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- Non, bien-sûr, mais, on ne peut pas refuser le progrès, et l'État permet d'assurer une cohésion, il permet de satisfaire le plus grand nombre, et puis le pouvoir est au peuple dans une république.

- Pensez-vous vraiment que si l'on donnait le choix à chaque mère de ce pays ou d'Allemagne entre cette guerre qui leur a tué leurs enfants ou de laisser le monde tel qu'il était en 1914, elles choisiraient la guerre ?

- Non, bien-sûr, mais les femmes n'ont pas une vision claire de la politique, elles ne voient pas assez loin, elles...

Seth fondit en larmes et s'éloigna et criant :

- Elles choisissent la vie plutôt que la mort ! Et elles ont tort pour ça ?! Elle ne méritent donc pas le pouvoir car elles élèvent vos enfants et les protègent ! Elles refusent votre soif idiote de pouvoir, de politique et de domination ! Pauvre fou ! Vous n'êtes que des pantins !

Seth sortit et ne revint pas de plusieurs jours. Étienne médita longuement sur les paroles de Seth, imaginant un monde sans État, un monde ou on se querellerait avec son voisin. Il marcha un peu sur le chemin, celui par lequel il pensait pouvoir partir, mais au bout d'un kilomètre, déjà exténué, et toujours perdu dans la forêt, il revint vers la maison. Trois jours plus tard Seth arriva un soir, le soleil déjà couché. Il l'a salua, ne sachant trop si elle lui en voulait, et ils dînèrent en silence. Étienne avait écrit quelques pensées sur ce que lui avait inspiré les paroles de Seth. Il lui les montra et elle fut ravit. Ils parlèrent encore longuement de politique, d'États, de guerre, des révolutions russes, de Lénine.

Pendant un mois encore, Étienne passa du temps à écrire et à se remettre, il marchait dorénavant plusieurs heures par jour, trottinant même un peu. Seth passa la dernière semaine du mois de janvier 1918 exclusivement en sa compagnie. Il fut convaincu, jour après jour, que cette guerre n'était que chimère.

Quand il fut complètement remis, grâce au soin de Seth, celle-ci lui demanda alors d'aller à Paris, et de consacrer toute son énergie à

convaincre chaque personne, importante ou pas, que cette guerre ne menait nulle part, et que l'obstination de Georges Clémenceau ne ferait que ruiner le pays, tant de ses ressources que de ses hommes vigoureux.

C'est ainsi qu'Étienne se retrouva à Paris, participant à toutes les discussions ou réunions politiques, écrivant dans diverses gazettes, utilisant sa capacité à comprendre et à convaincre. Seth ne le voyait que dans l'ombre, pour échanger avec lui quelques nouvelles et un peu d'amour. Car ils furent amants, oui, et Étienne l'aima encore toute sa vie, tout comme il m'aima moi.

Quand il m'a rencontré, à Paris, la guerre touchait à sa fin, mais il avait encore beaucoup de rancoeur à effacer, et Seth le retint encore. Il savait, en un sens, que Seth l'avait choisi, que Seth l'utilisait, que Seth voulait qu'il parlât pour elle, car personne n'écoutait une femme, alors.

Puis elle me le ramena.