement sur la grande allée. J'aurais peut-être dû rester pour discuter avec elle. Les autres marchent un peu plus vite, Erik, suivie de Guerd, se met à mes côtés, il me parle en anglais :
- Tu y crois, à son histoire ?
- J'avoue que pour l'instant je suis perplexe, et ils n'ont apporté encore aucune preuve, peut-être que s'ils me montrent toute une vie que j'aurais vécu ici je les croirais, mais pour l'instant j'avoue que je suis un peu perdu.
- Moi je trouve que ça ne colle pas. Déjà pour Naoma, elle n'a pas parlé de sa résurrection sur Stycchia, ça aurait dû foirer à ce moment là aussi, si ce qu'elle dit est vrai.
- C'est vrai, mais peut-être que le village a un téléporteur un peu ancien ou différent, ils pourront toujours t'inventer une histoire que nous serons incapables de vérifier. Mais je suis d'accord, c'est étrange.
- Oui et son histoire de virtuel de passage, dans ce cas nous aurions dû savoir à ce moment que nous étions dans un virtuel si c'était bien un classique.
- Ils répondraient sûrement que le retour de la Terre s'étant mal passé, nous n'avons pas été initialisés correctement dans ce virtuel de passage. D'un autre côté ça expliquerait pourquoi notre téléporteur nous avait donné un bracelet et n'indiquait aucune activité, si en réalité nous sommes restés sur place.
- Mouais...
- Mais quoi qu'il en soit, virtuel ou pas, cette Sarah sait comment y retourner.
Erik reste pensif un instant.
- C'est vrai... D'autre part il y a les cicatrices aussi, si nous étions là auparavant, nos corps n'auraient pas dû être regénérés, c'est étrange pourtant que les cicatrices que nous nous sommes faites sur Terre aient été aussi répercutées ici.
- Je me demande à quoi joue cette Sarah, à mon avis elle cherche à cacher quelque chose. Yamwreq a des soupçons, il pense que les artificiels manipulent certains éléments pour qu'elle puisse garder son anonymat. Or ce matin elle s'est montrée aux yeux de tous, de quoi faire taire les suspicions levées par Yamwreq. Et comme par miracle notre cas est soudain expliqué. C'est étrange.
- En tout cas ce qui est sûr c'est que virtuelle ou pas la Terre existe, mais ça ne nous avance pas beaucoup plus sur le pourquoi de tout ça.
- C'est vrai, en un sens nous progressons, et d'ailleurs l'explication de Sarah sur la présence d'Énavila dans le virtuel ne colle pas, c'est elle-même qui m'a donné le bracelet, je ne me doutais d'absolument rien auparavant. Je pense qu'on peut coincer Sarah en lui parlant d'événement dont elle n'a pas la connaissance.
- Oui mais comme tu as tout raconté en détail, ça va être plus dur.
- C'est vrai, je ferai bien de me taire un peu à l'avenir.
- Peut-être qu'Énavila se chargeait de contrôler le déroulement de l'expérience, peut-être avais-tu découvert sans le savoir un téléport ou d'autres éléments, sans y prendre attention, ou peut-être qu'elle le croyait. Elle était mal renseignée, ou t'a confondu.
- Peut-être, mais pourquoi s'en méfier si je n'y prenais pas garde ? Si seulement cette Énavila était un peu plus conciliante...
- Peut-être que les menaces du Congrès d'accéder directement à son inconscient la rendront plus raisonnable. Tu devrais essayer de lui parler discrètement pendant la pause.
- J'y compte bien.
Nous arrivons dans le même bâtiment ou nous avons pris notre petit-déjeuner. C'est un long immeuble blanc de quelques étages seulement, une grande arche permet de sortir de l'enceinte protégée du Congrès. Il fait un beau soleil mais le temps est assez frais. Nous avions quelques mètres de retard sur le petit groupe devant nous, nous les rejoignons installés dans de confortables fauteuils sur une grande terrasse donnant sur le parc. Une grande partie des personnes présentes ce matin se trouvent là. Je cherche Sarah ou Énavila du regard mais ne les trouve pas. Erik et Guerd vont s'asseoir avec le reste du groupe. J'aimerais vraiment pour ma part m'entretenir avec l'une ou l'autre. Alors que je suis seul, un homme s'approche de moi.
- Moyoto.
- Moy.
Je n'y prête pas plus attention.
- Je me présente, Metthios, j'ai assisté ce matin à la session du Conseil.
- Ah ? Enchanté.
- Auriez-vous quelques minutes à m'accorder ? Nous pourrions nous installer là et manger un bout ? Vous attendez quelqu'un ?
Ah ! Il m'embête ce type, que me veut-il ? Il fait à peine ma taille, il est chauve, c'est assez rare ici pour être noté. Il possède un visage un peu dur, peut-être est-ce encore son initial.
- Euh non, pas spécifiquement.
Il m'invite à nous asseoir.
- Vous ne me connaissez sans doute pas.
- Non, en effet.
Je continue à regarder un peu autour de moi.
- Pour faire simple, je suis un opposant à la politique de Goriodon, je ne vous cache pas que l'affaire vous concernant soulève de nombreuses questions sur le rôle qu'il a pu tenir. Je pense particulièrement à l'affaire révélée par Yamwreq à propos de cette fille, qu'il a tenté de détourner d'une manière complètement ridicule, d'ailleurs. Je sais que vous avez eu une entrevue avec Yamwreq et Guewour il y a deux jours, pour discuter de cette affaire. Je ne vous demande pas de m'en livrer le contenu, mais quelques éléments supplémentaires pourrait me permettre de faire pression pour que la vérité soit révélée. Pensez-vous vraiment que cette histoire de virtuel tienne ? C'est ridicule !
Il est bizarre ce gars. J'ai le réflexe de retenir mes pensées, mais dans l'enceinte du Congrès les bracelets sont inactifs. Ce qui nous oblige à intercepter par la pensée les bestioles volantes si nous voulons quelque chose à manger.
- J'avoue que je suis perplexe, oui.
Son énergie redouble suite à ma remarque, il se penche de plus en plus vers moi, comme s'il se voyait déjà maître du Conseil...
- Je pense moi que Goriodon tente corps et âme de garder le secret autour de cette planète, c'est peut-être une planète des hommes de l'Au-delà annexée par les artificiels, et dont il est un des rares à connaître l'existence.
- Mais pourquoi Goriodon ferait-il une chose pareille ? Je ne connais pas les détails de ses idées politiques, mais il a toujours voulu une plus grande égalité entre les membres de la Congrégation, non ? C'est d'ailleurs sur cette idée qu'il est devenu chef du Congrès, il me semble.
- En façade oui ! Mais dans l'ombre il nourrit des rêves de pouvoir à faire trembler ceux du regretté Teegoosh, lui au moins avait le courage de ses opinions ! Goriodon n'agit que par malice !
Énavila approche, mince ! Metthios voit que je quitte son attention, il redouble d'entrain.
- Écoutez-moi, pour l'instant vous êtes encore sous surveillance et vous ne pouvez pas quitter le Congrès, mais je peux m'arranger pour que nous ayons une entrevue privée. D'autre part, je vais faire en sorte de chercher des informations sur cette fille, cette Sarah, et cette histoire de virtuel, si ce qu'elle dit est vrai, elle ne doit pas être la seule au courant, il y a bien dû y avoir des fuites.
Je ne sais pas trop quoi faire avec ce gars. M'en servir ou le laisser aller ? Restons courtois, je demanderai conseil à Pénoplée.
- Soit, mais je ne vous promets rien, je ne sais pas trop dans quelle mesure je suis libre de mes mouvements.
- Ne vous inquiétez pas, j'ai beaucoup de contacts, j'arrangerai tout. Commandons de quoi déjeuner, que prenez-vous ?
- Euh... Je sais pas si... Je ne connais pas vraiment encore tous les plats, commandez donc la même chose que pour vous, je découvrirai.
Ah ! Il va me tenir tout le repas ! Quelques minutes plus tard, une table en bois à roulette nous apporte la commande. Des petits paniers remplis d'une multitude de boules de tailles et de couleurs variées, chaudes pour la plupart. Je goûte :
- C'est délicieux !
- Vous aimez ? C'est une spécialité de ma planète, je suis originaire de la planète Ora, la plus grosse des planètes du commerce.
Voilà qui ne m'étonne qu'à moitié.
- Quel âge avez-vous ?
- J'ai eu mille ans l'année dernière !
Ce qui fait environ mille six cent ans de la Terre. Il est presque du même âge que Pénoplée. Quoique, elle n'a qu'aux alentours de mille quatre cent ans, il y a quand même deux cent ans de différence... Deux cents ans ! Quel monde fou !
- Vous avez donc connu le Libre Choix, que faisiez-vous auparavant ?
- J'étais, disons, commerçant.
- Mais, je croyais que même alors il n'y avait plus de monnaie, que vendiez-vous ?
Il semble hésiter.
- Diverses choses, du travail, en particulier.
- Du travail ? Je ne comprend pas.
- Et bien, pendant la période de travail obligatoire, beaucoup de gens occupaient des emplois inintéressants, ils étaient prêts à donner beaucoup pour avoir le travail de leur rêve.
- C'est du délire, vendre du travail ! D'habitude, chez moi, on a plutôt tendance à payer les gens pour qu'il travaillent à notre place !
- C'est l'époque qui voulait ça, qu'est-ce que tu veux.
Il est déjà familier avec moi. J'imagine qu'il n'est pas beaucoup plus blanc que Goriodon... Bah, il faut être encore plus voyous que les bandits pour leur courir après...
- Mais vous vous y preniez comment, vous créiez des sociétés bidons pour leur offrir du travail.
- T'as tout compris !
- Mais ils vous payaient comment, ces gens ?
- Oh il ne me payaient pas vraiment, disons qu'ils étaient souvent d'accord avec moi.
OK.
- Je vois, je comprends que vous en vouliez à Goriodon, ça a dû légèrement remettre en question votre business l'arrêt du travail...
Ces yeux scintillent un instant, il se recule sur son siège, s'installe confortablement.
- Oh non... C'était le cours des choses, comme tu dis, c'était du délire, se faire payer pour donner du travail aux gens, il fallait que ça s'arrête à un moment où à un autre...
Nous finissons le repas et je passe encore un bonne demi-heure à parler de son opposition à Goriodon et ses avis sur le système actuel. Je finis enfin par m'en dépétrer pour rejoindre Pénoplée et les autres. Pas d'Énavila ni de Sarah en vue. Je tire un fauteuil et m'installe à côté de Pénoplée. Erik plaisante :
- Le refus de la blonde t'a frustré, tu tentes les petits chauves maintenant ?
- Yep, mais tu devrais tenter aussi, Erik, je pense que ça te réussirai mieux que les rousses.
Guerd juste à côté de moi me file une tape. Pénoplée reste de marbre :
- Alors, bien comploté ?
Erik redevient sérieux :
- Il te voulait quoi ce mec ?
- C'est un ancien vendeur de travail du temps où il était obligatoire, apparemment il en veut à Goriodon et il pense que notre affaire pourrait faire tomber Goriodon, à son profit j'imagine. En tout cas c'est ce que j'en ai compris. J'ai eu du mal à m'en défaire.
Pénoplée complète :
- Il en veut à Goriodon ! C'est un euphémisme, il le tuerait s'il le pouvait. C'est un des rares qui s'est fait rattraper après le Libre Choix. Goriodon savait que les planètes du commerce serait sans doute le lieu de beaucoup de départs, il avait fait boucler tout le secteur, pas mal de vaisseaux sont quand même passés au travers, c'est pas évident de contrôler toute une zone d'espace, mais pas le sien...
- Il m'a pas raconté ça.
Guerd en rajoute :
- C'est un filou, tout le monde dit qu'il fait des trucs pas très très honnêtes. Avant le Libre Choix il était très puissant, il contrôlait presque toute la planète Ora, une des plus grosses planète du commerce. Aujourd'hui il a encore pas mal d'avis de ces planètes de son côté.
Je prends la main de Pénoplée, elle la retire doucement, elle est énervée :
- Tu ne devrais pas trop traîner avec ce mec là, tu as déjà assez d'ennuis comme ça.
Qu'est-ce que j'y peux, moi...
- Vous ne sauriez pas où se trouve Énavila ou Sarah ?
Erik répond :
- Énavila est rentrée dans le bâtiment mais je ne l'ai pas revue depuis, quand à Sarah, je ne l'ai pas vue du tout.
Pénoplée dit d'une fausse voix calme :
- Qu'est ce que tu leur veux ? Ça t'a pas suffit qu'elle te massacre la colonne et la jambe.
Erik rigole :
- Tu plaisantes ! Ça l'excite au contraire !
Pénoplée garde les yeux sur moi, elle ne tourne même pas le regard vers Erik, l'ignorant complètement. Je lui réponds :
- J'aimerai bien discuter un peu avec elle.
- Il y a le Congrès pour ça.
- Oui mais c'est pas trop intime le Congrès.
Elle ne répond même pas. Je sens qu'elle bouillonne. Pas la peine que je tente de lui faire un bisou, elle m'enverrait balader.
- Six heures.
Sur les conseils d'Erik je me retourne. Énavila sort du bâtiment et prend la direction du Congrès. Je me lève sur le champ pour la rejoindre. Avant même que je ne l'aborde, alors qu'elle marche encore à quelques mètres devant moi, elle m'accueille chaleureusement :
- Va te faire foutre, si tu crois que je vais te causer, tu te la fous bien profond.
- Tu me sens venir sans même me voir, dis-donc, mes phéromones sont décidément surpuissantes.
- Ton humour est à chier, comme le reste, et fais gaffe à toi si je parviens à virer ces putains de moussillons, tu risques de perdre ton autre jambe.
- T'es pas sortie indemne de notre première partie de jambes en l'air toi non plus, je te rappelle.
Elle ne répond pas.
- Tu y crois à son histoire de virtuel ?
Elle s'arrête de marcher et me regarde dans les yeux :
- À quoi tu joues là ? Tu me prends pour une conne ? Retourne dans les pattes de ta maîtresse, on n'a rien à se dire.
Elle repart en direction du Congrés de plus belle.
- Pourquoi tu m'en veux ?
- Pourquoi je t'en veux ! Parce que tout ce merdier est de ta faute ! Pauvre con !
- De MA faute ? Tu déconnes, c'est toi qui m'a filé ce foutu bracelet qui a tout entraîné !
Elle s'arrête de nouveau de marcher et me regarde en face. Elle est vraiment jolie... Elle me rappelle quelqu'un, mais qui ?...
- S'il te plait arrête de jouer au benêt avec moi, je sais qui tu es, et si jamais la moindre pensée que nous puissions faire équipe t'effleure, enfonce-toi la bien profondément et attends que ça passe, ok ?
- Tu n'en as plus beaucoup, d'équipe, pourtant...
- Je me démerde. Maintenant lâche-moi, j'ai pas l'habitude de traîner avec des nains impuissants.
Elle reprend sa route.
- Qui que soit la personne qui t'a renseignée sur moi et ce que je suis censé être par rapport à vos planètes rebelles t'a trompé Énavila, je ne suis pas impuissant.
Enfin ! Elle ne retient pas un sourire. Mais elle en est encore plus énervée. Elle s'arrête de nouveau.
- S'il te plait, lâche-moi.
Elle a un tout petit peu changé de ton. Je connais cette voix ! Mince ! Je la connais d'avant, une voix du passé... Je n'insiste pas plus, considérant avec joie cette première victoire. Je reviens un peu sur mes pas pour retrouver les autres qui se rendent aussi de nouveau vers le Congrès. Erik m'interroge :
- Non j'ai rien réussi à savoir, mais elle n'est pas invincible.
Pénoplée reste silencieuse jusqu'au Congrès. Décidément certains ne savant pas prendre la vie du bon côté... Je m'installe, à la même place, je n'ose pas m'asseoir juste à côté d'Énavila, même si l'idée m'effleure. L'aurais-je déjà rencontrée ? Sans doute une simple coïncidence. Se pourrait-il que ce virtuel soit vrai, que je l'ai connue d'avant, se pourrait-il que je sois bien originaire de la Congrégation ? Qu'importe... Il y a déjà une personne qui parle, dans l'arène, de je ne sais trop quelle planète qui perd son atmosphère ou je ne sais.
"De quoi parlent-ils ?"
Assis je peux parler seul à seul avec Pénoplée.
"D'une planète où une forme de vie intelligente se développe mais qui perd son atmosphère. Certains veulent une intervention pour sauver cette espèce."
"Tu m'en veux."
"Je devrais ?"
"Tu as l'air énervée."
"Non ? Où tu vas chercher une idée pareille ?"
Elle me tuera... Quelques minutes plus tard Goriodon arrive. Je n'ai pas encore vu Sarah. Yamwreq était déjà là. Metthios arrive et il vient me voir. Il me serre la main chaleureusement. Il se montre. Je n'aurai peut-être pas dû accepter de déjeuner avec lui, il me prend pour son pote désormais. Sera-t-il un allié ou un poids ? Quoiqu'il en soit il prend le temps de bien montrer à tout le Congrès que qui s'attaque à moi, s'attaque à lui... Goriodon regarde calmement le jeu de son opposant, Gwénoléa arrive. Yamwreq me prévient que de m'allier avec Metthios me fermera plus de portes que cela m'en ouvrira.
"La racaille avec la racaille..."
Énavila...
"Si tu ne veux pas de moi, il faut bien que je me console."
"Une chèvre n'en voudrait pas."
"Tu es dure avec toi-même, là."
Elle se tourne vers moi, un semblant de sourire aux lèvres.
"T'es vraiment un connard !"
Notre passionnante conversation est coupée par Goriodon, qui ouvre de nouveau la séance. Il rappelle les conclusions du matin.
- Le premier point sur lequel nous allons nous attarder est la façon dont s'y prend Énavila pour outrepasser les bracelets. Énavila, la pause déjeuner vous a-t-elle rendue plus conciliante ?
Elle regarde Goriodon de travers. Elle doit bouillonner. Étonnamment elle répond d'une voix calme :
- Je ne l'explique pas. Toute ce que je peux vous dire c'est que lorsque je suis très énervée je peux casser les directives des bracelets.
- Depuis quand vous connaissez-vous cette capacité ?
Elle réfléchit un instant.
- Plusieurs années. Je l'ai découverte progressivement, et c'est très variable, parfois ça marche, parfois pas.
- Connaissez-vous des personnes qui travaillent sur des méthodes pour tromper les bracelets, ou changer les avis.
Encore un silence.
- Non.
L'indicateur révèle qu'elle ment. Elle est calme, elle ne doit pas arriver à mentir et tromper le bracelet en étant calme.
- Oui c'est bon j'en connais, mais ils ne m'ont jamais rien donné de concluant.
- Pouvez-vous modifier les bracelets d'autres personnes par cette même technique ?
Un silence.
- Non.
Elle ment, j'en suis sûr, l'indicateur dit qu'elle est sincère, mais elle s'est mise à bouger la jambe, et elle a serré le poing. Je lui parle intérieurement.
"De quelle façon tu peux modifier les bracelets ? Tu leur donne des pensées qu'ils n'ont pas eues ?"
Goriodon me stoppe :
- Ylraw, veuillez ne pas la déranger, s'il vous plait. Si vous voulez intervenir, demandez la parole. Vous avec une question ?
Mince, repéré...
- Non, je vous prie de m'excuser.
Pénoplée s'en mêle.
"Qu'est-ce que tu lui voulais encore ?"
"Elle a menti, elle peut modifier les bracelets des gens."
"Comment tu peux le savoir, son bracelet dit qu'elle est sincère."
"Elle peut mentir quand elle est énervée, regarde-là, elle s'énerve elle-même tout en faisant mine de garder son calme pour pouvoir mentir."
Goriodon poursuit :
- Dans le but d'éclaircir cette affaire, les artificiels ont étudié le cas d'Énavila, toutefois rien de concluant n'a pu être mis en évidence. Il semble que le fonctionnement des bracelets ne soit, selon eux, par remis en cause. Force est de consater pourtant que les outrepassements d'Énavila consistent en de lourdes fautes et qu'une faille dans notre structure d'avis est un souci majeur. En conséquence, je propose qu'un traceur électromagnétique soit adjoint quelques temps à Énavila, de façon à faire la lumière sur ce problème.
Cinquante-trois pourcent de oui, serré. Énavila souffle de rage.
Goriodon reprend :
- Venons-en justement à vos manques de contrôle, à vous comme à Ylraw. Je vous rappelle les faits.
Des images s'affichent en surimpression. Je suis toujours impressionné par leur capacité à modifier le cerveau pour faire apparaître toutes ces informations supplémentaires. Et nous qui nous préoccupons de l'influence des ondes des téléphones portables, celles-ci doivent être autrement plus puissantes. Je me demande toutefois comment ils font pour trouver la fréquence qui leur permet de rentrer en résonance avec le cerveau de chacun... Goriodon commente mon embardée à bord de l'abeille qui a valu la frayeur de sa vie à Hur. Il ne s'arrête pas là et poursuit avec l'entrée en effraction d'Énavila dans notre appartement. Il omet, heureusement, le passage dans la chambre et reprend avec la bataille dans le couloir, jusqu'au dramatique écrasement dans le parc du Congrès. Il détaille tous les moments où Énavila a de toute évidence contourné une limitation, que ce soit en réussissant à ne pas se faire immobiliser ou encore en traversant l'espace interdit au-dessus du parc.
- J'espère que vous êtes conscient de la gravité de vos actes.
Je proteste :
- Ce n'est tout de même pas comparable, j'avoue que je n'aurais pas dû effrayer Hur de la sorte, mais je ne lui ai rien fait. Elle m'a tout de même broyé une jambe et détruit la colonne.
- T'inquiète que si j'avais pu te broyer aussi là tête ça aurait été avec pl...
- Assez !
Goriodon hausse le ton.
- Vous vous trouvez ici dans la Congrégation ! Nous avons des règles ! Nous ne mesurons pas la teneur de vos actes en fonction de leurs conséquences comme dans votre monde barbare ! Votre action envers Hur est toute aussi intolérable que celle d'Énavila à votre égard.
Mon monde barbare... Tiens, serait-ce un indice ? Je devrais peut-être l'énerver, lui-aussi. Metthios se lève alors et prend la parole :
- Si je puis me permettre, je me range aux côtés d'Ylraw et prends la liberté de faire remarquer que cet incident a précédé l'anomalie détectée par Yamwreq. Si les doutes de Yamwreq sur une manipulation des artificiels sont justifiés, alors Ylraw est peut-être lui-même victime de cette sombre affaire. Étrange en effet que cette fille, justement celle qui a provoqué cette histoire, arrive aujourd'hui avec une ridicule explication de virtuel à multiples niveaux des planètes rebelles !
Il aime bien ce mot... Voyant que le Congrès l'écoute, il se lève et poursuit.
- Depuis quand avons-nous des secrets dans la Congrégation ? Gwénoléa a démentie l'existence de cette expérience, depuis quand les représentants ne sont-ils pas au courant de ce qui se trame sur leurs propres planètes ? J'ai bien peur qu'Ylraw ne soit que le bouc-émissaire d'une affaire bien plus grave encore que sa réaction, bien compréhensible dans sa situation, quand il a enfin espéré trouver un indice en cette Sarah. Où se trouve-t-elle, d'ailleurs ? Elle arrive par enchantement avec une explication bancale et disparait aussitôt ? J'aimerais que ce soit vous, Goriodon, qui répondiez aux interrogations du Conseil !
Grand brouhaha dans le Congrès. Goriodon se lève et fait signe d'apaisement.
- Pour reprendre vos remarques dans l'ordre, Metthios, je rappellerai tout d'abord que les planètes rebelles n'ont jamais été considérées comme une partie si je puis dire "classique" de la Congrégation. À ce propos, Gwénoléa, sans que je remette en quelques façons que ce soit ses compétences, est aussi dans l'impossibilité d'expliquer les outrepassements d'Énavila. Ensuite, la présence de Sarah ce matin était fruit de ma demande conformément au calendrier que nous avions fixé. Si certains d'entre vous désirent l'interroger de nouveau, j'imagine qu'elle est tout à fait disposée à venir répondre ici-même. Pour terminer, j'aimerais que nous ne mélangions pas tout, si certains d'entre vous pense que je suis mêlé aux accusations de manipulation de Yamwreq, nous en débattrons en temps voulu, mais pour l'instant le sujet est de savoir que nécessitent les attitudes démontrées par Ylraw et Énavila. Si le Congrès juge que la seconde affaire est prioritaire sur la première, soit, mais tentons de conserver un semblant de clarté dans ces problèmes. Je propose que nous terminions sur le cas d'Ylraw et d'Énavila, puis que, comme prévu, nous abordions cette question de manipulation.
Écrasante majorité, Metthios n'a pas encore le talent dialectique de Goriodon.
- Bien, reprenons. Ylraw, êtes-vous conscient de la gravité de votre acte ?
- Oui.
Bordel ! L'indicateur marque que je ne suis pas sincère. Énavila sourit. Goriodon soupire.
- Bien, je vois que vous n'êtes pas encore près à admettre nos règles. De toutes évidences votre séjour dans ce monde virtuel vous a corrompu plus que vous ne sembliez l'admettre. Il sera difficile pour nous d'avoir la moindre confiance en vous tant que vous n'acceptez pas nos lois. De façon à prévenir vos éventuels débordements futurs, je suggère que nous vous adjoignons un précepteur.
Écrasante majorité. Je demande à Pénoplée ce qu'est un précetpeur.
- C'est un artificiel qui t'accompagne et contrôle tes mouvements. Quand tu t'apprêtes à faire quelque chose de mal, il te paralyse et te fait la morale...
Génial...
- Énavila, vos actes sont tous aussi alarmants d'autant que vous avez reçu une éducation de la Congrégation, vous connaissez donc nos règles. Êtes-vous consciente que votre comportement est une grave menace à la stabilité de la Congrégation ?
Un silence. Je suis sûr qu'elle va mentir.
- Oui, je tâcherai de me contrôler.
Sincère ! Mes fesses ! Elle me parle en privé :
"Tu vois c'est pas si dur."
Elle est forte quand même... Goriodon poursuit :
- Votre capacité à outrepasser les bracelets n'étant pas encore élucidée, je suggère que nous couplions au pisteur électromagnétique convenu tout-à-l'heure un précepteur.
Majorité, je lui renvoie sa remarque.
"C'est peut-être pas dur mais quand on ne sait pas s'en servir ça ne sert à rien..."
Elle se tourne vers moi pour me lancer des éclairs du regard.
- Ylraw ! Énavila ! Cessez ces discussions. Je suis vraiment triste que vous considériez avec si peu de sérieux les raisons pour laquelle nous en arrivons là !
Goriodon fait une pause. Il va reprendre, mais une autre personne prend la parole. C'est une femme, à la voix très douce, habillée en blanc, les cheveux noirs, longs, elle ressemble à l'elfe du Seigneur des anneaux.
- Excusez-moi, mais nous nous attardons sur des punitions alors que nous devrions comprendre les causes. Un homme, ou une femme, n'agit pas de la sorte s'il n'est pas poussé ou si elle n'est pas poussée par une raison encore plus grave que la conséquences de ses actes. D'après Sarah, intervenue ce matin, Énavila en voudrait à Ylraw pour avoir mis en péril cette expérience secrète, cette Terre, mais ne pourrions nous pas aller plus loin ? Je trouve toute de même bien étrange tant de catastrophes pour un virtuel. Ceux-ci peuvent être rejoués à volonté, pourquoi n'a-t-elle pas simplement déconnecté Ylraw et rejoué la scène ? Si Sarah a trouvé ce virtuel et que nous considérons qu'il n'est pas conforme à nos règles, et bien stoppons-le et faisons comparaître ici les personnes à son origine. Nous devons mettre cette histoire à plat, et j'avoue que pour l'instant le Conseil a soulevé bien plus de questions qu'il n'en a réglées. Vous prétendez résoudre les problèmes un par un, dans l'ordre, mais cet ordre ne voudrait-il pas que l'on s'intéresse d'abord aux causes avant de punir les conséquences ?
Ouhaou, respect. Je demande à Pénoplée :
"C'est qui ?"
Pénoplée me répond après un instant, elle ne doit pas la connaître et chercher des infos.
"Mélinawahaza, Elle représente le regroupement des planètes de glace. C'est un système planétaire dans un système d'étoiles ternaires. Il comporte quatorze planètes telluriques habitées. Une perturbation gravitationnelle a transformé ses anciennes planètes paradisiaques en enfer de glace il y a plus de mille trois cent ans (deux mille ans), en éloignant une des étoiles. Mélinawahasa fut, en quelque sorte, la personne qui transforma cette catastrophe en un moindre mal. Grâce à elle, après la destruction de leur équilibre, beaucoup d'hommes et de femmes purent restés là-bas, trop attachés à leurs planètes. Ils ont eu une autorisation pour la mise en place de clones plus résistants au froid. Il y a des millénaires, quand la Congrégation vota la mise en place des avis, ces planètes refusèrent et quittèrent la Congrégation. Elles vécurent longtemps en autarcie puis Teegoosh parvint enfin à les faire revenir dans la Congrégation. Mélinawahaza a longtemps fréquentée Teegoosh. Teegoosh passait souvent du temps sur Fra, la planète principale. Elle refusa de quitter la Congrégation pour l'Au-delà, mais depuis elle conserve une certaine indépendance vis-à-vis du Congrès. Pendant longtemps les jeunes avaient les planètes de glaces comme destinations de choix, avant qu'ils n'investissent les planètes rebelles."
Encore un personnage vieux de plusieurs millénaires... C'est tout de même fou, cette humanité a beau posséder plus de cinquante fois plus d'individus que la Terre, on dirait que tout le monde a couché avec tout le monde. D'un autre côté je me demande combien de compagnes ou de compagnons il faut pour agrémenter l'éternité...
Sa voix douce charme le Congrès, en tout cas ; une écrasante majorité s'affirme en faveur de ses dires. Metthios ferait bien d'en prendre de la graine. Mais j'imagine que la belle à déjà du envoyer balader le bougre à plus d'une reprise.
- Ce prétendu virtuel semble le lien entre tous les problèmes que nous traitons, serait-il possible que Sarah soit de nouveau conviée à répondre à nos questions ? C'est bien étrange qu'elle soit la seule au courant.
Goriodon, resté assis, acquiesce :
- Soit, appelons-là.
- Quelques minutes plus tard, Sarah apparaît au centre de la place.
- Mélinawahaza, je vous en prie.
Mélinawahaza, restée debout, conviée par Goriodon, interroge Sarah :
- Sarah, vous avez été très brève sur le virtuel "Terre", ce matin, nous aurions plusieurs questions auxquelles vous pourrez peut-être répondre.
Sarah ne regarde même pas Mélinawahaza, elle répond avec une voix hésitante. C'est étrange on dirait qu'il y a quelque chose entre elles.
- Oui.
- Tout d'abord à qui avez vous parlé de ce virtuel ? Qui avez-vous interrogé à son sujet ?
- J'ai fait part de ma découverte à Goriodon à la fin du quatrième sixième, et je me suis rendue sur place entre le cinquième et le dernier du troisième. Depuis je suis restée la plus discrète possible pour continuer à enquêter.
Mélinawahaza se retourne vers Goriodon :
- Goriodon, pourquoi cette enquête n'a-t-elle pas été décidée au sein du Congrès ?
Goriodon reste assis, sans doute pour se faire plaindre et mieux convaincre, c'est vraiment du jeu d'acteur la politique !
- J'avoue que mon choix a été très difficile. C'est la première fois qu'un tel cas se présentait, et Sarah craignait beaucoup que son téléporteur ne soit désactivé si des bruits sur la découverte de ce virtuel arrivaient jusqu'aux planètes rebelles. Je lui ai donc laissé juger le moment opportun pour dévoiler le secret.
Sarah reprend la parole :
- Jusqu'à présent je ne connaissais personne de la Congrégation ayant visité le virtuel, quand j'ai vu qu'Énavila allait comparaître devant le Congrès, j'ai pensé que c'était le moment idéal pour traiter de cette affaire. L'altercation d'Ylraw et d'Énavila précipitant les choses, je me suis rendue sur Adama avec quelques jours d'avance pour parler ce matin au Congrès. Désormais que nous connaissons deux personnes qui ont interagi avec la Terre, nous pouvons poursuivre l'enquête et trouver les autres points d'accès.
Metthios demande la parole, Mélinawahaza, qui mène le débat, la lui donne :
- Je trouve toute de même scandaleux qu'une telle décision ne soit pas passée devant le Congrès. En quoi la révélation de l'existence du virtuel aurait-elle complexifié l'enquête, au contraire, nous aurions pu régler cette affaire depuis un grand sixième au moins. Au lieu de cela des personnes de la Congrégation, combien, je l'ignore, continuent encore aujourd'hui à enfreindre les règles de la Congrégation !
Sarah répond immédiatement :
- Nous n'avons encore que très peu d'information sur cette expérience, et il n'aurait sans doute pas fallu longtemps aux personnes la contrôlant pour trouver mon point d'accès et le désactiver. Nous avons déjà perdu un point d'accès connu, celui de Stycchia. Quand Pénoplée, et les personnes du village où Ylraw est arrivé, ont prévenu Guewour qui en a informé Goriodon, celui-ci m'en a fait mention pour vérifier si ce téléporteur ne pouvait pas être justement un de ceux que nous cherchions. C'était sans doute le cas, et c'est à n'en pas douter celui qu'a utilisé Énavila pour se rendre sur Terre entre le premier et le deuxième du troisième. Malheureusement, quand j'ai tenté de vérifier, c'était déjà trop tard, malgré le petit nombre de personnes mis au courant, le téléporteur avait été réinitialisé.
Mélinawahaza reprend la parole :
- Votre téléporteur actuel est-il en sécurité ?
- Je ne le sais. Des artificiels sont censés bloquer et contrôler les accès, mais il est toujours possible que son autorisation de connexion soit coupée à distance. Je ne suis pas retournée sur Terre depuis la fin du troisième.
- Qui contrôle ce virtuel ?
- Je ne sais pas.
Je me lève pour demander la parole, Mélinawahaza me prie de parler.
- Mais en quoi pouvons-nous certifier que c'est bien un virtuel ? Après une discussion avec Erik, plusieurs points restent étranges et suggèreraient plutôt l'existence d'une vraie planète.
Sarah détaille son expérience :
- Lors de mon passage à l'intérieur, j'ai gardé un observateur présent dans le téléporteur, et mon corps est resté éveillé localement. L'activité était de type onirique.
Pourrait-elle mentir elle-aussi ?
- Pourtant vous disiez que l'immersion n'était pas consciente ?
- Elle l'est dans certaine mesure, j'avoue que j'ai eu de la chance de m'y rendre de manière consciente, je serais restée bloquée là-bas, sinon.
- Plusieurs éléments ne sont pourtant pas logique, le virtuel de passage est censé être un virtuel classique, pourtant à notre retour sur la Lune nous ne nous souvenions de rien.
- Vous n'avez pas quitté le virtuel de manière normale, vous avez été déconnectés en cours, j'imagine que le rassemblement de vos anciens souvenirs à ceux de votre expérience n'a pu se faire correctement.
- D'autre part, concernant Naoma, je vous rappelle qu'elle est morte sur Stycchia, avant notre arrivée au village, pourtant Moln et Ulri sont parvenus à la cloner de nouveau.
- Oui, nous avons étudié le téléporteur du village, il semble qu'il soit plus ancien que les nouveaux modèles utilisés dans votre station orbitale d'arrivée. En conséquence le départ de Stycchia est validé par le téléporteur, mais celui d'arrivée refuse la rematérialisation.
C'était à prévoir, qu'est-ce que je peux bien répondre à ça, j'y connais rien moi en téléporteur.
- Soit, mais d'autre par je suis mort sur la Lune, pourtant je ne suis pas sorti du virtuel à ce moment là. Il a fallut qu'un personnage sur place lance une nouvelle téléportation pour que je sorte en même temps qu'Erik et Naoma. C'est tout de même incompréhensible.
- Vous êtes mort ?
Erik prend la parole :
- J'en témoigne, un géant bleu de près de deux mètres cinquante lui a complètement anéanti le cerveau. Il est mort d'inanition au bout de quelques jours, j'ai moi-même constaté le degré d'avancement de décomposition de son corps.
- Un géant bleu ?
Énavila s'est tournée vers moi, interrogative.
Erik lui répond :
- Oui une sorte d'homme sans visage, le corps bleu avec un sorte d'aura légèrement lumineuse autour de lui. Les hommes sur place le considérait comme un Dieu, s'agenouillant sur son passage. Il n'a rien dit, il s'est juste mis en face d'Ylraw, nous étions tous paralysés. Ylraw a crié comme un pauvre diable alors que l'autre lui envoyait sans doute ses ondes dans la tête, puis il est tombé, après ça il n'a plus parlé, plus mangé, et il est mort au bout de quelques jours. Par contre c'est vrai que l'hypothèse du virtuel de passage expliquerait la présence de cet individu ; il semblait tout droit sorti d'un jeu virtuel.
Énavila se retourne, les yeux dans le vide, s'amusant avec son collier. Sarah répond à Erik.
- Dans la mesure où votre retour s'est mal passé, j'imagine que rien ne s'est déroulé comme prévu dans le premier virtuel. À mon avis la sortie de ce premier est sous l'initiative d'une commande du joueur, comme vous ne pouviez la déclencher faute de savoir qu'elle existait, vous êtes restés coincés jusqu'à votre téléportation virtuelle qui vous a rendu conscience dans le téléport de Stycchia.
Tu parles, elle ne savait pas que j'étais mort et ne l'expliquais pas... Je n'arriverai pas à l'avoir, elle peut dire n'importe quoi... Je reprends :
- D'autre par sur Terre vous possédiez une abeille, c'est tout de même étrange pour un virtuel voulant recréer une nouvelle société indépendante de la Congrégation que vous puissiez utiliser des outils venu d'ici ?
- J'imagine qu'ayant accédé au virtuel en mode conscient, j'avais certains privilèges, je n'ai fait qu'utiliser les outils mis à ma disposition lors de mon arrivée sur place.
- Un autre élément étrange est le rappatriement des cicatrices dans le monde réel. Si nos corps n'ont pas quitté le téléporteur et qu'ils sont restés dans leur téléporteur d'origine, comment expliquer que les blessures que nous nous sommes faites dans le virtuel soient répercutées ici ?
Je lève mon bras droit pour montré la trace de brûlure à mon poignet. Sarah répond calmement, pas du tout gênée.
- Le téléporteur n'a dû être détourné que dans une certaine mesure, il est probable qu'il ait encore des fonctionalités d'un téléporteur classique, et donc répercute, comme tout téléporteur, vos changements morphologiques.
Metthios intervient de nouveau.
- Pourrait-on avoir des certitudes au lieu de ses suppositions ? N'y a-t-il donc pas un moyens de savoir qui aurait créé ce virtuel, nous avons accès à toutes les sauvegardes ! Comment pouvons-nous être si impuissants !
Sarah se retourne vers lui.
- Le plus grand secret a été gardé autour de ce virtuel. Il a vraisemblablement été mis en place à partir des planètes rebelles, voire à partir de l'une de leurs lunes. Les habitants ayant pour habitude de ne presque jamais porter de bracelet, il est difficile de recouper des informations. Plusieurs artificiels cherchent les liens, certaines informations se recoupent, mais pour l'instant c'est trop partiel pour constituer une piste. D'autant que la révélation au Congrès provoquera sans doute un redoublement de précautions de leur part.
Yamwreq demande la parole :
- Sans remettre en cause vos hypothèses, je rappelle tout de même au Congrès que si les membres des planètes rebelles n'utilisent que peu la structuration via les bracelets, il n'en existe pas moins une hiérarchie stricte et respectée. En conséquence, sans vouloir parler pour Gwénoléa, je reste très perplexe sur l'existence d'une telle expérience.
Gwénoléa ne peut s'empêcher de prendre la parole :
- J'apporte mon concours aux déclaration de Yamwreq, et jusqu'à preuve du contrainre, j'aimerais que le Congrès ne remette pas en cause l'intégrité des planètes rebelles. D'autre part, j'aimerais, dans la recherche de l'explication de ce prétendu virtuel, que ne soient pas écartées de pistes sous prétexte que quelques éléments, dont nous n'avons encore aucune preuve d'existence, dois-je préciser, nous indiqueraient une hypothétique participation d'habitants des planètes rebelles. Après tout si Énavila peut contrer les bracelets, elle n'est peut-être pas la seule.
Sarah reste de marbre. Mélinawahaza apporte son soutient à Gwénoléa et poursuit :
- Si je comprends bien, notre totale incapacité à définir ce virtuel Terre permet facilement, à partir de quelques judicieuses suppositions, d'apporter une réponse à toutes les incohérences potientielles. Je tiens tout de même à faire remarquer que si le Congrès est impuissant, qui d'autre pourra résoudre cette affaire ? Ne sommes-nous pas justement le dernier recours, doit-on baisser les bras et nous avouer vaincu ?
Sarah reste silencieuse.
- Certains secrets ont parfois intérêt à être gardés.
Un jeune homme a pris la parole. Il est resté assis, à parler d'une voix désinvolte. Il est habillé d'un pantalon et d'une veste marron, il ressemble un peu à un cow-boy, il ne lui manque que le chapeau. Je demande à Pénoplée des informations.
"Symestonon, l'homme le plus vieux de la Congrégation, il a plus de sept mille cinq cent ans d'Adama, douze mille ans pour toi . Il a présidé le Congrès à de maintes reprises. Il intervient dans la vie politique de la Congrégation depuis presque six mille cinq cent ans (plus de dix mille ans), sept mille peut-être (plus de onze mille ans). C'est une des personnes les plus respectées. Il n'a pas de ligne politique claire, mais sa grande expérience le rend souvent d'un bon conseil lors des situations difficiles."
"Cool ! Et dans le cas présent, il veut dire quoi ?"
"J'en sais rien..."
Mélinawahaza, à mon étonnement, reste un moment silencieuse puis s'assoit, elle demande finalement :
- Le Congrès veut-il remettre cette affaire à plus tard ?
Avant que les avis ne ce soient vraiment décidés, Goriodon prend la parole.
- Il va sans dire que les faits que nous tentons de mettre au clair sont complexes. Toutefois, avant de statuer sur la marche à suivre future, je rappelle que nous sommes censés avoir en la personne d'Énavila une, sinon responsable, du moins utilisatrice de ce virtuel. Et d'autre part pour clore temporairement ce débat, nous avions voté la recherche des identités passées d'Erik et d'Ylraw. Ce dernier point pouvant sans doute être résolu rapidement, et répondre aux interrogations d'Ylraw et d'Erik qui ne sont pas dans une situation confortable, je propose que nous tentions de le régler tout d'abord.
Il attend confiant le résultat des avis, puis quelques minutes plus tard les conclusions de la recherche sont affichées. Une voix commente les résultats. Goriodon se rassoit.
- Deux personnes correspondent avec un haut taux de probabilité au profil de Ylraw et Erik. Erik serait un dénommé Meckwasior, originaire de Stycchia, vingt-six ans...
Ce qui fait à peu près quarante-et-un ans terrestres.
- ... Ses proches n'ont plus de trace de lui depuis presque trois ans, le temps qu'il aurait passé dans le virtuel. Il a passé beaucoup de temps sur les planètes rebelles, notamment Erychtia, où il aurait rencontré Yacou. Yacou qui serait Ylraw, plus jeune de deux ans, il a disparu à la même date qu'Erik, ce qui expliquerait leur aventure commune.
Yacou ? Ça ne me dit absolument rien... Des images de moi ou d'Erik sont diffusés, sur Stycchia soi-disant avant notre entrée dans l'expérience, ou dans d'autres endroit qui me sont inconnus. Goriodon reprend la parole.
- Ylraw, Erik, cela vous rappelle-t-il quoi que ce soit ?
Nous répondons tout deux par la négative.
- Peut-être les détails de vos vies passées pourront vous rappeler certains faits. Vous pourrez consulter ces résultats par vous-mêmes. Quoi qu'il en soit la coïncidence est trop frappante pour que nous remettions en cause votre identité. En conséquence la question de votre intégration dans la Congrégation ou pas devient obsolète, et il nous faudra par contre statuer sur le statut que vous retrouverez. Le cas d'Erik est assez peu problématique, Ylraw a toutefois montré une certaine décorrélation entre ses agissements et nos standards. Le temps avançant, je propose que ces aspects soient étudiés lors de la séance où était initialement prévu la discussion de leur intégration.
Il fait une pause, puis se tourne vers Énavila.
- Énavila, vous avez semblé être plus raisonnable, pourriez-vous nous éclairer sur ce virtuel, vos implications et sa structuration.
- Non.
- Pour quelles raisons ?
Énavila reste silencieuse, luttant apparemment avec elle-même. Goriodon hausse la voix :
- Mais qu'espérez-vous ? Nous cacher la vérité ? Dès demain nous saurons tous vos secrets, quelque soit l'entêtement dont vous faites preuve aujoud'hui !
Un silence, Goriodon va parler mais Énavila répond d'une voix roque.
- Et vous Goriodon, qu'espérez-vous ? Tromper longtemps le Conseil avec vos mensonges ?
Goriodon prend une voix calme :
- Vos accusations infondées ne vous serviront à rien, Énavila. Nous vous accordons une dernière chance de nous en dire plus sur ce virtuel. L'introspection n'est jamais une épreuve facile.
- Foutaise ! Vous savez très bien que si je parle vous tombez avec moi ! Et demain ici même vos artificiels corrompus ne dévoileront qu'un simulacre de la prétendu vérité ! Depuis combien de temps savez-vous, Goriodon ? Depuis combien de temps gardez-vous pour vous la vérité ? Vous ne voyez pas mes mensonges, mais MOI je vois les vôtres !
Metthios saute sur l'occasion :
- Que veut-elle dire, Goriodon ? Savez-vous réellement le fondement de cette affaire ?
- Vous n'allez tout de même pas vous laisser berner par ses manoeuvres ridicules !
Mélinawahaza se lève :
- Répondez, Goriodon, savez-vous la vérité concernant ce prétendu virtuel ?
Goriodon hésite. Il s'assoit. Il bafouille, il commence à répondre oui, puis se rétracte.
- Non.
Il est sincère. Metthios est offusqué, le Congrès s'enflamme :
- Manipulation ! Il allait répondre par l'affirmative ! Il nous trompe ! C'est à lui qu'il faut faire une introspection !
Symestonon commente :
- Un peu de bazar, enfin, j'en venais à désespérer.
Je lance un sym a Pénoplée :
"C'est clair qu'il attire le respect le vieux."
"Des fois il dit des trucs mieux, pourtant."
Énavila sourit. Une autre personne entre en scène et tente de calmer le jeu :
- Voyons ! Voyons ! Avant d'en arriver à de tels extrêmes, peut-on simplement l'interroger plus en détail ?
Metthios est déchaîné :
- Mais il ment ! C'est une évidence ! Il ment comme nous a déjà menti Énavila ! Ils sont de mèche ! C'est une aboninable mise en scène !
Énavila explose :
- Ah non ! Que l'on ne m'associe pas avec ce reptile gluant !
Le Congrès devient la scène d'une incompréhensible cacophonie. Mais elle ne dure que quelques secondes, rapidement Goriodon coupe la parole à tous et tente de mettre de l'ordre.
- Soit. S'il me faut me livrer à une instrospection pour satisfaire le Congrès, je ne peux que me plier. Mais tentons de conserver la tête froide.
Metthios demande la parole. Goriodon hésite un instant puis la lui donne :
- Si les doutes de Yamwreq sont fondés, comment pourrions-nous alors être sûr que ce ne sera pas un faux ?
- Bien sûr, Metthios, si vous remettez tout en cause, nous n'irons nulle part, pourquoi douter d'un système qui nous sert depuis des millénaires ?
- Qui nous trompe peut-être aussi depuis des millénaires !
Le même homme qui était intervenu tout à l'heure reprend la parole.
- Vous voulez repartir de zéro peut-être ?
Goriodon répond avant Metthios :
- Avant de sombrer dans le catasptrophisme, pourrions-nous considérer dans un premier temps que ce qui a valu la stabilité de notre système reste toujours solide ? S'il s'avère que nous ne pouvons plus avoir confiance dans les artificiels, ce que je n'ose pas imaginer, nous devrons alors agir en conséquence.
Le Congrès semble d'accord, mais Metthios proteste :
- Et si tout ceci ne sont que les signes d'un coup d'État, peut-être demain ne pourra-t-on plus réagir ?!
Toujours le même homme qui prend la défense de Goriodon.
- Un coup d'état ? Que voulez-vous dire ?
- Imaginons que Goriodon ait conspiré avec les planètes rebelles, ou tout du moins une partie de ses habitants, je ne veux pas mettre en cause Gwénoléa. Attendre serait pour nous la pire des options !
Yamwreq répond :
- Voyons, c'est ridicule, depuis des dizaines d'années les planètes rebelles ne font que réclamer plus d'autonomie par rapport aux règles de la Congrégation, le temps où elles témoignaient d'un comportement véhément à l'égard du Congrès est révolu depuis longtemps. Autant je suis persuadé qu'il y a un mystère autour de cette Sarah, autant je ne crois pas une seconde au genre de complot que vous évoquez.
- Pourtant !
Metthios projette alors l'hésitation de Goriodon, tout le monde revoit clairement le début de son "oui", puis sa rétractation.
- Goriodon, que signifiait cette hésitation ?
C'est plus fun que ce que j'aurais imaginé, le Congrès. Le jour a déjà commencé à baisser, pourtant il fait encore bon.
"Ils chauffent ici ?"
Pénoplée confirme mes doutes :
"Oui, la protection du parc apporte aussi un micro-climat, il ne pleut jamais ici et il fait toujours bon."
"Pourtant il y a le jour et la nuit."
"Le Congrès conserve la durée du jour comme repère pour les sessions, c'est une tradition. De ce fait les sessions sont plus courtes en hiver."
Goriodon reste silencieux un court instant, mais ne laisse pas le suspense gagner le Congrès :
- Voyons, gardons la tête froide. J'ai simplement hésité car oui, Sarah m'a confié quelques détails supplémentaires sur ce virtuel. Toutefois, comme accepté par le Congrès, nous avons décidé de conserver une partie des informations secrètes pour trouver plus rapidement les responsables de ce virtuel.
Goriodon n'attends pas les résultats de son intervention, il s'assoit directement, apparemment exténué par l'épreuve.
Metthios se lève de rage, mais Mélinawahaza le devance :
- Mes amis, le soleil se couche. Cette journée fut chargée en rebondissements et en questions. Il serait sain que nous prenions le temps de réfléchir calmement avant de conclure cette affaire compliquée. Je propose que nous n'abordions pas ce sujet pendant les deux jours qui suivent, et ne reprenions ce débat que dans trois jours. De cette façon nous aurons sans doute des informations des traceurs adjoints à Énavila et Ylraw, et peut-être Sarah pourra-t-elle nous en dire plus.
Courte majorité. La tension retombe, les gens se lèvent et discutent entre eux. Dure journée. Je reste un moment pensif. Suis-je réellement ce Yacou ? Il y a trop d'incohérences... Et aussi difficile à croire cela puisse être, je crois que je fais plus confiance en Énavila qu'en Goriodon. Pénoplée reste silencieuse, elle aussi. Après un instant Erik se lève. Guerd lui demande :
- Alors Meckwasior, content d'avoir retrouvé ton identité ? Tu as vu, Goriodon a dit que tu devrais pouvoir retrouver ton statut sans problème.
Erik se tourne vers moi, attends deux secondes, puis m'interroge :
- Qu'est ce que t'en penses ?
- J'y crois pas.
- Moi non plus.
Guerd ne comprend pas :
- Mais ? Ils ont retrouvé vos identités, ils ont retrouvé ces deux personnes qui vous ressemblent comme deux gouttes d'eau et qui ont justement disparu sur Stycchia, ça ne peut être que vous !
Énavila se lève et passe entre Erik et moi pour partir. Ses moucherons lui tournent toujours autour, l'empêchant toujours de faire le moindre geste de violence. Erik la regarde s'éloigner.
- Elle doit savoir, elle.
- Oui. Sarah doit savoir aussi je pense.
Moln, Iurt et Ulri nous font signe qu'ils partent. À mon grand étonnement Pénoplée se lève et les rejoint. Je la rattrape :
- Quelque chose ne va pas.
Elle ne répond pas. J'attends que nous sortions de l'enceinte, pour avoir un peu d'intimité, même si tous les bracelets de l'univers peuvent peut-être nous entendre.
- Pénoplée ? Réponds-moi au moins.
Soudain un gros insecte s'approche de moi, j'ai un mouvement de recul. Mais c'est un petit robot, sans doute l'engin qu'il voulait me voir adjoindre, mon "précepteur". Il me virevolte autour puis se pose sur mon épaule. Je le regarde de travers puis rattrape Pénoplée qui ne s'était pas arrêtée.
- Pénoplée, attends !
Je m'apprête à l'attraper par le bras pour la stopper, mais je suis bloqué avant. Le précepteur reprend son vol et me tourne autour, il me sermonne par un sym.
- Il ne faut pas obliger les gens par la force, si vous voulez que quelqu'un réponde à vos attentes, respectez-le et usez de diplomatie. Avez-vous compris pourquoi votre geste était déplacé ?
Je lui réponds tout haut.
- Oui j'ai compris c'est bon, maintenant laisse moi aller utiliser de la diplomatie avec Pénoplée s'il te plait.
- Vous n'êtes pas sincère, je veux que vous preniez conscience de vos actes.
Oh bordel ! Très bien je prends alors le temps de me calmer un peu, regarder autour de moi. Erik me dépasse et me file une tape sur l'épaule en compassion quand je lui explique ce que me veut ce machin. Il m'attend avec Guerd, puis, quand finalement j'arrive à convaincre le précepteur que j'ai retenu la leçon, je repars à petites foulées vers Pénoplée.
- Pénoplée, tu peux pas me laisser comme ça ! Tu peux pas me laisser !...
Pas de réponse.
- Pourquoi tu ne me parles pas, Pénoplée !
Je hausse la voix, sur le champ je ne peux plus marcher, et le bidule se relance dans sa morale.
- Il faut rester courtois envers les personnes que vous abordez, vous ne pourrez intéragir de manière correcte avec les gens que si vous leur témoignez du respect.
Erik et Guerd arrivent de nouveau à ma hauteur. Ils rigolent. Je tente de ne pas perdre de temps et de convaincre rapidement bidule que j'ai bien compris et que je ne hausserai plus jamais la voix de ma vie. Il me laisse et pour la troisième fois je rejoins Pénoplée. Je la dépasse et tente de me mettre en travers de sa route. Ses yeux brillent.
- S'il te plait, explique-moi au moins... Ne me laisse pas imaginer tout le mal que j'ai pu faire sans comprendre, me laisse pas penser que je t'ai blessée sans même m'en rendre compte...
Elle s'arrête en face de moi. Elle laisse Erik et Guerd nous dépasser.
- C'est pas toi Ylraw... C'est pas toi... C'est moi.
- Comment, mais ? Quelque chose ne va pas ?
- Je ne pourrai pas... T'aider... T'apprendre à vivre dans le village, découvrir les choses simples de la Congrégation, t'apprendre la langue et les coutumes... Ça je pouvais... Mais ici je ne fais pas le poids, Goriodon, Metthios, cette fille... Je suis désolée, c'est trop...
Elle retient ses larmes. Je m'approche doucement et la prend dans mes bras.
- Tu ne dois pas tout supporter, Pénoplée, je ne te demande pas ça, je veux juste que nous soyons ensemble.
Elle se retire.
- Non François, même... Je suis vieille, je suis fatiguée... Je ne peux pas tout ça, je ne peux plus, c'est trop dur... Ça me rappelle trop de choses...
Elle s'écarte pour repartir :
- Je sais que c'est dur pour toi aussi, mais... Je ne pourrai pas... Je pense que je vais repartir sur Stycchia... Je viendrai te dire Adieu...
Je reste immobile. J'ai envie de pleurer. Pourquoi tout est toujours si dur ?... Qu'a-t-il bien pu se passer pour qu'elle en arrive à bout ? Elle est un peu impulsilve, certes, peut-être n'est-ce qu'une déprime passagère, mais c'est tout de même le signe d'une exténuation. Erik a vu que je m'étais arrêté, il revient vers moi, Guerd le suit. Il me parle en anglais.
- Un problème.
- Pénoplée veut partir, elle veut rentrer sur Stycchia...
- Pour quelle raison ?
- Je ne sais pas. Elle est à bout j'ai l'impression, tous ces événements ont dû provoquer trop de stress.
Guerd intervient, frustrée de ne pas comprendre.
- Vous pourriez parler notre langue, je ne comprends rien, c'est pas très sympa de toujours faire vos cachotteries.
Erik la renvoie, il n'est pas d'humeur à plaisanter j'ai l'impression :
- Va donc voir Pénoplée, elle ne va pas bien, je te rejoindrai à l'hôtel plus tard.
- Mais ? Tu ne peux pas rentrer sans moi, pour les abeilles ?
- Je me débrouillerai, va !
Le voyant énervé, elle n'en demande pas plus et nous quitte. Nous nous remettons à marcher doucement.
- Elle est vraiment trop collante. Je ne sais pas si je vais pouvoir encore la supporter longtemps.
Je ne dis rien, plus préoccupé par les paroles de Pénoplée. Erik avoue finalement :
- Je dois reconnaître que moi aussi je commence à être un peu à bout. Je ne crois pas que je pourrai me faire à vivre ici, c'est trop différent...
- Ouais, on ne maîtrise pas grand chose.
- On ne maîtrise rien tu veux dire, au moindre geste tout le monde sait ce que tu veux faire, en plus avec nos bracelets de mioches aucune marge de manoeuvre...
- Pourtant les gens ici ont l'air de s'y plaire, pas de travail, du confort à volonté, jamais de maladie, et une éternité de farniente devant eux...
Erik reste pensif un instant, nous avançons toujours doucement, j'ai mon précepteur sur l'épaule. Il reprend.
- Oui en un sens la vie ici c'est un peu le paradis, mais il faut vivre sa vraie vie de labeur avant d'aller au paradis... Et puis je me suis toujours dit qu'on devait s'emmerder au paradis...
- Oui, heureusement qu'on est arrivé pour mettre un peu d'animation !
Erik rigole. Il me passe le bras autour de l'épaule et me serre contre lui, je lui arrive à peine aux épaules.
- Ah Ylraw ! Je t'aime bien, autant cette histoire est un véritable merdier, autant je regrette pas d'être là avec toi.
- Moi j'ai toujours su que tu étais cool, depuis le début.
- C'est vrai, c'est vrai que tu m'as fait confiance depuis le début. Pourtant alors je ne te considérais que comme de la marchandise pour négocier ma nouvelle vie.
- Question nouvelle vie tu as été servi !
- Ça ! Putain ! Et pas qu'un peu ! Je me demande bien ce qu'ils font sur Terre. Matthias a dû pêter les plombs depuis longtemps. Quel pauvre naze, et dire que je suis resté quatre ans à bosser avec lui, quel con j'ai pu faire. Il doit être vert de pas me retrouver...
Je me rends compte que je ne connais pas du tout la vie d'Erik.
- Tu as fais quoi avant ?
- Avant de bosser pour Matthias ? J'ai bossé pour d'autres gars, je me suis fais ma petite réputation dans le milieu quoi...
- Tu es né en Australie ?
- Ouais, une banlieue pourrie de Sydney, j'ai fait des études tant que j'ai pu, tu vois à quoi ça mène !
- Tu as fais quoi comme études ?
- J'ai un master de sociologie, j'allais faire un Ph.d quand j'ai tout plaqué.
Je suis vraiment surpris.
- Un master en socio ?! Whaou ! Pourquoi tu as tout plaqué ?
- À ton avis, pourquoi un mec plaque tout en général ?
- Pour une fille ?
- Bingo ! À Sydney j'avais beau me démerder pour les cours ça ne me dérangeait pas de faire des petits boulots pour des potes du milieu. J'avais déjà des pressions pour arrêter les cours et me mettre à plein temps pour eux. Avec Melissa ça a changé, elle m'a fait sortir de tout ça, redevenir clean. Puis elle est partie à Melbourne, juste après mon master, je l'ai suivie. Comme je ne pouvais pas avoir d'équivalence la première année, j'ai commencé les petits boulots, clean au début. Elle m'a plaqué, c'est devenu moins clean, je ne suis jamais remonté...
- Pourtant tu voulais redevenir clean après Matthias ? Tu as quel âge au fait ?
- Trente-quatre ans. Peut-être trente-cinq maintenant. Oui je voulais redevenir clean, arrêter toutes ces conneries. Tu sais combien j'ai buté de mecs, Ylraw ?
- Non. Beaucoup ?
- Treize... Il y a des fois j'étais tellement en galère que j'étais prêt à tuer pour mille dollars, tu te rends compte !?... Finalement ce monde n'est peut-être pas si mal à côté...
- Je suis persuadé qu'il est mieux, que les gens sont plus heureux, plus libres, c'est juste qu'on ne comprend pas encore vraiment la façon dont il fonctionne.
- Ça me fout un peu les jetons quand même, de me sentir enchaîné...
Nous restons silencieux un instant, nous arrivons dans la grande pièce où nous avons pris notre petit déjeuner le matin. Le jour s'est déjà bien assombri. Nous nous asseyons et commandons un petit encas. C'est vrai que ce monde est quand même sympa sous certains abords :
- Tu vois c'est quand même bien foutu, tu n'as rien à payer, rien à faire, juste tu t'assois et tu commandes ce dont tu as envie.
- C'est sûr qu'il y a des bons côtés, je ne reviens pas là dessus. Peut-être aussi que nous sommes un peu seuls...
- Naoma te manque.
- Je crois.
- Toi non plus tu ne peux pas t'imaginer qu'elle puisse être un virtuel...
- Comment le pourrais-je ! Même si des preuves irréfutables m'étais apportées, je continuerais à ne pas le croire. C'est con comme on s'attache encore plus quand l'autre est inaccessible...
- J'espère que tout va bien pour elle, j'ai des remords d'être là tranquille à manger mon petit pain alors qu'elle est peut-être en difficultés je ne sais où.
- À qui le dis-tu ! J'en fais des cauchemars presque toutes les nuits... C'est sûrement son absence aussi qui me mine...
Je savoure mon petit pain au douceur rappelant étrangement le chocolat. Erik s'est lui commandé un petit panier de boulettes variées, je lui en chipe une ou deux. Erik reprend :
- Tu vas faire quoi si Pénoplée rentre vraiment sur Stycchia ?
- Je ne sais pas trop, que pourrais-je y faire ?
- Partir avec elle.
- Je ne peux pas. Je ne veux pas, pas maintenant.
- Pour l'instant, oui, mais si leur théorie tient, dans dix jours nous pouvons être tous les deux des membres normaux de la Congrégation.
- Tu pourrais t'en contenter, toi ?
- Non, mais toi je ne sais pas, peut-être après tout, vu que tu as l'air de trouver ce monde pas mal, que tu voudrais retourner sur Stycchia avec Pénoplée. Tu tiens à elle, non ?
- C'est vrai... Mais je ne pourrai pas vivre tranquille tant que je ne saurai pas. Je ne pourrai pas avoir la conscience apaisée tant que je ne saurai pas où se trouve Naoma, où se trouve la Terre, tant que je n'aurai pas vu une nouvelle fois mes parents, mes grand-mères, mémé Paulette, qui m'a élevé quand j'étais petit, mémé Coche, perchée dans son village où nous allions faire du ski de fond, Paris, mes montagnes, mon Soleil...
Erik semble satisfait. Je continue :
- Et puis, tu as vu les images de nos prétendues anciennes vies ici ? Non mais sans déconner... J'étais mort de rire quand je t'ai vu en train de faire je sais pas quoi dans la maison de tes soi-disant parents.
- Ah oui on aurait dit que je faisais du bricolage !
- Clair ! C'était trop ridicule ! Quelle bandes de nazes !
- Et toi, au bord de la rivière !
- Ah oui ! Trop trop fort, en train de mater les poissons ! C'était vraiment trop minable, je m'imagine trop !
Nous éclatons d'un bon fou rire en commentant encore quelques unes des images projetées pendant la séance... Erik redevient un peu plus sérieux :
- Pour être franc j'ai parfois un peu peur que tu ne te plaises trop ici, et je ne me sens pas la force seul de m'en sortir. Je ne pense pas que j'irai bien loin sans toi.
- Tu parles, c'est sûr que j'ai vachement fait avancer les choses ! Je fais tout foiré oui, Naoma d'abord, et maintenant je suis bloqué ici...
- Je t'en ai voulu pour Naoma, je t'en veux sans doute encore un peu, mais ce n'est pas juste, tu n'y es pour rien.
- Je n'aurai pas dû la quitter, j'ai fait une erreur, rien ne sert de le nier.
- Peu importe, tu as réussi à réparer ton erreur, elle est revenue.
- Et elle est repartie...
- Tu peux difficilement t'en vouloir, hormis sur le fait qu'il semble que tu sois à l'origine de toute cette histoire, mais je ne pense pas que tu l'ais fait exprès...
- Ça pour sûr j'ai un peu de mal à voir les raisons de tout ce bazar...
- C'est quand même dingue la façon dont cette fille t'en veux... Enfin... Je... Bon... Il va falloir que je retourne à l'hôtel...
Erik se tait un instant, comme s'il n'arrivait pas à dire quelque chose.
- T'inquiète pas Erik, on s'en sortira, et je ne te laisserai pas tomber.
Il me pose la main sur l'épaule, je pose ma main sur la sienne. Il la prend.
- Merci, Ylraw. À demain.
- Embrasse Pénoplée pour moi si tu la vois.
- Ce sera fait.
Me voilà de nouveau seul... Je n'ai même pas mon bracelet pour appeler Pénoplée... Je ne me rappelle plus où il peut être d'ailleurs. Après mon crash je ne l'avais plus, et je ne sais pas qui a bien pu le ramasser. Qu'importe, un peu de solitude, après tout... Erik s'inquiète... Il compte sur moi... Malheureusement je ne vois pas trop comment je devrais procéder dorénavant... La situation m'a l'air un peu bloquée. Il faudrait sans doute que j'ai une discussion plus sérieuse avec cette Sarah, ou Énavila. Énavila pourrait m'aider à trouver la vérité, l'inconvénient c'est qu'elle n'a pas l'air extrêmement disposée pour le faire.
- Je peux m'installer ?
Je lève la tête, tiré de mes pensées. Oh non ! Metthios, si j'avais su...
- Si vous voulez, mais je ne suis pas d'une compagnie exemplaire.
Il s'assoit à côté de moi et non pas en face, et commande quelques friandises.
- Je comprends, bloqué ici pendant au moins trois jours, en plus avec un précepteur, et pour couronner le tout ils vont tenter de faire passer en douce leur histoire de virtuel pour régler l'affaire vite fait bien fait.
- Mouais...
- Mais ne vous inquiétez pas, on peut encore les avoir, pour l'instant nous avons fait cause séparée avec Mélinawahaza, mais j'ai bon espoir de m'allier avec elle pour ce coup là, elle ne supporte pas Goriodon, c'est l'occasion ou jamais. En plus je pourrai peut-être aussi convaincre Gwénoléa, et alors nous aurions suffisamment d'avis pour faire l'introspection de Goriodon et dévoiler la vérité au grand jour !
- Peut-être, peut-être...
Je suis dubitatif et pas très enjoué... Je ne crois toujours pas que le Congrès puisse vraiment faire avancer les choses. J'ai plus l'impression d'une immense mascarade où les gens sont soumis au bon vouloir des artificiels. Mais je n'ai pas envie d'en discuter avec Metthios, il resterait sans doute à rêver de renverser le système pendant des heures. J'ai envie d'être seul, ou tout du moins surtout pas avec lui... Une petite abeille apporte le plat commandé par Metthios. Il continue :
- Oui... Oui...
- Pour être franc je suis un peu exténué par cette journée.
- Je comprends, qui ne le serait pas ? Je vais vous laisser vous reposer. Nous nous reverrons demain. Bonne chance.
- Merci, bonsoir...
Me voilà de nouveau seul. Il me reste le plat de Metthios sur les bras maintenant, et j'ai tout sauf faim... Est-ce que Pénoplée pourrait revenir me voir ? Peut-être Erik pourrait la convaincre...
- Ylraw ?
Encore ! C'est pas possible je suis devenu le pote de tout le monde ou quoi !
- Oui ?
Je me retourne, c'est Yamwreq et Gwénoléa. Tiens, il a réussi son coup ou quoi. C'est vrai qu'ils vont vraiment bien ensemble. Gwénoléa prend la parole :
- Pouvons-nous nous entretenir avec vous un instant ?
- Oui, bien-sûr.
Ils s'assoient tous les deux en face de moi, et rapproche un peu leurs sièges, dans la limite de leurs grandes jambes. Mais c'est moi qui suit le plus loin de la petite table ronde, et je ne pense pas qu'ils auront le courage de la déplacer pour se rapprocher encore plus. Ils ne commandent rien, apparemment ils ne veulent pas rester longtemps. Après un instant, Yamwreq me demande :
- Nous aimerions avoir votre sentiment sur ce virtuel.
- Je n'y crois pas.
Gwénoléa précise :
- Vous n'y croyez pas ou ne l'admettez pas ?
- Je pense que c'est Énavila qui a raison.
- Parce qu'elle est de votre côté... Sur ce point tout du moins.
- La précision s'impose. Non, parce qu'elle est trop extrême pour mentir.
Yamwreq intervient :
- Pourtant elle sait mentir.
- Elle dupe vos bracelets, c'est différent.
- Certes, mais nous n'avons pas d'autres moyens de...
Gwénoléa le coupe :
- Peu importe. Avez-vous d'autres éléments ?
- Mis à part ceux soulevés pendant le Conseil, non. Mais j'avoue que l'hypothèse du virtuel expliquerait aussi certains détails. Et vous avez peut-être raison, que c'est plus une difficulté à l'admettre qu'une intime conviction.
- N'y aurait-il pas d'autres éléments que vous n'auriez pas mis en avant, trop anodins à vos yeux ou que vous ayez oubliés, qui pourrait nous aider ?
- Sans doute, mais comment le savoir ?
- Vous pourriez repasser les scènes et regarder plus en détails ?
Je souris.
- Eh ! Nous n'avons pas de bracelet sur Terre !
- Pourtant Énavila vous en a donné un ?
- Oui mais je ne m'en suis pas servi, je ne savais pas m'en servir, il a peut-être fait une sauvegarde mais je n'en sais rien. J'ai bien tenté d'écrire mon aventure, peut-être retrouverai-je des détails en relisant, mais pour ça il faudrait que j'y retourne...
Yamwreq reste pensif un instant puis dit :
- Pourquoi pas ? Si c'est la volonté du Conseil, nous pouvons vous autoriser à utiliser le téléporteur trouvé par Sarah pour vous rendre sur place.
Je suis perplexe.
- Ça ne tient pas, Sarah a bien précisé que l'expérience avec son téléporteur avait prouvé qu'il s'agissait bien d'un virtuel. Et dans l'hypothèse où le Congrès demande à ce que j'y retourne, il sera simple pour elle, dans la mesure où elle est la seule à connaître l'emplacement de son accès, de mettre en place un faux téléporteur pour démontrer ses dires.
Ils restent silencieux un instant, finalement Yamwreq répond :
- Je comprends que vous ayez pu vous faire quelques idées avec les événements de ces derniers jours, mais gardez tout de même à l'esprit que nous reposons sur le principe que les gens ne peuvent pas mentir ou cacher des choses contre les avis. Bien sûr le cas d'Énavila ou même de Sarah semblent remettre en cause ce principe. Mais avant de le rejeter complètement, nous devons tout de même nous y rattacher.
Gwénoléa complète :
- Je suis de l'avis de Yamwreq, un principe qui est valable depuis des milliers d'années et a garanti la justesse, l'équité et la stabilité de la Congrégation ne peut pas être oublié du jour au lendemain.
- Peut-être que les techniques ont évolué, peut-être qu'Énavila possède de quoi contourner les avis...
Yamwreq acquiesce :
- Oui, et c'est ce que les pisteurs électromagnétiques qui lui ont été adjoints tenteront de déterminer pour votre nouvelle comparution dans deux jours.
- Je n'y crois pas. Peut-être que Sarah aussi peut contourner les bracelets. Peut-être après tout Metthios a-t-il raison, Énavila, Sarah et Goriodon sont de mèche et ne veulent que renverser la Congrégation...
Gwenoléa me coupe :
- Ne vous laissez pas embarquer dans ses hypothèses fumeuses, Metthios est un voyou !
- Oh, je ne me laisse embarquer nulle part, je constate juste que la situation est tellement inexplicable qu'aucune hypothèse ne peut être franchement repoussée... Peut-être qu'il nous manque bien quelques éléments, des indices que je n'ai pas su interpréter...
Je reste pensif, Yamwreq me redemande :
- Consentirez-vous à accepter d'aller sur place, sur Terre, si le Conseil vous le demandez ?
- Bien sûr, je ne demande moi-même qu'à être convaincu du bien fondé de cette hypothèse de virtuel. Et je ne crois pas que je pourrai l'accepter sans la vérifier moi-même.
- Parfait. Nous proposerons cette idée au Conseil, dans deux jours.
Gwénoléa poursuit :
- D'ici là n'hésitez pas si vous avez la moindre idée, ou si vous vous remémorez des détails pouvant aller dans un sens ou dans l'autre.
- Ne vous inquiétez pas, je suis coincé ici pour deux jours, je vais en profiter pour réfléchir au problème, il devrait bien en ressortir quelque chose...
Ils se relèvent, je n'en prends pas la peine, me remercient, me saluent puis s'éloignent. Tout ne semble néanmoins pas gagné pour Yamwreq car Gwénoléa semble l'avoir congédié gentiment, ils prennent au bout de quelques pas chacun une direction différente.
Ah, pauvre ! Toutes ces histoires me font presque rire... Tout est si délirant. Je suis assis à une table d'un bar où je me fais servir par des petites abeilles sur une planète peuplée de plus de vingt milliards d'habitants, je ne sais trop où dans la Voie Lactée, dans un corps qui n'est pas le mien, entouré par des stations orbitales immenses, suivi par un précepteur qui lit dans mes pensées, larguée par une nana de 1400 ans qui me fait bander comme au premier jour... Je persiste à penser que les héros des films de science-fiction n'y croient pas jusqu'au bout, ils espèrent juste que tout va disparaître et redevenir comme avant... Ils ne font que réagir du mieux qu'ils peuvent face à des situations auxquelles ils ne croient pas mais qui pourtant sont devant leur yeux... Peut-être par réflexe, peut-être comme si on mettait notre sens critique de côté, notre conscience... C'est comme dans les rêve, aussi absurde soit la situation, nous y croyons quand même, nous l'acceptons sans vraiment nous poser de question, en attendant de se réveiller. Peut-être que je devrais tenter de comprendre vraiment ce monde au lieu de vouloir le survoler puis l'oublier...
Je suis paumé, je ne sais même pas si je ne suis pas dans un virtuel, peut-être celui commencé avec Pénoplée sur Stycchia, peut-être dans un téléporteur en Australie, peut-être dans un rêve tout simplement... Et puis avec ces corps parfaits, impossible de se taper une bonne migraine quand les choses deviennent trop compliquées. Qu'est-ce que je peux bien faire, entre Énavila la déjantée, Pénoplée qui me quitte, Naoma qui a disparu... Erik est avec moi, et finalement c'est la seule personne en qui j'ai réellement confiance...
Voilà presque deux cents jours que je suis dans ce nouvel univers, sept ou huit mois, ça devrait être magnifique, découvrir de nouveaux mondes, découvrir ces nouvelles technologies... Pourtant je suis complètement perdu, je ne sais rien faire, ne comprends rien à leurs lois, leur façon de voir la vie... Après tout voyager dans le temps n'est qu'une illusion, quel intérêt d'arriver dans un monde aussi magnifique soit-il, si on s'y trouve comme un cheveu sur la soupe. Sept ou huit mois, ils doivent tous penser que je suis mort, là-bas, et si j'attends trop, je n'aurai plus non plus ma place là-bas, et je ne serai plus chez moi nulle part...
Je suis soudain interrompu dans mes pensées par une petite abeille qui m'apporte une coupelle de petits gâteaux. Elle me parle intérieurement.
"Vous êtes triste, mangez."
Je souris, on n'a même pas le droit d'être triste, ici, sans que quelques artificiels ne trouvent une parade rapide et efficace. Pourtant c'étaient ces moments de tristesse qui me permettaient de repartir avec d'autant plus de courage sur Terre. Mais peut-être que ce nouveau corps ne réagit pas de la même manière.
Je mange machinalement les petits gâteaux apporté par l'abeille, ils n'ont pas un goût très prononcé, gorgés d'eau et frais. Je reste encore un moment, peut-être une demi-heure, à attendre en pensant à la Terre, à Deborah, à mes parents, ma grand-mère, ma marraine, que j'aime tant, à Mandrake... M'endormant sur place, je me dirige finalement vers ma chambre, l'espace d'un instant je m'imagine que Pénoplée m'y attend, mais non... Je suis seul...
Ah Pénoplée ! Pourquoi m'as-tu quitté ? Pourquoi es-tu partie ? Mais qu'espérais-je ? Je ne suis même pas sûr de l'aimer vraiment, plus préoccupé par ce nouveau monde, et puis que pourrais-je lui apporter ? Nous n'avons rien en commun, hormis peut-être d'aimer faire l'amour ensemble, et encore, avec ces corps, je me demande si n'importe qui ne ferait pas l'affaire. À un moment où à un autre je lui aurai fait du mal, parce que je ne peux pas rester ici, il faudra que je bouge, que je trouve la solution, que je trouve pourquoi moi, pourquoi la Terre, pourquoi tout ce fourbi et ce délire...
Je retrouve mon bracelet sur ce qui sert de table de nuit, enfin tout du moins un bracelet, je ne sais pas trop si c'est le mien. Je l'enfile, c'est bien le mien. Pas de message de Pénoplée, pas de message tout court, et impossible de la joindre...
Je me déshabille et m'allonge sur le lit, la couverture se morphe et me recouvre, je sens un léger flux le long de mon corps, sans doute une sorte de lavage automatique, à moins que ce ne soit un massage. Quoi que ce soit c'est plus qu'agréable, mais cela ne m'empêche pas de m'endormir une larme à l'oeil...
Cent quatre-vingt onzième jour. C'est Guerd qui me réveille, Érik ne le pouvant pas avec son bracelet, c'est tout de même Erik qui me parle :
"Énavila s'est échappée pendant la nuit, tu devrais jeter un coup d'oeil à ses exploits."
"Échappée, mais comment, elle n'avait pas des trucs qui la bloquaient ?"
"Des traceurs électromagnétiques, si, mais elle a semble-t-il un moyen de rendre bestioles incapables de faire quoi que ce soit."
"Mais où est-elle, désormais ?"
"Ah mais ils l'ont rattrapé, il l'ont ramenée aux bâtiments du Congrès, la bougresse n'est pas invincible !"
Pas encore très réveillé, je regarde l'heure, il est à peine huit trente-sixièmes passés, mais d'un autre côté je me suis couché tôt.
- Je vais demander à Guerd de te transmettre, tu pourras te rendre compte par toi-même.
Dans une petite chambre, un peu similaire à la mienne. Énavila dort calmement. La couverture est très mince et on devine dans la pénombre les courbes de son corps, décidément toutes ces femmes me rendront fou ! Le petit traceur par lequel nous parvienne les images vole doucement autour, divers petits histogrammes indiquent sans doute son activité physique et cérébrale. Son coeur bat lentement, tellement lentement, j'en suis jaloux. Trois images sont disponibles, une pour chaque traceur. Quand un passe à proximité de sa tête, je contemple ce visage d'ange qui me cause pourtant tant de malheurs. Elle a tout de même un beau visage, sous ses airs de démon. Je n'ai toujours pas remis la main sur la personne que j'ai connue qui lui ressemblait.
Elle ouvre les yeux, les petits traceurs s'affolent et accélèrent leur course au-dessus d'elle. Sur les différentes petites représentation des images en trois dimensions de son cerveau clignotent diverses couleurs indiquant les zones qui s'activent. Elle se relève et se place sur les coudes, regarde autour d'elle en plissant les yeux, puis se laisse retomber en soufflant.
- J'ai le droit de me lever ?
Elle s'adresse aux traceurs. Ceux-ci lui répondent par un sym.
"Il serait préférable que vous dormiez encore un peu."
Elle leur répond de vive voix :
- J'ai plus sommeil.
"Votre non coopération lors de la séance du Congrès ne nous poussent pas à vous laisser un degré de liberté important, en conséquence nous préférons que vous restiez ici. Dormez encore un peu, il est très tôt."
- Je veux juste aller marcher un peu. La lune est presque pleine, je marcherai juste dans le parc.
"Plus tard."
Énavila se redresse sur les coudes et suit de la tête un des traceurs qui lui virevoltent autour.
- Putain ! Je veux juste marcher un petit moment, c'est pas la mort, je vais pas foutre le feu ou faire du mal à quelqu'un, de toute façon vous me surveillez et vous m'empêchez de bouger, alors qu'est-ce que ça peut faire ?
"Il est inutile et vain que vous vous énerviez. Il est plus sage que vous vous reposiez, vous pourrez vous promenez demain toute la journée."
- Chier...
Énavila se laisse retomber sur le lit et croise les bras. Les traceurs arrivent à retrouver la plupart de ses pensées. Ils laissent entrevoir les images mentales qui peuplent son esprit. Je la vois en train de s'imaginer dormir, feinter la surveillance des traceurs, se lever doucement. Elle semble maintenant se concentrer sur un des traceurs, et on voit comme des flashes électromagnétiques sur la représentation en trois dimensions de son cerveau. Elle s'écrit soudain :
- Petite saloperie, t'es en train de lire mes pensées, saloperie, t'as pas le droit de faire ça !
"Je vous rappelle au contraire que c'est votre manque de coopération qui a permis au Congrès de m'en donner l'autorisation."
Ses pensées s'emballent, elle comprend qu'elle ne peut pas penser à quoi que ce soit sans prendre le risque de dévoiler des choses, des images brouillées apparaissent, on ne distingue plus directement les images.
- Chier...
Une sorte de voile bleu apparaît, mais, surprise, je l'entrevoie près des bâtiments par lesquels nous sommes arrivés sur Stycchia, puis des locaux qui semble être ceux de la lune par laquelle nous sommes passés, le Jardin des Plantes ! Les images se brouillent de nouveau, tout devient noir, l'activité de son cerveau semble s'atténuer, elle doit s'endormir.
Mais ce n'est qu'une impression, car elle se lève doucement et s'assoit sur le bord du lit. Les traceurs s'affolent, ils ne perçoivent plus ses ondes mentales, et ils ne parviennent plus non plus à lui communiquer des messages, ils sont obligés d'utiliser des ondes sonores classiques.
- Vous ne devez pas vous lever, vous ne devez pas vous opposer à ce que nous vous observions.
Énavila ne dit rien, c'est toujours le noir quasi-complet sur l'image de son cerveau, elle doit se concentrer, sans doute, pour les empêcher de distinguer ses pensées. Elle se lève lentement et fais quelques pas, elle est nue et je ne peux m'empêcher de contempler son corps superbe. Elle s'appuie contre le mur, reste un instant ainsi, puis se laisse glisser jusqu'à se retrouver assise par terre. Cette position me fait sourire, car je l'adoptais souvent, quand, un peu dépassé par les événements, ou un peu désespéré, je passais quelques instants à subir le contre-coup d'une journée difficile ou d'un mauvais moment.
Les images commencent à réapparaître, on distingue Goriodon, Gwénoléa, mais tout se bouscule. Notre Dame ! Une image de Notre Dame reste un instant dans son esprit, puis de nouveau tout devient noir. Elle se relève, fait encore quelques pas dans la pièce, les traceurs sont fous et lui répètent inlassablement de cesser de résister à leurs requêtes. Elle se rallonge finalement. De nouveaux des images reviennent, mais elles sont confuses, sans doute s'endort-elle et un début de rêve peuple-t-il son esprit. On n'y revoit des images du Congrès, de moi, de Sarah. On voit Goriodon répondre un ferme "oui, je suis au courant de tout" à la question de Metthios et Mélinawahaza. Apparaissent ensuite Goriodon et Sarah, discutant ensemble, puis le collier d'Énavila recouvre l'image, et une brutale activité mentale se déclenche, Énavila ouvre les yeux et se redresse brusquement. Elle soupire et se laisse retomber sur le lit, elle semble épuisée.
De nouveau le noir complet, elle s'assoit doucement sur le bord du lit, les traceurs la sermonnent de nouveau, elle se lève lentement, se concentrant pour qu'aucune de ses pensées ne s'échappe. Elle enfile une toge qui s'enroule autour d'elle pour former comme une salopette ou une combinaison légère. Elle marche et se place devant la fenêtre, qui donne sur le parc. Il fait encore nuit noire et presque seule la lumière de la lune éclaire les arbres. Elle passe sa main sur la vitre, peut-être cherche-t-elle à la briser. Elle la tapote avec le dos de l'index puis se retourne vers la porte. Les portes d'ici sont constituées d'une multitudes de petites plaques métalliques qui sont maintenues dans un puissant champ magnétique. Quand elles sont ouvertes, elles se comportent un peu comme des rideaux, pour redevenir une paroi rigide quand elles sont fermées.
Énavila se place devant la porte, et les traceurs s'affolent alors, lui interdisant d'une part de sortir, mais ne relève toujours aucune activité dans son cerveau... Mais soudain un flash se produit, puis l'image revient, et on se rend compte que le traceur est au sol, tout comme les deux autres. Ils se remettent en activité et sortent rapidement de la pièce où ne se trouve plus Énavila. Mais ils n'ont dû rester inactifs qu'un court instant, car celle-ci court dans le couloir. Ils se lancent à sa poursuite et la rattrapent en quelques secondes. L'espace d'un instant ils parviennent à la maîtriser et elle s'écroule au sol, mais elle serre les dents et ferme les yeux et de nouveau les traceurs disjonctent. Seuls deux se remettent du choc, le troisième reste cloué au sol, ou tout du moins il ne transmet plus d'image.
Ils retrouvent Énavila à l'extérieur, courant pour s'éloigner des bâtiments du Congrès. Elle essaie vainement d'utiliser deux sac-à-dos abeilles, mais il semble qu'elle ne parvienne pas à les faire fonctionner, ses gestes agressifs envers les deux traceurs persistant laissent suggérer que ce sont eux qui ont bloqué les sac-à-dos. Elles s'enfuient alors en courant, toujours poursuivie par les deux traceurs qui ne cessent de tenter de lui envoyer des sym ou des messages tout haut.
Énavila courra pendant sans doute plus d'un sixième, trébuchant quand sa garde s'affaissant, les traceurs parviennent à l'immobiliser, puis se relevant de plus belle en les envoyant balader. Mais je n'accélère à aucun moment la diffusion, de peur de manquer un détail crucial, une image qu'elle n'a pu retenir, un indice supplémentaire sur ses motivations.
La nuit est encore profonde mais dans les contre-bas de la ville il y a encore beaucoup de passants qui se promènent, et si quelques téméraires tentent de barrer le passage à Énavila, soit avec leur bracelet, ou même en faisant barrière de leur corps, la plupart s'éloigent devant sa rage, ou crie au scandale quand elle fait mine de les bousculer.
À plusieurs reprises Énavila tente de passer un sym, mais les traceurs l'interceptent et lui bloquent l'utilisation de son bracelet pour communiquer. Elle s'écrie avec rage à chaque fois qu'ils lui cause des ennuis :
- Saloperies de bestioles de merde, vous allez me laisser tranquille, barrez-vous !
Elle saute de rage en direction d'un des traceurs pour l'attraper, mais il n'a aucun mal à l'éviter et profite de sa baisse d'attention pour la paralyser. Elle tombe alors lourdement sur le sol, en criant de tout son souffle. Des images de traceurs détruits par divers objets s'échappe de son esprit, puis bien vite elle se reconcentre pour faire le vide :
- Merde ! Putain de putain ! Font chier tous...
Elle marche alors plus calmement dans la rue, évitant de loin les passants qui traînent. Soudain une énorme abeille arrive et entoure Énavila sans qu'elle ait eu le temps de réagir. L'abeille s'est fixée au dos, aux bras et aux jambes d'Énavila, la maintenant fermement. Elle se débat comme une furie, relâche sa concentration, plusieurs flashes envoient les traceurs par terre, mais la grosse abeille, fermement attachée à elle, entraîne Énavila au sol quand celle-ci, par un moyen qui m'échappe, parvient à la mettre temporairement hors-circuit. L'abeille est inerte sur le sol, Énavila coincée dans ses pattes :
- Bordel de bordel de bordel de bordel de BORDEL !
Les traceurs sont plus rapides à se remettre en route, et Énavila tente sans succès de s'extirper de l'emprise de la grosse abeille. Perdant le contrôle, les traceurs l'immobilisent, et pendant quelques secondes la grosse abeille, qui a maintenant décollé de nouveau, entourée des deux traceurs, semblent avoir gagné la partie. Je souris à la vue des deux petits traceurs qui ont du mal à suivre la grosse abeille, et qui finalement s'accrochent tant bien que mal à elle. Ces bestioles sont tout de même pas si bêtes.
Tout est dirait-on perdu pour la belle, quelques minutes plus tard se dessine dans les capteurs des traceurs les alentours connus du Congrès. Cette fois-ci, plus prudents, les artificiels utilisent une sorte de gros insecte pour récupérer Énavila. Elle tente une de ses décharges au moment ou la grosse abeille livre son colis à la grosse fourmi, mais son timing n'est pas bon et elle reste coincée sous les deux artificiels. Quand les traceurs se remettent en route, c'est pour l'entendre jurer de tout ses poumons. Finalement elle sera enfermée cette fois-ci dans une pièce au sous-sol dont la fermeture n'est pas uniquement électromagnétique, comme elle s'en rendra compte après deux ou trois tentatives, infructueuses, pour ouvrir la porte.
Les deux traceurs sont toujours en sa compagnie, et les indicateurs donnent un état assez inquiétant de son niveau de fatigue, elle est épuisée. Finalement sa concentration cédera, et les images peupleront de nouveaux les détecteurs des petites abeilles. Elle finira par taper vigoureusement sur la porte, en criant de la laisser sortir, avant de se laisser, une fois de plus, glisser le dos contre celle-ci pour se retrouver assise par-terre.
Elle reste silencieuse, les yeux dans le vide, puis regarde avec tristesse les deux abeilles qui continuent à lui débiter des messages moralisateurs.
- Fermez-là, putain, fermez-là...
"Votre langage n'a rien de correct, rien d'étonnant que vous ayez des problèmes d'intégration."
- Putain je t'emmerde, ça te dirait pas de te poser dans un coin et de la fermer ? Tu pourrais faire ça pour moi ?
"Si vous me promettez de rester correcte, je peux le faire, oui."
- Bien, d'accord, je te promets de rester là sans bouger et de ne pas dire d'insanité.
Les deux petites abeilles vont alors se poser à bonne distance d'Énavila, sans doute tout de même méfiantes qu'elle ne tente pas de les écrabouiller. Énavila lève alors la tête au ciel et laisse s'échapper un gros soupir.
- Oh bordel...
Avant même qu'elle n'est formulé son injure les deux traceurs sont de nouveau en vol, rappelant une cassure des clauses du contrat.
- Oui, oui, OK, OK, je me suis laissée aller, mais laissez-moi un peu de temps...
Sa voix donne l'impression qu'elle est tellement lasse ; elle doit être épuisée. Les traceurs sont conciliants et retournent se poser gentiment un peu plus loin. Énavila les regarde d'un air désabusé, des images confuses hantent son esprit.
- Est-ce que vous pourriez arrêter de me sonder les pensées ?
Un des traceurs s'envole et vient vers elle, lui répond par sym.
"Malheureusement c'est l'une de nos prérogatives, et il est encore un peu tôt pour que nous vous laissions cette liberté, mais si vous vous montrez sage, nous pourrons sans doute vous permettre une journée plus tranquille."
"Tout le monde peut m'écouter alors, la Congrégation toute entière s'amuse à savoir ce qu'une fille paumée a dans la tête... Je suppose que je peux saluer ma famille... Salue donc, Étravou, Malloukirne, Pasornade, Papsor, Guirnadouec, Synte, Glinar, Traranizar, ah, tu n'aurais pas cru que je finirai au Congrès, hein ? Je te l'avais promis pourtant ! Pas tout à fait de la façon dont je m'imaginais, hein, mais quoi, j'y suis...
J'y suis...
Ah je suis désolée de faire tout ce bord...Bazar... Mais quoi ! Je n'ai même pas 16 ans, encore quatre ans avant d'être adulte ! N'ai-je pas le droit de rêver un peu ? N'avez-vous donc jamais rêvé ?
Bah ! Pfff ! Non, sans doute pas, sans doute ne rêvez-vous plus... C'est bien pour ça que je me bats, c'est bien pour ça que je ne suis pas vos règles... Vous ne rêvez plus, vous restez à attendre dans votre immortalité monotone... À quoi bon ! À quoi bon vivre sans rêve, sans chose impossible à atteindre !
N'avez-vous donc pas envie de faire autre chose que vos petites balades quotidiennes et vos amusements débiles ? Merd... Mince mais...
En quoi est-ce si mal que de vouloir changer les choses ? Vous croyiez en Teegoosh, non ? Ne vous avait-il pas apporté plus que ce paradis triste dans lequel vous vivez ? Et même ! Bon sang ! Que vous choisissiez votre univers, OK, mais nous, nous, les jeunes, pourquoi devrait-on subir vos choix ? Pourquoi nous laisser suffoquer pendant vingt ans, alors que c'est là que tout arrive, c'est là que nous nous construisons, c'est là que tout est possible, que tous les rêves sont permis ! Nous enfermer dans une prison pendant vingt ans pour ensuite nous donner une liberté dont nous n'avons plus que faire, déjà endoctrinés à vos vies léthargiques...
Mince mais quoi ! Vous avez donc si peur de tout perdre, si nous prenons notre liberté ? Vous avez donc si peur que nous trouvions le bonheur ? Vous avez donc si peur de vous tromper que vous préférez éliminer d'office toute autre vision de la vie pour ne jamais rien regretter ? Pour ne pas vous rappeler votre erreur passée ? Pour ne pas vous rappeler que vous avez déjà perdu vos enfants, une fois, par votre faute, pour ne pas vous rappeler que les responsables des départs lors du Libre Choix, c'est vous ?! Oui, vous ! Vous dans votre faiblesse et vos peurs, dans votre refus de combattre, dans votre refus d'accepter la lutte !
Mais que croyez-vous ? Vous pensez qu'en nous brimant encore plus nous allons entrer dans votre moule ? Vous ne pensez pas que c'est le contraire qui va se passer ? Et qu'un jour ça va casser, encore, et que nous allons partir ? Choisir notre voie, pas la votre, choisir la liberté, choisir de vivre comme nous l'entendons. Vous pensez qu'il s'est passé quoi dans la tête de ceux qui sont partis après le Libre Choix ?
Si vous vous entêtez, ça finira mal, et nous partirons, et vous ne serez qu'encore plus désespérés...
Ou peut-être pas, finalement, peut-être que vous parviendrez à tuer le reste de motivation qui nous habite, après tout, peut-être qu'à force de nous enfermer dans vos règles stupides nous les accepterons, peut-être qu'à force de nous marteler que nous sommes inconscients et déraisonnables vous finirez par nous convaincre... Comme vous avez déjà convaincu tous ceux qui ont regretté de ne pas être partis, alors...
Mais mince ! Vous ne pouvez donc pas comprendre que nous ne VOULONS PAS de votre soi-disant paradis ! Vous ne pouvez pas comprendre pour nous c'est pire que la mort ! Que pour nous c'est faire une croix sur tout ce en quoi nous croyons ! Mais mince ! Je sais, vous trouvez sans doute que je ne sais pas de quoi je parle, mais si j'avais un enfant, je comprendrais qu'il puisse vouloir faire autre chose, partir, faire sa vie comme il l'entend, mais pourquoi bord...diable ne comprenez-vous pas une chose aussi simple ! Vous n'avez jamais rêvé, vous, vous n'avez jamais eu envie d'aventure, de nouveauté, de frisson ?
Ils ne sont pas tous partis, les aventuriers, pas tous partis avec les hommes de l'Au-delà, il doit bien en rester parmi vous ! Les hommes de l'Au-delà... Parfois j'ai l'impression que c'est cela que vous voulez, que nous devenions les enfants de l'Au-delà. Et que tout comme eux, vous baissiez le regard en parlant de nous, comme honteux d'avoir laissé faire une chose pareille. Mais peut-être après tout n'en avez-vous pas honte, peut-être après tout seriez-vous rassuré, d'éliminer une fois de plus cette gangrène qui trouble votre éternité...
Mais pensez-vous vraiment que cela nous fasse plaisir de devoir sans cesse nous battre contre vous, nous battre contre vos préjugés, vos règles, vos limites. Ne croyez-vous pas que nous préférerions passer du bon temps avec vous, nos familles, nos parents, plutôt que d'être toujours et encore sermonnés ? Plutôt que de ne paraître que parias à vos yeux ?
Je n'arrive pas à vous comprendre, je n'arrive pas à comprendre pourquoi cet entêtement à notre égard ; nous ne sommes pas des voleurs, nous ne sommes pas des monstres, juste vos enfants qui rêvent d'autre chose que de votre monde moribond...
Mais ne voyez-vous pas que vous êtes en train de mourir à petit feu, ne voyez-vous pas que vous vous enfoncez petit à petit dans quelque chose de pire que la mort ! Vous ne faites plus d'enfants, vous vous croyez jeunes dans vos clones alors que vous n'êtes que des ombres, des esprits hantant un monde qui ne veut plus d'eux !
Je ne supporte plus ça ! Je ne supporte plus de sentir... Cette sensation de mort qui m'envahit... Je ne supporte plus cette Congrégation, ces règles, ça me tue ! Ça me TUE ! Vous comprenez, ça me ronge de l'intérieur, comme si c'était moi qui mourrait, comme si c'était moi qui sentait la gangrène me dévorer !
Mais est-ce mal de vouloir le bien de son peuple ? Est-ce mal de vouloir redonner la vie, est-ce mal de vouloir redonner le rêve, l'espoir, l'envie ? Vous n'avez plus tout ça depuis longtemps, ses sentiments sont enfouis dans un passé que vous ne regardez même plus. Vous n'êtes plus rien, et moi je ne peux pas vivre en sentant ça, je ne peux pas vivre autour d'hommes et de femmes qui n'en sont plus vraiment... Qui ne sont que des ombres...
Je ne peux pas, je ne pourrai pas, vous n'avez sans doute plus ce sentiment depuis longtemps, mais je suis bouffée par ce truc ! J'ai parfois envie de mourir plutôt que de ressentir ça ! Mais je ne peux pas mourir...
Je ne peux pas mourir !... Nous n'avons même pas le droit à la mort ! Trois fois déjà j'ai jeté mon bracelet dans des fournaises et mon corps avec, en espérant ne plus en revenir... Mais non ! Toujours je reviens, toujours vous me ramenez à l'amère réalité... Toujours vous voulez me voir subir mon martyr jusqu'au bout ! Je n'aurai donc jamais de repos...
Pourtant sentir son esprit s'envoler est une enivrante sensation, mais je ne sais pas comment vous vous débrouillez pour toujours me ramenez, pour toujours le rattraper, pour toujours le piéger de nouveau dans un de vos corps... Pourtant j'aimerais voler, voler pour toujours dans le vide et le calme, et ne pas avoir cette douleur de mort qui m'habite... N'est-ce pas étrange, hein, que vivante je me crois morte, et que morte j'ai l'impression de vivre ?
Vous ne comprenez sans doute pas tout ça. Vous ne comprenez sans doute pas que ce que je tente désespérément, c'est de vous ramener à la vie, c'est d'attiser cette flamme qui s'éteint... Je suis fatiguée... Je suis tellement fatiguée...
J'en ai marre... J'en ai marre de me battre pour quelque chose dont vous vous moquez... Mais si vous ne voulez pas, après tout... Comme si j'étais un démon, comme si j'allais tout mettre en l'air, comme si je n'étais pas normale... J'en sais rien moi pourquoi vos bracelets et vos traceurs à la noix ils ne marchent pas bien sur moi... J'en sais rien pourquoi...
Goriodon ment. Vous ne croyez que vos bracelets sur paroles, mais croyez-moi, il ment, il sait, il sait de quoi il en retourne... Mais je m'en moque, maintenant. Je m'en moque. Vous ne voulez pas de moi, OK, pas de problème. J'irai me faire voir au fin fond de la galaxie, et je n'en aurai plus rien à faire de vous, c'est bon j'ai eu ma dose... Et Gwénoléa est comme les autres, tu m'étonnes que ça se passe mieux entre le Congrès et les planètes rebelles. Qu'est-ce qu'on a eu depuis qu'elle est là ? Le droit de passer six mois au lieu de trois si on accepte d'avoir un traceur ? Tu parles, c'est juste un moyen de nous contrôler un peu plus, un moyen de rendre les planètes rebelles rien d'autre qu'une garderie géante sur laquelle vous aurez toujours un oeil. T'es qu'une perdante, Gwénoléa, et maintenant je n'ai pas plus confiance en toi qu'en Goriodon, c'est pour dire....
Ça me fait chialer ces conne...Bêtises... Je me demande bien pourquoi, je me demande bien pourquoi je pleure alors que vous ne comprenez rien, que vous vous en moquez... Je me demande bien pourquoi j'ai cru si longtemps qu'on pouvait changer les choses...
Je suis coupé dans ma visualisation par quelqu'un qui me tire, je coupe avant de me retrouver par-terre. J'ouvre les yeux et je vois Énavila qui me tiens.
- Eh ! J'ai rien fait !
- Lève-toi.
- Et oh, du calme !
- Tu veux te barrer ou pas ?
- Me barrer ? Ben, euh, oui, mais où, à la plage ?
- Putain... Tu vas pas faire chier, j'ai pas le temps pour ça. Je vais chez toi, je me casse d'ici, sois tu m'aides et tu viens, soit tu restes là.
Avant même que je ne réponde, mon précepteur se lève et me sermonne :
- Non, vous devez rester ici pendant tout le temps que le Cong...
- Ta gueule toi !
Il est directement envoyé au tapis par Énavila qui en fermant les yeux et les poings, lui envoie une de ses petites décharges dont elle a le secret.
- Bon décide toi, cette saloperie va pas tarder à se réveiller.
Je me lève alors et enfile ma tenue de la veille.
- OK je viens mais c'est bien parce que je m'ennuie un peu ici.
Nous sortons et partons en courant dans le couloir, puis rapidement nous retrouvons dans la grande salle d'accueil des bâtiments. À ce niveau là plusieurs artificiels interviennent.
- Vous n'êtes pas autorisés à quitter ces bâtiments, veuillez abandonner cette idée et retourner dans vos chambres.
Énavila se concentre un peu plus que d'habitude, et crie d'une voix qui me perce les tympans :
- VOOOOS GUEUUUUUUULES !!!!!
Tout saute, même la lumière, je suis impressionné :
- Wouahou ! Tu t'améliores.
- Ta gueule, cours au lieu de faire des remarques débiles.
Nous partons en courant et nous retrouvons dehors, Énavila court vers une réserve de sac-à-dos abeille. Elle se retourne vers moi :
- Mais au fait, t'as un bracelet adulte ?
- Ben non, enfant, encore moins bien que toi je pense.
- Merde ! Je suis conne ! Tu me sers à rien alors !
- Et oh ça va, trop tard maintenant ! Fallait y penser avant !
- Oui mais qu'est-ce qu'on fait, si on part en courant d'ici dix minutes on va se faire rattraper.
- D'abord on court puis on réfléchit.
Nous partons au pas de course, je commence à me demander si je ne fais pas une bêtise de plus.
- Où comptes-tu aller ?
- J'en sais rien, je veux me barrer d'ici, j'en peux plus.
- Super plan ! Un plan comme ça ça ne peut pas foirer.
- Oh tu fais chier, tu préfères rester coincé avec ces connards ?
- Ben ça m'emmerde de laisser mes potes, et puis...
Je pense à Pénoplée mais ne dis rien.
- Oh tu verras ta grognasse plus tard !
- Et oh !
Elle s'arrête de courir.
- Écoute, tu es avec moi ou tu te casses, j'ai pas envie de devoir traîner un boulet.
Je trouve l'expression marrante, je ne sais pas si 'boulet' a pris la même signification que chez nous.
- Bon OK, de toute façon avec tes conneries de l'autre jour mon compte est déjà mal barré ici, alors tant qu'à faire si on peu trouver un peu plus d'info sur tout ce bazar.
Nous nous remettons à courir. Mais un bruit d'abeille se fait déjà entendre.
- Merde elles sont déjà là ces saloperies.
- Aaah !
Je m'étale par-terre, paralysé, une voix résonne dans ma tête, celle de mon précepteur.
- Vous ne devez pas quitter les bâtiments du Congrès, votre tentative de fuite remet fortement en cause votre intégration.
Énavila se retourne vers moi, mais le temps qu'elle parvienne à me retirer mon bracelet et l'envoyer nous sommes entourés par une armada d'abeilles.
- Chier !
Mon petit précepteur vient se poser sur mon épaule.
"Vous devriez retourner aux bâtiment du Congrès."
- J'ai le choix ?
"À vrai dire, non."
Énavila s'est agenouillée par terre.
- J'en ai marre, je veux pas retourner là-bas, je veux partir d'ici, je veux partir...
Je me retourne vers elle et lui pose la main sur l'épaule.
- T'inquiète pas va, on va trouver un moyen, c'est quand même pas eux les plus forts, après tout ils ne sont que trois cent quatre-vingt milliards et nous sommes deux, ils n'ont aucune chance !
Elle sourit et me regarde du coin de l'oeil. Puis elle redevient sérieuse et ferme les yeux.
- Non, non, non, non ! Ça sert à rien ils sont trop nombreux !
Évidemment elle ne m'écoute pas, et je suis même sonné par le choc, quand j'ouvre les yeux toutes les abeilles grésillent au sol, mon précepteur y compris. Elle m'aide à me relever et nous partons en courant.
- Putain mais comment tu fais ça ?
- Je ferme les yeux, je m'énerve très fort et je crie.
- Ah ? Il faudra que j'essaie.
Nous courons du plus vite que nous pouvons, et je suis même en peine derrière elle, elle a vraiment d'étonnantes capacités, je ne suis qu'à moitié étonné qu'ils aient autant de mal avec elle. Je lui crie :
- Il ne faut pas que nous restions à découvert, il faut qu'on reste à l'intérieur des bâtiments, tout est construit par ici, on devrait pourvoir se déplacer en restant à couvert.
- Oui, mais pour aller où ?
- Et oh c'est toi la chef, moi j'en sais rien où est-ce que l'on va. Tu n'as pas d'idée ?
- Il faudrait trouver un téléporteur.
Nous arrivons dans un premier bâtiment, Énavila fait un tour de passe-passe pour ouvrir la porte. Mais l'idée n'était pas si bonne, aussitôt à l'intérieur je suis déjà paralysé par l'artificiel du bâtiment. Énavila aussi a du mal.
- Merde, putain, je suis conne ! Les bâtiments du Congrès n'ont pas d'artificiel de gestion, mais ici on est mort. Putain pourquoi je n'y ai pas pensé ! Arrrh !
Elle tente tant bien que mal de se dépétrer des ondes de l'artificiel local, mais c'est peine perdue, et nous sommes bientôt tous deux dans un profond sommeil.
Je ne me réveille que bien plus tard dans la journée. Dès mon réveil mon précepteur m'indique que plusieurs personnes m'attendent à la cafétéria. Il m'informe aussi qu'un équivalent de bracelet m'a directement été implanté dans l'avant-bras, de manière à éviter que je ne le retire. Vingt trente-sixième, il n'est pas encore trop tard, mais j'ai tout de même du dormir pendant plus de dix trente-sixièmes. Je demande à mon précepteur où se trouve Énavila, il refuse de me le dire. Je me dirige alors vers la cafétéria, et j'y retrouve Erik, Guerd, Moln, Ulri et Yamwreq, mais pas de Pénoplée. Si Erik me félicite pour ma tentative, il en va tout autrement des autres, qui ne peuvent s'empêcher de considérer ma tentative d'évasion stupide et puérile, d'autant qu'elle était inévitablement vouée à l'échec.
- Oui, oui, bon, mais Énavila est venue me voir, et bon, j'ai pas vraiment eu le temps de réfléchir.
Guerd confirme :
- Oui ça on a bien vu que tu n'as pas réfléchi ! D'ailleurs je peux te dire que Pénoplée a sacrément râlé` en voyant ça.
J'ai le ventre qui se noue. Je demande d'une voix la moins tremblante possible :
- Où est-elle, d'ailleurs, elle n'est pas venue ?
Guerd me répond :
- Tu parles, il va falloir que tu fasses un peu des efforts si tu veux la revoir. Quand on l'a quittée ce matin elle s'apprêtait à repartir pour Stycchia. Je n'ai pas tenté de la convaincre de rester, la connaissant ça n'aurait que provoqué l'inverse.
Erik ne peut s'empêcher un commentaire :
- C'est vrai qu'elle a aussi un sacré caractère, mais j'avoue qu'entre elle et Énavila, je ne sais pas vraiment laquelle a le plus mauvais, je comprends que ton coeur balance.
Guerd file une tape à Erik, je le réprimande le sourire aux lèvres :
- Tu fais chier Erik...
Mon précepteur intervient sur le champ, me demandant de surveiller mon langage. Erik compatie, en anglais :
- Tu m'étonnes que les gamins d'ici pètent un câble, avec des trucs pareils sur leur dos toute la journée faut pas être surpris s'ils ont envie de tout casser.
Guerd le réprimande :
- J'aime pas quand tu parles dans ta langue, j'ai toujours l'impression que tu dis des trucs sur moi !
- T'inquiète bébé je lui donnais juste quelques trucs comme ce que je t'ai fais hier soir pour que ça marche mieux entre lui et Pénoplée... Ou Énavila, ou les deux, comme il veut...
Guerd soupire :
- Tu fais chier Erik.
Je suis offusqué qu'elle puisse être vulgaire :
- Et l'oiseau, pourquoi, elle, peut-elle dire des mots comme ça alors que je n'ai pas le droit, c'est injuste !
- Guerd est une adulte, elle sait user avec intelligence de mots vulgaires pour souligner certaines de ses opinions.
- Eh ! C'est exactement ce que j'ai fait, souligner mes opinions !
- Dans ce cas vous devriez apprendre un peu plus de vocabulaire pour que je n'ai pas l'impression que vous les soulignez en permanence.
Erik rigole, si en plus ces trucs font de l'humour, je jure en français, comme ça au moins je suis tranquille :
- Saloperie !
- Ne tentez pas de me duper avec votre langue propre, je peux très bien faire le rapprochement au vue de vos ondes mentales.
Yamwreq coupe notre conversation :
- Je vous coupe, je ne vais pas rester longtemps. Je veux simplement vous mettre en garde moi-aussi, j'imagine que la situation est difficile pour vous, mais elle le sera d'autant plus que vous tentez des opérations telle que celle de ce matin. La voie du consensus est la seule ici, Ylraw.
Guerd, qui a rapproché son fauteuil de celui d'Erik pour se coller à lui, reprenant ses bonnes habitudes :
- C'est pas Yacou ton vrai nom ?
- Oh ça va hein...
Je m'adresse ensuite à Yamwreq :
- Oui Yamwreq, je l'apprends à mes dépends, mais merci du conseil.
Yamwreq se lève, nous salue et repart. Moln et Ulri discutent entre eux. Je m'adresse à Erik et Guerd.
- Où est Iurt ?
- Il devait voir Guewour je crois, il est parti tôt ce matin. Il a dit qu'il nous rejoindrait.
- Et Énavila ?
- Ils l'ont renfermée dans sa pièce au sous-sol, mais elle dort toujours, ils tentent d'analyser comment elle s'y prend pour mettre à mal les bracelets, pour l'instant ils ne comprennent pas.
- C'est demain ou après demain que nous repassons devant le Congrès ?
- Après-demain.
Je reste silencieux un instant. En regardant mon bras je remarque la petite cicatrice qui marque l'endroit où se trouve le bracelet. Le terme bracelet n'est plus vraiment de rigueur, mais c'est plus la fonction que l'objet même qui est dénommée sous ce terme, car de nombreuses personnes ont des bracelets sous forme de broches, de boucles d'oreilles, de colliers, de bagues...
- Il est placé profondément ?
Guerd répond :
- Généralement ils le placent dans l'os.
Je fais la moue, même en charcutant se ne sera pas facile de le virer. Mon précepteur me fait bien vite enlever cette idée de la tête.
- Est-ce que vous pouvez voir tout ce que je pense comme nous voyions les pensées d'Énavila ?
- Non, le Congrès n'avait pas voté la présence de traceurs, juste d'un précepteur, nous ne pouvons pas savoir directement ce que tu penses. Toutefois, tu as un bracelet enfant et nous, en tant qu'adultes, nous le pouvons dans la mesure où nous sommes à proximité.
- Mouais... Il n'y a pas grande chose à faire... Ah ! J'ai faim ! Dis-moi précepteur ? Tu m'apportes de quoi manger ?...
Je m'adresse de nouveau à Guerd et Erik :
- On a des nouvelles de Sarah ?
- Non, mais elle sera sans doute présente pour la séance du Congrès.
Sans que mon précepteur n'ait bougé, une petite abeille serveur m'apporte un petit panier de gâteaux, comme d'habitude ils sont délicieux et correspondent tout à fait à ce dont j'ai envie.
- Mais pas de nouvelles sur ce virtuel, sur Yacou et, comment déjà.
Erik répond :
- Meckwasior, mon nom est Meckwasior. Ça fait un peu 'TechWarrior', c'est pas si mal.
Guerd ne comprend pas :
- C'est quoi 'techwarrior' ?
Erik explique la signification à Guerd, Je me dis quant à moi que la vie doit être bien triste dans cette Congrégation si juste une gamine qui fait un caprice retient l'attention de tous. D'un autre côté ce n'est qu'une supposition, peut-être leur vie est-elle plus animée que je ne le pense :
- Il se passe souvent des histoires comme celles d'Énavila, ici, Guerd ?
- Oh quand même oui, surtout avec les planètes rebelles, il y a sans arrêt des gamins qui tentent de contourner les bracelets, mais ils se font attraper à chaque fois. Mais Énavila, c'est pas la première fois qu'elle se fait attraper. Et je crois que quand même, il y a pas mal de gens qui l'aiment bien. Par exemple avec son long discours de cette nuit, je suis sûre que beaucoup d'avis ont basculé. Elle refuse toute utilisation des avis, mais elle pourrait avoir du soutien, si elle voulait ; mais elle est tellement rebelle, qu'elle préférerait mourir que de se prêter à notre jeu...
Bon j'avais tout faux...
- Bon, quoi qu'il en soit j'ai encore un jour et demi à tuer avant de retourner au Congrès.
Guerd m'en remet une couche :
- Et il vaudrait mieux que tu te tiennes tranquille si tu ne veux pas que ça complique encore les choses.
- Clair, mais qu'est-ce que je peux bien faire ? Je suis coincé ici.
Erik, qui rêvassait, ou plus exactement qui regardait une charmante jeune fille passer, propose :
- On pourrait aller se balader dans le parc.
Mais Guerd nous prévient que seul les membres autorisés du Congrès peuvent s'y promener.
- En plus c'est la galère complète, je n'ai même pas accès à toutes vos bases de connaissances avec ce satané bracelet enfant, il doit y avoir des quantités phénoménales de trucs à apprendre, sur la science et tout, mais je suis bloqué.
- Utilise ton précepteur, il sert à ça, entre autre.
Erik intervient :
- Mais c'est pas un peu mal foutu ces bracelets enfants qui empêchent l'accès aux informations ? Au contraire c'est quand on est jeune qu'on a envie de tout savoir, d'accéder aux choses pour les découvrir et apprendre ?
- Oui, mais, vous avez un bracelet enfant, pas adolescent, les jeunes de votre âge ont accès à toutes les sciences, l'histoire, et tout. Ce sont les enfants qui ont leur accès contrôlés, mais souvent il suffit que les parents configurent le bracelet pour qu'il agisse comme précepteur et leur serve de professeur.
Je suis déçu de ne l'apprendre qu'alors :
- Mais pourquoi on n'a pas ça, nous ?
- Jusqu'à présent Pénoplée te servait d'interface, et moi à Erik, et en plus je ne crois pas que l'on puisse vous donner plus d'autonomie sans un certain nombre d'avis, vous ne faites pas partie de la Congrégation.
- Mouais, ça nous aurait au moins permis de pas nous ennuyer...
Erik me charrie :
- Eh oh ! Je ne m'ennuie pas moi, si t'avais pas fait le con avec Pénoplée, tu ne t'ennuierais pas non plus !
- T'as raison... J'ai plus qu'à tenter de m'évader pour la rejoindre.
Mon précepteur démarre au quart de tour.
- C'est bien la dernière chose que vous ayez à faire !
- Je sais, panique pas, de toute façon sans le pouvoir d'Énavila, je n'irai pas bien loin, déjà que...
Erik en profite pour revenir sur son évasion de la nuit précédente, il demande à Guerd :
- Mais c'est quoi d'ailleurs ces conneries, pourquoi elle peut péter les artificiels comme ça ?
Mais elle n'a pas beaucoup d'idées :
- Je ne sais pas Erik, les artificiels observant la scène sont indécis. Je pense que nous en reparlerons au Congrès, mais quand j'ai accédé aux infos, ils parlaient d'une variation anormale des champs ; mais ils indiquaient qu'il faudrait des appareils de mesure plus important pour vraiment comprendre. Je pense que le Congrès demandera une expérience plus poussée.
Moln et Ulri nous interrompent pour nous indiquer qu'ils s'absentent et vont retrouver une connaissance à eux, arrivée il y a peu sur Adama. J'incite Erik et Guerd à en faire autant, et ne pas se sentir obligés de rester avec moi, enfermés ici. Ils refusent tout d'abord mais je les assure que je vais m'occuper avec mon précepteur, et qu'ils feraient bien de profiter du reste de leur journée. Erik me demande si je vois quelque chose qu'ils pourraient faire, mais à part retrouver Sarah, ce à quoi Guerd est fermement opposée, je n'ai pas d'idée.
Nous nous donnons rendez-vous huit trente-sixième plus tard pour dîner ensemble. Je m'éclipse à temps quand j'aperçois Metthios revenir de la séance du Congrès en cours. Après vérification auprès de mon précepteur, il s'avère que mon périmètre autorisé se compose principalement du grand bâtiment dans lequel je me trouve. Je décide alors d'en faire un tour, tout en posant des questions à mon oiseau de malheur, posé sur mon épaule. Les bâtiments du Congrès ont été construits dans leur forme actuelle en cinq mille sept cent quarante-neuf avant le Libre Choix, soit l'année 6000 après le MoyotoKomo, ce qui remonte à environ neuf mille deux cents ans en années terrestres.
Je suis éberlué qu'un bâtiment puisse tenir aussi longtemps sans tomber en ruine, mais le précepteur m'explique que le bâtiment est "vivant". C'est un véritable organisme ; il est constitué de milliards de micro-robots qui le maintiennent sans cesse en état, un peu comme une termitière géante. Ce principe est d'ailleurs commun à pratiquement tous les objets utilisés dans la Congrégation. Ceux-ci ne sont pas fixes, ils sont composés systématiquement de petites galeries, un peu comme des vaisseaux sanguins, qui permettent une regénération constante des structures. Et comme une plante qui trouve de quoi se construire dans la terre ou dans le dioxyde de carbone de l'air, ceux-ci utilise les matériaux à proximité pour se structurer. C'est ce qui vaut des constructions très atypiques, fonction de la composition des sols environnants ; toutefois des générateurs à fusion sont disséminés à maints endroits pour générer des composés plus difficiles à trouver. Ceux-ci sont à la fois source d'énergie ou de matériaux, suivant les besoins locaux.
Les bâtiments sont ainsi, en quelque sorte, une forme de vie et capable de se modifier très rapidement en fonction des besoins. Il est possible de voir l'"état de santé" d'un bâtiment, et qu'il est parfois malade, quand certains de ses micro-organismes deviennent fou, ou quand les matériaux employés subissent une dégradation rapide à cause, par exemple, de conditions climatiques exceptionnelles. Le bâtiment, la ville, la planète presque, forment un immense ensemble qui évolue et se regénère au fil du temps. Ce qui fait qu'un bâtiment très ancien, comme celui du Congrès, même s'il a été construit il y a des milliers d'années, change petit à petit de forme, de couleur...
Les bâtiments du Congrès ne sont pas très hauts, contrairement à la plupart des constructions à proximité du Congrès, plus récentes. Pendant longtemps un périmètre de plusieurs kilomètres entourait le Congrès, en souvenir d'époque plus troubles ou certains séparatistes tentaient de faire pression pour leur indépendance. Je grimpe jusque sur le toit, leur sommet est constitué d'une belle terrasse généreusement illuminée par le micro-climat artificiel de la bulle entourant le Congrés et son parc.
Je m'installe au soleil d'Adama, je ferme les yeux, et, après avoir demandé un simple voile anti-ultraviolet à mon vêtement, je m'imagine l'espace d'un instant sur la terrasse de mes parents, sous les doux rayons de mon Soleil. Le système d'Adama et sa lune ressemblent beaucoup à la Terre, Adama est simplement un peu plus grosse, et sa durée du jour, divisée ici en trente-six périodes, doit correspondre je pense à une journée d'un peu moins d'une trentaine de nos heures. J'avais estimé un trente-sixième à environ quarante-cinq minutes. L'année est environ soixante pourcent plus longue qu'une année terrestre. Adama est aussi plus éloignée de l'étoile du système, mais cette dernière étant plus grosse que notre Soleil, le résultat climatique est proche de la Terre, d'autant qu'Adama est aussi recouverte d'océan à près de soixante-dix pourcent. Il m'est difficile de comparer les températures, car j'imagine que la pression d'Adama est plus importante que celle de la Terre, changeant ainsi la température de solidification de l'eau tout comme sa température d'évaporation. Toutefois la température moyenne de la planète me semble de l'ordre de grandeur de celle de la Terre, à quelques degrés près, certainement.
C'est incroyable à quel point il est difficile de trouver des moyens de comparer nos deux systèmes de mesure. Notre unité de distance, le mètre, étant basé sur la vitesse de la lumière et la seconde, il me faudrait me rappeler la définition exacte de la seconde, or je ne souviens que vaguement qu'elle est définie à partir d'un certains nombre d'oscillations, ou de transitions, me semble-t'il, entre les deux niveaux hyperfins de l'atome de Cesium 133, et encore, je ne suis pas persuadé de ce dernier point. Je peux bien sûr espérer que mon clone reproduit fidèlement ma taille d'origine, ce dont j'ai l'impression, mais je ne pourrais en être certain à deux ou trois centimètres près. Pour la température, difficile de se baser sur les changements de phase de l'eau sans connaître la pression. Je peux toutefois estimer cette dernière en me basant sur la pression terrestre en millimètres de mercure. Pour la masse ce n'est pas simple non plus. Difficile de redéfinir exactement un kilogramme. Je crois me rappeler qu'auparavant la définition du mètre correspondait au dix millionième du quart du méridien terrestre, et le kilogramme comme le poids d'un décimètre cube d'eau à une température de quatre degrés Celcius, défini grâce au mètre. Cette masse est conservée il me semble sous la forme d'un cylindre de platine sous verre je ne sais où. Aucune chance que cette définition me serve ici puisque je ne suis pas sur Terre. Ensuite, si je ne dis pas de bêtise c'est un certain multiple d'une longueur d'onde dans le vide d'une radiation d'un atome de kripton, je ne saurais dire quel isotope. Et pour finir la définition actuelle fut adoptée, à savoir la distance parcourue dans le vide par la lumière en un deux cent quatre-vingt dix-neuf millionième sept cent quatre-ving douze millième et quatre cent cinquante-huitièmes de seconde. J'avais appris ce chiffre par coeur étant gamin, mais quand on se rappelle plus ce qu'est vraiment une seconde, l'utilité est réduite. Bref, à part y aller au feeling, je n'aurai pas de comparaisons précises...
J'ai dormi presque toute la journée, pourtant après mon repas et sous les rayons du soleil je me laisse aller à une petite sieste. Mais je ne suis pas spécialement fatigué et je ne dors pas plus que deux ou trois sixièmes, ce qui doit faire dans les vingt minutes, le temps d'un sommeil léger. Bien installé, même si quelques envies d'aller trottiner me démangent, j'entreprends une conversation intérieure avec mon précepteur.
"Tu as ta pensée propre ou tu n'es qu'une facette d'un artificiel centralisé."
"Un peu les deux, j'ai à la fois une autonomie et la capacité de bénéficier de l'expérience et des informations des autres artificiels."
"Tu es relié par quel moyens aux autres ?"
"La plupart d'entre nous sont reliés par ondes électromagnétiques. Toutefois entre les différents systèmes nous utilisons les particules liées des téléporteurs."
"Vous êtes donc tous reliés les uns aux autres, hormis quand vous ne pouvez pas émettre ou recevoir des ondes ?"
"Exactement, ce qui est assez rare."
"Et sur le cerveau humain, comme la discussion que nous avons, c'est aussi uniquement par ondes, ou les clones ont-ils des sortes de récepteurs dédiés ?"
"Pas vraiment. Les clones sont très proches des corps humains naturels, hormis le fait qu'ils soient stériles, ils ont simplement des capacités de régénération qui s'altèrent moins vite ; en somme ils ne vieillissent presque pas. La formation de pensées dans le cerveau est le fait de micro-activités électriques. La communication par la pensée, se fait par l'intermédiaire d'un émetteur très directif et très puissant qui force certains micro-courants. Les clones ont tout de même une signature qui permet plus facilement de rentrer en synchronisation avec leur esprit. Chez un initial il faut parfois un certain temps avant de rentrer en contact."
"Tu veux dire que la façon de communiquer est propre à chaque personne ?"
"Oui, chaque personne a sa propre fonction d'onde, c'est ce qui permet que la communication vers une personne n'interfère pas avec d'autres."
"Et vous arrivent-ils de forcer certaines pensées à notre insu ?"
"Non, hormis pour les communications et quand vous utilisez un bracelet. Bien sûr ils restent certains cas de force majeure comme lors de votre évasion."
"Mais comment pouvons nous savoir que, lors d'une téléportation, par exemple, vous n'implantiez pas certaines pensées, ou ne retiriez certaines autres ?"
"Nous savons faire apparaître certaines sensations dans le cerveau, provoquer la sécrétion de certaines hormones en simulant des stimuli, mais il est beaucoup plus délicat de regénérer une image complète cohérente d'une pensée. Lors de la transmission par téléporteur, nous devons avoir une image extrêmement fidèle de l'empreinte électromagnétique de la source, d'infimes variations conduisent souvent à une image non valide qui ne "démarre" pas, si je puis dire. Lors d'une téléportation, il faut du temps pour la création locale du clone avec une apparence proche de l'initial, mais nous devons souvent programmer le cerveau plusieurs dizaines de fois avant qu'il ne soit opérationnel. Toutefois autant l'empreinte électromagnétique d'une conscience est très précise, autant ses différences avec l'empreinte d'une autre personne sont importantes. Ainsi à partir du moment où le cerveau accepte l'empreinte, nous sommes quasi-sûrs que la personnalité initiale sera correctement transmise."
"Vous n'êtes pas parvenu à créer des consciences artificielles ?"
"Dans un cerveau humain, non. D'autre part nous nous limitons dans ce domaine."
"Vous vous limitez ?"
"Oui, la meilleure façon de ne pas faire quelque chose c'est de ne pas avoir les moyens de le faire."
"Vous voulez dire que vous ne cherchez pas à le faire ? Mais vous n'êtes pas censés continuer l'évolution scientifique à la place des hommes ?"
"Non, notre rôle est d'assister les hommes en fonction de leurs besoins, et depuis quelques milliers d'années notre évolution est quasi-nulle car nous ne sentons pas de besoin spécifique, nous cherchons simplement à satisfaire les demandes.
"Vous n'avez pas envie de savoir ?"
"Nous n'avons pas d'envie, nous pouvons les simuler, mais pour l'instant aucune de nos consciences artificielles n'a développé d'envies réelles qui n'étaient pas elles aussi artificiellement programmées. Nous pensions il y a fort longtemps que la conscience naîtrait de la complexité, mais ce n'est pas le cas. Nous avons désormais une conscience artificielle qui représente des milliards de milliards de fois la capacité de l'ensemble des cerveaux humains réunis, pourtant nous n'avons pas développé de conscience propre naturelle."
"Vous restez un programme."
"Oui, capable désormais d'évoluer, de se modifier, de s'adapter de manière autonome, mais qui reste algorithmiquement transcrivable, alors que nous ne pouvons le faire pour la pensée humaine.
"Pourquoi Énavila parvient à vous rentre inopérants ?"
"Nous l'ignorons."
"Vous avez bien une idée, elle est capable d'envoyer des ondes électromagétiques, ou quelque chose comme ça, non ?"
"Nous l'ignorons, quand elle leurre nos bracelets, nous ne détectons simplement pas correctement ses pensées, et quand elle parvient à nous mettre temporairement hors-circuit, aucun de nos détecteurs ne garde trace de l'événement."
"Elle a un clone spécial ?"
"Non, son clone est standard, elle parvient toutefois à l'utiliser d'une façon qui nous échappe. Et cette capacité n'est pas liée à un clone en particulier, elle est parvenue à réaliser cette opération avec des clones différents."
"Vous n'avez pas des moyens de savoir ?"
"Pas pour l'instant, peut-être que le Congrès nous permettra certaines expériences."
"Quelle âge a-t-elle ?"
"Elle est né le douzième du troisième petit-sixième du deuxième sixième de l'année 12619 d'Adama. Ce qui lui fait quinze ans, cinq grand sixièmes, quatre petits sixièmes et un jour."
"Si tu comptes que mes années sont un virgule six fois plus courte, enfin, un virgule trente-trois en base six, ça donne ? Le résultat en base dix, s'il te plait ?"
"Au prorata des jours ?"
"Oui."
"Elle a 15 ans et quatre cent quatre-vingt douze jours, soit 15,94 années, multiplié par un virgule six cela fait vingt cinq ans et demi."
"T'es fort quand même d'arriver à arrondir comme il faut."
"Je connais vos limites de perception."
"25 ans et demi, et moi je dois en avoir désormais 27 et quelques."
Le précepteur change de sujet pour me prévenir que la session du Congrès actuelle aimerait me poser une question. Je lui demande si j'ai quelque chose de particulier à faire, comme je suis d'accord. Mais il suffit simplement que je lui confirmer que j'accepte la question. Ma vision actuelle s'éclaircit alors et en surimpression apparaît le Congrès. Je suis au milieu de la place, sans doute comme quand Sarah était intervenue à distance. Guerd, Erik, Moln, Ulri, et Pénoplée sont déjà présents, ils ont aussi été convoqués, ils sont virtuellement à côté de moi. C'est la première fois que je revois Pénoplée, mais elle ne me regarde pas.
Goriodon s'adresse à nous tous, il nous demande simplement si nous sommes disponibles pour avancer la séance du surlendemain au lendemain, dans la mesure où Énavila est endormie et qu'un matériel plus conséquent est a priori nécessaire pour étudier ses étranges pouvoirs. Goriodon indique aussi que le Congrès est soucieux de ne pas laisser aller cette affaire dans des limites où les conséquences seraient difficilement contrôlables.
Nous acceptons tous avec joie un tel avancement du programme, impatients d'en savoir plus, même si j'avoue que je commence à me demander si le Congrès peut réellement trouver une explication qui me satisfasse. Je ne crois que moyennement à cette histoire de virtuel et de Yacou, mais je ne demande qu'à être convaincu, après tout je ne suis plus vraiment en position de douter de quoi que ce soit, virtuellement dupé par un robot en forme de moineau qui m'apprend la vie à des années-lumière de ma maison, si jamais je n'en ai jamais eu une.
Aussitôt notre réponse approuvée et le rendez-vous donné au lendemain matin, la surimpression disparaît et je n'ai même pas le temps de faire un geste vers Pénoplée. Je demande à mon pote si je pourrais lui parler, et où elle se trouve, si elle est partie, mais il m'informe qu'elle ne souhaite pas s'entretenir avec moi. J'ai encore un peu d'espoir de la voir le lendemain, ne serait-ce que virtuellement, même si je donnerais beaucoup pour une nuit dans ses bras.
Mon précepteur détecte que j'ai soif, et me propose une boisson, que j'accepte. Quelques secondes plus tard une abeille-serveuse me dépose un verre sur le bord de ma chaise-longue. C'est une sorte de boisson crémeuse, légèrement tiède, pas très sucrée, un peu comme du lait de soja, avec un petit goût acide. Ce n'est pas spécialement délicieux mais c'est en parfait accord avec mon envie du moment. Ces bestioles sont décidément assez douées.
Je reste encore quelques instants avec mon précepteur, puis Erik et Guerd me rejoignent sur le toit. Guerd a emmené Erik faire un tour de la planète, Erik semble vraiment avoir été séduit par quelques îles paradisiaque et autres merveilles de la nature. Quelques chaises longues arrivent doucement pour qu'ils puissent s'asseoir à côté de moi.
- Il n'y a plus beaucoup d'endroit naturel sur cette planète, mais ceux qui restent sont magnifiques. On a aussi visité une ville sous-marine, c'est vraiment extraordinaire.
- Un ville sous-marine ?
- Oui, ils ont des espèces de masque, tu poses juste ça sur le visage, et ça te permet de respirer et voir sans problème sous l'eau. Et il y a carrément une ville entière construite sous l'eau. Pas très profond, à quoi, dix mètres sous l'eau...
Erik se tourne vers Guerd, l'air interrogateur :
- Euh, entre dix et quarante pierres...
Je convertis :
- Ouais, entre huit et trente mètres.
Guerd continue :
- Mais les masques protègent les tympans alors on ne se rend pas toujours compte. Mais ce n'est pas la seule ville sous-marine. Sur Adama plusieurs millions de personnes vivent sous l'eau. Toutefois l'adaptation n'est pas évidente et beaucoup ne tiennent qu'un ou deux petits sixièmes.
En tous cas Erik a l'air enchanté :
- Je sais pas mais c'est vraiment génial, tu respires vraiment comme si tu étais hors de l'eau, bien sûr il faut utiliser le bracelet pour discuter, mais de se retrouver au milieu des poissons en pouvant respirer, c'est vraiment génial. J'ai fait un peu de plongée il y a longtemps, mais là c'est carrément l'extase à côté !
- Et il y toujours des paliers de décompression ?
- Oui, enfin ils sont contrôlés par le bracelet ou le masque, je ne sais pas trop, donc c'est plus doux, on ne s'en rend presque pas compte.
Guerd complète :
- Pour avoir un truc mieux il existe des combinaison sous-marine. Elles permettent de pas avoir ces attentes obligées quand on ne porte que le masque.
- Elles doivent être rigides.
- Elles sont dures oui, mais elles sont moins pratiques aussi.
Erik et Guerd me racontent le reste de leur journée, et nous commandons de quoi manger sous le soleil couchant d'Adama. Franchement les couchers de soleil n'ont rien à envier à ceux de la Terre, même si le panorama d'une ville sans fin serait avantageusement remplacé par la mer ou les montagnes. Toutefois leurs immeubles, dont les couleurs changent en fonction de l'emplacement, se noient plus dans le paysage que les villes de béton de la Terre. Les journées à rien faire sont tout aussi épuisantes que chez nous, d'autant que j'ai dormi une bonne partie de la journée après mon évasion. Guerd et Erik ne partent pas tard, et contrairement à la veille personne ne vient m'embêter et je reste seul sur le toit.
J'attends que les étoiles apparaissent. Je ne reconnais aucune des constellations. Sur Stycchia j'avais déjà passé de longues heures à tenter de trouver un agencement d'étoiles connu, mai je n'avais vue aucune constellation qui me rappelle les quelques unes que j'avais l'habitude de regarder chez mes parents, dans mon petit village de Châteauvieux, sur Terre... Décidément, je ne fais pas grand chose de très constructif, rester planté devant les étoiles, à faire la sieste sur le toit... Je me sens tellement inutile ici, triste... Je tente d'appeler Pénoplée, elle refuse mon appel. J'appelle Erik pour lui demander si elle se trouve encore à l'hôtel. Je suis soulagé d'apprendre qu'elle est encore là. Erik est seul, Guerd est justement avec Pénoplée.
"Guerd t'en a dis un peu plus sur la séance de demain ?"
"Elle a un peu discuté avec Iurt, ils vont causer de notre intégration, toujours, c'est plutôt bien barré pour moi, même si ça prendra encore du temps, toi forcément avec ton évasion ça arrange pas les choses. On va causer d'Énavila, aussi, bien sûr. Et puis c'est à peu près tout ce que m'a dit Guerd."
"OK... On verra bien. Ça va sinon ?"
"J'en sais rien. D'un côté ce foutu bracelet me fait bouffer et faire des trucs qui font que, ouais, je trouve que c'est cool, balader avec Guerd, et tout. Mais... Putain je sais pas ce qu'on fout ici, c'est pas chez nous, et j'aimerais vraiment savoir où est Naoma. Si elle est morte ou quoi, mais savoir. Je me sens inutile, ici, on peut rien faire, tout est censé marcher correctement, le problème c'est que quand c'est pas tout a fait comme prévu, ben ça bloque...
"J'ai aussi cette impression, d'être inutile, de ne rien pouvoir faire qu'attendre, et c'est un peu lourd..."
"Je sais pas ce que t'en penses, mais ça a quand même l'air mal barré. Si la conclusion du Congrès c'est que la Terre n'est qu'un virtuel et que nous sommes les deux gus qu'ils ont retrouvés, on va devoir rester ici comme des cons."
"Le problème c'est que même si c'est vrai je ne pourrais jamais m'en convaincre."
"Ils faudraient qu'ils nous renvoient au moins une fois dans ce virtuel, si ç'en est vraiment un, histoire qu'on ait au moins un semblant de preuve."
"Oui c'est ce que m'ont conseillé de demander Yamwreq et Gwénoléa."
"Ouais, on pourra déjà voir avec ça, mais franchement si on doit rester ici... Enfin... D'un autre côté je n'ai rien à retrouver sur Terre, toi tu as une famille et des potes..."
"Tu n'as plus de famille ?"
"J'ai coupé les ponts il y a bien longtemps, ils me croient sans doute mort, ça doit faire dix ans que je n'ai pas donné de nouvelles. Franchement il n'y a personne de la Terre qui me manque, à part Naoma."
"Et moi je ne sais pas quoi faire... C'est un peu pour ça que j'ai tenté ma chance avec Énavila, peut-être qu'elle pourra faire bouger les choses... C'est pire qu'une prison ici."
"C'est clair, avec ces bracelets et tout le monde qui sait ce que fait tout le monde, c'est l'enfer, j'ai en permanence l'impression que des milliers de personnes regardent ce que je fais."
"Boah c'est surtout parce qu'on est pas encore membres de la Congrégation, je pense qu'on sera plus libres après, comme Guerd et Pénoplée, elles ont l'air plutôt contentes, somme toute."
"Ouais, j'en sais rien, enfin..."
Je vois Guerd passer à côté de Erik, elle lui demande à qui il parle, il lui dit que c'est moi, elle met les bras autour du cou d'Erik et me fait un coucou. Je laisse Erik quelques secondes plus tard, et revient à mes étoiles.
Je resterai toute la nuit sur ma chaise longue, le micro-climat rend la nuit douce et agréable. Malgré l'immense ville, les lumières restent douces et parsemées, les bracelets permettant un traitement de la vision pour ajouter une vue plus claire en surimpression. La nuit est noire, la lune n'est pas encore levée. C'est d'ailleurs sa lumière qui me réveillera, un peu plus tard dans la nuit. Je resterai éveillé un moment, sans doute une heure, n'ayant plus vraiment sommeil, inquiet du lendemain, et tellement seul. Ah... Pénoplée...
Jour 192
Presque deux cents jours depuis le départ de la Terre, et même si le compte n'est sans doute pas exact, ça vaut bien un appétissant et copieux petit déjeuner avec Erik et Guerd pour fêter l'événement. Bien sûr Pénoplée n'arrive qu'alors que nous sommes déjà installés dans l'enceinte du Congrès, ne voulant sans doute pas me rencontrer. Elle se place d'ailleurs à l'opposé de la rangée, laissant Moln, Iurt, Ulri, Guerd et Erik entre nous. Énavila est toujours à ma gauche, avec une place vacante entre nous...
Je salue Énavila :
- Moyoto, bien dormi ?
Elle se retourne vers moi et répond d'une voix calme et froide :
- On n'est pas copains, OK, j'ai juste pensé que tu aurais pu m'aider, j'ai eu tort, c'était pire...
- Va te faire foutre.
Énavila retourne la tête avec un sourire au coin des lèvres, sûrement surprise que je l'envoie balader. Je n'ai pas le moral pour supporter ses remarques désagréables. Et puis je n'ai pas mon précepteur, j'en profite, même si à n'en pas douter ce vicieux retiendra chacune de mes pensées ou paroles de la séance. Je me demande si mon bracelet est actif, il n'a pas l'air. Les sièges fournissent toujours des fonctionnalités approchantes. Je tente de parler avec Pénoplée mais elle refuse mes appels. Encore deux petits sixièmes, le temps que les membres retardataires du Congrès arrivent, et Goriodon ouvre la séance.
- Comme voté hier, la séance initialement prévue demain, sur la résolution de l'affaire concernant Yacou, Meckwasior et Énavila, se tiendra aujourd'hui.
Le salopard, s'il compte que je réponde au nom de Yacou, il peut crever. Goriodon sourit :
- Je vous rappelle, Yacou, puisque c'est votre nom, qu'à moins que vous ne désiriez rester pour le restant de votre vie sous les ordres d'un précepteur dans un périmètre réduit, qu'il serait plus profitable que vous acceptiez la vérité et vous conformiez aux règles de la Congrégation. Votre ami Meckwasior se montre plus raisonnable.
J'aprécie moyennement qu'il lise dans mes pensées. Heureusement Énavila, elle, n'a pas peur de le remettre à sa place.
- Allez vous faire foutre Goriodon ! Vous n'êtes qu'un menteur et un peureux ! Et la Congrégation en a assez, de vos tromperies. C'est à vous de vous conformer aux règles !
Émoi dans le Congrès. Je parle directement avec Énavila :
- Tu es vraiment sûre qu'il ment ?
- Certaine.
- Comment peux-tu en être si sûre ?
- Je le sens.
Nous sommes tout deux coupés par Goriodon :
- Silence ! Je vous prierais d'être un peu plus respectueux du Congrès et de la Congrègation, et je ne tirerais si j'étais vous aucune fierté à troubler une système qui permet à plus de trois cent soixante milliard de femmes et d'hommes de vivre tranquillement, dans la paix et la sérénité.
- Et dans le mensonge...
Je tente le tout pour le tout, j'ai, paradoxalement, plus tendance à croire Énavila que Goriodon, et je me dis que si Yamwreq a dit vrai, les artificiels tentent bien de cacher des choses à la Congrégation, et Goriodon ayant semble-t-il un lien avec Sarah, il n'est sans doute pas innocent dans l'affaire.
J'ai un sym de Pénoplée :
"Mais tu es vraiment plus que stupide ! Mais à quoi tu joues, mais pour qui tu te prends ? Tu veux te la jouer comme la petite Énavila, c'est ça ? Mince mais ! Mais qu'est-ce que tu as dans la tête !?"
"Je t'aime Pénoplée."
"Rah !"
Elle coupe sans que je n'ai le temps de lui en dire plus. La plupart des membres du Congrès sont soit offusqués soit amusés par notre affront. Goriodon calme le brouhaha.
- Bien, je vois que la jeune Énavila est toujours aussi coopérative, et qu'en plus elle vous a endoctriné, Yacou, dans ces théories extravagantes. Dans la mesure où nous ne sommes pas réunis aujourd'hui pour suivre vos humeurs, je vous préviens simplement que nous ferons en sorte que cette séance se déroule dans le calme, quitte à ce que seuls vos inconscients participent.
Je n'ai pas une envie foudroyante de me faire endormir, alors je tente de me montrer plus raisonnable. Goriodon poursuit :
- Bien, nous allons rapidement régler le premier point, qui concernait l'existence de ce virtuel illégal dans lequel se trouvaient Yacou et Meckwasior, ainsi qu'Énavila.
Il fait une pause, puis continue :
- Le point d'accès sur Stycchia a été trouvé et analysé, les incohérences relevées par Moln quand vous étiez dans le village et rapportées alors, comprises et expliquées. Ce téléporteur n'en était en fait pas un, simplement un ancien modifié pour devenir un point d'accès au virtuel. L'artificiel gérant le jeu a été stoppé, empêchant ainsi toute nouvelle personne de rejoindre le jeu par d'autres accès.
Goriodon s'arrête et se tourne vers la droite, il donne la parole à Yamwreq, celui-ci était entouré d'un halo bleu, sans doute une illusion, pour montrer qu'il voulait dire quelque chose :
- Yamwreq, je vous écoute.
- Nous étions plusieurs personnes a être un peu perdues par les différentes déclarations dans un sens ou dans l'autre, et nous aurions souhaité que Ylraw et Erik retourne dans ce virtuel pour bien confirmer qu'il s'agit de l'endroit d'où ils venaient.
- Malheureusement il aurait fallu spécifier ces requêtes lors de la précédente session, il est désormais impossible de remettre en place l'artificiel, celui-ci a été endommagé lors de sa déconnexion, il possédait en effet des mécanismes de protection.
Metthios ne peut s'empêcher de sauter sur l'occasion, il intervient après que Goriodon lui ait donné la parole :
- Et sous quelle autorité a-t-il était déconnecté, je ne crois pas que le Congrès ou les avis n'aient émis aucune demande dans ce sens.
- L'existence de ce virtuel ayant créé un engouement important chez les jeunes, notamment ceux présents sur les planètes rebelles, il était important qu'aucun n'y accèdent, sous peine de revenir avec une personnalité altérée, comme Yacou et Meckwasior en sont victimes aujourd'hui. Sarah avait pour mission de trouver et de stopper l'artificiel, et dans la mesure où nous n'avions pas d'ordre clair à ce sujet, elle a jugé bon d'utiliser tous les moyens nécessaires pour l'arrêter. Mais nous pouvons plus amplement l'interroger pour savoir pourquoi, de son ressort, sans l'autorisation du Congrès, elle a pris la liberté de lui infliger des dommages irréparables.
Énavila marmonne :
- Quel connard...
- Quelques choses à ajouter, Énavila ?
Elle se tait un instant, mais je la vois bouillonner, puis elle se lève en criant :
- Vous n'êtes qu'un menteur ! C'est pitoyable ! Je refuse de vivre dans une Congrégation dirigé par un menteur ! Je refuse cette dictature des artificiels, je refuse...
Elle est coupée par Goriodon, qui lui retire la parole :
- Je consens que vous soyez énervée que votre jouet ait été mis hors d'état de nuire, mais de là à me traiter de menteur, j'avoue ne pas faire le lien.
- Vous me dégoûtez ! Bon sang mais vous me reprochez d'outrepasser les limites des bracelets, mais pourquoi lui le peut-il !? Pourquoi le laisser vous mentir ainsi, vous ne voyez pas qu'il ment, vous ne voyez pas que c'est une mise en scène !
Elle est maintenant debout sur l'escalier de pierre qui nous sert de banc. Goriodon était sincère quand il parlait, mais aurait-il, comme elle, la capacité de duper les bracelet ? Le plus étrange c'est que temporairement le Congrès penche du côté d'Énavila.
- Mais réveillez-vous ! Goriodon se joue de vous, il en sait bien plus que vous ne le croyez sur cette Sarah, sur la tromperie des artificiels ! Allez, demandez-lui, demandez-lui qui est Sarah, demandez-lui qu'est-ce qu'il a été mis en place par Gualmonape et Mirtandalos en 9822 !
- Silence !
Goriodon s'est levée et l'a faite taire, elle est alors paralysée. Le Congrès se tourne vers Goriodon, qui a du mal à contenir son énervement. Goriodon se reprend et continue d'une voix plus calme :
- Il serait bon de ne pas céder à l'énervement.
Comme Pénoplée ne me répond pas, j'interroge Guerd discrètement.
"Qui sont ces gens, Gualmomachin et l'autre ?"
"Gualmonape est un ancien chercheur, Mirtandalos une personne qui s'occupait de rendre des planètes habitables par l'homme dans un temps ou la population de la Congrégation augmentait très rapidement ; j'ai vérifié car je ne les connaissais pas."
"Et qu'ont-ils fait en 9822, après le MoyotoKomo je suppose ?"
J'ai toujours eu une meilleure mémoire des chiffres que des noms.
"Aucune idée, j'ai regardé rapidement les archives, mais il n'y a aucun événement vraiment important, si je rentre dans les détails il y a une histoire de soulèvement sur une planète qui a quitté la Congrégation cette année-là, mais elle ne comportait que quelques milliers d'habitants, et trois ans plus tard elle a réintégré la Congrégation, et on n'en a plus entendu parlé."
"Ça ne doit pas être ça, c'est peut-être un élément justement pas dans les archives."
"Possible, pourtant tout ce que les gens voient ou entendent est stocké, pour peu qu'ils aient leur bracelet sur eux."
"Il y avait déjà le bracelet à cette époque, c'était il y a tout de même plus de six mille ans non, on et en douze mille et quelques."
"12624. Le bracelet a été généralisé dans les années 5800, quand..."
Guerd est coupée, je le suis aussi, j'ai le souffle court, comme si le temps ralentissait, un pesant silence s'abat sur le Congrès, mes muscles se tendent, ma vue se trouble, puis un cri, un hurlement, et un choc, comme, si je retombais de deux mètres de haut. Énavila, qui était paralysée debout, s'est recourbé lentement, puis s'est concentrée et a hurlé, sans que je me rappelle clairement la succession des événements, comme si j'avais eu une absence. Elle vascille et manque de tomber, mais se rattrape à genoux, elle aussi sonnée par l'épreuve.
Elle reste un instant un genou à terre, alors que nous sommes tous en train de tenter de comprendre ce qui vient de nous tomber dessus, émergeant comme d'un lourd et long sommeil. Mais elle se relève après seulement quelques secondes et part en courant. Je fais un gros effort pour me lever, j'ai du mal à marcher, mais en bougeant l'usage de mes membres revient vite, et je pars sans attendre, sans même réfléchir, dois-je avouer, à la suite d'Énavila. Très vite tous les membres du Congrès se réveillent aussi, mais désormais hors de l'enceinte, ceux-ci ne peuvent plus me paralyser. Je reviens sur cette idée et me rappelant que si je n'ai pas de bracelet, comme toutes personnes dans le parc du Congrès, j'en ai tout de même un équivalent directement dans le bras. Mais je ne me pose pas plus de questions tant que je peux courir, de toute façon c'est foutu pour le casting du gentil garçon, Erik a pris le rôle.
J'entends les premières critiques de Metthios, qui accuse Goriodon de mise en scène, mais je ne cherche pas à en savoir plus et accélère le rythme pour garder la trace d'Énavila. Elle court en direction d'un petit bois entourant une colline. Je m'aperçois qu'une partie des membres du Congrès quitte l'enceinte pour nous suivre, certains regardent simplement, d'autres marchent. Je crois entendre Guerd, ou Pénoplée peut-être, crier, mais mon sang bourdonne dans mes oreilles à cause de mon sprint prolongé, et du fait que je crie moi-aussi pour faire ralentir Énavila.
Voyant que les membres du Congrès à notre poursuite sont encore loin, elle m'attend un instant.
- Qu'est-ce que tu fous, casse-toi, j'ai pas besoin de toi !
Je réponds essoufflé, nous courrons tout deux côte-à-côte désormais :
- Et qu'est-ce que tu vas faire ? Construire une cabane dans le parc du Congrès et vivre en ermite.
- J'en sais rien.
- Tu peux pas sortir, dès que nous serons en dehors de l'encein...
- Je sais putain ! Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ! Qu'est-ce qu'on peut faire ?
- On peut retenter notre chance à l'extérieur, mais j'ai peur qu'une armada de robots-abeilles ne nous accueillent aussitôt dehors. Et puis j'ai un bracelet.
- Un bracelet, où ?
- Ils m'en ont implanté un dans le bras.
- Pas grave, on peut le virer.
- T'es maligne, avec quoi tu veux le virer ?
Nous entrons dans le petit bois autour de la colline. Une dizaine de membres du Congrès sont désormais à nos trousses, et ils forcent le pas.
- Je sais pas, avec une branche de bois, avec les dents, j'en sais rien ! Et puis c'est ton problème, merde !
- Ouais, de toute façon avec ou sans bracelet il me faudra pas dix minutes pour me faire choper à l'extérieur, j'ai pas tes pouvoirs moi.
- J'ai pas de pouvoirs !
- Et mon cul c'est du poulet ! Te fous pas de ma gueule, en plus avec ce que tu as fait au Congrès.
Mon expression l'a faite sourire, j'ai traduit littéralement et ils ne doivent pas la connaître ici.
- On s'en fout, qu'est-ce qu'on fait putain, où on va. En plus on y voit plus que dalle dans ce bois, viens on va vers la colline.
- Et une fois en haut ? Qu'est-ce qu'on va faire, putain mais on est bloqué, ça mènera nulle part !
- Et t'as une meilleure idée ? Qu'est-ce que tu veux, te retrouver endormi devant ces idiots ? Devenir le gentil petit Yacou et retourner mater les poissons ?
Je reste silencieux un moment, nous montons en courant la petite colline, plus haute qu'il n'y paraissait. Les arbres se font plus rares et nous nous prenons même au jeu de faire la course pour arriver au sommet. Elle gagne haut la main, j'arrive plus qu'essoufflé, avec le mal au ventre caractéristique d'un manque de sucre. J'ai du mal à parler.
- Tu manques d'entraînement, tu courais plus, à Paris...
- Je ne savais pas encore ton nom, à l'époque... Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
- Ils nous suivent ?
- Ben oui regarde ! Eh mais ils sont plus nombreux !
Une vingtaine de membres du Congrès sortent en trottinant du bois, et, nous voyant à l'arrêt, ralentissent. Je lui parle doucement.
- C'est pas une bonne idée de s'échapper, ça ne nous mènera à rien.
- Ça TE mènera à rien, moi j'ai réussi à leur échapper pendant longtemps déjà.
- C'était avant, quand tu étais encore juste une adolescente rebelle, maintenant il ne te lâcheront plus. Laissons tomber, on peut rien faire, en tout cas pas comme ça.
- Et qu'est-ce que tu veux faire ? Putain je retourne pas là-bas !
- On n'a pas beaucoup de temps pour réfléchir, mais je pense que notre seule chance ce sont les avis.
- Les avis ?
- Oui les avis, les faire pencher en notre faveur. Tu ne t'en rends pas compte mais il y a plus de gens que tu crois de ton côté, ou qui pourraient y venir avec un peu de tact.
- Qu'est-ce qu'il te fait dire ça, tu voudrais que je rentre dans leur jeu ?
- Que tu l'utilises, oui, l'autre jour avec ta petite déprime après ton évasion, tu aurais pu je pense faire pencher la balance de ton côté sans trop de mal. Et puis je sais pas ! T'arrives à faire des trucs que personnes d'autres ne parvient à comprendre, le fait de tromper les bracelets, de voir que Goriodon ment, le fait de tous nous envoyer au tapis, tout à l'heure ! Je sais pas, peut-être que c'est un hasard, un dysfonctionnement des bracelets, mais c'est peut-être aussi un moyen de faire venir les gens de ton côté.
Les membres sont maintenant tout proche, ils nous hèlent.
- Vous n'irez pas plus loin, c'est stupide, revenez au Congrès, rien ne se résoudra par la violence.
Je parle encore plus doucement, tentant de convaincre Énavila pour de bon.
- Retournons là-bas, je suis sûr qu'on peut faire pencher les avis en notre faveur.
- Oui mais pour faire quoi ?
- Pour faire le jour sur cette histoire, pour prouver que la Terre existe, que Sarah et Goriodon mentent, que... Je sais pas... Qu'ils doivent nous laisser tenter de prouver que nous avons raison. En plus Yamvreq, Metthios et Gwénoléa seraient plutôt de notre côté, et Mélinawahaza aussi si ça se trouve. Peut-être qu'avec leur soutien nous y parviendrons ?
- Putain j'en sais rien...
- Au pire tu pourras toujours te barrer si ça foire, mais si tu coopères ils ne pourront rien contre toi, c'est contre leurs principes.
Les membres du Congrès nous entourent, Guerd et Erik se frayent un passage parmi eux et viennent vers nous. Erik me parle en anglais :
- Alors, on voulait faire des galipettes dans les prés ?
- Ouais, mais il y a décidément trop de monde par ici.
Les membres sont un peu désorientés, plus encore que nous, ne sachant trop comment nous allons réagir, surtout Énavila. Je tends une main à Énavila. Elle se contente de taper dedans :
- C'est bon on y va, on teste ton idée, mais si ça foire tu vas te faire foutre pour de bon.
- Ce sera toujours un plaisir de ta part.
- Allez, avance.
Erik me demande en anglais ce qu'il se passe, je lui explique que j'ai convaincu Énavila de tenter d'utiliser les avis à notre profit. Il est perplexe mais reconnaît que l'évasion ne sera pas vraiment une solution meilleure. Je demande à Guerd :
- Guerd, qu'ont dit les artificiels sur ce qu'il s'est passé juste avant qu'Énavila ne s'enfuie ?
- Je ne sais pas, je n'ai pas eu le temps de demander, je suis partie pour rattraper Erik dès que j'ai pu me lever. Nous allons voir au retour.
Erik demande à Énavila :
- C'est toi qui a fait ça ?
Elle ne répond pas, reste silencieuse un moment, puis dit finalement :
- J'en sais rien, peut-être.
J'essaie de ménager son sulfureux caractère, mais je préférerais qu'elle n'en parle pas, de peur que les membres du Congrès qui nous accompagnent n'en retiennent trop, espérant qu'Énavila sera suffisamment maligne pour noyer le poisson :
- Il vaut mieux que l'on ne s'attarde pas trop sur ce point, et puis le Congrès posera sans doute plus de questions qu'il n'en faut.
Erik me parle en anglais :
- C'est quoi ces histoires, tu manigances un truc avec elle ?
- Non, pas vraiment, mais je ne voudrais pas que ceux qui nous accompagnent ne fayottent trop.
La troupe ne nous entoure pas vraiment, marchant en petits groupes de trois ou quatre personnes discutant entre elles.
- Tu crois qu'ils nous écoutent ?
- J'en sais rien, mais mieux vaut rester discret.
- Pas de plan, alors ?
- Si ce n'est d'espérer qu'Énavila parvienne à convaincre le Congrès de nous laisser partir, non...
- C'est pas gagné quoi, j'ai bien peur qu'on ne se retrouve comme deux ploucs à mater les poissons.
Je souris :
- C'est la même image qu'a utilisée Énavila tout à l'heure. Décidément ça nous a tous marqué...
- Oh elle n'est pas si mauvaise cette petite. Un peu comme toi, un peu plus énervée peut-être.
- Carrément !
Nous marchons en silence un instant, l'herbe est douce et rase, sans doute entretenue, comme le bois, qui n'avait que très peux de branches basses ou cassées. Toutefois dans la mesure où le parc n'est pas accessible aux artificiels et où les gens ne travaillent pas, je me demande qui l'entretient.
- Guerd, ce sont des artificiels qui s'occupent du parc ? Ils ont quand même accès de temps en temps ?
- Non, enfin je ne crois pas.
- Qui s'occupe de couper l'herbe, de ramasser ou couper les branches mortes ?
- Hum, personne je crois. Je vais vérifier une fois au Congrès, avant que la séance ne reprenne.
Nous arrivons de nouveau dans les arènes et reprenons nos places.
Guerd reste silencieuse un moment, puis répond à ma question :
- Non, personne n'entretient le parc, il s'entretient tout seul. Les arbres, l'herbe, tout en fait, sont des espèces spéciales qui poussent comme on leur demande.
- Des espèces génétiquement modifiées ?
Elle reste silencieuse encore un instant :
- Non ce sont des espèces créées spécialement pour le parc. Un artificiel s'occupe néanmoins indirectement du tout.
- Mais vous utilisez souvent ce genre d'espèces nouvelles, je croyais que vous étiez plutôt contre toucher à la nature ?
Guerd reste encore silencieuse un instant, mais c'est Moln qui répond, ayant écouté la conversation :
- Ce ne sont pas vraiment des espèces nouvelles, elles s'apparenteraient plus à nos bâtiments, ce sont des artificiels, créé de toute pièces, qui ressemble à la nature.
- Mais, pour tous les arbres présent dans la ville, c'est le même principe ?
- Non pas du tout, seul le parc du Congrès a cette caractéristique, et quelques autres endroits spécifiques. Bien sûr, ce n'est pas le seul endroit dans la Congrégation qui a ce type de parc, mais ils sont assez rares. Généralement des artificiels s'occupent de l'entretien, ici les règles du Congrès l'interdisant, c'est un cas un peu spécial.
- Mais pourtant il y a un artificiel qui s'en occupe ?
- Oui mais il n'a pas de...
Nous sommes coupés par Goriodon qui demande de nouveau le silence pour la réouverture de la session. Tous le monde s'assoit et se tait, il reprend :
- Bien, je crois que la première décision à prendre, après ce malheureux désagrément, serait de faire en sorte qu'Énavila ne puisse plus utiliser ses artifices pour déjouer notre attention, en conséquence je pense qu'une mise en hors d'état de nuire s'impose.
Énavila s'apprête à répondre, mais une autre personne prend la parole auparavant.
- Avant de prendre des mesures extrêmes, peut-être pourrions-nous lui demander une explication.
Goriodon rétorque aussitôt :
- Je pense que ce serait courir un risque inutile, elle s'est assez jouée de nous pour que nous nous prémunissions contre ses astuces.
Je demande la parole, Goriodon me l'accorde semble-t-il à contrecoeur, consultant tout de même les avis pour savoir l'assentiment des membres à ce sujet. Mais je reste quelques secondes silencieux quand je me rappelle que tout ce que je dis va être évaluer sur une échelle de confiance, et que mon petit mensonge pour aider Énavila ne passera pas. D'autant que leur système est plus que malin, ne pas dire toute la vérité pour essayer de biaiser est tout autant mis à jour qu'un mensonge pur et dur. J'essaie donc de dire quelque chose de franc, quitte à passer pour un idiot :
- Oui je pense vraiment qu'Énavila a compris que fuir ne servait à rien, et que pour faire avancer les choses seule la diplomatie est efficace.
Je n'en dis pas plus, de peur de me faire attraper. Mon indice de confiance est plutôt bon, même s'il n'est pas dans la franchise absolue. Énavila me regarde de travers, comme si j'étais ridicule, mais ne dis rien ; juste un petit soupir trahit son énervement. Elle reste toutefois silencieuse et attend patiemment que Goriodon lui pose une question. Celui-ci laisse aussi le silence s'installer avant de reprendre la parole :
- Bien, soit. Énavila, qu'avez-vous à dire pour votre défense concernant cette attaque contre les membres du Congrès. Je crois qu'on peut difficilement appeler cela autrement.
Je la sens qui se crispe, elle ferme les yeux pour répondre.
- Je suis désolée... Quand j'étais paralysée... J'ai senti une douleur affreuse dans ma tête... Je me suis concentrée pour la faire passer... Mais c'était de pire en pire... Je n'ai pas pu résister... J'ai crié... J'ai cru que c'était le Congrès qui voulait m'endormir, ou me punir... J'ai pris peur... Dès que j'ai pu bouger je suis partie immédiatement en courant, j'étais paniquée... Ensuite Ylraw m'a rattrapé, il m'a raisonné... Mais je n'ai rien fait...
Elle est tout de même formidable. Tout ce qu'elle dit se révèle d'une franchise indéniable, pourtant elle doit faire des efforts pour tromper les bracelets... Je ne sais pas si son subterfuge va passer... Mais peut-être même est-ce vrai, elle semble sincère, elle arrive même à me faire douter... Après quelques instants les avis des membres se laissent manifester, une nette majorité croit Énavila, quelques personnes sont formellement persuadées qu'elle ment, dont Goriodon :
- Mensonge ! Il est évident qu'elle tente de nous berner.
Yamwreq demande la parole :
- Avant de mettre en défaut nos bracelets, qui ont toujours été efficaces, à moins que vous n'en doutiez, Goriodon ?
Goriodon le regarde de travers :
- Non. Continuez.
- Si nous considérons qu'elle dit vrai, se pourrait-il que le Congrès ait été victime d'une attaque ? Énavila étant paralysée, elle en aurait subi des effets multipliés ?
Un léger vent de panique traverse les membres, une autre personne prend la parole :
- Oui c'est une explication valable, comment peut-on être sûr que personne de l'extérieur n'a tenté de nous tromper, nous endormir ou nous persuader de quelque chose ?
Un léger brouhaha se fait entendre, Goriodon se lève et fait des signes des bras pour calmer l'agitation :
- Voyons, ne sombrons pas dans l'illogisme. La Congrégation n'a pas subit d'attaque directe depuis des millénaires. La seule menace externe connue viendrait des planètes Ménochéennes, mais même si nous n'avons pas d'artificiel en observation directe, tout porte à croire que leur technologie est toujours à un stade primitif.
- Et une attaque venant de l'intérieur de la Congrégation ?
Plusieurs personnes, qui n'étaient jamais vraiment intervenues auparavant, veulent prendre la parole. Goriodon leur répond tour à tour.
- C'est ridicule, d'une part je vous rappelle tout de même que l'enceinte du Congrès est sous protection, d'autre part il n'y a pas de mauvaise intention qui n'ait été détectée à l'avance depuis que nous utilisons les bracelets.
- Pourtant nous n'avons rien pu faire quand Énavila a attaqué Yacou, et quand elle s'est évadée.
Ils m'énervent à m'appeler Yacou.
- Justement, Énavila me semble d'une manière évidente la responsable de l'agression que nous avons subi.
- Mais il y a peut-être d'autres personnes avec elle, ou même indépendantes, qui sont capables des mêmes choses, tromper les bracelets. Imaginons que la façon de le contourner ait été mise au point, même si l'inventeur lui-même ne donne pas le secret, souvent quand une découverte se fait elle se fait à de brèves intervalles à plusieurs endroits. D'autres personnes sont peut-être en mesure de nous berner, de nous tromper, peut-être sommes nous à la veille d'une attaque majeure, nous ne pouvons prendre cela à la légère !
Il y a un fort consentement dans les membres du Congrès. Une autre personne intervient :
- Mais ne devons-nous pas dans un premier temps nous concentrer sur l'attaque de tout à l'heure, je suis désolé mais je ne trouve que très peu d'information à ce sujet, comment pourrait-on avoir plus de données, est-ce que les artificiels sont en train de chercher ?
Goriodon répond :
- Non et c'est bien la partie qui m'inquiète et le sujet de ce débat. Énavila parvient semble-t-il à tromper les artificiels. Si bien qu'étant démunis, pour l'instant, face à de tel agissements, je pense qu'il est urgent que nous la neutralisions.
Yamwreq prend la parole :
- Mais en sommes-nous seulement capables ? Si elle n'est pas la responsable directe de l'action de tout à l'heure, se pourrait-il qu'elle soit protégée, en quelque sorte, par quelqu'un ou quelque chose ? Nous avons un contrôle plus restreint sur les planètes rebelles, peut-être un groupe séparatiste se cache là-bas ? Énavila ne pourrait-elle pas simplement être un émissaire de leur part pour nous transmettre un message ?
Gwénoléa, passablement agacée, lui répond :
- Et bien demandons-lui, alors, car je peux vous assurer qu'à ma connaissance il n'y a aucun mouvement de ce genre sur les planètes rebelles.
Elle fait une pause, se tourne vers Énavila, et l'interroge :
- Énavila, avez-vous un quelconque rôle d'émissaire, et avez-vous oui ou non une part de responsabilité dans l'attaque de tout à l'heure ?
Énavila se concentre, puis répond doucement :
- Je ne joue aucun rôle particulier. Ma seule volonté est d'aider la Congrégation et le Congrès, je veux simplement vous dire que les artificiels nous trompent, et que Goriodon n'est pas étranger à cette manipulation.
Elle semble éprouvée à chaque fois qu'elle prend la parole. Je ne sais pas si elle ment ou pas, mais son indice de confiance est au beau fixe. Une autre personne, qui avait déjà intervenu en faveur de Goriodon, se lève et crie presque :
- Mais c'est absurde ! C'est de la diffamation, vous voyez bien qu'elle ment, elle utilise son pouvoir ou sa méthode pour nous tromper, elle nous ment ! C'est elle qui nous manipule !
Metthios intervient :
- Jusqu'à preuve du contraire les bracelets sont entièrement fiables pour la détection de la sincérité. En suivant cette hypothèse, et si on se réfère aux suspicions de Yamwreq concernant Sarah et Goriodon, et le changement de certains faits par les artificiels pour nous tromper, il semble évident que la personne la plus dangereuse ici n'est pas Énavila mais bien Goriodon !
Des chuchotement virtuels s'élèvent de la foule, et on voit par des traits de couleurs qu'un grand nombre de personnes sont en train de discuter entre elles. Metthios poursuit, haussant la voix :
- Et d'autre part les actions d'Énavila étaient plus des impulsions incontrôlées, spectaculaires certes, mais tout à fait visibles, alors que les incohérences relevées par Yamwreq et les liens entre Goriodon et Sarah restent inexpliqués !
Une autre personne intervient :
- Et cette Sarah, alors, où est-elle, ne peut-on pas l'interroger ? Ne peut-on pas tenter de mettre cette histoire au clair une fois pour toutes ! J'ai l'impression que nous nous enfonçons de plus en plus sans trouver aucun moyen d'élucider quoi que ce soit ?
Goriodon intervient :
- Sarah a utilisé un clone non différencié pour se rendre sur Stycchia, et elle est en train de revenir. Elle n'est pas disponible pour l'instant, mais le sera sans doute demain.
Énavila demande la parole, calmement, et toujours aussi calmement formule son attaque contre Goriodon :
- C'est assez habile, en effet, d'avancer la séance de façon à ce qu'elle ne puisse pas intervenir, et que mon cas soit réglé avant son retour.
Goriodon reste pensif un instant, puis répond :
- Trouver des informations sur ce virtuel était une priorité.
- Elle aurait pu rester sur Stycchia pour pouvoir intervenir aujourd'hui. D'autre part avec un clone non différencié sur Stycchia, son retour ne devrait prendre que quelques heures, pourquoi ne pas attendre, alors ?
- Soit, je ne m'oppose pas, contrairement à ce que vous semblez croire, à ce qu'elle intervienne, bien au contraire. Soyez persuadés que mon souhait le plus cher est que nous résolvions cette affaire au plus vite, il n'est pas bon de rester avec tant d'incertitudes.
Le silence se fait quelques instants dans l'enceinte, les gens attendant, presqu'aucune conversation privée. Finalement une nouvelle personne se lève :
- Énavila, pouvez-vous nous expliquer quels éléments vous portent à croire que Goriodon, avec l'aide des artificiels, nous cache certaines choses ?
Énavila reste silencieuse pendant plusieurs minutes, tout le monde retient son souffle :
- Goriodon utilise les artificiels pour... Pour cacher certaines informations à la Congrégation.
- Mais qu'est-ce qui vous pousse à croire une chose pareille, avez-vous des preuves ?
Toujours un pesant silence d'Énavila, les gens s'impatientent. J'ai peur qu'elle ne bluffe trop et ne sache comment se rattraper.
- Sarah utilise aussi les artificiels pour nous tromper.
Mélinawahaza demande la parole, Goriodon la lui donne, il semble respirer un peu mieux depuis qu'Énavila manque manifestement d'arguments.
- Mais qui ou quoi vous fait penser une chose pareille !? D'où viennent ces accusations ?
Énavila commence à s'énerver un peu. Elle ne sait plus quoi dire :
- Il ment, il se sert des artificiels... Demandez lui qu'est ce qu'il se trouve dans le système de l'étoile Emi-Ta-Far-33-245.
Un partisan de Goriodon rétorque :
- Vous ne répondez toujours pas à la question, Énavila.
Mais Metthios s'empare de la révélation :
- Goriodon, pouvez-vous répondre à la question d'Énavila ?
Goriodon ne parle pas d'un instant, espérant que les avis invalident la question, mais si l'intervention de son supporter a fait pencher la balance un instant, la question de Metthios a pris le dessus. Il s'exprime finalement.
- Je... Je ne sais pas ce qui se trouve dans ce système.
Son indice de confiance est presque à cent pourcent, témoignant de sa sincérité. Énavila intervient immédiatement :
- Ce n'est que l'action même de ce qu'il se trouve dans ce système. Ce système comprend plusieurs planètes d'artificiels qui contrôle les échanges d'information de la Congrégation, et s'arrangent entre autre pour que Goriodon puisse mentir sans que nous ne voyions rien !
Un autre supporter de Goriodon lui répond :
- Jusqu'à preuve du contraire, les bracelets ont toujours indiqué sans aucune erreur le mensonge de quelqu'un, pourquoi devrions-nous le remettre en doute sans que vous n'apportiez aucune preuve, ni même la source de votre accusation ?
Énavila n'a vraisemblablement pas beaucoup plus d'éléments, pourquoi ne demande-t-elle pas simplement que nous soyons relâchés pour retrouver ce prétendu virtuel, ou Sarah, il n'en faut pas plus.
- Je... Je ne peux pas le dire.
Émoi dans la salle, Goriodon se lève, plus fort que jamais :
- Et bien je crois que c'est une preuve suffisante du non fondé de vos accusations, Énavila. Une autre de vos manoeuvres pour encore passer entre les filets de nos contrôles. Mais il reste un point d'ombre, en effet, sur la façon dont vous vous prenez pour contourner les bracelets, je crois qu'il est temps que vous nous dévoiliez ce secret, et que vous cessiez vos mascarades de mauvais goût.
Le Conseil est complètement de l'avis de Goriodon, Énavila est acculée, elle n'a guère de porte de sortie. J'ai peur que ne sachant que faire elle décide de nouveau de tenter de partir. Mais elle reçoit un soutien inattendu. Symestonon, le vieux sage, prend la parole :
- Énavila dit la vérité... Il y a bien un système permettant de tromper les bracelets.
Tout porte à croire qu'il ment, il continue:
- Ce système se protège lui-même, c'est ce qui fait que ce que je dis est qualifié de mensonge, pourtant je suis sincère.
Confusion dans la salle, Goriodon, surpris, reste muet. Finalement une personne demande plus d'information a Symestonon.
- Je ne maîtrise pas ce système. Comme décrit par Énavila, il a été mis en place par Gualmonape et Mirtandalos en 9822, entre autre via le système Emi-Ta-Far-33-245, mais pas uniquement, pour permettre au Conseil, ou à certaines personnes tout du moins, d'asseoir leur contrôle sur la Congrégation en cas de crise.
Goriodon s'est assis, vraisemblablement très ennuyé par les révélations de Symestonon. Metthios prend la parole :
- Il est difficile de remettre en cause les paroles de Symestonon, même qualifiées de mensonges par les bracelets. De telles déclarations signifient donc que depuis 9822 nous sommes trompés ? Qui est au courant de ce système, qui l'utilise ? Goriodon, depuis quand en avez-vous connaissance ?
Symestonon répond alors que Goriodon garde le silence :
- Tout comme moi Goriodon ne peut pas répondre à cette question. Ce système s'auto-protège, si Goriodon dit qu'il le connaît, le système fera en sorte que nous croyions qu'il ment. Je vais énoncer une phrase qui est un pur mensonge de ma part.
Symestonon, toujours assis et décontracté, énonce une première phrase :
- Le système Emi-Ta-Far-33-245 est une simple base de calcul pour les artificiels, il ne contient rien qui ne permette de tromper les membres de la Congrégation.
Il fait une pause, pour que tout le monde s'aperçoive que son indice de confiance révèle qu'il est sincère, puis reprend :
- Le système Emi-Ta-Far-33-245 est une base spéciale des artificiels dont le but est de tromper les bracelet et protéger son existence.
Cette fois-ci le système ne donne aucun doute sur la fausseté de sa déclaration.
- Il est difficile de parler de ce système, car tout ce que je pourrai vous révéler à son sujet serait qualifié de mensonge par les bracelets.
La confusion grandit dans la salle, entre les rares qui doutent encore un peu de la sincérité de Symestonon, et les autres qui réalise que leur système est peut-être en train de s'effondrer. Les questions fusent :
- Qui a accès à ce système ?
- Sur quel sujet nous trompe-t-il ?
- Pourquoi pouvez-vous l'outrepasser ?
Des membres se sont levés, et d'autre part nous ressentons une très forte agitation venant de l'extérieur, des personnes suivant la session du Conseil de divers endroits de la Congrégation. Goriodon, après un temps de réflexion, se lève finalement et demande le silence. Il parle lentement, comme s'il n'était pas sûr de ses paroles.
- Dans mes paroles certaines pourront être qualifiée de fausses... Mais Symestonon a tord... Il n'existe aucun système pour tromper les bracelets, pour nous tromper.
Euh... Je ne comprends plus rien, j'aurais pensé qu'il allait dire le contraire, les gens se tourne vers Symestonon :
- Mes amis vous venez de voir la tromperie dans toute sa splendeur. Les paroles que vous venez d'entendre de la part de Goriodon ne sont pas celles qu'il a prononcé, et l'artificiel de l'enceinte à fait en sorte de vous faire entendre une version modifiée.
Goriodon se rassoit. Symestonon continue, calmant le bruit :
- Goriodon a réellement dit que j'ai raison et qu'il existe bien un moyen de tromper les bracelets. Vous entendez réellement mes paroles car il s'avère que j'ai un statut un peu privilégié vis-à-vis de ce système. Celui-ci ne peut, en tout cas pas dans une certaine mesure, changer mes paroles.
- Mais alors comment peut-on savoir ce qui est vrai de ce qui est faux, si on ne peut même pas discuter entre nous ?
Symestonon continue :
- C'est un sujet grave, et difficile à gérer. Toutefois ce système ne remet pas en cause notre fonctionnement habituel, à savoir que nous ne devons pas céder à la panique, et que toute nos habitudes restent valables. Ce système est tout à fait fiable concernant tous les problèmes que nous avons réglé jusqu'alors ; il n'intervient que concernant lui-même. En conséquence nous pouvons continuer à lui faire confiance pour la transmission d'information, nos problèmes courants et notre vie de tous les jours.
Des gens veulent parler, Goriodon les fait taire. Symestonon, pour la première fois, se lève pour parler. Et cela ne doit pas être si courant car tout le Conseil se tait subitement à cette vue.
- Je répète, pour toutes les personnes de la Congrégation. Vous DEVEZ continuer à faire confiance aux bracelets, car ce problème ne concerne que l'existence de la possibilité pour certains artificiels de nous tromper quand nous parlons de leur existence, ce qui reste un problème restreint qui ne remet pas en cause la pérennité de notre système. Il est toutefois important que nous trouvions une solution à ce petit problème, pour éliminer définitivement ce doute.
Les gens se rassurent un peu à ses paroles. Symestonon se tourne vers Énavila.
- En outre, ce problème est indépendant des actions suspectes de cette jeune fille, et nous devons aussi élucider rapidement son cas, car il est aussi important voire plus que le problème des artificiels nous trompant.
Énavila lui répond sans attendre :
- Vous êtes de mèche avec Goriodon, vous nous trompez tout comme lui !
- Je suis de mèche avec lui, vous avez raison, car je tente comme lui de choisir le meilleur pour la Congrégation. J'ai toute ma confiance en Goriodon, et je sais qu'il cherchait, depuis qu'il a eu connaissance de son existence, à déjouer ce système d'artificiels. Toutefois sa position était délicate, car sans soutien il serait simplement passé pour un menteur aux yeux de tous.
Comme prévu ses paroles sont qualifiées de mensongères. Et l'interrogation est grandissante parmi les membres du Congrès. Mais un autre indicateur, pour l'ensemble de la Congrégation, révèle aussi qu'une grande inquiétude est en train de prendre place auprès de toutes les personnes composant cette gigantesque humanité.
- Je pense que le débat au regard de ces artificiels peut difficilement prendre place ici, car ils pourraient d'une part trouver un moyen de contourner aussi mes paroles, et surtout ils trouveraient dans notre débat de quoi se protéger contre nos actions.
- Mais ne peut-on pas le désact...
Symestonon se rassoit et coupe l'intervenant :
- Rien ne sert de parler de ça ici.
- Mais que faire, alors ?
Le Congrès est de nouveau très agité. Goriodon, se reprenant, décide de prendre de nouveau le contrôle des débats.
- Symestonon l'a dit, cette question relative aux artificiels ne remet pas en cause notre système, car il se limite à une partie qui n'est jamais abordée dans la Congrégation, sauf dans le cas présent. Toutes nos bases restent présentes et solides, et le problème de première priorité est le risque que peut représenter Énavila, car celui-ci n'est pas expliqué.
La confusion s'atténue notablement, mais une personne conteste l'opinion de Goriodon :
- Je ne suis pas d'avis de considérer ce problème concernant les artificiels comme non prioritaire. L'action d'Énavila n'est peut-être pas expliquée mais elle se limite aux contournements de quelques bracelets, sans conséquences grave pour la Congrégation. La possibilité de tromperie de la part des artificiels remet en cause l'ensemble de nos capacités de jugement, et potentiellement laisse suggérer qu'à tout moment nos décisions peuvent être faussées. D'ailleurs la capacité d'Énavila n'est peut-être qu'une conséquence de cette manipulation par les artificiels.
Goriodon ne sait quoi répondre, il tourne les yeux vers Symestonon, espérant une réponse de sa part. Celui-ci répond sans se lever, toujours avec ce ton un peu désinvolte qui le caractérise :
- Je connais la capacité de ces artificiels, pour la simple et bonne raison que j'ai indirectement participé à leur création, et aussi parce que je suis en contact avec eux depuis lors.
La personne de l'assistance ayant témoigné de son inquiétude poursuit :
- Vous le connaissez, certes, mais pour notre part nous n'en savons rien, je pense qu'il serait nécessaire de faire en sorte que nous soyons tous renseignés sur ce point. D'ailleurs les avis de la Congrégation vont complètement dans ce sens.
- Nous ne pouvons pas discuter de ce point ici, comme je l'ai déjà expliqué.
Une autre personne se lève, vraisemblablement très agacée.
- Mais où alors, pourquoi ne coupe-t-on pas simplement l'artificiel du Congrès ?
- Ce ne serait pas suffisant, sachant que nous allons discuter de ce sujet, je pense qu'il pourrait tout de même interférer.
- Mais c'est incroyable ! Cela signifie que nous sommes impuissants ? N'avons-nous donc aucun moyen de mettre à mal se système de manipulation ? Personne ne le contrôle ?
- Nous ne pouvons en discuter que dans un endroit en dehors de toute influence artificielle.
- Et bien soit, où peut-on trouver un tel endroit, rendons-nous-y !
Symestonon reste silencieux un instant, puis ajoute :
- Je ne sais pas si nous avons un tel endroit.
Grande agitation dans le Conseil, à la limite de la panique. Goriodon pose une question à Symestonon. Le bruit s'estompe.
- Si nous demandons aux artificiels un endroit où ils n'auront aucune influence, mentiront-ils sachant que c'est dans le but de contourner la protection ?
- C'est possible, je ne sais pas exactement de quoi ils sont capables.
L'agitation reprend de plus belle.
- Comment pouvez-vous prétendre connaître la capacité de ces artificiels, si vous ne savez même pas clairement de quoi ils sont capables.
- Parce qu'ils n'interviennent que dans un cas très précis, qui n'est pas d'une importance primordiale pour la Congrégation, mais si ce sujet est soulevé, je ne sais pas alors quelles sont leurs limites.
L'agitation devient telle que j'ai dû mal à suivre les questions qui fusent, finalement je cède moi aussi à discuter avec Erik de tout ce bazar, Énavila m'ayant "gentiment" envoyé balader une fois de plus. Pendant encore une bonne demi-heure Symestonon s'évertue à tenter de faire comprendre qu'il ne dira rien en dehors d'un endroit protégé, jusqu'à ce qu'une personne tente de proposer une idée, qui a mis du temps à être évoquée pour la simple et bonne raison que les membres doivent utiliser leur mémoire pour trouver une solution, les artificiels bloquant comme l'a expliqué Symestonon la recherche d'information pour circonvenir à leur système de protection :
- Il n'existe aucun moyen de trouver un tel endroit, nous devrions tenter de vivre avec.
Phrase qui est immédiatement traduite par Symestonon, qui a la chance de ne pas subir l'action des artificiels :
- Mais n'avait-on pas construit à une époque des stations orbitales indépendante pour justement avoir un échappatoire dans ce genre de situations ?
Le plus incroyable c'est que l'illusion va jusqu'à faire bouger les lèvres de la personne différemment. Symestonon continue :
- Oui il existe effectivement des stations orbitales comportant des protections contre des interventions d'artificiels externes. Toutefois il ne nous sera peut-être pas évident de nous y rendre.
- Nous pouvons tenter, où se trouve la plus proche, peut-on s'y téléporter ?
- Nous ne devons pas utiliser la téléportation, il y aurait un risque de changement de nos souvenirs.
- Je croyais que c'était impossible ?
- Ça ne l'est pas.
Goriodon intervient avant que la panique totale ne s'empare du Conseil :
- Nous devons garder notre calme, je vous rappelle que le problème actuel ne concerne qu'une partie presque anecdotique de la Congrégation. Gardez à l'esprit que tout continue à fonctionner comme avant, même si, je le consens, un doute pourra subsister tant que vous n'en saurez pas un peu plus. Symestonon, vous semblez avoir toujours accès sans limitation aux informations de la part des artificiels, avons-nous à disposition une telle station dans les alentours du système adamien ?
Symestonon reste silencieux un instant, puis précise :
- Une de ses stations est un satellite d'Adama, elle se trouve néanmoins à plus de cinq tri-quadri pierres.
Ce qui correspond à cinq multiplié par six puissance douze pierres, une pierre mesurant environ quatre-vingt centimètres, le tout doit représenter presque neuf millions de kilomètres. Ce point correspond sans doute à un point de Lagrange entre Adama et son soleil. Goriodon continue, il semble avoir complètement viré de bord, d'abord réticent, il semble désormais corps et âme derrière Symestonon :
- Quand pouvons-nous nous y rendre ?
- N'importe quand, il ne nous faudra pas plus de deux sixièmes de trente-sixièmes pour nous y rendre.
- Pouvons-nous prévoir un départ pour aujourd'hui ?
- Demain serait plus raisonnable, il vaut mieux s'assurer que tout se passera bien, il nous faudra en effet prendre le plus de précautions possibles et limiter l'intervention des artificiels.
Tout le Conseil est désormais silencieux, écoutant fébrilement l'échange entre Goriodon et Symestonon. Parfois Symestonon reprend les paroles de Goriodon, quand celles-ci sont masquées par les artificiels.
- Devons-nous tous nous rendre sur place ? Moins de personnes rendrait l'organisation plus simple ?
Mince ! Ils veulent faire la super réunion où on apprend enfin tout en comité restreint !
- Oui, toutefois il serait tout de même préférable que nous soyons un certain nombre, notamment les plus âgés, pour chercher dans nos mémoires les éléments qui pourront nous aider.
L'agitation revient quand il s'agit de déterminer qui aura le privilège, ou la charge, de se rendre sur cette station. Il doit y avoir environ quatre cent personnes dans l'enceinte du Congrès, un peu plus de cent cinquante sont finalement choisies, et divers rôles ou tâches sont réparties par Symestonon pour préparer le voyages du lendemain, notamment trouver plusieurs vaisseaux de transports. Je reste déçu de ne pas faire partie du voyage, même si une telle mise à l'écart peut-être un signe que notre cas ne sera plus prioritaire dans les jours qui viennent, et que je serais certainement un peu plus libre de mes mouvements, du moins je l'espère, mais Symestonon termine sur ce point :
- Je pense aussi qu'il est crucial qu'Ylraw et Sarah soient présents, et, malgré tous les efforts qu'elle développe pour nous persuader du contraire, Énavila.
Énavila explose, elle était depuis tout à l'heure extrêmement silencieuse, beaucoup plus calme qu'à son accoutumée, les dernières paroles de Symestonon l'enflamment.
- Jamais ! Hors de question que j'assiste à votre partie mensongère ! Vous ne valez pas mieux que Goriodon !
Elle se lève et s'adresse à tout le Conseil.
- Mais vous ne voyez pas qu'il est en train de vous tromper, de vouloir vous emmenez bien tranquillement dans un endroit qu'il maîtrise pour vous persuader qu'il a raison, où peut-être même vous tuer tous, ou vous rendre dépendant de lui !
Goriodon tente de la calmer, mais elle répond d'autant plus violemment :
- Tais-toi ! Goriodon, tu n'est qu'un traître qui cache la vérité à la Congrégation, tu devrais être expulsé, emprisonné !
Elle s'adresse de nouveau à tous :
- Mais ne vous laissez pas faire, merde ! Ils sont tous de mèche, Goriodon, Sarah, Symestonon, Ylraw ! Bon sang mais ils sont tous alliés pour asservir, pour vous rendre dupes et vous utiliser !
Goriodon s'est assis, vraisemblablement touché par les paroles d'Énavila, mais Symestonon lui se lève :
- C'est bien à toi de dire une chose pareille, Énavila, toi qui bafoues les règles depuis le début, toi qui NOUS manipule en trompant les bracelets à notre insu, ne serais-tu pas, toi, plutôt, une servante des artificiels, une abomination de leur technique de clonage pour nous affaiblir et nous détruire !
La voix de Symestonon a résonné comme le tonnerre, mais Énavila n'en prend que plus d'énergie pour lui répondre :
- Traître ! Voilà des milliers d'années que vous trompez la Congrégation, et vous m'accusez d'avoir outrepasser deux ou trois bracelets pour une cause que je sais juste pour les planètes rebelles et la Congrégation ! Je n'ai jamais menti sur mes intentions, vous, vous n'êtes que plagiat dans votre décontraction de merde pour vous donner un genre alors que vous n'êtes qu'un monstre qui veut détruire la Congrégation !
Symestonon devient beaucoup plus calme pour répondre, il se rassoit :
- Nous perdons notre temps, ce n'est pas à toi de me juger, mais à la Congrégation. Je souhaite ta présence demain, si les avis s'y opposent, soit, mais tu n'as pas encore assez d'emprise, heureusement, pour les contrer.
Énavila vacille un instant, hésitant devant le retrait de Symestonon, elle s'apprête à s'asseoir, puis se redresse :
- Vous voulez savoir qui m'a donné ces informations ? Et bien ce sont les hommes de l'Au-delà, oui ! Ce sont eux qui nous observent, et qui m'ont mise en garde contre les actions de Goriodon, contre ses manipulations !
Émoi dans la salle, Goriodon se relève pour calmer les membres du Conseil :
- Aucun contact n'a été réalisé avec les hommes de l'Au-delà depuis leur départ, tout nous porte à croire qu'ils ont soit disparu, soit perdu la maîtrise de la technologie leur permettant de communiquer à grande distance. Mais puisque vous semblez si sûre de vous, pouvez-vous donc nous dire où vous avez rencontré ces hommes de l'Au-delà ? Si ce n'est pas dans vos rêves, bien sûr.
Énavila reste silencieuse un instant, sans doute a-t-elle bluffé ou ne veut-elle pas donner ses sources. Elle répond tout de même après quelques secondes :
- Vous en avez deux devant vous, Erik et Ylraw, ils ne sont rien d'autres que des hommes de l'Au-delà.
C'est Symestonon qui répond :
- Tu as raison de mettre en doute l'existence de leur passé dans la Congrégation, car il a bien été mis en place par les artificiels. Toutefois ils ne sont pas des hommes de l'Au-delà, et nous discuterons de leur cas demain. En tout état de cause ce ne sont pas eux qui t'ont prétendument dévoilé que Goriodon était, selon tes dires, un traître. Je suis néanmoins curieux de savoir qui l'a fait, peux-tu répondre ?
Énavila peste de rage, mais répond sur le champ :
- Je ne répondrai pas ! Car j'ai confiance en eux et plus en vous, mais ils sont bien là, et puissent-ils vous détruire, je m'en moque désormais !
Elle se tait alors et se rassoit, triste ou déçue. Symestonon reprend alors la parole :
- Bien, quoi qu'il en soit je vous en apprendrai un peu plus à tous sur ce point demain, avec l'aide de Goriodon. J'aimerais que toutes les précautions soient prises pour qu'Énavila et Ylraw soient présents demain à notre session. Les endormir me parait une sécurité, ils se sont montrés beaucoup trop rebelles pour que nous leur fassions confiance.
Oh non ! Il ne vont pas encore m'empêcher de voir Pénoplée, c'est peut-être ma seule occasion. Je demande la parole :
- Je sais que je n'ai pas montré le plus bel exemple en tentant de prendre la fuite avec Énavila, et que je ne suis pas encore un membre de la Congrégation, mais contrairement à elle, je ne sais pas comment contourner les bracelets ou les artificiels, et sans son influence je pense que je peux rester bien sage dans les bâtiments du Congrès.
Au début beaucoup d'avis se rangent de mon côté, sans doute compte tenu de mon indicateur de sincérité qui est presque au maximum, puis les paroles de Symestonon doivent revenir à l'esprit des gens et les votes en ma faveur se tassent, puis me deviennent défavorables ; je soupire. Énavila m'injurie grassement de l'avoir ainsi laisser tomber, je n'hésite pas à la remettre en place :
- C'est sûr que toi tu ne m'as pas du tout coulé en m'accusant d'être dans le même sac que Goriodon et les autres.
- Tu es un traître, qu'est-ce que j'y peux ?
- Qu'est-ce qui te rend si sûre de ça ?
- Ta gueule de macaque.
- Toujours aussi pertinente, alors un moment je dois t'aider à t'enfuir, et maintenant je suis le dernier des salopards ?
- Tu as toujours été le dernier des salopards, juste que j'ai vaguement cru à un moment que tu pourrais m'être utile. Je me suis lamentablement plantée, bien sûr.
Erik me file un coup de coude pour m'indiquer que tout le monde est en train de nous écouter. Je m'excuse doucement et me tais. Symestonon continue d'indiquer les diverses nécessités pour le voyage du lendemain vers la station protégée des artificiels. Il est encore tôt pour la pause de midi quand il conclut :
- D'autre part, il y a une grande agitation à l'extérieur, je vous prie de faire le possible pour rassurer les gens ; je vous le rappelle, les bracelets continuent de fonctionner correctement, seul un unique sujet anodin, sur lequel nous avons mis le doigt, pose problème.
Il reste silencieux un instant, puis termine :
- Nous pourrions arrêter la session ici, de façon à laisser le temps à tout le monde de se préparer, il est préférable que nous utilisions un grand nombre de petit vaisseaux indépendants des artificiels, il y en a beaucoup de disponibles en orbite. Les premières personnes peuvent partir dès à présent sur la station, si nous pouvons tous nous y rendre dès aujourd'hui, cela ne fera qu'accélérer la résolution de cette crise. Car c'est bien une crise, une crise importante. Même si elle est sans gravité, une crise ne se définit pas en fonction de ce sur quoi elle repose, mais de la réaction des membres de la Congrégation. Et la confiance en la structure de notre système est à l'épreuve. Toutefois j'ai bon espoir que dès demain nous ayons trouvé une solution et que tout redevienne comme auparavant.
Symestonon a beau tenter de rassurer les gens, ceux-ci ne sachant pas exactement de quoi il en retourne, ils sont quand même très affolés par cette affaire, ne serait-ce que par la fluctuation des avis au fil de ses propos. À la moindre parole négative, l'affolement grandit, et tout signe positif le fait de nouveau basculer, témoignant de la situation extrêmement instable.
Les gens se lèvent et d'un pas pressé quittent l'enceinte, pour préparer comme demandé par Symestonon la session où ils apprendront enfin le fond de l'histoire. J'avoue que je suis moi aussi très impatient d'en savoir un peu plus, d'autant plus que Symestonon a démenti la véracité de l'existence de nos prétendues vies passées dans la Congrégation. Décidément, notre arrivée dans les parages aura mis du bazar. Énavila est immédiatement emmenée par de nouveaux artificiels, plus nombreux et plus gros que ses précédents. Nous quittons l'enceinte, et je m'entretiens avec Erik. Pourtant je n'ai qu'une envie, c'est de courir après Pénoplée, mais je me rassure en la voyant marcher en discutant avec Moln.
- On va peut-être finalement savoir la vérité, finalement tout ton boxon avec Énavila aura servi.
- Mouais, c'est vrai que c'est un peu grâce à elle que Symestonon est finalement intervenu.
- Tu penses que c'est quoi ?
- Quoi ?
- La vérité, tu penses que nous sommes des hommes de l'Au-delà ?
- J'en sais rien, ils disent tellement de trucs différents. Le virtuel ce n'était pas vraiment crédible. Après qu'on soit une sorte de nouvelle colonie créée après l'arrivée d'hommes de l'Au-delà, c'est possible mais c'est quand même un peu étrange ; les hommes de l'Au-delà ne sont partis qu'il y a mille quatre cent ans, nous avons trop de références sur Terre, je trouve, pour dire que tout a commencé il y a mille quatre cent ans.
- C'est vrai, peut-être d'autres hommes sont venus il y a plus longtemps.
- C'est plus probable, ou alors peut-être que les hommes sont apparus sur Terre, tout simplement, et qu'ils ont voulu garder cette découverte secrète avec l'aide des artificiels. Symestonon a dit que le point concernant les artificiels n'était pas très important.
- Comment ça ? Tu veux dire qu'ils ne seraient pas originaires d'Adama, mais de la Terre, et qu'ils seraient venus sur Adama ensuite ?
- Oui, c'est tout de même difficile à croire que l'homme soit apparu de façon identique sur deux planètes différentes. Si c'était vraiment le cas, nous devrions au moins avoir quelques différences.
- Mais comment les hommes seraient-ils partis de la Terre ? Nous ne savons même pas aller au-delà de la Lune, ils leur auraient fallu des vaisseaux, plus de technologie ?
- C'est vrai... Et d'un autre côté ils ont aussi une histoire qui remonte à super loin sur Adama... Je ne sais pas... Peut-être que cette technologie a existé sur Terre, puis qu'une catastrophe a eu lieu et a tout rasé, et seul quelques survivants à bord d'un vaisseau ont survécu et se sont écrasés sur Adama ?
- Mais ça aurait pu se passer quand ?
- Je n'en sais rien, ce n'est pas très crédible de toute façon. Nous aurions des restes, si ça avait été vraiment le cas...
- Peut-être qu'une guerre nucléaire ou une météorite a tout explosé ?
- Nous aurions des traces, dans la sédimentation, dans les glaces polaires, il y aurait des indications de l'événement...
Je n'en peux plus de discuter avec Erik, je ne pense qu'à Pénoplée.
- Je vais aller parler à Pénoplée.
- Ok, je récupère Guerd pour que tu sois tranquille.
- Merci.
Nous forçons un peu le pas pour arriver a leur niveau, Erik prend Guerd par le bras, elle se tourne vers lui pour lui faire un câlin. Je reste moi à côté de Pénoplée, ne sachant trop quoi lui dire, "tu n'es pas encore partie ?" serait malvenu, je pense...
- Ça me fait plaisir de te voir.
Elle reste silencieuse.
- Tu me manques, Pénoplée.
Elle s'arrête et me passe doucement sa main sur le visage.
- C'est fini, Ylraw, fini, nous ne sommes plus ensemble, et nous ne serons plus jamais ensemble.
- Mais qu'ai-je fait de si mal ?
- Tu n'es pas de ce monde, Ylraw. Ce n'est pas toi le problème, c'est moi. Moi je ne veux plus ça. Je veux rester chez moi. Je veux rentrer chez moi.
- Mais...
- Tu ne penses qu'à toi, tu ne penses qu'à en faire à ta tête, tu te moques des règles, tu te moques des autres. Tu es trop indépendant, je vais me détruire avec toi. Ça me fait mal d'être avec toi.
- Mais c'est faux, je t'aim... Je suis tellement bien avec toi, pourquoi ne peut-on pas rester ensemble, comme sur Stycchia, pourquoi ne peut-on pas encore partager, pourquoi est-ce que je ne peux plus te serrer dans mes bras ?
- Tu n'aimes que toi, Ylraw... Et quand le temps sera venu, tu partiras sans demander ton reste. J'ai trop souffert, Ylraw. Tu es comme lui, et tu partiras comme lui, et moi je ne veux pas retomber là dedans, pas une deuxième fois.
- Tu... Tu viens avec moi au moins jusqu'à ma chambre ? Pour discuter un peu ? Ils vont m'endormir mais peut-être que je pourrai rester un peu éveillé si je suis avec toi. Peut-être qu'on pourra parler un peu du Congrès, de Symestonon, de ce que tu en penses ? Je ne sais pas trop ce qui va se passer ensuite, mais ça me ferait plaisir de passer encore un peu de temps avec toi, même si c'est juste pour discuter.
- Je ne sais pas, Ylraw. Je crois que...
- S'il te plaît...
Elle accepte d'un signe de la tête. Nous avançons en silence un moment. Metthios remonte vers moi, mais je l'envoie balader poliment sans aucun remord. Yamwreq veut aussi me parler, mais je lui dis aussi que j'aimerais passer un peu de temps à discuter avec Pénoplée avant d'être endormi. Finalement nous arrivons tous les deux dans ma chambre, tous les trois plus exactement puisque mon précepteur m'a rejoint en route. Il ne s'attarde pas sur les éléments du matin et me salue simplement. Pénoplée s'assoit sur le lit. Je jette un oeil par la fenêtre, j'avais demandé une chambre en hauteur, plutôt qu'en sous-sol, un peu à contre-courant des préférences locales. Il fait grand soleil, comme toujours sur le parc du Congrès.
Je me retourne et me dirige doucement vers Pénoplée, je vais pour lui mettre la main sur l'épaule, elle est assise au coin du lit, mais elle me fait signe avec la main, sans me regarder, de ne pas la déranger. J'ai le ventre qui se noue au début, mais je m'aperçois que c'est parce qu'elle est en communication. Au bout de trente secondes, elle tourne vers moi ses grands yeux marrons foncés. Je remets ma main sur son épaule, commençant un mouvement de massage léger. Puis je passe derrière elle agenouillé et lui masse les deux épaules.
- Tu penses que Symestonon est gentil ou méchant ?
Je devine qu'elle sourit.
- J'aurais dit gentil, il a toujours été bon pour la Congrégation, mais je pense qu'il serait capable d'utiliser un système permettant de cacher des informations, si un tel système existait. Symestonon vient d'un monde ou la morale n'était pas la même. Il a toujours recommandé de prendre un peu ses distances avec les règles, dans une certaine mesure.
- Oui, il semble avoir dit qu'il avait accès à un tel système, et puis le fait qu'il soit le seul à ne pas être contrôlé par les artificiels est tout de même très louche.
Pénoplée se détend un peu.
- Oui. Non, c'est sûr qu'il est au courant, et peut-être même qu'il a participé à la création ou à l'utilisation de ce système. Pourtant je pense qu'on peut toujours lui faire confiance, cela fait tout de même plus de onze mille ans (sept mille ans d'Adama) qu'il a toujours aidé à la résolution des conflits et la stabilité de la Congrégation, on peut difficilement envisager qu'il ait d'autres intentions que le bien de tous.
J'amplifie un peu mes massages, lui massant les bras, puis le dos.
- Oui mais si par exemple il a caché à la Congrégation l'existence des hommes de l'Au-delà, enfin pas l'existence, mais le fait qu'il y ait eu des contacts d'établis, peut-être en pensant que ça pourrait déstabiliser la Congrégation, est-ce que c'est bien ou est-ce que c'est mal ?
- Il aura sûrement fait en pensant à bien, mais ça serait mal pris, je pense.
Pénoplée se laisse ensorceler par mes massages et s'allonge sur le ventre. Ses vêtements légers et volants me permettent d'accéder facilement à sa peau. Son dos est lisse et légèrement musclé. Tout de même ces clones sont du bon boulot...
Je me concentre sur le massage, Pénoplée est étendue les bras croisés sous sa tête, les yeux fermés. Il me faut bien cinq minutes mais je lui arrache finalement un gémissement.
- Tu es vraiment cruel avec moi... Comment tu veux que je résiste avec ça ?...
Sa voix devient plus douce. Conforté dans mon action, je me permets de descendre un peu et de lui masser les mollets, les cuisses puis les fesses, en retirant au passage les multiples épaisseurs de sa tenue en rubans, me rappelant une des premières fois où nous avons fait l'amour. Je m'allonge alors doucement sur elle, et lui demande à l'oreille :
- Je peux te faire l'amour ?
Elle ferme les yeux et attend un instant, puis soupire en disant :
- C'est fini, Ylraw... Nous ne sommes plus ensemble...
Toujours allongé sur elle, maintenant une légère pression sur ses fesses avec mon pubis, je lui souffle tout de même :
- Laisse moi te faire l'amour, Pénoplée...
Je laisse glisser ma main sur son flanc, remontant en lui effleurant les seins. Je l'embrasse dans le cou, puis lui fait sentir mon excitation en me cabrant légèrement pour augmenter la pression sur ses fesses. Elle écarte légèrement les jambes, et je sais que c'est un oui. Mais elle m'a manqué et j'aimerais lui donner plus, lui prouver que je tiens vraiment à elle. Je me relève doucement pour l'embrasser dans le dos. Je laisse courir ma langue sur son corps, elle frissonne. Elle se retourne et me repousse doucement, je remonte vers elle pour l'embrasser.
- Non, Ylraw, non... Je ne veux plus.
Un non est un non... Je m'éloigne un peu, mais je laisse courir ma main sur sa hanche.
- Tu ne veux pas faire l'amour avec moi ?
Elle ferme les yeux et soupire :
- Bien sûr que si j'ai envie de faire l'amour avec toi ! Mais ce n'est pas ça... Je t'en veux, Ylraw...
- Tu m'en veux ?
Elle me regarde avec des yeux tristes :
- Tu ne t'en rends même pas compte...
Cette remarque me fait baisser les yeux. J'aurais envie de m'excuser, de lui dire que je ferais plus attention, que je serais plus proche... Mais est-ce vrai ? Et est-ce que je suis réellement en tort ? Est-ce que tout ce qui m'arrive me permettrait vraiment d'en faire plus, perdu comme je suis ?
- Je ne me rends compte de rien. Je ne me suis jamais rendu compte de rien, et aujourd'hui encore moins qu'avant, perdu au fin fond de la Galaxie dans un monde que je ne comprends pas...
- Ça n'excuse pas tout.
Elle m'énerve.
- Tu m'énerves.
- Toi aussi.
Nous restons silencieux un moment. Je m'allonge sur le dos. Elle se tourne vers moi. Elle laisse glisser ses doigts sur mon ventre pour descendre sur mon sexe.
- Pourtant j'ai quand même envie de toi.
Je ne réponds pas. Finalement elle s'allonge sur mon épaule.
- Je suis perdue, moi aussi, Ylraw. J'étais bien tranquille sur Stycchia, dans une vie simple, et maintenant je suis dans les bâtiments du Congrès, un lieu où je n'aurais jamais cru venir, au milieu d'une crise dans la Congrégation, au centre d'événements qui vont peut-être tout remettre en cause, au milieu d'un chamboulement que tu as amené dans ma vie, et j'ai peur de ne pas le vouloir, d'être trop vieille pour accepter.
Elle se tait un instant, puis reprend :
- C'est trop tard, maintenant, Ylraw, c'est trop tard.
- Trop tard pour quoi ?
- Pour nous, j'ai... Je... J'ai tourné la page. Peut-être il y a quelques jours, mais maintenant, je suis loin.
- Il y a quelques jours ? Tu plaisantes. J'étais coincé ici, qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?
Je me suis un peu emporté, elle reste silencieuse. Se relève doucement et se rassoit sur le bord du lit, à moitié nue. Elle remet doucement ses vêtements. Je me redresse aussi et lui caresse le dos.
- Laisse-moi te faire l'amour.
Elle se retourne vers moi, me regardant de haut.
- C'est fini, Ylraw, fini. Je vais partir sur Stycchia, et vu la tournure des événement nous ne nous reverrons sans doute jamais. Tu comprends Ylraw, tu vas sortir de ma vie et moi de la tienne...
Quelque chose que je n'avais même pas vraiment envisagé, que je ne puisse plus la revoir.
- Mais... Non, pourquoi ? Pourquoi veux-tu que ce soit fini comme ça... Je...
- Tu vas partir, Ylraw, dès que tu sauras comment le faire, tu partiras, et même avant. Et, que je te suive ou pas, tu partiras, alors autant en rester là.
Je me rapproche encore d'elle, ma main glisse sur son dos, effleure ses hanches, caresse sa cuisse puis remonte vers son ventre. Encore plus près, je l'embrasse dans le creux des reins. Je l'attire vers moi de mon autre main qui lui saisit un sein. Elle résiste un instant puis se laisse tirer en arrière. Je serre son sein et ma main droite descends doucement, écartant ses lèvres, découvrant son excitation. Elle ne peut retenir un sourire :
- Tu triches ! tu n'as pas le droit de voir que je suis excitée.
Je ne dis rien et m'attarde quelques instants sur une des parties les plus sensibles de son anatomie. Elle gémit doucement puis m'avertit :
- Ce sera juste comme ça, Ylraw, ça ne veut rien dire.
- Ça veut au moins dire que tu as envie de faire l'amour avec moi.
- Envie de faire l'amour, ni plus ni moins, tu entends ?
J'hésite un instant, j'hésite à la renvoyer, à rester seul, mais le pourrais-je ? J'acquiesce alors et laisse mes doigts la pénétrer. Je me glisse doucement pour la laisser allonger sur le lit et lui caresse le ventre de ma main libre. Mais elle ne veut pas se laisser faire et se relève, elle défait brutalement mes vêtements et me somme de la pénétrer. Je continue néanmoins à la caresser des mains ; elle les repousse et, d'un ton encore plus autoritaire, m'ordonne de la pénétrer.
Je m'exécute alors, lui arrachant quelques gémissements.
- Prends-moi debout.
Ce sera sans doute une des fois les plus crues que nous ayons fait l'amour. Elle refusera systématiquement de m'embrasser, et ne m'adressera presque aucun regard. Elle jouira à trois reprises, une première fois le dos au mur, une seconde debout, penchée en avant s'appuyant contre le mur avec les bras, et une dernière à plat ventre, plaquée au sol, et je l'accompagnerai dans cette dernière.
Elle partira vingt minutes après, une fois habillée et rafraîchie. Elle me souhaitera bonne chance, et me donnera son dernier regard en s'excusant de ne rester plus. Ce sera son Adieu...
Je crois que je regrette encore de lui avoir fait l'amour ce jour là.
Je suis resté éveillé encore un quart d'heure environ, avant que mon précepteur ne m'indique que j'allais être endormi dans l'attente de la session du Congrès.
Mon réveil fut douloureux, ce qui est assez rare pour être noté. L'apesanteur en est sans doute la cause, et j'ai une violente migraine. Mon avant bras me fait souffrir, et je découvre avec stupéfaction que le bracelet implanté la veille a été retiré. Je n'ai même pas le réconfort d'être accueilli par une charmante hôtesse, comme lors de mon arrivée sur la station orbitale téléport d'Adama. Bien au contraire je me trouve dans une capsule minuscule au couvercle transparent, réveillant divers relents de claustrophobie. Énavila, encore endormie, se trouve dans une capsule identique à la mienne située à quelques dizaines de centimètres. Je ne sais pas encore le temps de mon sommeil, aucune de mes tentatives d'ouverture d'un éventuel bracelet ne se révèlent fructueuse.
La pièce, la niche pour être plus précis, contient vraisemblablement trois capsules. La dernière la plus à ma droite semble vide, même si je n'en suis pas certain. Un hublot ne me permet pas de voir autre chose que le ciel noir rempli d'étoiles. Impossible de savoir ma situation. Cette niche ne doit pas mesurer plus de deux mètres de long, à peine plus que la longueur des capsules. En forme de demi-cercle, l'endroit le plus haut doit difficilement dépasser un mètre vingt, et la largeur au sol deux mètres cinquante. Je suis de toute évidence dans un vaisseau désuet me conduisant à la station dont parlait Symestonon. J'enrage de n'avoir pu prendre le temps de m'expliquer avec Pénoplée. Si seulement je lui avait parlé, plutôt que de vouloir absolument lui faire l'amour ! Je suis vraiment stupide !
Je me demande bien dans quelle galère je suis encore. Je me sens seul pour la première fois depuis l'Australie, perdu dans le désert. Même si je me suis aussi senti extrêmement seul après la mort de Naoma, quand Erik refusait de me parler.
Naoma... Où es-tu donc, ma belle... Où es-tu donc ? C'est sans doute toi que j'aurais dû aimer... Bah cette vie est une ingrate, où que je sois c'est encore l'amour qui me fait souffrir... C'est néanmoins un élément rassurant de la nature humaine. Je me demande à quelle vitesse se déplace ce vaisseau. Le fond étoilé tourne sur lui-même, mais impossible aussi d'avoir une sensation d'accélération. Peut-être sommes-nous à l'arrêt, près à accoster. Ou bien au départ ? La station se trouve à neuf millions de kilomètres, quelques heures...
Même quelques heures me seraient difficiles dans cette capsule. Mais mon attente ne sera toutefois pas longue, moins d'une demi-heure plus tard la capsule descend, sortant sans doute du vaisseau par en-dessous. Quelques secondes plus tard, Sarah, Yamwreq, Metthios et trois autres ouvrent le sas de la niche. Leur position laisse suggérer qu'il y a tout de même un semblant de gravité. La paroi vitrée de ma capsule se sépare en deux et disparaît sur les côtés, celle-ci s'avance d'une cinquantaine de centimètres en dehors de la niche et la partie à l'extérieur s'incline pour faciliter ma sortie. Je dois tout de même me faire glisser, ce qui n'est pas des plus pratique. Yamwreq plaisante :
- Vous avez du mal à sortir ! Vous imaginez sans doute aisément combien nous avons dû en patir pour vous glisser endormi là-dedans !
- Je n'aurai pas fait d'histoires si vous m'aviez laissé éveillé.
Yamwreq redevient sérieux et tente de se justifier :
- Nous sommes dans une situation difficile, comprenez-nous.
Metthios rectifie :
- Symestonon et Goriodon sont dans une situation difficile...
Yamwreq calme le jeu, les autres ne disent rien. Sarah me retient quand je manque de partir en avant, surpris par la faible gravité.
- Marchez doucement, la station ne maintient qu'une gravité de l'ordre du vingtième de celle d'Adama.
Je la regarde, me rappelant son beau visage quand elle m'avait sorti des sous-sols de Sydney, ou encore quand elle m'avait retiré le traceur, toujours en Australie.
- Vous ne m'avez retiré le traceur que parce-que vous alliez partir et vous n'avez plus besoin de me suivre ?
Elle me regarde les yeux curieux, puis comprend de quoi je parle. Elle attend quelques secondes, me regardant avec ses grands yeux tristes, puis dit finalement, en se tournant vers la capsule d'Énavila :
- Désolé de vous avoir mêlé à cette histoire.
- Je ne suis pas sûr de le regretter.
Elle se retourne et laisse sa place à Metthios et Yamwreq qui tirent avec force la capsule :
- Moi si.
Sarah regrette ? C'est étrange... Quel rôle joue-t-elle exactement dans cette histoire ? A-t-elle été manipulée à son tour par Goriodon ? Quel jour sommes-nous, au fait ? Je demande à Yamwreq et Metthios, qui tirent Énavila par les pieds :
- La séance du Congrès a-t-elle eut lieu ce matin ou hier ?
Yamwreq me répond :
- Ce matin, vous n'avez dormi que cinq ou six trente-sixièmes.
Ce qui veut dire que c'est toujours mon cent quatre-vingt douzième jour, ne perdons pas le compte. Énavila semble toujours endormie :
- Elle n'est pas réveillée ?
- Non, nous ne la réveillerons qu'une fois dans la station. Nous n'avons guère le temps pour ses caprices.
Je ne sais toujours pas si je dois la considérer comme une amie ou une ennemie. Je pense que la seule fois, lors de l'évasion, où elle a en apparence changé de bord, ce n'était que dans l'espoir que je puisse l'aider. Je préfère alors me taire plutôt que d'argumenter en faveur de son réveil. Je choisis plutôt de profiter de la présence de Sarah.
- Sarah, maintenant que tout est découvert, vous ne voulez pas m'en dire un peu plus ? Savez-vous où se trouve la Terre, et comment y retourner ?
Elle me regarde sans me répondre. Elle est habillée de blanc, une combinaison moulante. Je l'ai rarement vue autrement, hormis ses tenues décontractées quand elle est venue au Congrès. Les autres ont aussi des combinaisons, j'ai moi toujours les même habits qu'au Congrès. Il fait assez frais dans la station, mais la température reste toutefois supportable. Si mon corps donne les mêmes sensations que sur Terre, je dirais qu'il fait aux alentours de quinze ou seize degrés Celcius. Metthios et deux autres personnes transportent Énavila. La porter ne semble pas la tâche la plus difficile, la faible gravité lui donnant le poids d'une plume, c'est plus de conserver l'équilibre et de faire attention qu'elle ne tombe pas ou ne tape pas dans un mur. Nous sommes dans une toute petite pièce, surplombée par la coque du vaisseau. Celui-ci semble petit, même si on ne voit qu'une partie au-dessus de nous, sans doute pas plus grand qu'un gros avion de chasse, peut-être deux, un F16, disons. Il est maintenu en l'air par une sorte de paroi translucide qui suit ses contours et forme une interface étanche entre l'espace et la pièce. Cette paroi, même si c'est difficile à estimer, doit tout de même faire dix ou vingt centimètres d'épaisseur.
Une porte d'ancien temps s'ouvre pour nous permettre de sortir, une porte mécanique, un peu comme dans tous les films de science-fiction. Elle grince d'ailleurs légèrement. L'ai est moins dense que sur Adama, ma respiration est plus saccadée. La pression doit être beaucoup plus faible.
- C'est vieux ici.
Yamwreq confirme :
- Oui, très vieux, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous sommes ici.
- Des gens habitent encore sur cette station ?
- Non personne depuis des millénaires. Nous devons d'ailleurs être extrêmement prudents, il semblerait qu'une bonne partie de la station ait des problèmes de pressurisation. Nous nous trouvons dans une salle protégée, mais il ne faudra pas longtemps avant que la station tout entière devienne complètement inhabitable.
- Les autres sont arrivés ?
- Vous faites partie des dernières personnes devant participer, deux autres vaisseaux sont en cours d'accostage. La plupart d'entre-nous sont déjà ici depuis trois ou quatre sixièmes.
Nous marchons doucement dans les couloirs, faisant attention de ne pas faire de faux mouvements qui nous déséquilibreraient. Je manque de tomber plusieurs fois, mais Yamwreq et les autres ne sont pas beaucoup plus doués, ce qui me rassure.
- Combien de temps allons-nous rester ?
Je marche aux côtés de Yamwreq, Sarah ouvre la marche et Énavila et ses transporteurs nous suivent. La technique la plus efficace pour avancer, montrée par Sarah, semble de se déplacer par petits bonds plus que par des pas.
- Nous resterons sans doute moins d'une demi-journée, nous n'avons de toute façon que très peu de vivres, la station n'en comportant pas, et nous n'avons apporté que du yomrwrel.
Le yomrwrel est une sorte de boisson sucrée, un peu gélatineuse, qui est très rafraîchissante mais aussi suffisamment énergétique ; une sorte de super boisson contenant tous les nutriments et oligo-éléments indispensables. Cette boisson est assez exceptionnelle, elle contient des micro capsules qui ne libèrent leur contenu qu'une fois dans l'estomac, et au bout d'un temps variable, pour optimiser l'assimilation par le corps. Par exemple la vitamine C est diffusée en même temps que le fer, pour amélioré son passage dans le sang, et de même pour les autres vitamines et minéraux.
Nous empruntons un ascenseur vieillot, digne de l'an 2050, puis nous marchons encore cinq bonnes minutes dans les couloirs gris foncés éclairés par des lumières beaucoup trop fortes. J'avais oublié l'impression d'être ébloui, généralement dans la Congrégation il y a toujours un artificiel bienveillant dans le coin pour atténuer la lumière ou nous faire un peu d'ombre. Finalement nous entendons les autres membres du Congrès parler un peu avant de rentrer dans une grande pièce dont le sommet est constitué d'un immense dôme transparent où l'anneau diamétralement opposé de la station traverse le ciel noir au milieu des étoiles défilant rapidement, témoignant de la rotation de la station pour créer une gravité artificielle.
Celle-ci est beaucoup plus petite que celle nous ayant accueilli lors de notre arrivée, minuscule même. Toutefois s'imaginer dans un monstre de métal de plusieurs millions ou milliards de tonnes à plus de neuf millions de kilomètres de la planète la plus proche reste encore pour moi une expérience fantastique.
La disposition de la salle ressemble étrangement à une miniature du Congrès, des gradins ovales entourant une place centrale. Nous ne sommes qu'une petite centaine et la salle est comble. Je me trouve sur le gradin tout en bas. Le centre ne doit pas faire plus de quatre mètre de large. Énavila est assise en face de moi, entourée par deux personnes parmi les plus grandes et imposantes du Congrès, sans doute pour la maîtriser si elle décide de s'enfuir. Nous devons revenir aux bonnes vieilles méthodes dans cette antre à l'abri des artificiels.
Goriodon, que je n'avais pas encore vu, entre dans la salle en sautillant, suivi par Symestonon. Ils sont tous les deux habillés en combinaison, comme la plupart ici. Ils se placent au centre et demandent le silence. Sarah les rejoint et se place légèrement en retrait par rapport à eux. Le brouhaha diminue et les membres du Congrès s'asseyent progressivement dans la pièce. Symestonon se dirige d'un bond vers Énavila et lui place un bracelet autour du bras ; Goriodon commente :
- Symestonon place un inhibiteur de mouvements à Énavila. Ce n'est pas un bracelet et il n'y a aucun risque de fuite. Nous allons aussi nous en servir pour la réveiller.
Quelques secondes plus tard Énavila cligne des yeux, et l'étonnement autant que la rage s'entrevoient dans son regard quand elle comprend où elle est et son incapacité à bouger. Goriodon poursuit.
- Pour plus de sécurité, cette station est isolée électromagnétiquement. Cela nous permet d'éviter toute tentative des artificiels de biaiser nos débats.
- Et si quelque chose de grave arrive à l'extérieur, dans la Congrégation ?
Goriodon semble énervé par la remarque :
- Tout d'abord nous devons respecter de manière stricte les allocations de parole, ou sans contrôle tout va rapidement devenir une cacophonie insupportable. D'autre part une partie des membres du Congrès sont toujours sur Adama et à même de régler tout problème éventuel, et les avis continuent à fonctionner correctement pour les affaires courantes, comme je l'ai expliqué ce matin.
- Dans un premier temps je vais rapidement vous donner un aperçu de la situation, je rentrerai ensuite dans les détails.
Goriodon se tait pour attendre le silence, les quelques personnes qui parlaient encore à voix basse se font raisonner par leurs voisins.
- En 6374, une expérience, initiée par Eutir et Mirtandalos, a démarrée. Cette expérience, alors d'une importance relative, a, au cours des siècles et des millénaires qui ont suivi, pris de plus en plus d'importance, tout en restant secrète. Graduellement des protections ont été ajoutées pour qu'elle reste cachée et protégée des yeux de la Congrégation. C'est ce qui a abouti à un système de protection géré par les artificiels, s'assurant que personne d'autre que les personnes initialement au fait de l'expérience puissent en découvrir l'existence.
Une expérience ? La Terre serait une expérience secrète de la Congrégation ? Voilà une explication qui me convient un peu plus que ce stupide Yacou. Goriodon poursuit.
Aujourd'hui il est temps que ce système soit revu, même si certaines personnes s'y opposent fermement. La...
Goriodon est coupé, semble-t-il par une communication. Pourtant je le pensais sans bracelet.
- Excusez-moi. Je suis en liaison avec la station, et elle m'indique qu'un vaisseau en provenance d'Adama souhaite accoster. Devons-nous activer la communication avec lui, au risque que ce soit une manoeuvre des artificiels ?
- C'est peut-être un message important, pouvons-nous le laisser accoster ?
- La station m'informe qu'il possède un vaisseau de nouvelle génération, en liaison avec les artificiels, contrairement à ceux sélectionnés pour nous permettre d'arriver.
- Nous n'avons aucun moyen d'en savoir plus ?
C'est moi qui ait une idée, et j'en suis assez fier :
- Une personne pourrait se rendre sur un des vaisseaux et rentrer en communication avec celui-ci.
- Oui, excellente idée, toutefois il est plus sûr que le vaisseau s'éloigne de la station, j'ai peur que les artificiels ne soient capables de venir la reprogrammer.
Une autre personne prend la parole, se levant et parlant fort, car il n'y a pas de bracelet pour relayer la voix :
- C'est peut-être juste un retardataire, ne devrions-nous pas poursuivre, si nous ne restons ici que quelques sixièmes, nous réglerons d'éventuels problèmes une fois terminé. Et comme vous l'avez dit, des personnes sur Adama sont en mesure de prendre les choses en main.
Un ensemble de consentement approuve la remarque, Goriodon poursuit :
- Je serais effectivement en faveur de cette procédure, et peut-être n'est-ce qu'un curieux qui a réussi à franchir le périmètre de sécurité que nous avons instauré, il est fort probable que d'utiliser des méthodes d'anciens temps soit moins efficace que nos protections habituelles.
Symestonon, qui discutait à voix basse avec Sarah, la draguant passablement vu les rires étouffés qu'elle retient, s'avance et prend la parole :
- Il nous faudra sans doute voter, nous pouvons d'ores et déjà le faire pour ce sujet. Que les personnes contre le fait de continuer et pour un contact immédiat avec le vaisseau lève la main.
Au bout de quelques secondes une vingtaine de bras se lèvent, scellant le sort de la question. Je ne lève pas le bras, trop impatient d'en savoir plus. Symestonon se recule, Goriodon reprend la parole.
- Bien, notre problème désormais persiste dans le fait que cette protection des artificiels semble incontrôlable. Nous n'en avons perçu aucun effet durant tous ces millénaires car elle a été effectivement très efficace, et surtout car nos affaires communes ne traitaient pas du sujet la déclenchant. Aujourd'hui les effets sont d'autant plus spectaculaires que nous débattons du sujet exact pour lequel cette protection a été mise en place, mais comme expliqué par Symestonon, celle-ci ne remet pas en cause notre fonctionnement normal, la validité des avis et l'utilité des artificiels dans la Congrégation.
Trois personnes lèvent le bras. Goriodon s'interrompt et donne la parole à la première.
- Mais comment peut-on être sûr que seule cette expérience, dont nous n'avons toujours aucun détail, d'ailleurs, soit la seule cause de tromperie de la part des artificiels ? À qui pouvons-nous faire confiance, désormais ?
Metthios saute sur l'occasion et s'exclame sans demander la parole :
- Exactement, en quoi devrions-nous faire plus confiance en vous, Goriodon, qu'en d'autres personnes ? Si vous êtes au courant de cette tromperie c'est que vous y avez participé, ou que vous l'avez cautionné, comment savoir si vous ne tentez simplement pas de déjouer notre attention en prétendant que cette protection ne concerne que cette soit-disante expérience, alors qu'elle vous sert peut-être à nous manipuler depuis toujours.
Symestonon, agacé par la remarque, lui répond directement :
- Nous ne sommes pas ici pour régler nos comptes, Metthios. Notre but est de librement vous exposer ce que nous savons, que vous le croyez ou pas est un autre débat, qui pourra avoir lieu plus tard. Le problème en question est important et nous devons le résoudre rapidement, et nous devons tous coopérer pour ce fait.
Goriodon poursuit :
- Je propose, effectivement, de vous décrire ce que nous savons, les questions viendront par la suite, de façon à ne pas perdre de temps, car nous ne pouvons pas rester trop longtemps ici, et il serait sage de trouver une solution avant notre dép...
- Arrrrhhhhh !!!
Un cri perçant coupe Goriodon, tout le monde se tourne vers Énavila. Elle est crispée et tente désespérément de se libérer de l'emprise de son immobilisateur. Goriodon va pour la raisonner, mais elle lui coupe de nouveau la parole :
- Laissez-moi partir d'ici ! Je veux partir ! Libérez-moi de cette saloperie !
Pas très efficace leur succédané de bracelet. Du brouhaha s'élève de la salle, les gens ne comprenant pas, comme moi, pourquoi Énavila peut s'exprimer. Je n'entends pas ce que dit Goriodon aux deux personnes entourant Énavila. Mais un nouveau cri surpasse tout le bruit, et dans un sursaut elle se relève, bouscule Goriodon et part d'un bond grâce à la faible gravité, sans que les deux molosses à ses côtés n'ait pu faire quoi que ce soit. Ils s'apprêtent à partir à ses trousses, mais, toujours dans le bruit et la confusion, Goriodon leur fait signe de rester. J'hésite à la suivre moi aussi, mais je suis trop impatient d'en savoir plus de la bouche de Goriodon. Celui-ci se dirige vers Sarah qui quitte la salle en sautillant. Il lève ensuite les bras, pour demander le silence.
- Énavila n'est pas indispensable pour l'instant, et je préfère que nous réglions rapidement cette affaire, et que tout le monde soit mis au courant. Nous verrons plus tard concernant son cas. Sarah va la retrouver, elle ne peut de toute façon pas aller bien loin, d'autant que je suis le seul à même d'autoriser les départs de la station.
Goriodon s'apprête à reprendre ses explications quand il devient de nouveau silencieux, interrompu par la station.
- La station m'informe que plusieurs vaisseaux de combat d'Adama sont en direction de la station, et...
Je n'entends pas la suite, noyée dans l'étonnement que provoque cette information. Goriodon s'égosille :
- Silence ! Silence ! Nous devons rester calmes !
Le calme revient peu à peu, mais avant même que Goriodon n'ait pu dire un mot, un nouveau cri retentit :
- Regardez !
Goriodon, énervé, lève la voix.
- Quoi encore !
Tout le monde lève les yeux dans la direction pointée par la personne qui s'est dressée, le bras tendu vers le dôme transparent, mais seules Adama et sa lune traversent le ciel étoilé. Tout le monde se tourne alors vers la personne :
- Une explosion ! J'ai vu une explosion !
D'autres personnes lui demandent.
- Une explosion où ça, sur la station ?
- Non, non, dans le ciel, très lointaine, il m'a semblé.
Tout le monde lève alors de nouveau la tête, en attendant que la station fasse un tour complet. Goriodon détaille les informations que lui transmet la station :
- La station me...
Sa voix est de nouveau couverte par la stupéfaction des membres du Congrès, un véritable petit feu d'artifice multicolore se détache du fond étoilé, accompagné de multiples explosions, mais le tout est minuscule. Beaucoup de membres se lèvent. Je commence à me demander si Énavila n'a pas eu du flair de s'éclipser. Mais il est sans doute trop tard, je ne la retrouverai jamais dans la station.
Dans le bruit, une représentation de la station apparait soudain en hologramme au milieu de la pièce. La voix forte de la station surplante les cris de stupéfaction qui émanent encore de toute part.
- Quarante-sept croiseurs de combat Adamiens sont en cours de disposition sur une sphère autour de la station, Adama elle-même rapatrie à proximité des populations humaines tous les vaisseaux présents dans le système Adamien.
Des images de la station, du système, d'Adama s'affichent et présentent graphiquement les paroles de l'intelligence de la station. Un ensemble de points bleus indiquent les vaisseaux en déplacements rapides.
- Qu'en est-il de ces explosions visibles dans le ciel ?
En réponse à Goriodon, la station zoome sur une station orbitale qui prend presque tout l'espace au-dessus de nos têtes.
- Il y a cinq sixièmes, cinq petits, trois très, douze vaisseaux inconnus sont apparus à proximité de la station orbitale Merintharnazanoza trente-deux, situé en orbite éloignée à deux quadri quadri et quatre cent tri quadri pierres. Une attaque immédiate a été déclenchée, cinq petits sixièmes et quatre très plus tard la station a explosé. L'estimation du nombre de survivants est de trois pour un quadri. La station comptait deux tri quadri habitants.
Bordel je capte rien à leurs chiffres sans mon bracelet pour convertir. Un quadri c'est six puissance quatre, ça donne environ mille trois cent. Un quadri quadri c'est un quadri puissance quatre, ce qui donne mille trois cent puissance quatre, treize fois treize donnant cent soixante neuf, le tout doit faire dans les un million sept cent mille au carré, soit deux cent quatre ving neuf et dix zéros derrière, c'est à dire presque trois mille milliards de pierres. Je tente de m'imaginer les grandeurs en calculant du plus vite que je peux, mais la panique s'empare de tout le monde, les questions fusent, et même la voix de la station est masquée.
Ah ! J'ai toujours mon calcul en tête, une pierre faisant quatre-vingt centimètres ça donne deux mille quatre cent milliards de mètres, fois deux, presque cinq milliards de kilomètres... La date de l'attaque m'a semblé loin, presque six sixième cela fait plus de quatre heures, mais c'est le temps sans doute que la lumière a mis pour parcourir la distance. Les communication instantanées ont dû être coupées.
Beaucoup de gens se sont levés, Goriodon s'entretient avec Symestonon, il ne tente même plus de faire le silence, quelques membres sont déjà en train de quitter la pièce, il ne me faudrait sans doute pas traîner dans le coin si je veux pouvoir partir à temps. Ah ! Mais je ne sais pas du tout où aller ! D'autant que mes notions de pilotage restent limités et je ne parviendrais sans doute pas, surtout sans bracelet, à faire quoi que ce soit !
Je n'ai pas beaucoup de temps pour réfléchir, surtout que la rapidité d'action n'est pas vraiment le fort de la maison. Je me lève et me dirige rapidement vers Goriodon, je ne sais pas s'il acceptera de me parler, je l'interromps néanmoins pour lui demander où se trouve Énavila. Symestonon se tourne vers moi et me demande si je pense qu'elle a quelque chose à voir avec les événements présents.
- Oui.
Je réponds surtout oui pour qu'ils me donnent une réponse, j'avoue que je n'ai fichtrement aucune idée du lien que pourrait avoir Énavila avec ces explosions, mais de ne pas avoir de bracelet rend le mensonge tellement agréable que je ne m'encombre pas de morale. Goriodon demande à la station de repérer Énavila et Sarah sur les plans des bâtiments, et rapidement une carte détaillée en trois dimensions me permet de les situer, elles sont, en fait, juste au niveau d'un vaisseau, sans doute à moins de dix minutes de la grande salle. Sans même répondre aux autres questions de Symestonon, je bondis et traverse la pièce en deux sauts, puis m'élance dans le couloir, en gardant en mémoire le plan vert et rouge de la station indiquant la position de mes deux copines.
Il me faut prendre un ascenseur, mais déjà plusieurs personnes font la queue pour rejoindre les vaisseaux et partir, bloquant l'accès. Je m'empresse de trouver un autre moyen de monter au niveau supérieur. Finalement, quelques dizaines de mètres plus loin un escalier, chose suffisamment rare pour être remarquée, me permet de monter au niveau des embarcations. Je bondis de toute mes forces, pressé, et manque à chaque fois de m'écraser contre les parois. Heureusement la station est parsemée de rambardes qui permettent de se retenir et de contrôler un peu sa trajectoire. Je me déplace comme un véritable singe, usant plus de mes bras que de mes jambes, me lançant comme de lianes en lianes, satisfaisant enfin ce rêve d'enfant inassouvi jusqu'alors !
Il n'a pas dû s'écouler plus d'une dizaine de minutes depuis le départ d'Énavila, peut-être un quart d'heure, elle et Sarah ne peuvent pas être trop loin, j'espère néanmoins qu'elle n'est pas déjà partie. Soudain la voix de Goriodon résonne. Il nous somme de revenir dans la grande salle, sachant qu'une liaison allait être établie avec Adama pour avoir toutes les données du problème, et que des décisions rapides allaient devoir être prises. J'hésite, il se passe sans doute quelque chose de très important... Qu'importe, après tout, si Énavila s'en va ? Elle ne m'a causé que des soucis jusqu'à maintenant ! J'arrête de bondir et je sautille en réfléchissant toujours dans le couloir qui donne sur les différentes salles permettant de rejoindre les vaisseaux.
Les quelques membres du Congrès présents quittant rapidement les lieux pour retourner, à la requête de Goriodon, dans la grande salle, le silence se fait, et me permet de distinguer la voix d'Énavila. Je décide d'aller jeter un oeil, puis de redescendre ensuite dans la grande salle. Le temps qu'ils se mettent en place, j'ai largement de quoi faire un petit tour.
Je me propulse néanmoins de toutes mes forces pour me diriger vers la source des voix. Je trouve finalement Sarah et Énavila dans une des salles d'embarcation. Sarah pointe sur Énavila un appareil qui semble jouer le rôle d'un immobilisateur. Énavila est allongée au sol, luttant pour se dégager. En me voyant elle s'écrit :
- Aide-moi ! Aide-moi !
Sarah se retourne, ne m'ayant pas vu, elle s'écarte en maintenant l'immobilisateur pointé vers Énavila, elle me regarde avec méfiance. Je lui demande :
- Que se passe-t-il ?
- Elle veut prendre un vaisseau et partir, j'ai beaucoup de mal à la retenir, elle parvient sans cesse à se dégager des effets.
Énavila tend difficilement un bras vers moi :
- Aide-moi ! C'est... C'est...
Elle crie d'autant plus fort quand Sarah s'approche d'elle, amplifiant sans doute l'action de l'immobilisateur. Mais Énavila parle de nouveau, et je suis stupéfait qu'elle s'adresse à moi en Français :
- Aide-moi ! C'est l'ange de l'Apocalypse, aide-moi, nous devons partir, il va tout détruire !
C'est du délire !
- L'ange de l'Apocalypse ? Mais tu parles français ?
- Le géant bleu, oui, tu l'as vu toi aussi, tu l'as raconté, c'est lui, c'est lui qui vient, il vient pour détruire Adama, nous devons partir, aide-moi, nous devons partir sur Terre, c'est...
Sarah tente de la faire taire. Je tends un bras vers elle.
- Attendez, laissez-la parler.
- Je...
Sarah est complètement désorientée, ne sachant pas trop que faire.
- Que dit-elle ?
- Elle parle en français, pourtant sur Terre vous m'avez parlé dans cette langue, vous ne la comprenez pas ?
Elle n'a pas le temps de répondre, Énavila arrive de nouveau à parler.
- Aide-moi ! La Terre sera le seul endroit épargné, nous devons partir, nous devons nous y rendre !
- Mais ? D'où sais-tu tout cela ?
- Je... Je l'ai vu moi aussi. Il m'a dit.
Sarah me demande ce qu'Énavila raconte.
- Elle dit que l'attaque qui a commencé à pour but de détruire entre autres Adama.
Énavila me coupe et hurle en français:
- On n'a pas le temps, merde ! Il faut partir, prends lui son putain d'immobiliseur, chope là. Elle sait comment aller sur Terre !
Mince ! Je ne sais pas quoi faire, est-ce qu'elle essaie encore de se servir de moi. Mais après tout elle est déjà allée sur Terre. Est-ce qu'elle a vraiment vu le mec en bleu ? Est-ce qu'elle sait ce qu'il veut. C'est encore un coup à me faire choper par le Conseil, ces histoires. D'un autre côté il n'y a aucun bracelet dans le coin, et puis elle me semble sincère. J'ai vraiment envie de la croire...
Mais ma décision se fera d'elle-même. Une violente secousse nous fait tous tomber au sol, la lumière rougit, la voix de la station résonne en indiquant une attaque directe de la station, et de la perte de quarante pourcent de la structure.
La pesanteur s'estompe, Sarah ne maintient plus Énavila.
- Aide-moi ! Vite, bordel, il faut qu'on se casse d'ici, où on va tous cramer.
Sarah a le regard affolé, Énavila monte l'échelle qui permet d'accéder au cockpit. Je prends Sarah par le bras, elle se débat un peu :
- Venez, montez !
Je la somme d'une voix autoritaire. La station recommande toujours l'évacuation. Des bruits d'impacts assourdissants couvrent nos voix. Sarah monte finalement dans le cockpit, je la suis. Il y a seulement trois petites places. Énavila est au poste de pilotage, Sarah lui fait signe de laisser sa place. Je m'installe tant bien que mal dans un des sièges. Je m'accroche comme je peux, ne sachant pas comment Sarah et Énavila ont activé leur ceinture pour les maintenir. Énavila le voyant m'indique l'objet que je dois ouvrir mentalement pour activer le siège. Quatre mains métalliques me plaquent les jambes et le torse alors qu'un boucan terrible accompagne le décollage du vaisseau. Ce doit être un modèle très ancien, car il possède toujours un pare-brise transparent. Les environs sont remplis de vaisseaux d'où partent des lignes lumineuses. Je comprends que ce sont des rayons laser entre les les vaisseaux adverses.
Comme on aurait pu s'y attendre, aucun bruit ne parvient de la scène de combat. C'est extraordinaire, une scène réelle de combat spatial ! Nous nous éloignons à grande vitesse de la zone d'hostilité. Des dizaines de vaisseaux, petits ou grands croisent dans le sens opposé au notre. Soudain plusieurs rayons laser rouges restent focalisés sur certain d'entre eux, les suivant dans leur trajectoire jusqu'à ce qu'ils explosent. C'est beaucoup plus radical et rapide que dans starwars ! Je jette un oeil dans le bracelet du siège pour voir si je n'ai pas une vue arrière, c'est bien le cas ; la structure du vaisseau devient transparente et un encadré me donne la vision derrière nous.
La station orbitale est en feu, et dix secondes plus tard une concentration des feux ennemis la fait exploser dans une boule de feu gigantesque. Le ciel est rempli de rayons laser rectilignes formant comme une immense toile d'araignée entre les petits points noirs que sont les vaisseaux. Aucune course poursuite, les vaisseaux se contentent de maintenir un rayon vers l'adversaire jusqu'à ce qu'il soit détruit ou qu'eux-mêmes le soit. Des dizaines d'explosions couvrent l'espace environnant, je me demande s'il restera quelque chose après ce carnage.
Bordel de bordel, j'ai le coeur qui bat à cent à l'heure, enfin neuf mille à l'heure serait sans doute plus proche de la réalité. Je suis plaqué contre le siège, Sarah devant accélérer au maximum pour nous tirer de là au plus vite. Derrière nous la scène de combat s'amplifie, et j'ai l'impression que de nouveaux vaisseaux ennemis sont arrivés, réduisant en miette les défenses adamiennes.
Mais brusquement la situation s'inverse, et je suis poussé en avant, comme si nous ralentissions subitement. Sarah se tourne vers nous le regard affolé.
- Quelque chose nous retient !
Énavila crie :
- Comment ça quelque chose nous retient ?!
- Je ne sais pas, le vaisseau est...
Avant qu'elle ne finisse sa phrase, le vaisseau tourne sur lui-même, créant une inertie me donnant un haut le coeur. Je reste bouche bée devant le spectacle incroyable. Les rayons et les explosions ont presque disparu, il ne reste qu'un amas de débris virevoltant, des carcasses de vaisseaux encore rougeoyantes. Mais le plus extraordinaire est juste devant nous. Le géant bleu, sans doute le même qui m'avait tué sur la lune, dont je n'ai pas de souvenir, c'est Naoma qui m'avait raconté, ce géant bleu est devant nous, à cent ou peut-être deux cent mètres, flottant dans l'espace. Il se rapproche lentement, et je l'entends dans mon esprit, il me parle en Français :
- Bonjour, Ylraw. Vous avez la peau dure, décidément.
- Salut, pas trop frais là dehors ?
- Me feriez-vous l'honneur de m'y rejoindre ?
- Hum, j'ai peur de manquer de souffle.
- J'insiste, vous êtes de trop, de toute façon.
Je ne pourrai rien dire de plus, un étau se resserrant sur mon esprit. Je ne sais pas si c'est mon cri ou ceux de Sarah et d'Énavila que j'entends. Le géant bleu approche, martelant toujours mon esprit, me disant que vais mourir de nouveau. Le pare-brise se fend. Il n'est dorénavant plus qu'à quelques dizaines de mètres, immense, beaucoup plus grand que ne semblait l'avoir décrit Erik, rayonnant de son aura bleue.
J'ai envie de vomir, ma tête va exploser, ma vision se trouble, j'ai le souffle coupé. Il tend la main vers nous, comme s'il pouvait broyer le vaisseau à distance. La situation devient insupportable, l'air commence à s'échapper du cockpit. Sarah semble avoir perdu connaissance. Tout me paraît perdu, j'ai la tête qui tourne, une douleur encore pire que celle qui m'avait broyé l'esprit à Sydney. Énavila tente de résister, j'entends son cri de rage. Ah Vie ! Dois-je encore te quitter, dois-je partir si près du but ? Ah, Vie ! Mais ils me réveilleront ? Je l'espère, il me réveilleront...
Le géant bleu n'est plus qu'à quelques mètres de nous, son visage sans trait, sans expression, toujours la main en avant vrillant légèrement à mesure que le cockpit grince et se tord. Je ne vois plus qu'un flou double ou triple, ma conscience s'estompe. Je crois que je ne crie plus, ou alors je ne m'entends plus.
Mais soudain l'emprise s'atténue, mes sens se font plus présents, j'entends un cri de rage d'Énavila, elle est repliée sur elle même, les deux bras en avant. En quelques dixièmes de seconde, tout bascule, une lumière aveuglante m'éblouit, malgré mes yeux fermés. Un sifflement assourdissant, un bruit de tôle froissée, ainsi qu'un bruit d'explosion extraordinaire me martèlent les oreilles, le choc est terrible et je perds connaissance.
Erik et Naoma Stycchia - jour 181
- Salut, qu'est-ce que tu fais là ?
- Rien... Rien, rien, j'allais rentrer.
- Mais ? Tu pleures !
- Oh tu sais rien de grave je pleure pour un rien...
- Oui je sais.
- Ah, mais comment sais-tu ?
- Je peux m'asseoir ?
- Oui, oui, je me pousse.
- Je le sais parce que tu nous l'as déjà raconté.
- Ah oui c'est vrai sur la Lune. Je suis encore un peu perdue.
- Quelque chose ne va pas ?
- Non, non... Je...
- Tu te sens seule.
- Oui, un peu.
- Ylraw t'a fait des misères ?
- Non pas du tout, mais...
- Tu n'oses pas le déranger.
- Oui, mais ? Comment tu sais ?
- Nous avons déjà eu une discussion similaire.
- Vraiment ? Quand ça ?
- Quelques heures avant que tu ne meures.
- Oh ? Mais ? Franck ne m'a rien dit à ce sujet ?
- C'est normal, il n'était pas là.
- Nous n'étions que tous les deux ?
- Oui. Il était parti chercher à manger tout seul. Ce qui lui avait valu à lui aussi de se faire attaquer par une bête. Je m'en veux toujours de l'avoir laissé partir tout seul.
- Tu ne pouvais pas savoir...
- Peut-être, mais j'avais hésité à partir avec lui, et puis j'avais profité de l'occasion.
- Quelle occasion ?
- De rester avec toi. De rester seul avec toi.
- De rester seul avec moi ? Mais ? Qu'est-ce... Qu'est-ce qu'on a fait ?
- On a parlé, et je t'ai embrassée.
- Oh ! Vraiment ? Mon Dieu, mais ? De quoi a-t-on parlé ?
- Je...
- Tu ?
- Bah... C'est du passé après tout, et même pas de ton passé.
- Non... Raconte... S'il te plait, j'ai le droit de savoir ce que j'ai déjà fait. Et puis c'est toi qui m'as rapportée au village, et sur la lune tu m'as aidée aussi.
- Oui...
- Je... Je sais que je n'ai pas toujours été très gentille envers toi. Je t'ai souvent considéré comme un bandit ou un voyou, mais quand j'y repense tu as toujours été gentil avec moi, surtout depuis que je suis revenue à la vie, ici...
- Je t'avais pourtant frappée sur la lune.
- Oui, mais... Je le méritais, j'étais devenue folle, j'aurais pu faire une bêtise si tu n'avais pas été là... Tu ne veux pas me dire ?
- La dernière fois déjà tu m'as pris par la main, et nous n'avions à l'époque que des peaux de bêtes comme habit...
- Des peaux de bêtes comme habit ? Oh ? Hi hi ! Ça t'a fait avoir une réaction... Euh...
- Oui... Gênante. Elle résumait toutefois bien le message que je voulais faire passer.
- Tu veux dire que ?
- Que je t'ai dit que je t'aimais, et je te le redis aujourd'hui, même si tu auras peut-être du mal à le croire, avec Guerd et tout.
- C'est plutôt elle qui te court après, non ? J'ai l'impression.
- Oui, enfin je ne résiste pas beaucoup non plus.
- Mais... Tu... Depuis quand est-ce que tu es amoureux de moi ?
- Depuis notre traversée en radeau. Depuis que nous avons passée des heures à discuter tous les deux.
- Vraiment, oh mon Dieu je regrette tant de ne pas me rappeler de tout ça !
- Je regrette aussi. Ça me fout les boules rien que d'y penser.
- Mais... Non... Maintenant, nous sommes de nouveau ensemble, on peut peut-être... Enfin, je sais pas, je sais pas trop.
- Moi non plus. Je crois que je suis un peu perdu.
- À qui le dis-tu ! Je crois qu'il n'y a que Franck qui se sente bien ici...
- Oh ce n'est pas que je ne me sente pas bien ici, tu sais franchement à comparer à ma vie à Melbourne. C'est le paradis ici, mais quand on a tout on veut toujours plus.
- Moi je regrette un peu le temps de la boulangerie, quand Franck venait faire son pain, c'était si bien... Depuis que je suis revenue j'ai l'impression que je suis de trop, de ne plus servir à rien... Ylraw est gentil avec moi, mais je crois que je l'embête, qu'il préfère être avec Pénoplée.
- Je crois que personne de nous trois n'a sa place ici. Moi je regrette quand nous étions tous les trois, perdus, la vie était plus dure, mais... Si tu t'appuies comme ça sur moi je vais t'embrasser dans pas longtemps.
- Il faut que je me dépêche de le faire pour être la première, alors...
...
- Naoma...
- Chut... Erik... Embrasse-moi.
...
- Attends, cet habit n'est pas très pratique à retirer.
...
- Oh, Erik, viens, reculons-nous un peu dans la forêt.
...
- Viens, viens près de moi, allongeons-nous, prends-moi dans tes bras.
- Oui...
...
- Oh Erik, ne t'arrête pas !
- Nous avons tout notre temps, non ?
- Tu es dur !
- Tu me flattes...
- T'es bête ! Et puis laisse moi faire un peu...
...
- Tu vas le dire à Guerd ?
- Bien sûr, qu'est ce que tu crois ? Tu penses que c'était juste pour tirer un coup ?
- Non... Non, je sais pas... Peut-être que ça va lui faire de la peine...
- Sans doute, oui, mais quoi ? Tu veux que je reste avec elle ?
- Oh non ! Mais, peut-être juste attendre un peu, pas lui dire tout de suite que nous sommes ensemble, ça lui fera peut-être un peu moins mal si vous vous séparez quelques temps avant qu'elle ne l'apprenne.
- Oui, peut-être.
Ylraw Environs du système Ménochéen principal, jour 192
Jour 192
Ce sont les voix de Sarah et d'Énavila qui me réveillent. Je suis allongé dans une capsule, identique à celle dans laquelle je me trouvais lors de mon arrivée à la station. Le hublot ne montre que le noir étoilé de l'espace. J'ai un mal à la tête faramineux. J'ouvre les yeux doucement, puis je me redresse en sursaut, me rappelant l'attaque, je me rallonge bien vite, mon mal à la tête m'assomant :
- Bordel... Ouah ! Salut les filles...
Elles ne semblent pas apprécier mon humour, à moins que la situation ne les préoccupe. Elles sont chacune assises dans une capsule, à l'opposé l'une de l'autre, comme pour s'éloigner au plus :
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
Sarah me répond.
- Nous sommes perdus.
- Perdu ? Comment ça perdu ? Perdu parce qu'on ne sait pas où on est ou perdu parce qu'on ne va pas s'en sortir ?
Énavila répond :
- Les deux.
- Ah... Euh... Ben comme ça on a pas à se prendre la tête... Mais euh, vous ne pouvez pas m'en dire un peu plus ? Que s'est-il passé après que le clown bleu ait voulu nous offrir un petite sortie dans l'espace à ses frais ?
Sarah se tourne vers Énavila, celle-ci me regarde de travers :
- Ça a pété, je ne sais pas trop comment, tout d'un coup il n'y avait plus rien, l'ange, les vaisseaux, Adama, plus rien. Le cockpit était troué, l'air allait manquer, vous étiez tous les deux dans les vapes, j'en ai chié pour vous tirer ici, isoler le cockpit, puis je me suis endormie.
Sarah reprend :
- Je me suis réveillée il y a deux petits, je ne me souviens de rien de particulier, je discutais justement avec Énavila pour savoir ce qui s'était passé.
- Mais comment vous savez qu'on est perdu ? On ne voit rien par les hublots ?
Sarah se tourne vers un hublot :
- Non, rien, il y a bien des étoiles qui semblent plus proches que les autres, mais on dirait un système ternaire, ça ne peut pas être Adama. Je ne sais pas ce qui a pu se passer. J'ai essayé de communiquer avec l'artificiel de bord, mais il a été réinitialisé, il n'a plus aucunes données enregistrées, impossible de savoir où nous nous trouvons.
- Et... Que... Que.. Quoi ? Et on va faire quoi alors ?
- Je ne sais pas, répond Sarah, l'artificiel cherche une solution, mais beaucoup des appareils de mesure sont inopérants, l'avant de l'appareil est quasiment complètement détruit. Notre compartiment a sa source d'énergie et d'air autonome, si nous nous plaçons en hibernation dans les capsules, nous pouvons survivre pendant des sixièmes et des sixièmes, des années peut-être, si on s'approche assez près d'une des étoiles pour récupérer de l'énergie.
- Tu vois, reprend Énavila emplie d'une joie certaine, c'est génial quoi...
- Remarque perdu au fin fond de l'espace avec deux jolies filles, ça aurait pu être pire.
Sarah fait la moue, Énavila m'assène le coup de grâce :
- Ni songe même pas, laideron, je préférerais encore faire sauter la capsule que tu ne me touches.
- Je vois, il va falloir trouver une autre solution, alors...
Sarah me regarde avec des yeux tout tristes :
- Oui mais quoi ?
Elles n'ont pas l'air d'avoir beaucoup eu le temps de réfléchir pendant que je dormais.
- Ben j'en sais rien, c'est vous qu'êtes fortes en pilotage, moi je n'y connais rien à votre matos.
Énavila cherche aussi une solution :
- Il ne capte vraiment rien, le vaisseau ? Il n'y a pas des émissions électromagnétiques dans le coin, il n'y a pas de planètes habitées ? Peut-être que par triangulation on pourrait retrouver où nous sommes ? Et on ne peut pas nous aussi accéder à ce putain d'artificiel ? Et pourtant les capsules ne s'ouvrent pas ?
Ne s'ouvrent pas ? On est dedans pourtant ? Ah, non ! L'artificiel des capsules... Sarah reste silencieuse un instant.
- Non, par sécurité le vaisseau est initialisé avant l'envol pour une seule personne, et j'ai l'impression que notre accident à bloqué la protection. Par contre je peux au moins vous faire parvenir, à vous aussi, les images.
Une carte en trois dimension apparaît soudain devant mes yeux. Le vaisseau est représenté par un petit point bleu, et tout autour de nous se trouve un grand espace vide. Sarah commente :
- Si nous continuons dans cette direction, nous devrions arriver à proximité de la géante rouge d'ici à deux sixièmes.
Environ six mois.
- Le système compte un nombre très important de planètes, vraisemblablement ce sont trois systèmes planétaires qui sont entrés en collision créant un ensemble très particulier. Je pense que je connaîtrais un tel système s'il était dans la Congrégation, c'est tout de même extrêmement rare. C'est sans doute un système né de la fusion de trois ensembles car aucune des étoiles ne sont du même âge, la géante rouge est sans doute une étoile moyenne de deux virgules quatre tri quadri années d'Adama.
Dans les huit milliards d'années terrestres.
- Alors que la géante encore bleuté en orbite rapproché a moins de zéro virgule cinquante-sept tri quadri années.
Hum... Un milliards d'années.
- Et la dernière, la supergéante, en orbite éloignée à plus de cinq quinto quadri pierres, a elle deux tri-quadri année.
Ils sont sympas à toujours parler en pierres, mais les années lumières sont quand même pratiques. Comment veulent-ils que je me rende compte avec leurs unités... Cela dit, le tri-quadri est une unité fréquemment utilisée, elle représente deux milliards. Un quinto-quadri pierres équivaut, environ, d'après mes calculs, à zéro virgule trois années-lumière. Et elle a quatre milliards d'années, donc. D'un autre côté pour eux la vitesse de la lumière n'est pas constante, ils ont pu, d'après ce que j'avais compris en discutant avec Pénoplée, trouver d'infime variations, confirmées par les artificiels, et suggérant que certaines parties de l'univers connaissent des vitesses de la lumière dans le vide différentes, ou des écoulements du temps différents, au choix. À ce propos il semblerait que toutes les constantes, quelles qu'elles soient, que nous connaissons sur Terre se sont finalement révélées variables dans le temps ou dans l'espace, pour eux.
La conséquence directe de cette variations des constantes est qu'ils n'ont pas vraiment d'unité de distance stable, les artificiels conservent une table des distances qui est sans cesse recalculée en fonction, si je puis dire, de l'évolution des constantes. Toutefois leur unité de distance, la pierre d'Adama, est aujourd'hui une sorte de barycentre de racines liées au volume de l'univers, une sorte de développement limité dont le premier terme est le rayon de l'univers, le second la surface, le troisième le volume, puis interviennent tout une ribambelles de dimensions compliquées, la principale difficulté résidant dans l'estimation de l'importance relative de chaque dimension. Bref, toute cette parenthèse pour dire qu'au final, et vu le mal qu'ils se donnent pour le calculer je les comprends, la seule unité valable est la pierre d'Adama, et tout le monde ici semble se rendre à peu près compte, avec diverses références, à quoi correspond un quadri pierres, un di quadri pierres, un tri quadri, jusqu'au sexto quadri, unité gigantesque puisque le quinto quadri équivaut déjà environ à un tiers de nos années lumières. Le sexto quadri est l'ordre de grandeur de la taille de la Congrégation, soit quatre cent années lumière.
Sarah poursuit son explication :
- Dix-huit planètes telluriques, dont douze de taille comparable à Adama ou plus grosses, ont été repérée par l'artificiel. Le système compte en outre treize géantes gazeuses et tout une myriade de corps mineurs.
Énavila tente de réfléchir avec Sarah :
- Mais on ne peut pas tenter de repérer une direction connue dans le ciel et se barrer d'ici ?
- Si tu parviens à reconnaître quelque chose, ce qui n'est pas mon cas ; et puis de toute façon le générateur principal du vaisseau est endommagé, il nous faut une source d'énergie, et avec le peu qu'il nous reste nous atteindrons tout au plus une des planètes du système.
- Certaines sont habitables ?
- Difficile à dire, la plupart des appareils étant endommagés, les données sont vraiment partielles. L'artificiel a toutefois repéré trois planètes qui auraient, semble-t-il, un spectre lumineux pouvant laissant supposer une composition atmosphérique proche de celle d'Adama, mais il nous sera impossible d'en savoir plus d'ici, les capteurs nécessaires ne fonctionnent plus.
- Faut qu'on aille se mouiller les fesses pour savoir, quoi...
- J'en ai peur, nous devrons choisir l'une d'elle, mais nous n'aurons aucune certitude avant de nous poser, si nous y arrivons. Et le vaisseau ne pourra sans doute pas repartir.
- On a pas des sondes, des trucs comme ça ?
- Elle se trouvaient à l'avant, elles n'ont pas l'air de répondre, mais on peut peut-être espérer que certaines seront réparées une fois que nous arriverons sur place.
Une représentation du vaisseau me montre à quel point le cockpit a été touché, il est comme vrillé sur lui-même. Je ne comprends toujours pas comment on a pu se retrouver paumé au milieu de la galaxie.
- Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? On a fait un saut dans l'espace ? Dans le temps ? C'est un truc connu, ça, la téléportation physique ?
Sarah hausse les épaules :
- Non, nous utilisons la transmission d'information instantanée avec les particules liées, mais aucune tentative de téléportation physique n'a abouti, pas que je sache en tout cas. Toutefois les artificiels sont partagés sur la faisabilité d'un tel saut. Mais il semble que nous venons d'en avoir la preuve...
- Mais on aurait pas pu simplement faire un saut dans le temps, ou rester endormi très longtemps ?
Énavila répond :
- Je n'ai pas dormi, moi, et après l'éclair, une fois que je vous ai tirés ici, nous étions déjà paumés, je ne voyais plus rien de connu dans le hublot, et j'ai réveillé Sarah même pas trois ou quatre petits plus tard.
Sarah complète :
- D'autre part les premières mesures indiquent qu'il n'y a pas eu d'écoulement de temps notable entre l'attaque par le géant bleu et notre arrivée ici, mais c'est difficile d'être sûre à cent pour cent, d'autant que l'appareil est détérioré, et que ses instruments de mesure datent un peu et ne sont sans doute même en état pour détecter une variation de quelques milliers d'années, en fonction des constantes ou de l'emplacement des galaxies périphériques.
- Cool !
Énavila pose une nouvelle question :
- Et ces planètes, elles ont un rayonnement laissant suggérer la présence d'une civilisation avancée ?
- Pas vraiment, cela dit c'est étrange, car il y a bien un rayonnement, assez important d'ailleurs, mais il ne semble pas cohérent, alors c'est peut-être une forme de vie inconnue.
- Mais est-ce que l'on est encore dans la même galaxie ?
- Vraisemblablement, on retrouve les mêmes galaxies satellites à proximité, d'ailleurs la triangulation sommaire que leur position permet laisse suggérer que nous ne sommes sans doute pas très loin de la Congrégation.
Une carte de la galaxie apparaît, Sarah délimite avec son doigt les zones qui apparaissent ensuite en vert.
- Je situerai la Congrégation dans ce coin là, et nous sommes par ici, au plus loin à deux sexto quadri.
- Deux sexto quadri ! Autant dire que nous n'avons aucune chance de retourner là-bas, même si le vaisseau pouvait tenir, et à pleine vitesse, avant un bon petit millénaire adamien.
Deux sexto-quadri font deux fois la taille de la Congrégation, huit cents années-lumière...
- Oui, sachant en plus que ce vaisseau dépasse difficilement le dixième de la vitesse de la lumière et qu'il n'a de l'énergie que pour vingt-trois quinto-quadri.
Soit un peu moins de cinq années-lumière. Sarah continue :
- Il nous faudrait faire de longues pauses pour faire le plein d'énergie à presque toutes les étoiles, autant dire que plusieurs millénaires seraient nécessaires. À cela s'ajoute que le vaisseau est endommagé, et qu'il est loin d'être sûr qu'il puisse tenir sa pleine vitesse longtemps.
Énavila soupire :
- Ça pourrait au moins nous permettre de revenir une fois que tous les connards de la Congrégation aurait enfin disparu...
Pourtant ils ont déjà dû s'en prendre un peu dans l'attaque :
- Ils n'ont pas déjà pété en bonne partie quand la station s'est faite détruire ? Ils n'ont pas eu le temps de la quitter, non ?
- Tu parles, ces trouillards ont des sauvegardes par milliers dans toutes la Congrégation, c'est absolument impossible de s'en débarrasser... C'est pire que les reptiliens.
Sarah baisse les yeux :
- Tu ne devrais pas parler ainsi, ils ont peut-être leur défaut, mais ils ont toujours oeuvré pour le bien de la Congrégation.
- Le bien de la Congrégation mon cul, c'est aussi pour le bien de la Congrégation qu'ils ont mis en place un système pour nous tromper ?
- C'est... Ce n'est pas la même chose... Ce n'est pas leur faute, c'est...
Je me rappelle que Sarah doit savoir tout le fond de l'histoire, elle doit savoir cette expérience, la Terre :
- D'ailleurs vous savez, vous, vous savez où est la Terre, vous savez d'où je viens ?
- Bien sûr qu'elle sait, puisqu'elle bossait avec Goriodon dans l'ombre pour garder tout cela bien à l'abri...
Sarah reste silencieuse. Je coupe Énavila.
- Je m'en tape moi de vos histoires entre Goriodon et la Congrégation, mais est-ce que je pourrai retourner sur Terre ? Est-ce que je pourrai revoir les gens que je connais ?
Sarah me regarde avec des yeux tristes :
- Il faudrait déjà qu'on se sorte d'ici, mais sinon une fois dans la Congrégation, oui, je sais comment retourner sur Terre.
Énavila me remonte le moral :
- Mais vu qu'on ne ressortira jamais d'ici, le problème est réglé.
Je garde confiance, on ne peut raisonnablement pas finir dans un trou aussi paumé, ce serrez trop bête !
- Bah peut-être qu'on pourra trouver de quoi réparer le vaisseau sur une de ces planètes, et ensuite pouvoir retourner vers le système le plus proche où se trouve un téléporteur.
- Mouais... Toujours est-il que pour l'instant c'est plutôt mal barré... Vers où se dirige le vaisseau ?
Sarah nous explique le tout avec une nouvelle carte du système.
- Nous nous dirigeons vers le système de la géante rouge. Le vaisseau avait détecté, avant qu'elle ne passe derrière l'étoile, une planète tellurique au spectre intéressant. Les données sont toutefois étrange, cette planète semblait énorme pour une planète tellurique, plus grosse que Goss. Quoi qu'il en soit, c'est notre seule chance dans ce système, c'est là que nous aurons sans doute le plus de probabilité de trouver les matériaux nécessaires à notre réparation. Et même, une fois tout près, nous pourrons peut-être avoir plus d'information sur la nature climatique et d'éventuelles formes de vies à la surface des planètes du système, car de si loin nos données sont vraiment très incertaines.
- Combien de temps nous faudra-t-il pour arriver là-bas ?
- Je dirais deux sixièmes, l'appareil pourra nous tenir en hibernation en attendant, nous réveiller une fois tous les deux ou trois petits sixièmes pour voir où nous en sommes.
- Ça veut dire qu'on ne peut rien faire de plus qu'attendre ?
- On peut déjà laisser passer un petit sixième, et voir si le vaisseau retrouve certaines de ses fonctions, puis on avisera. Quoi qu'il en soit hormis quelques météores il n'y a rien dans les parages. Il nous faudra un sixième avant d'arriver aux abords du premier corps de taille significative du système, et encore au moins quatre ou cinq petits sixièmes pour avoir assez de lumière des étoiles du systèmes et pour utiliser la gravité des géantes gazeuses et avoir un bilan énergétique positif. Jusque là, sauf un nouvel événement, nous n'aurons pas grand chose à faire...
Une idée me traverse l'esprit :
- Peut-être qu'on repartira comme on est venu ?
Sarah n'est pas très enjouée :
- Si c'est pour nous retrouver en face de ce géant bleu en train de nous détruire l'esprit, je préfère encore être ici.
Énavila ne semble pas très enjouée :
- Alors le plan c'est de rester ici à attendre, c'est ça ?
- Tu as une meilleure idée, Énavila ?
- Je suis pas pilote moi, c'est toi qui est sensée t'y connaître.
J'ai un peu faim :
- Mais on a rien à manger ?
- Presque rien, le vaisseau peut synthétiser une boisson nourrissante, mais pas à volonté, c'est aussi pour cette raison qu'on ne peut pas rester trop longtemps éveillé.
- On n'a plus qu'à dormir et attendre alors, ça ne sert à rien qu'on perde nos ressources comme des cons à discuter ?
- On peut peut-être juste attendre un peu au cas où on repartirait de là où on est venu.
- Et tu veux attendre combien de temps ? Moi je préfère encore dormir, de toute façon on a rien à se dire.
- Parle pour toi, moi je suis curieux que Sarah nous raconte ce qu'elle sait sur la Terre.
À ces mots, Sarah baisse les yeux, comme pour se faire oublier. Je tente de la convaincre :
- Goriodon allait tout dire. Et puis qu'est-ce que ça change, maintenant... En plus vous savez très bien que je viens de là-bas, vous pouvez comprendre ça ?
Énavila s'énerve :
- Mon cul oui !
- Quoi ton cul ?
- Tu ne viens pas de là-bas !
- Comment ça je ne viens pas de là-bas, et je viens d'où ?
- Pfff... Tu me dégoûtes.
- Ça te coûte quoi de dire ce que tu sais ! Bon sang j'aimerais savoir, ça te vient jamais à l'idée que tu peux te tromper !
- Ta gueule...
- T'as raison va, boude. Sarah, vous pouvez racontez ce que vous savez sur la Terre ?
- Si vous voulez, après tout... Qu'avait dit Goriodon ?
- Il avait dit qu'en je ne sais plus qu'elle année, six mille et quelques je crois, deux gars dont je ne me rappelle pas le nom avaient lancé une expérience. Qu'au début elle n'était pas très importante, mais que finalement ils avaient ajouté la protection des artificiels.
Sarah se lance alors dans l'histoire de l'"Expérience Terre". J'ai converti les différentes unités en valeur terrestre, pour rentre le tout plus compréhensible.
Expérience Terre Terre, moins 9000 - 2003
- Eutir et Mirtandalos, oui, en 6374. À cette époque la Congrégation n'existait pas encore vraiment, l'ensemble des planètes habitées, seulement environ le quart des planètes actuelles, était divisé en petits groupes de proximité. La téléportation existe depuis environ trois mille ans mais elle n'est pas encore généralisée, principalement à cause de la grande difficulté pour réimprimer la structure mentale sur les clones. Les difficultés technologiques font qu'une téléportation peut prendre jusqu'à trois mois (un sixième), si elle réussit, les échecs étant encore nombreux et difficilement prévisibles ; tout déplacement à l'intérieur d'un même système est donc encore plus intéressant par vaisseau. Sans compter que l'inégale répartition des matières premières nécessite encore des déplacements importants de marchandises entre les planètes et parfois les systèmes. C'est surtout le clonage pour augmenter l'espérance de vie qui est pratiqué. Une très grande quantité de vaisseaux transitent régulièrement entre les différents systèmes, les réacteurs de l'époque sont déjà proches de ceux que nous possédons aujourd'hui, à la source d'énergie près, et permettent de relier les systèmes voisins en quelques années, neuf ans seulement entre Ève et Adama, par exemple. Quoi qu'il en soit c'est une époque charnière où les artificiels n'ont pas encore pris le relais du développement scientifique, et où les chercheurs humains peinent à améliorer les techniques existantes. Beaucoup de théoriciens de l'évolution de l'époque pensent que nous sommes à la limite de l'évolution humaine, que le cerveau humain ne peut plus mémoriser suffisamment d'informations pour pouvoir continuer à innover, un peu comme une colonie de fourmis qui après un premier temps d'évolution, se stabilise avec la structure en fourmilière, et reste à ce niveau pour toujours.
Mais d'autres pensent que les artificiels sont la solution pour prendre le relais de l'évolution ; mais si ceux-ci sont d'une grande aide pour la validation des théories et la résolution de problèmes complexes mais finis, ils restent désespérément dénués d'imagination et incapable d'innover de manière significative. Un autre courant de pensée, à l'initiative d'un chercheur nommé Rastaflove, stipule que seul le besoin pousse les hommes à innover. Il pense que le relatif confort des sociétés de l'époque, le fait que seuls quelques conflits mineurs pour des planètes externes troublent le calme général, et que le niveau de vie et l'espoir d'une vie éternelle avec les progrès du clonage, rend superflu toute nouvelle évolution et limite considérablement les motivations à évoluer. Rastaflove développe une théorie de la création sous contrainte, se rendant compte que le cerveau démultiplie sa capacité imaginative quand il est soumis à certaine forme de stress.
Les conclusions des expériences de Rastaflove seront mitigées, il emploiera des chercheurs volontaires, les mettant dans des situations difficiles, pour tenter d'obtenir d'eux de nouvelles inventions. Plusieurs de ces chercheurs trouveront en effet des améliorations aux techniques du moment, mais beaucoup critiquent en arguant qu'ils seraient tout autant arrivés aux mêmes résultats sans l'aide de Rastaflove. Les principales remarques portant sur le fait que rien d'exceptionnel n'est vraiment découvert, et que l'humanité continue à buter toujours et toujours sur les mêmes problèmes depuis des millénaires.
Rastaflove fait toutefois des émules, notamment chez un historien, Eutir, spécialiste de l'épisode reptilien d'Adama. Eutir trouve tout naturellement un écho dans la théorie de Rastaflove par le rythme bien plus important de l'évolution pendant la grande guerre reptilienne. Il est lui persuadé que quand l'ensemble de l'humanité est menacé, et pas seulement quelques personnes en situation difficile comme le faisait initialement Rastaflove dans ses expériences, le pouvoir d'innovation décuple. Eutir pense que les expériences de Rastaflove n'auront pas d'échos tant qu'il n'y aura pas un sentiment réel de perdition commun à toute une communauté, condition qu'il est impossible à mettre en place avec des groupes de chercheurs volontaires.
Eutir tentera vainement de convaincre d'autres scientifiques de l'époque de créer une expérience de grande envergure pour mettre à l'épreuve sa théorie, mais il devra se contenter de petites mises à l'essai ne dépassant même pas les conclusions de Rastaflove.
Finalement c'est un peu le hasard qui le fera rencontrer Mirtandalos plusieurs centaines d'années plus tard, alors qu'il avait même délaissé en partie ses recherches. Mirtandalos travaillait sur la colonisation et la terraformation de nouvelles planètes. L'humanité croissait encore à un rythme très soutenu et le besoin de nouveaux espaces était plus que jamais présent. Des dizaines de planètes étaient en cours de terraformation, et les accidents n'étaient pas rares. C'est ainsi qu'au cours d'un colloque, Eutir apprit, en discutant avec Mirtandalos, qu'une de ces terraformations tournait mal depuis qu'un vaisseau de surveillance s'était écrasé, et qu'aucune nouvelle n'émanait de l'équipage depuis plus de quatre cent trente ans.
La première phase d'une terraformation consistait principalement en une phase automatique ou des artificiels repéraient une planète aux caractéristiques favorables, s'assuraient qu'aucune forme de vie développée ne se trouvât à la surface, la morale de l'époque ne s'encombrait pas de considération envers les espèces monocellulaire ou bactérienne, et, le cas échéant, enclenchaient un processus de terraformation. Celui-ci prenant généralement des milliers d'années, l'évolution favorable entraînait la mise en place en orbite d'un centre de téléportation pour que la dernière phase soit gérée par une équipe dépêchée sur place. Parfois même, si la planète pouvait être rendue favorable à l'homme en quelques siècles seulement, et qu'elle était bien située, l'humanité pouvait ternir un peu sa morale et compromettre certaines espèces vivantes évoluées.
Mirtandalos explique à Eutir les détails de l'expérience en difficulté, la perte de l'observatoire en orbite, quand celui-ci s'est écrasé à la surface de la planète, toute récemment accueillante pour l'homme, détruisant le seul centre de téléportation présent à proximité. La planète en question, beaucoup plus éloignée que la majorité des planètes en cours de terraformation, se trouvait à plusieurs centaines d'années de distance d'une autre planète habitée à même de lui envoyer secours, rendant pour l'instant tout contact avec les éventuels survivants impossible.
En apprenant cette nouvelle de Mirtandalos, Eutir eut l'espoir fou que certaines personnes de l'équipe ait survécu au crash, et se soient trouvées dans les conditions qu'il avait toujours voulu recréer.
Il fallut attendre encore une vingtaine d'années avant que les artificiels encore opérant autour de la planète réussissent à mettre en place un nouveau centre de téléportation. Eutir avait fait part de ses espoirs à Mirtandalos, et tous deux avaient convenu de garder l'événement le plus secret possible en attendant de s'assurer de la survie, ou non, de l'équipe.
Trois éléments ont contribué au succès de l'expérience. D'une part, étrangement, les artificiels ont mis un temps démesurément long pour mettre en place un nouveau centre de téléportation, ensuite, tous les vaisseaux, sans exception, partis pour porter secours ont disparu, sans qu'aucune explication ne soit trouvée. Toutefois la perte d'un vaisseau n'avait rien d'exceptionnel à l'époque, il arrivait encore fréquemment que les générateurs à fusion s'emballent, ou que des objets spatiaux repérés trop tardivement n'endommagent la structure des vaisseaux. Les signaux de secours mettant souvent plusieurs dizaines ou centaines d'années avant d'être captés, il était souvent bien trop tard pour tenter quoi que ce soit, et nombre de navires du passé doivent encore voguer aujourd'hui dans l'espace interstellaire...
Le troisième élément ayant permis le succès de l'expérience, le plus important, est que les clones de l'époque n'étaient pas stériles. Le clonage était encore à ses débuts, et toute les dérives qui ont conduit plus tard à la stérilisation des clones n'avaient pas encore eu lieu.
Ces trois coïncidences ont contribué à la consécration des espoirs d'Eutir, en plus, bien entendu, du fait que plusieurs membres de l'équipe aient effectivement survécu au crash de la station, notamment une femme.
L'espérance de vie de l'époque, sans clonage, avoisinait les sept cent ans. Toutefois, après le crash, dans une partie du continent que vous appelez "Afrique", les conditions difficiles et les bêtes féroces ont considérablement diminué l'espérance de vie des quelques survivants.
Quand Eutir et Mirtandalos sont arrivés sur place, une communauté d'une petite cinquantaine d'individus s'était formée. Mais, malheureusement pour Eutir et Mirtandalos, les rescapés initiaux avaient réussi à sauver du crash plusieurs appareils sophistiqués, notamment des armes, biaisant un peu les conditions initiales du jeu tel que le voyait Eutir. D'autre part, trois des occupants initiaux de la station d'observation étaient toujours vivants, et avec eux toutes les connaissances des techniques modernes.
Eutir fut considérablement frustré par ces éléments, et a tenté, sans succès, de convaincre Mirtandalos d'intervenir pour leur retirer toute référence aux technologies avancées. Mirtandalos n'avait jamais réellement voulu laisser aller l'expérience. Il avait accepté de ne pas intervenir avant que ne soit constaté l'état des rescapés, mais il n'envisageait pas de laisser certains de ses collègues, amis mêmes, mourir sous les griffes d'un lion ou de famine.
Finalement, sans que nous sachions réellement comment, Eutir parvint à convaincre Mirtandalos de redémarrer l'expérience de zéro, sur des bases nouvelles. Tous les rescapés furent donc sauvés, à l'exception de deux enfants, officiellement morts durant l'opération de sauvetage, en réalité isolés dans un endroit tenu secret et élevés par les artificiels.
À partir de cet instant, pour tous, cette planète fut abandonnée pour cause d'incompatibilité avec la présence d'hommes à sa surface. Dans les faits, Eutir et Mirtandalos travaillèrent le restant de leur vie pour cette expérience. Tout d'abord ils durent préparer la planète à l'arrivée du petit Adam et de la petite Ève, le nom symbolique des deux enfants choisis, en un peu plus de sept jours il est vrai, et ensuite mettre en place toutes les sécurités nécessaires pour surveiller leur développement initial.
Mais tout ne se passa pas comme prévu. Une fois adolescent, Adam et Ève ne se privèrent pas de procréer plus que de raison, malheureusement leurs instincts maternel et paternel étaient plus que sommaires, ils délaissaient rapidement leur procréation, et beaucoup de leurs enfants moururent de faim ou furent purement et simplement abandonnés. Pourtant leur petite communauté humaine atteint rapidement presqu'une centaine d'individus en moins de quatre-vingt ans, mais aucune structuration véritable n'est apparue ; ils étaient plus un groupe d'éternels enfants qu'une véritable tribu. Des combats incessants entre les hommes empêchaient toute création d'un ordre social. Tous les individus restaient dans un état proche de l'enfance, jouant sans cesse sans volonté de changement. De plus les conditions de vie étaient bonnes, et rien n'incitait ces garçons et ses filles à faire plus que les quelques heures de chasse ou de pêche suffisant à subvenir à leur besoin.
Cette constatation n'est pas complètement un hasard. Déjà de nombreux théoriciens, généralement isolés car leurs idées dérangeaient, considéraient que l'évolution initiale des hommes étaient du fait des reptiliens, qui les avaient domestiqués, et pas un propre même de l'espèce humaine.
Plusieurs nouvelles tentatives, infructueuses, conduirent Eutir et Mirtandalos à finalement accepter cette évidence. Ils admirent qu'ils n'arriveraient pas à créer une communauté sans une assistance de leur part. Ils prirent alors le temps de poser les bases d'une expérience plus complète, plus suivie, plus réfléchie. Malheureusement, un accident lors d'un clonage coûta la vie à Eutir, compromettant la poursuite des expériences. Mais, finalement, Mirtandalos, après presque trente ans de préparation, renouvela alors enfin une fois de plus l'expérience, avec ses propres idées, sans l'influence directe d'Eutir, ce qui en favorisa sans doute le succès, Eutir ayant été sans doute un peu trop extrême dans ses idées. Mirtandalos choisit un nouveau cadre, avec un appui important des artificiels. Un nouvel petit Adam et une nouvelle petite Ève furent choisi parmi les tribus délaissées qui survivaient ça et là. Septième du nom, Adam et Ève, furent placés dans ce qui deviendra plus tard pour vous le jardin d'Éden, et votre histoire commença.
Aussi étrange que cela puisse paraître, ce sont les artificiels, qui, ironiquement, ont imaginé le concept de Dieu. Quoi qu'imaginé est peut-être un bien grand mot les concernant. Mirtandalos, alors seul, quelques années après le début de l'expérience, parvient à convaincre quelques uns des meilleurs chercheurs de l'époque de venir l'assister, toujours en restant le plus discret possible. Une petite équipe de six personnes est ainsi mise en place, et réfléchit aux moyens de rendre l'expérience fructueuse. C'est dans un brassage d'informations avec l'aide d'artificiels que le concept d'une entité supérieure, surveillant les faits et gestes des hommes, est petit à petit considérée.
Dans un premier temps, Adam et Ève septième du nom évoluent dans un petit coin de paradis, attendant patiemment l'adolescence, sous la surveillance rapprochée des artificiels et de l'équipe, présente sur place. Le contact fréquent avec "l'entité", qui joue le rôle paternel, permet de leur inculquer la notion d'autorité, de la famille et de l'apprentissage de la langue.
Ce dernier point, qui n'était pas retenu auparavant, pour laisser les hommes à eux-mêmes et les pousser à développer leur propre façon de communiquer, a finalement été toléré pour permettre à l'entité supérieure, le Père, ou "Dieu", par la suite, de communiquer et d'enseigner Adam et Ève.
Finalement, si les idées d'Eutir perdurent un peu au début, une marge de plus en plus importante est laissée à Dieu, et une grande connaissance de la nature est fournie à Adam et Ève, ainsi que toutes les notions de morale qui faisaient cruellement défaut à leurs prédécesseurs. Prédécesseurs, qui, d'ailleurs, sont laissés en liberté dans leurs berceaux respectifs, devenant, plusieurs centaines d'années après leur implantation, des groupes nomades cruels et faiblement organisés.
Toute l'attention des artificiels et de l'équipe est de toute façon concentrée sur les jeunes Adam et Ève, qui approchent alors de leur dix-huitième anniversaires. Cette Ève était toutefois un peu plus jeune, de quelques mois, qu'Adam. Le contrôle de Dieu est principalement laissé aux artificiels, qui le conditionne de manière très proche des précepteurs de l'époque, ajoutant en plus des notions plus approfondies sur les principes de bien et de mal, ainsi que l'apprentissage de la culture du sol et la connaissance des espèces vivantes et végétales.
Adam et Ève vivent encore alors sous la dépendance quasi-complète des artificiels, tant sur le plan psychologique et pour subvenir à leurs besoins, même si les enseignements leur permettraient de subvenir, théoriquement sans problème, au sein d'un jardin artificiel comportant suffisamment de quoi leur fournir un régime alimentaire complet et varié, en plus d'une protection contre les animaux dangereux ou les maladies.
Pour compléter l'ironie, si le concept de Dieu a été inspiré par les artificiels, celui du Diable est sortie de l'imagination d'un chercheur, qui trouvait le temps un peu long à regarder le jeune Adam et la jeune Ève nager en plein bonheur dans le jardin d'Éden.
La mise à l'épreuve du couple reste très proche du récit qu'il en est couramment fait dans vos cultures, à savoir que le serpent avait été choisi pour représenter le mal, et mettre à l'épreuve la morale du couple.
L'échec fut plus que retentissant, beaucoup avait parié sur la discipline d'Adam et Ève, c'était sans compter sur le caractère bien à elle de la petite Ève, bien plus développé et affirmé que la soumission monotone du jeune Adam, peureux à en mourir de la punition divine.
Il s'avère, après coup, que les deux jeunes, choisi alors qu'ils avaient déjà presque trois ans, gardaient une certaine part de leur vie originelle, celle des deux clans barbares d'où ils avaient été tirés.
Toujours est-il qu'ils mangèrent la pomme, et leur désobéissance, en un sens, résolut le problème de la transition entre l'état enfant et l'état adulte, sur laquelle les chercheurs n'arrivaient pas à se mettre d'accord jusqu'alors.
Le changement ne fut toutefois pas aussi radical que le laisse suggérer vos écrits, et pendant longtemps Dieu leur vint encore en aide, pour les protéger et permettre à leur petite famille de s'agrandir. Ce qui ne tarda pas. Puis les chercheurs mirent à nouveau diverses théories à l'épreuve avec Caïn et Abel.
La suite est très proche de ce qui est décrit dans l'ancien testament, en partie rédigé, d'ailleurs, par les artificiels. Il est toutefois omis que Caïn assura sa descendance avec une fille d'un clan résultant des premières tentatives, tout comme la plupart des autres enfants d'Adam et Ève, qui furent nombreux.
Toutefois le mélange d'Adam et Ève et des anciens clans fut un échec, conduisant non pas à une amélioration de la situation des hommes par l'influence d'Adam et Ève, et les préceptes qui leur avaient été inculqués, mais plus vers une dégradation progressive, et une perversité croissante de la petite communauté.
La contribution d'Adam et Ève fut tout de même indéniable en ce qui concerne leurs connaissances de l'agriculture, l'apport du langage et des notions de morale qui permit tout de même la création de la première véritable communauté humaine organisée sur la Terre.
Il faut souvent plusieurs millénaires avant de stabiliser une terraformation, et nombre de paramètres sont à prendre en compte pour juger du succès ou nom de l'opération. La Terre souffrait d'une trop grande variation de température entre les différentes périodes de l'année, et les territoires un tant soit peu éloignés des océans étaient quasiment inhabitables, sauf pour quelques espèces adaptées aux conditions extrêmes. Fut alors prise la décision d'augmenter la quantité d'eau à la surface. Toutefois, la projection d'immenses météores de glace dans les océans, comme sur Stycchia, aurait pu mettre en péril la survie des communautés humaines présentes sur Terre, encore bien peu nombreuses et souvent très démunies face aux variations climatiques.
La solution envisagée consista alors à détruire en orbite basse lesdits météores de façon à ce qu'ils ne parviennent au niveau du sol que sous forme de pluie.
Toutefois cette solution ne pouvait pas se faire telle qu'elle, d'une part parce que la montée des eaux allait recouvrir la plupart des terres alors occupées par les différentes tribus, et aussi le bouleversement de l'écosystème nécessitait qu'un minimum de précautions dussent être prises pour assurer la survie d'une bonne partie des quelques quarante-cinq mille humains présents sur Terre un peu avant le déluge.
Les chercheurs responsables de l'expérience, encouragée par leurs premiers résultats, voulurent profiter de cette occasion à plus d'un égard. Tout d'abord ils choisirent un homme, Noé, censé incarner le renouveau. Dieu apparut à Noé et le somma de construire son arche. La pluie avait alors déjà commencé depuis plusieurs semaines, et dans la nécessité Noé et ses compatriotes n'attendirent pas plus pour suivre les consignes de leur Dieu.
La partie la plus avancée de la société humaine se trouvait alors entre le Moyen-Orient et l'Inde, sur une grande île formé d'un grand plateau au large de la péninsule Arabique. Cette îles allant être recouverte complètement par les eaux, il était nécessaire que ses occupants s'enfuient par bateau. L'épisode de l'arche symbolise ce qui s'est passé à l'époque, en omettant que Noé ne fut pas le seul à la construire pour échapper au déluge, mais près de deux mille habitants de l'île, ainsi qu'animaux et vivres furent amassés dans six navires gigantesques pour l'époque que les hommes mirent plusieurs dizaines d'années à construire. Les pluies incessantes pendant des mois et des mois inondèrent l'ensemble des terres émergées avant que l'eau ne soit de nouveau évacuée vers les océans et les mers. D'autre part la chute inévitable de certains météores, placés trop près de la Terre, provoqua de multiples raz-de-marée et inondations de par le monde. Les bateaux dérivèrent pendant plusieurs mois, un peu plus de quarante jours. Trois des naviress furent engloutis par les flots, les trois autres finirent à des endroits divers, au grès des courants titanesques apparus. Le bateau de Noé s'échoua dans la Turquie actuelle, sur le mont Ararat, un volcan culminant à plus de cinq mille mètres. Plus de la moitié des deux milles habitants de l'île périrent, et les survivants, devenus plus réceptif à la colère divine, appliquèrent à la lettre les recommandations de leur Dieu pendant de longues générations.
À cette époque plusieurs autres tribus humaines étaient dans un état plus ou moins avancé de part le monde. Certaines volontairement laissées livrées à elles-mêmes, comme sur le continent américain ou en Australie. D'autres furent reprises en main suite à ce déluge, notamment en Asie et en Mésopotamie. Beaucoup d'hommes et de femmes ont péri pendant le déluge, beaucoup plus que prévu, notamment par le caractère incontrôlable des conséquences des inondations.
Quelques centaines d'années avant le déluge, l'équipe de l'époque constatait déjà avec satisfaction l'évolution technique des différentes communautés humaines. La connaissance scientifique, certes modestes, touchait néanmoins beaucoup de domaines, comme les mathématiques, l'astronomie, l'agriculture, le travail des métaux. Cependant beaucoup estimaient alors que la durée de vie des hommes étaient un frein à la rapidité de l'évolution, et le déluge fut aussi l'occasion de préparer le raccourcissement de l'espérance de vie du corps humain, ceci de manière progressive, passant d'environ 900 ans avant le déluge à quelques 120 ans 700 ans plus tard. La conséquence fut rapide et efficace, l'évolution technique décupla, tout comme la croissance de la population mondiale.
Présageant de l'évolution future, l'équipe décida d'entreprendre, pendant qu'il en était encore temps, divers travaux d'amélioration de l'expérience. Ainsi furent élaborés et mis en place tout un ensemble d'apocryphes, traces de civilisations passées, ossements, restes d'objets anciens, dont beaucoup n'étaient que des copies du passé adamien de l'humanité. Les artificiels s'attelèrent à la tâche et plusieurs milliers d'années furent nécessaires pour accomplir totalement l'illusion du passé de l'homme sur la Terre.
L'épisode reptilien posa toutefois un problème qui fut résolut en simulant l'extinction pure et simple des précurseurs reptiliens à la surface de Terre. Vos "dinosaures" n'auraient, sur Terre, pas d'avenir. Pas plus qu'ils n'en ont eu sur Adama, finalement... Toutefois l'expérience traumatisante de l'épisode reptilien d'Adama fut éludée.
Dans les millénaires qui suivirent, l'équipe laissa les hommes évoluer avec très peu d'intervention. Tous les efforts étaient portés sur l'amélioration de l'illusion. Le déluge avait permis une accélération salutaire de l'érosion, permettant un remodelage bien plus aisé de la surface terrestre. Toutefois l'illusion ne fut parfaite que grâce à un détail sans lequel l'humanité aurait sans doute buté sur beaucoup d'éléments inexplicables ; il y a avait eu de la vie sur Terre, avant l'expérience. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, les restes de cette ancienne vie étaient finalement assez proches de ceux présents sur Adama, sans que nous puissions réellement l'expliquer.
Quoi qu'il en soit les conditions d'apparition de la vie sur la Terre qui étaient proches de celles d'Adama permirent une adaptation quasi parfaite de l'ensemble de la faune et de la flore importée d'Adama. Rares furent les terraformations réussies à ce point, d'autant que la présence d'une lune, proportionnellement proche de celle d'Adama, rendit les conditions de l'expérience encore plus parfaites.
Au fil des millénaires, la population terrestre grandissante et l'évolution soutenue de leur progrès conforta l'équipe, toujours dirigée par Mirtandalos, dans la poursuite de l'expérience. Toutefois la généralisation des bracelets et la transparence de plus en plus importante de l'ensemble des connaissances risquaient de compromettre le futur de la Terre. Mirtandalos pensait que les futurs avis de la Congrégation naissante ne laisseraient pas les habitants de la Terre comme cobayes.
C'est avec l'un de ses élèves, Gualmonape, qu'ils entreprirent de protéger l'expérience Terre. La concentration des pouvoirs de l'époque était encore forte et c'était le moment ou jamais. Il fallait bien sûr impliquer le minimum de personnes dans le processus, et c'est finalement par un biais détourné que l'opération fut menée.
La campagne consista à promouvoir un système de sauvegarde des informations transitant par les bracelets. Cette sauvegarde permettait un accès à toutes les perceptions des porteurs de bracelet, et représentait ainsi une immense archive de l'histoire de l'humanité. La mémoire humaine étant faillible, l'idée était de modifier légèrement la perception enregistrée quand l'expérience Terre était évoquée. Le président du Conseil de l'époque donna son feu vert pour la mise en place d'un système de contrôle lui permettant, en cas de nécessité, de sélectionner des sujets qui devait être protégés.
De façon anodine l'expérience Terre fut choisie comme test de validation du système, et entra ainsi, un peu à l'insu du président, dans l'oubli général.
Le perfectionnement du système, pour traiter en temps réel directement la perception des porteurs de bracelets, et ainsi ne plus avoir à modifier les souvenirs, fut une amélioration du principe menée indépendamment de l'expérience Terre, celle-ci bénéficiant simplement de l'avancée des techniques, et devenant toujours un peu plus inconnue de tous.
Ce système de protection resta porté à la seule connaissance du président du Congrès, comme consécration du pouvoir, lui permettant, si nécessaire, d'avoir un moyen d'influencer les avis. Je ne sais pas s'il a été utilisé ou pas. Vraisemblablement il a servi dans deux cas dont nous avons la certitude qu'ils sont restés cachés à la Congrégation, un contact avec des hommes de l'Au-delà et une tentative de sécession d'une planète reculée, ou les "négociations", ont mal tourné.
Dernièrement il fut même ignoré par le chef du Conseil, et Goriodon n'en a eu connaissance que dernièrement, après que votre arrivée dans la Congrégation ne commence à poser problème.
Comme l'avait dit Énavila, la date de mise en place initiale par Mirtandalos et Gualmonape, remonte à 9822 après le MoyotoKomo. Ce fut pour l'équipe un grand soulagement, leur permettant beaucoup plus de latitude dans leurs procédés, même s'ils restaient profondément attentifs à ne pas détériorer volontairement la qualité de vie des hommes sur Terre. Pourtant, je dois avouer que certains membres de l'équipe voudraient encore aujourd'hui déclencher une guerre nucléaire ou la chute d'un météorite pour stimuler encore plus l'innovation.
Peu après la mise en place du système de protection, si l'équipe était alors globalement satisfaite de l'évolution de l'expérience, plusieurs éléments troublaient toutefois son bon déroulement. "Bon déroulement" dans le sens des chercheurs, puisqu'en soit l'évolution des hommes avait été laissée libre depuis plusieurs siècles, les principales interventions remontant au temps d'Abraham. La morale humaine s'effritait néanmoins de nouveau, et l'avènement de Moïse fut l'occasion de remettre un peu d'ordre dans les rangs humains.
Ainsi furent orchestrées les interventions auprès de Moïse, les dix commandements, jusqu'à l'avènement de Jésus puis de Mahommet, qui marquèrent la fin des opérations d'envergures.
Depuis déjà des millénaires, l'équipe de chercheurs avait pris place sur Terre pour suivre et coordonner les opérations, cela facilitait grandement la logistique, et des drones d'observation parcouraient le monde et envoyaient directement leur données au centre, situé sur une île à l'écart de l'Espagne, lieu que vous connaissez sous le nom d'"Atlantide".
Mais l'évolution humaine était, déjà pour l'époque, fulgurante, et la décision de quitter la surface terrestre se fit malheureusement un peu tardivement, ne nous épargnant pas le mythe de l'Atlantide, les statues de l'île de Pâques, où nous avions aussi un poste, ainsi que les dessins Mayas.
Quoi qu'il en soit l'équipe rejoignit alors une station en orbite basse, qui fut progressivement éloignée, à mesure que les lunettes astronomiques progressaient. La qualité de vie des chercheurs diminua grandement, passant du confort de leur île paradisiaque au froid métallique de la station orbitale. Pendant longtemps encore nombre de chercheurs vécurent la plupart du temps sur Terre, au milieu des populations, utilisant les téléporteurs pour se rendre dans la station orbitale.
Je suis arrivé dans le "labo", c'est ainsi que s'appelait la station en orbite, alors qu'elle n'était encore qu'en construction et uniquement partiellement opérationnelle, en 11367, ce qui m'a valu la chance d'être sélectionnée pour le "casting" de Marie, la mère de Jésus. Rôle que j'ai tenu ensuite lors de ses diverses apparitions.
L'intégration du labo s'adjoint de diverses entreprises en vue de l'avenir. Plusieurs stations de téléportations furent crées sur Terre, dans la mesure où nous envisagions que prochainement nous ne pourrions plus nous approcher directement de la surface. Ce départ marqua aussi la mise en place progressive de la grande barrière électromagnétique. La Terre était très éloignée du reste de la Congrégation, toutefois nous craignions alors que votre évolution vous donne bientôt accès à des récepteurs capables de recevoir les flux d'ondes en provenance de l'activité humaine dans la Congrégation, vous renseignant sur notre présence. Il a alors été décidé d'ériger, tout autour du système solaire, dans ce que vous appelez le nuage de Oort, un filtre électromagnétique, constitué de l'ordre d'un milliard de milliard de milliard de composants bloquant toutes les transmissions d'origine humaine. Ce filtre est d'ailleurs à double sens, autant la Terre ne reçoit aucune émission en provenance de la Congrégation, autant la Congrégation ne reçoit aucune émission en provenance de la Terre.
Pour la plupart des membres de l'équipe, l'intégration du labo fut assez pénible, réduisant considérablement leur qualité de vie. Six des dix-huit membres de l'époque quittèrent l'expérience dans les années qui suivirent. Il ne furent pas remplacés, les artificiels étant, de toute façon, désormais les gardiens de l'expérience ; l'équipe du labo n'avait qu'un rôle de direction et plus aucune implication opérationnelle, sauf lors des quelques interventions divines organisées après le Libre Choix, c'est à dire bien peu.
Le Libre choix fut une période d'autant plus dure pour nous que travaillant déjà dans l'ombre, nos activités devinrent officiellement illégales et à l'encontre des règles de la Congrégation. C'est ainsi que Goriodon ne fut pas mis au courant de l'existence de l'expérience, et que nous nous transformèrent nous aussi, comme l'expérience elle-même, en fantômes masqués par les subterfuges des artificiels aux yeux de la Congrégation.
Ylraw Environ du système Ménochéen principal, jour 192
Sarah termine son récit, Énavila s'est endormie depuis une bonne heure. Je suis encore plus interloqué qu'après le récit de la belle Antara, à propos de l'épisode reptilien d'Adama. Je m'en veux aussi de ne pas avoir plus de présence d'esprit ! Je suis aussi vraiment stupide ! Je n'avais pas fait le rapprochement entre Adama, Ève, et nos Adam et Ève ! Il faut dire qu'avec leur accent j'aurais bien eu du mal à en deviner l'écriture dans nos langues... Sarah poursuit :
- L'évolution de la Terre a été spectaculaire, et elle l'est d'autant plus qu'elle s'accélère alors que nous avions, après le MoyotoKomo, qui correspond plus ou moins à votre niveau technique d'il y a cent ans, connu un très fort ralentissement, voire une récession dans notre progression technique. Dans ce dernier siècle vous avez parcouru le chemin qu'il nous a fallut presqu'un millénaire à faire sur Adama. Nul doute que si l'expérience est poursuivie, d'ici à quelques siècles votre avancée sera proche de notre niveau actuel.
- La Congrégation s'opposera à la poursuite de l'expérience ?
- Si la Congrégation apprend les conditions de l'expérience, et a accès aux détails de votre évolution, aux guerres, aux injustices engendrées par votre mode de fonctionnement, nul doute que les avis seront majoritairement pour un arrêt immédiat de l'expérience et votre intégration dans la Congrégation.
- Mais cela provoquerait sans doute un choc sur Terre aussi, de savoir que nous ne sommes que des cobayes.
- Oui, mais quoi ? Je ne sais plus aujourd'hui. Votre monde m'effraie. Il m'effraie surtout car il me montre le vrai visage de l'homme, un peu le reflet de moi-même, qui ait contribué pendant plus de deux mille ans à suivre votre développement, sans le courage d'intervenir quand la peste, quand la famine, quand la guerre, quand toutes ces atrocités étaient commises. Je crois que j'ai peur d'être jugée, pour ça...
J'avoue que je suis moi aussi pensif à ces commentaires. Qu'aurai-je fait, entre laisser à la Terre l'illusion de la liberté, et cette incommensurable curiosité scientifique de laisser aller les choses sans les perturber, ou stopper tout, donner à chacun un bracelet et un coin de paradis, et oublier tout ça, oublier notre histoire, oublier nos combats. Et d'une certaine façon nous sommes aussi responsables, nous-mêmes, de laisser ces guerres et ces injustices. Mais en réalité je sais qu'il n'y a pas à hésiter, la Congrégation et l'intégration de la Terre est le seul choix humain, et c'est celui pour lequel je devrais me battre, même s'il détruit mon monde, mon histoire, mes références, ma vision des choses, ma vie...
Sarah me sort de mes pensées :
- Mais maintenant... Après l'attaque de la Congrégation, le fait que nous sommes perdus, je ne sais pas trop ce qu'il va advenir.
- Vous pensez que nous ne nous en sortirons pas ?
- Je ne suis pas très optimiste. Nous sommes perdus dans un vaisseau à moitié détruit dans un système inconnu. Notre seul espoir résidant sur notre capacité à atteindre l'une des planètes de ce système et d'y trouver un moyen pour envoyer un message de détresse... D'autre part il est à craindre que nous serons considérés comme morts suite à l'attaque, et que nous serons réactivés avec les dernières sauvegardes, et personne, jamais, ne se souciera de nous...
Je réalise en effet que ne portant pas le bracelet, la Congrégation n'a aucun moyen de vérifier si nous sommes encore en vie, et vue notre subite disparition, Sarah a raison de penser que nous serons considérés comme morts lors de l'attaque de la station.
- En gros personne ne nous cherchera.
- J'en ai peur...
- Qu'est-ce que c'était cette attaque, qui est ce géant bleu, est-ce qu'il a un rapport avec moi ?
- Aucune idée. Je ne sais pas ce que c'est, je ne comprends pas non plus comment l'attaque a pu se passer. C'est forcément une attaque de l'intérieur de la Congrégation, des vaisseaux venant de l'extérieur auraient été repérés depuis longtemps...
- Pourtant, ils sont arrivés super vite sur la station, auraient-ils pu utiliser une sorte de camouflage ?
- Je ne suis pas très douée dans la science des vaisseaux de combats, mais c'est sans doute possible... Pourtant il leur a sans doute fallu plus presque cent soixante ou trois cent vingt ans (cent ou deux cents ans) pour arriver jusqu'à Adama, ce serait assez inquiétant si des vaisseaux peuvent aussi facilement traverser la Congrégation sans que nous ne les détections...
- Mais qui peut bien vouloir attaquer Adama, et dans quel but ?
- Je ne sais pas, j'avoue que je suis très perplexe, et puis notre disparition, c'est incompréhensible... J'ai bien peur que beaucoup de choses ne changent rapidement... Mais franchement je suis complètement perdue moi-aussi...
Sarah baisse les yeux, elle reste silencieuse un petit moment... Elle n'a pas l'air dans une grande forme, elle est sans doute plus fragile que je ne le crois. Je garde mon impression de ma super woman me sauvant dès que la situation ne va pas bien, mais elle n'est après tout qu'un petit brin de femme qui tente de garder la tête sur les épaules, un peu dépassée par les événements...
- Et, hum, à propos de l'expérience, savez-vous qui me poursuivait et pourquoi, et pourquoi Énavila m'a-t-elle donné un bracelet ?
Sarah me regarde avec ces beaux yeux marrons, presque noirs :
- Non je ne sais pas... Au début je suis intervenue car je pensais que des personnes de la Congrégation avaient infiltré l'expérience, mais...
- C'est sans doute le cas, plusieurs personnes que j'avais rencontrées avaient un bracelet, et ils parlaient la langue de la Congrégation.
- Exactement, toutefois du labo nous n'avons désormais qu'une vision assez incomplète de la surface. Nous utilisons vos émissions électromagnétiques pour nous ternir au courant de l'évolution. Nous avions ainsi plusieurs centaines de stations réceptrices dans tout le système, mais depuis une vingtaine d'années nous les avions arrêtées, de peur que vous ne les détectiez. Ainsi nous avions pratiquement un an de décalage, le temps que les ondes électromagnétique en provenance de la Terre arrivent jusqu'au nuage de Oort.
- Vous n'avez pas d'autres observatoires ?
- Non, si ce n'est que quand nous avons suspecté la présence de membres de la Congrégation sur Terre, nous avons envoyé en orbite rapprochée un satellite d'observation. Mais nous devions rester prudent, celui-ci avait tout de même été détecté sur Terre, même si vous le considériez comme un petit astéroïde, une nouvelle lune, capturé par la gravité terrestre, ou un simple débris de vos précédentes sorties dans l'espace.
- Ah oui j'avais lu un truc là-dessus.
- Au début nous vous avions identifié comme une personne de la Congrégation, principalement parce que vous aviez un bracelet. Puis il s'est avéré que plus vraisemblablement vous étiez poursuivi par des membres de la Congrégation, dont vos déplacements mettaient en péril leur couverture. C'est alors que je suis intervenue pour vous donner un coup de main, mais j'avoue que le but était simplement de faire sortir de leur tanière les membres de la Congrégation.
- Mais comment sont-ils arrivés sur Terre ?
- Nous l'ignorons, toujours est-il que plusieurs centres de téléportation avaient été construits, et peut-être d'anciens chercheurs, ayant officiellement quitté le labo, sont en fait retournés vivre directement sur Terre, notamment au moment où nous avions transféré l'équipe en orbite, ou plutôt après le Libre Choix, beaucoup ne supportant pas l'idée de rester enfermés dans une retraite éternelle. Cela expliquerait en partie, d'ailleurs, les raisons de votre évolution spectaculairement rapide.
- Mais ça veut dire que l'expérience est faussée, alors ?
- C'est difficile à dire, d'autant que nous ne savons pas combien de personnes de la Congrégation se trouveraient sur Terre, a priori ce ne seraient que quelques unes, quelques dizaines tout au plus, et il est difficile de croire qu'une dizaine de personnes puissent rendre l'expérience sans intérêt. Mais leur présence reste un problème majeur, c'est vrai. Enfin jusqu'au moment où la Congrégation sera au courant, car alors je pense que l'expérience n'aura plus lieu d'être.
- Vous m'avez aidé juste pour qu'ils ne m'attrapent pas, alors ?
- Oui...
- Pourtant à la fin nous nous sommes tout de même fait capturer, par ces six gars étranges.
Sarah réfléchit un instant.
- Je n'étais plus là. J'avais suffisamment d'informations pour prouver la présence de personnes de la Congrégation, il me fallait alors convaincre l'équipe et trouver un moyen de les repérer et de les faire quitter la Terre.
- Et cette lune où nous nous sommes rendus, où est-ce ? C'est une partie qui dépend du labo ?
- Non. J'avoue que je n'ai aucune idée d'où se trouve cet endroit. Je pense que c'est le moyen qu'a utilisé Énavila pour se rendre sur Terre, mais ça ne ressemble pas à une des planètes rebelles. Ou alors c'est simplement une défaillance des téléporteurs entre la Terre et Stycchia, de tels phénomènes ont déjà eu lieu dans le passé, ou le téléporteur de sortie connaît un dysfonctionnement qui provoque un rêve commun.
Énavila dort toujours profondément.
- Vous pensez qu'on peut la réveiller ?
- Je pense qu'elle ne dira rien, surtout si on la réveille.
Je suis plutôt de l'avis de Sarah.
- Que s'est-il passé sur Terre depuis notre départ ?
- Je n'ai pas beaucoup suivi, j'ai surtout tenté de faire pression sur Goriodon pendant cette période. Les États-Unis ont attaqué l'Irak pour récupérer les stocks de pétrole. La plupart des pays étaient contre, hormis ceux soudoyés par les États-Unis, bien sûr... Il y a eu diverses attaques terroristes en représailles. Une navette spatiale a encore explosé. Le plus important étant sans doute les progrès rapides qui sont faits dans le domaine du clonage.
- Une nouvelle guerre en Irak ? Whouah... Et, quelle date sommes-nous sur la Terre ?
- Juillet 2003.
Juillet 2003, sept mois se sont donc écoulés depuis mon départ. Je n'étais pas très loin du compte avec mes cent quatre-vingt douze jours.
- Et... Donc l'histoire de Yacou et truc était inventée par les artificiels pour protéger l'expérience ?
- Oui.
- Mais pourquoi n'a-t-on pas été reformaté lors de notre téléportation sur Adama ?
- Difficile à dire, ce sont les artificiels qui contrôlent tout ça. Ils ont sans doute jugé que de vous créer une nouvelle personnalité était dangereux, surtout que cette opération est loin de fonctionner tout le temps.
- En discutant avec mon précepteur il m'avait dit que c'était impossible, ensuite Symestonon a dit que ça l'était.
- Disons qu'ils ne savent pas partir de zéro, ils utilisent une personnalité existante et par le biais de rêves contrôlés, ajoutent des souvenirs supplémentaires. Mais ça reste délicat, une fois sur deux la personne réalise que ce sont des rêves et pas ses propres souvenirs, et c'est d'autant plus périlleux que changer la mémoire d'une personne sans changer son apparence physique nécessite aussi un travail important sur la personnalité importée. Dans la pratique ça ne marche pas très bien, en tout cas pas en quelques jours, il faut souvent plusieurs essais et beaucoup plus de temps pour rendre l'opération réussie.
- Et Naoma, que lui est-il arrivé ?
- Aucune idée, je n'ai pas regardé plus en détail le problème, mais de toute évidence elle a été envoyée autre part. Je pense que l'explication des artificiels lors du Congrès comme quoi elle n'était qu'un personnage virtuel est une conséquence de sa disparition, et pas une volonté initiale des artificiels, sinon ils vous auraient logiquement tous fait disparaître. À moins qu'il y ait eu un dysfonctionnement. La protection de l'expérience Terre n'a jamais vraiment été mise à l'épreuve à grande échelle. Jusqu'à votre apparition, elle consistait principalement a créer une vie factice aux chercheurs du labo, et à démentir les dires d'anciens chercheurs qui parlent trop. Il faut bien garder à l'esprit que les artificiels ne sont pas une unité, ils représentent un ensemble complexe, dont chaque élément agit plus ou moins selon ses principes de base. Un peu comme le corps humain. Chaque cellule à son fonctionnement propre, et c'est l'ensemble des cellules qui donne une impression de cohérence, mais localement un cellule n'a qu'une faible influence sur le tout. Peut-être que la cellule de protection de l'expérience Terre n'était pas réellement opérationnelle complètement, et qu'elle rentre en conflit avec d'autres entités artificielles, créant les soubresauts que nous avons connus. Peut-être devriez-vous tous être détournés entre Stycchia et Adama, et qu'une opposition interne des artificiel s'est soldée par la disparition de Naoma uniquement...
- Donc Naoma aurait été téléportée ailleurs ?
- C'est ce que je pense, il est difficile à croire qu'elle ait juste disparu. Mais dans la mesure ou les artificiels se sont servis de sa disparition pour tenter de protéger l'expérience, il est difficile de savoir ce qu'il en est réellement. Nous pourrions la réintégrer avec ses données dans un nouveau clone, mais un peu comme pour nous, ce serait considérer que nous avons réellement disparu, alors que nous sommes coincés ici.
- Mais... Ça a dû arriver souvent, non ? Que des personnes disparaissent, soient clonées en pensant qu'elles sont mortes, puis s'avèrent en réalité toujours en vie ?
- Oui c'est arrivé et ça arrive encore. Toutefois la règle est d'attendre cent années d'Adama avant de réactiver la dernière sauvegarde, ça permet généralement de ne pas faire d'erreur.
- Et il se passe quoi quand une personne déjà clonée réapparaît subitement ?
- Rien de spécial, elles deviennent deux personnes différentes. La Congrégation est suffisamment grande pour que cela ne pose pas de problème particulier.
- Mais... Et si elle avait des enfants, une femme, un mari ?
- Et bien, que pouvons-nous faire ? Nous ne pouvons pas simplement tuer le clone ! C'est un peu comme si la personne retrouvait un frère jumeau. D'autre part si la personne réapparaît après qu'elle ait été déclarée perdue, c'est souvent au moins cent soixante ans plus tard, les enfants seront grands, et son ancienne compagne sans doute avec un autre.
- Et...
Sarah me coupe.
- On devrait dormir. Je suis fatiguée, et en plus notre réserve d'oxygène et limitée et le système de retraitement de l'air a été touché dans le choc, mieux vaut ne pas trop le mettre à l'épreuve. Une fois plus proches des étoiles binaires, nous auront plus de latitude.
Sarah place correctement Énavila dans sa capsule et en commande la fermeture. Le verre devient opaque et on ne distingue plus rien de l'intérieur. Elle me demande de m'allonger moi aussi dans ma capsule, je lui demande simplement si elle peut me laisser vingt minutes, avant de m'endormir, le temps que je mette un peu les choses au clair dans ma tête.
Dans le noir complet de ma capsule, je me rappelle toutes mes aventures. J'ai toujours du mal à croire ce qu'il m'arrive, perdu au milieu de l'espace, dans un petit vaisseau, après une attaque digne des meilleurs films de science fiction... La Terre n'est qu'une expérience... Est-ce que j'ai toujours envie d'y retourner, maintenant ? Je crois que je suis perdu dans tous les sens du terme, perdu au fin fond de l'espace, perdu dans ma tête, et perdu, aussi, parce que les chances pour que l'on s'en sorte sont bien minces...
Je m'endormirai avant même que les vingt minutes accordées par Sarah ne soient écoulées, m'enfonçant dans les rêves d'un futur incertain, maintenant plus que jamais...
Réveil 3 Sydney 20 juillet 2003
Dimanche 20 juillet 2003
Tout est noir.
Pourtant, je crois... Mes yeux sont ouverts.
Je suis pétrifié, il fait un froid glacial. Je me trouve dans l'eau... Non, un liquide visqueux. Je le sens jusque dans mes poumons. Je ne respire pas. Je ne le peux pas. Je ne peux pas bouger. Mes membres ne répondent pas. Est-ce que je suis mort ?
Comment puis-je voir et penser si je suis mort ? Aurait-on une âme qui reste emprisonnée à jamais dans notre corps, dans notre tombeau, une fois le trépas ?
Mon esprit vague... Le temps s'écoule... Mais le temps s'écoule-t-il ? Comment le savoir ?
Je ne me rappelle pas. Pourquoi suis-je ici ? Je ne me rappelle pas. Qui suis-je ? Non... Je ne me rappelle de rien, de rien. Pourtant... Pourtant j'ai des images, des images d'arbres, de voitures, de maisons, de personnes. Je sais que je suis un homme, je me vois, je me représente. Mais le suis-je toujours ?
Je sens le froid. C'est bien que je suis vivant, si je sens le froid glacial qui enveloppe mes membres. C'est bien que je suis vivant, mais alors que se passe-t-il ? Les morts sentent-ils le froid ?
Ai-je quitté mon monde ? Suis-je dans l'au-delà ?
Je ne peux pas rester là.
Je dois bouger.
Je dois bouger... J'ai besoin de bouger.
J'ai BESOIN de bouger !
Oh, oui... Douce chaleur.
Douce chaleur aide-moi ! Douce chaleur... Aide-moi... Oui...
Oui... Je la sens, je la sens au plus profond de mes muscles, un frémissement. Étrange sensation, est-ce le froid qui me brûle ? Non, c'est autre chose.
Chaleur... Réveille mon corps...
C'est si long... Est-ce que je rêve ? Est-ce que la mort n'est peuplée que de rêves de vie qui revient ?... Pourtant je pense, ne suis-je pas alors ?... Oh... Tout est si calme...
Tout est si calme...
Du temps, toujours, mais combien, l'éternité ?
Non ! Je ne resterai pas là... Voilà déjà bien trop longtemps que j'attends, combien d'heures ai-je attendu, combien de jours ! Il suffit ! Corps ! Réveille-toi ! Corps ! Bouge ! Oh oui chaleur, viens, viens !
Un soubresaut ! Oui un soubresaut ! Je suis vivant ! Vivant !
Chaleur ! Mes mains, lentement, se ferment... Ah... La force revient... Un gémissement, un long gémissement interne, étouffé par le froid et le néant...
Du temps, encore.
Je bouge. Dans une course si lente que je me demande encore si ce n'est pas mon esprit qui me trompe, que je suis toujours immobile et mort.
Mais non. Je touche une paroi. Ma main glisse lentement le long. Je suis dans un tube, j'en tâte le contour.
Du temps passe, encore et toujours, mon esprit s'évade et revient. Il ne reste pas, il ne se maintient pas. Il me faut plus de volonté.
Non ! C'en est trop ! Finissons-en ! Corps ! Corps ! Je n'en peux plus d'attendre !
Plus de concentration, plus de chaleur, plus de force. Je bouge plus, plus facilement, plus rapidement. Je respire ce liquide visqueux. Il me brûle. Je tape contre les parois. Je tape de plus en plus, de plus en plus fort, de plus en plus souvent.
La force revient, augmente, me parcourt, je brûle... Une lueur ! il y a une lueur, une lueur bleu-verte. Mes yeux se sont-ils habituées ? Ou plutôt retrouvai-je lentement mes sens, mon toucher, ma vue, mon ouïe. Je sors comme d'un brouillard. Je distingue les parois, mon corps nu.
J'accélère, mes mouvements deviennent plus qu'un supplice, mes membres me brûlent, mes poumons, j'ai besoin d'air, j'ai besoin d'autre chose que cette immonde viscosité en moi !
Cette douleur, cette brûlure, à la fois un martyr et un réconfort. Tout s'emballe, je ne pense plus qu'à une seule chose, sortir, sortir ! Je frappe, toujours, toujours plus vite ou plus fort. Je parviens à me recroqueviller, et alors en cette position exerce une pression sur les parois en tentant de me redresser.
Je ne crois pas avoir jamais été dans un tel état, empli de tant de force et pourtant si proche de la rupture. Mon corps est tendu pendant plusieurs minutes. La sensation de chaleur est terrible. La lumière s'est amplifiée, et le liquide commence presqu'à bouillir. Est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est la pression externe ? Ai-je créé une faille, une aspiration ? Je ne sais, mais qu'importe, j'ai la force de sortir.
Tout ne fait qu'aller de l'avant, comme s'il n'y avait pas de limite, la brûlure, la tension, la force, la volonté.
Les parois cèdent, le tube explose, je me redresse, la tension retombe, je vacille, tombe, percute un objet dur et roule sur le côté.
Je ne reste pas longtemps sans connaissance, je m'étouffe, ce liquide qui remplit mes poumons me fait reprendre conscience. Mais tout a changé, j'ai tant de mal à faire le moindre geste. Je parviens péniblement à me tourner sur le côté pour cracher, tousser, vomir, éliminer de moi ce liquide jaunâtre, à la fois dans mes poumons et mon ventre. Mon corps est parcouru de hocquets... C'est une longue agonie qui se termine finalement par une profonde et sonore inspiration d'air.
Je me rallonge sur le dos, épuisé... Une faible lueur éclaire la pièce. Je distingue le tube penché d'où je suis tombé, me blessant à la jambe dans ma chute, et un autre tube à ses côtés que j'ai percuté. Le liquide visqueux s'est répandu sur le sol, je nage dedans. Encore d'autres tubes identiques se trouvent de l'autre côté de celui à la paroi déchirée où j'étais enfermé. C'est une grande salle, ronde. Je n'ai pas la force ni la volonté de bouger pour en voir plus.
Quelques minutes passent, j'ai mal partout, je n'ai toujours pas de souvenirs, je ne sais pas comment je suis arrivé là. Je ne me rappelle de rien, rien de mon passé, quelques rêves simplement, sans doute datant de mon sommeil dans ce tube.
Il fait froid. Je reste allongé, à moitié tourné, nu, haletant mon mal, laissant mon esprit s'embrumer. Point de bruit, pesant silence m'entraînant dans un nouveau sommeil...
Unité
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Unité de temps
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