page 78 le patriarche 79

Vendredi 22 novembre. Je crois que je suis fichu... J'ai dormi un peu. J'ai bien l'air de me rapprocher d'un endroit plus humide, mais je ne parviendrai pas à y arriver. J'ai des hallucinations à longueur de temps, je ne sais même plus si les animaux que j'ai vus la nuit dernière étaient bien réels. Je crois que je ne pourrai plus me relever. C'est trop bête de finir là contre un arbre... 22 novembre, quelle ironie, c'est l'anniversaire de mon entrée à Mandrakesoft, 22 novembre 1999, voilà trois ans... Bien belle date pour mourir... C'est vraiment mal fait la vie, je ne peux tout de même pas me laisser mourir perdu au fin fond du monde, si loin, si loin de mes amis, si loin de ma vie, si loin de mes montagnes... La nostalgie me redonne un peu de courage, je me relève, difficilement. Je me persuade de ne plus faire de pause, car si je m'endors j'ai peur de ne plus me réveiller. Ma progression est lente, si lente. Je dois forcer pour demander à chaque membre d'avancer. Plusieurs heures doivent s'écouler sans que je ne parcoure plus de quelques kilomètres. Je sens des changements dans mon corps. Il fait très chaud à l'extérieur, mais je ressens en plus une chaleur à l'intérieur de moi. Comme une douleur diffuse, une sorte de brûlure qui me pousse à marcher. Une tension qui prend presque le contrôle, qui marche à ma place. Je suis à deux doigts de dormir debout.

Toujours vendredi, début de soirée, j'ai cru entendre un klaxon. Je tends l'oreille, et il me semble percevoir un bruit de moteur. J'ai froid. Il doit faire plus de trente degrés mais j'ai froid. Je veux encore avancer pour tenter de trouver cette hypothétique route, mais je m'écroule au sol. Mon regain d'attention a aussi ramené au galop la fatigue, le mal, la soif, la faim et la migraine. Je tombe au sol et m'endors sur place. Des animaux ! Je suis réveillé par le bruit de multiples petites bêtes au milieu de la nuit. Des souris, des lézards, des insectes. Dans un dernier sursaut d'énergie, je parviens à attraper de nouveau un lézard. Je dévore tout cette fois-ci, la peau, les tripes et le reste. Mon ventre me fait terriblement mal. Je mange aussi quelques grillons et autres sortes de sauterelles que j'arrive sans trop de mal à capturer. J'ai beaucoup plus de mal avec les souris qui sont encore trop rapides pour moi. Bref, cette nuit me permet de regagner quelques forces. Je n'ai toujours pas trouvé d'eau mais j'imagine que j'en ai tout de même absorbé en mangeant les lézards. Je me rendors un peu plus tard, le ventre un peu moins vide que jusqu'alors. Je retiens quelques

hypothétiques larmes.

Samedi 23 novembre. Je suis persuadé d'avoir entendu de nouveau un bruit de voiture ou de camion. J'ai repris un peu de forces et il est vrai que la nature est plus verdoyante. C'est plutôt bon signe. C'est avec un peu plus de courage que je repars, toujours en direction du Sud. Je presse le pas, ou tout du moins m'en donne l'impression car j'avance toujours à une vitesse d'escargot, quand je vois l'herbe verdir, et plusieurs oiseaux dans les arbres alentours. Je mange un peu d'herbe verte, pensant que si je ne peux pas assimiler la cellulose, j'y trouverai peut-être un peu d'eau. Le sable laisse petit à petit place à de la terre sèche puis de plus en plus humide. Je croise un kangourou, ou un truc qui ressemble ! Ah dommage que je n'aie plus mon pistolet ! J'aurais fait un festin royal ! Mais je n'en suis pas désolé outre mesure tant la vue de la nature verdissant m'enchante. Je marche encore deux ou trois heures avant d'être en vue d'une grande rivière. Elle ne doit se trouver qu'à deux ou trois kilomètres dans cette vaste plaine, mais mon courage n'en a pas moins encore ses limites, et je dois faire une pause. Je décide de tenter d'attraper quelques insectes, ou autres lézards et souris. Je m'offre le luxe de faire le difficile et de ne pas attraper une grosse araignée. Je crois qu'il me faudrait être à l'article de la mort pour manger ce genre de bestiole, et encore, seulement grillée et avec beaucoup de pain. Je préfère me contenter de quelques sauterelles et sorte de cafards. Le plus désagréable dans ces bestioles c'est leur petites pattes qui remuent quand on les mange. Je digère mon frugal repas lors d'une sieste d'une heure ou deux à l'ombre d'un grand arbre, peut-être un baobab, mais je n'en suis pas sûr.

Ce que je croyais être la rivière n'est que le début d'une zone plus ou moins marécageuse qui l'entoure. Je bois quelques gorgées, mais je m'abstiens d'en faire plus, très suspicieux de ses eaux troubles stagnantes. Je tente de remonter un peu le long pour trouver un passage un peu plus au sec. C'est tout de même incroyable d'être bloqué par de l'eau après trois ou quatre jours de sécheresse ! Il me faut plusieurs heures et c'est après que le Soleil a commencé à décliner dans le ciel que je m'approche de la rivière proprement dite. Il y a de nombreux arbres aux alentours. La route se trouve un peu plus loin sur l'autre rive, je l'ai entr'aperçue à un moment où la vue n'était pas masquée par des arbres. J'hésite à traverser la