Le Patriarche

Le Premier Monde : Le Bien

Florent (Warly) Villard

Décembre 2002 - Septembre 2003


Version: 0.7.4 30 janvier 2005 - 7
Copyright 2002,2003,2004,2005 Florent Villard




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Remerciements

Toujours à Monsieur Yves Gueniffey, sans lequel ces écrits n'auraient peut-être jamais commencé.

À Zborg pour m'avoir relu, corrigé et critiqué.

À Manu pour m'avoir critiqué.

À Geoffroy pour ses nombreuses corrections.

À Aline, Titi, Poulpy, Pterjan, Pixel, Anne pour m'avoir relu.

À Vanessa pour m'avoir inspiré quelque peu.

Table des matières Thomas
Ylraw
Thomas
Ylraw 2
Ylraw 2
Naoma
Annexes



Thomas Septembre 2003

Châteauvieux

Thomas regarda le jeune, qui ne devait avoir finalement que quelques années de moins que lui. Quelque chose le dérangeait, il avait comme une envie de s'approcher de lui. Il s'imagina presque le prenant dans ses bras, il ne pouvait s'empêcher de le regarder. Cette sensation le troubla énormément, il eut une peur terrible de ressentir une sensation homosexuelle. Il détourna la tête du jeune pour se concentrer sur les inscriptions, mais quelque chose le troublait vraiment chez le jeune, sans qu'il ne comprît pourquoi. Pourtant il n'avait jamais ressenti une chose identique auparavant, il n'avait jamais regardé un homme avec envie, il n'avait jamais eu le désir d'en prendre un dans ses bras. Le jeune fit quelques pas en arrière, puis s'éloigna doucement du caveau, rejoignant le bas du cimetière et sa sortie. Thomas ne put s'empêcher de le suivre du regard. Il fut doublement rassuré, par la remarque du jeune, peut-être qu'Ylraw était bien un connard, après tout, et par cette sensation étrange qui passa ; il était peut-être trop fatigué, il devrait prendre le temps de se reposer un peu plus, il commençait sans doute à péter les plombs.

Thomas réalisa soudain qu'il aurait dû lui demander où habitait les parents d'Ylraw, il hésita une seconde, il avait à la fois envie de revoir ce jeune, et il se l'interdisait. Il se trouva stupide et après ses quelques secondes d'hésitation il redescendit en trombe du cimetière, mais le jeune avait déjà disparu. Thomas regagna alors la place du village, et demanda à la première personne qui voulut bien lui ouvrir où il pourrait trouver la maison des Aulleri.

Il fut renseigné et trouva sans trop de difficulté le petit chemin montant en face de la nouvelle mairie. Il se gara devant la maison entourée d'arbres de toute sorte. Il était presque deux heures de l'après-midi, il ne pensait pas déranger. Il monta le petit escalier qui arrivait sur la terrasse et sonna à la porte d'entrée. Une femme vint lui ouvrir, sans doute la mère d'Ylraw, se dit-il.

- Bonjour, Thomas Berne, je suis policier, j'enquête sur le meurtre d'une femme intervenu dans la région parisienne au mois d'août, et il semblerait qu'elle ait eu des contacts avec votre fils, François Aulleri.

Le visage de la femme se crispa.

- Mais... Vous savez il est...

Thomas tenta de garder un ton neutre et pragmatique, lui-aussi était troublé quand il parlait de la mort de Seth.

- Décédé, oui, toutes mes condoléances, mais c'est justement pour déterminer le lien entre ces deux disparitions que je suis là.

Un homme apparu aux côtés de la femme, sans doute le père de Ylraw, pensa Thomas.

- Qu'est-ce que c'est ?

La femme ouvrit la porte en grand.

- Ce monsieur est policier, il enquête sur la mort de Fafa...

Puis elle s'adressa de nouveau à Thomas.

- Vous savez à l'époque des policiers étaient déjà venus, mais nous n'avons jamais rien su, ils ne nous ont jamais dit ce qu'ils avaient découvert.

- Oui. Je peux entrer ?

- Oui, oui, entrez...

Ils s'écartèrent pour le laisser passer, la femme lui indiqua le chemin de la salle à manger pendant que son mari fermait la porte. Pour une fois, Thomas sentit qu'il pourrait être fin, qu'il pourrait arriver à monnayer des informations. Il en savait peu, mais il pensait que son statut de policier lui permettrait d'avoir des réponses par le simple espoir qu'avaient les parents d'en recevoir en échange. Il avait d'autant moins de remord que dans son esprit Ylraw prenait de plus en plus l'archétype du looser drogué qui finit sa vie pour un trip raté au bout du monde.

Les parents d'Ylraw l'invitèrent à s'asseoir, Thomas jeta un oeil au mobilier et fut étonné par le nombre de plantes, il y en avait partout, dans les quatre coins de la pièce, sur les meubles... La mère d'Ylraw se dépêcha de lui proposer à boire et quelques biscuits apéritifs, qu'il entama avec appétit. Le frère d'Ylraw vint le saluer, mais à la surprise de Thomas il ne s'assit pas à la table, peut-être ne voulait-il pas en savoir plus sur la disparition de son frère. C'est la maman d'Ylraw qui lui posa les premières questions.

- Mais comment se fait-il que vous enquêtiez encore sur sa disparition presque un an plus tard ?

Thomas se dit qu'il n'aurait pas dû rester silencieux et prendre tout de suite le contrôle de la discussion.

- Euh... Nous avons eu des nouveaux éléments. Vous connaissez cette personne ?

Thomas sortit une photo de Seth et la leur montra.

- Oui, elle a sans doute une maison sur Châteauvieux, où de la famille, nous l'avions vu plusieurs fois déjà dans le village, et elle est passée nous voir au début du mois d'Août.

Thomas perdit un peu de son calme et de sa volonté de monnayer les informations. Seth était venu dans cette maison !

- Ah ? Que voulait-elle ?

Le père d'Ylraw sentit peut-être que Thomas était plus intéressé par la fille que son fils, il recentra le débat.

- Quel est son lien avec Ylraw ? C'était son petit-ami ?

Thomas rejeta l'idée comme une immondice.

- Non !... Enfin je ne... Nous ne croyons pas.

Il se reprit, il valait mieux qu'il ne dévoila pas sa relation avec Seth.

- Cette fille est morte assassinée...

Thomas fit un pause, tout cela devenait malsain...

- ...vers la mi-août, et il semble qu'elle ait suivi votre fils. Elle était à Paris depuis 1999, avant cela à Nancy, Grenoble, et enfin Gap.

La maman d'Ylraw confirma.

- Oui, oui, c'est bien ça, Champollion, les Mines, puis Paris. Mais pourquoi le suivait-elle ? Quand nous l'avons vu nous nous sommes dit que peut-être elle avait été sa copine, mais ça m'étonne, elle était beaucoup plus vieille que lui, même si elle était toujours très jolie.

Thomas fut interpellé par cette remarque.

- Beaucoup plus vieille, que voulez-vous dire ?

- Et bien voilà quand même quelques années que nous la voyons, elle doit... Devait avoir quand même pas loin de la quarantaine, non ? Joseph, qu'est-ce que tu en penses ?

- Oh peut-être pas tant, elle avait quand même l'air jeune, non, peut-être trente ou trente-cinq ans.

Thomas ne comprenait pas, Seth l'aurait-elle aussi trompé sur son âge ? Elle ne pouvait pas avoir quarante ans, ni même trente-cinq... Elle était si belle, si parfaite. Pas une ride, pas un seul signe du temps... Peut-être avait-elle une grande soeur, ou peut-être tout simplement les parents d'Ylraw l'avaient-ils vu il y a de cela dix ans, et elle en paraissait alors vingt alors qu'elle n'en avait que quinze. Thomas voulut en avoir le coeur net.

- Vous l'aviez déjà rencontrée avant qu'elle ne vienne vous voir en août ? Enfin je veux dire, pas uniquement croisée de loin.

La mère d'Ylraw lui répondit sans hésitation.

- Non nous ne l'avions jamais vraiment rencontrée, enfin je veux dire que nous l'avions croisée quand elle se baladait sur la route, mais on se disait bonjour et c'est tout, nous ne savions pas qui c'était. Mais bon on la voyait quand même pour s'apercevoir que ce n'était plus une enfant.

- Quand est-ce que vous l'avez rencontré pour la première fois ?

Le père d'Ylraw prit la parole :

- Oh il y a un bon moment, je me rappelle encore que François ne devait pas avoir dix ans qu'il nous parlait d'elle.

- Il vous parlait d'elle ?

La mère d'Ylraw acquiesça :

- Oui, il l'aimait bien, je ne sais pas trop pourquoi, il devait la trouver jolie, il disait qu'il voulait se marier avec, je pense qu'ils avaient dû se rencontrer quelques fois sur la route.

Le père d'Ylraw approuva :

- Oui c'était une belle femme, même quand elle est venue en août. Si on ne l'avait pas déjà vu avant on lui aurait donné vingt-cinq ans à peine.

Thomas n'y comprenait plus rien. Ylraw était né en 1976, il avait donc vingt-sept ans ou presque au moment de sa mort, ce qui était l'âge que Seth lui avait donné, et qui correspondait tout à fait. Mais en supposant que celle-ci en eut quinze quand Ylraw en avait dix, elle aurait eu elle trente-et-un ? Il fut satisfait de son calcul, pour peu que les parents d'Ylraw se fussent trompés de quelques années, peut-être Seth avait-elle entre trente et trente-cinq. Mais pourquoi lui aurait-elle menti sur son âge ? Et pourquoi suivait-elle ce Ylraw ? En était-elle vraiment amoureuse ? Et que voulait-elle quand elle est venue voir les parents d'Ylraw en août ?

- Et que vous a-t-elle dit quand elle est venue en août ?

La mère d'Ylraw commeça à répondre :

- Et bien elle a dit quelque chose de très bizarre...

Mais elle fut couper par son mari :

- Mais est-ce qu'on sait qui a tué cette fille, comment s'appelait-elle d'ailleurs, je crois qu'on a jamais su son nom ?

- Seth Imah.

La mère d'Ylraw répéta le nom, en regardant son fils restant.

- Seth Imah ? Quel drôle de nom, ça vient d'où ça ?

Le père d'Ylraw prit la parole :

- Elle ne s'appelait pas Élizabeth ?

Mais la mère d'Ylraw ne fut pas d'accord :

- Mais non, tu confonds, Élizabeth c'est la fille des Richards.

- Ah, oui.

Thomas se rendit compte qu'il ne le savait même pas d'où venait ce nom. Le frère d'Ylraw, qui était repartit puis revenu quelques secondes plus tôt pour grignoter quelques biscuits apéritifs, prit la parole :

- Seth c'est un nom égyptien, non ?

Thomas se rappela l'explication de Carole sur le Dieu Seth :

- Oui, sans doute.

Le père d'Ylraw trouva cela étrange.

- C'est tout de même bizarre, elle n'avait pas du tout le type.

La mère d'Ylraw voulut qu'on passât ces détails :

- Bah peut-être sa famille était-elle en France depuis longtemps, ou alors juste son père était-il d'origine egyptienne, et a-t-elle tiré de sa mère ? Mais...

Thomas sentit qu'il perdait le contrôle de la discussion, il coupa la mère d'Ylraw :

- Et donc, que voulait-elle ?

Le frère d'Ylraw, appuyé contre le montant de la séparation entre la cuisine et la salle-à-manger, le coupa :

- Mais on sait qui l'a assassinée, cette fille ? Ce serait la même personne qui a assassiné François ?

Thomas répondit sans même réfléchir :

- Non.

Puis il se reprit :

- Enfin a priori nous ne pensons pas que les deux meurtres soient...

La mère d'Ylraw le coupa :

- Meurtres ? Cela veut dire que vous savez qu'Ylraw a bien été assassiné, mais par qui, et pourquoi ?

Thomas se mordit les doigts d'avoir parlé de meurtre, il se corrigea :

- Non, mais nous ne savons pas encore s'il s'agit d'un meurtre en ce qui concerne Ylraw, disons plutôt "disparition". Mais alors, vous ne m'avez pas répondu, que voulait Seth quand elle est venue vous voir en août ?

La mère d'Ylraw lui répondit, finalement :

- Elle nous a laissé un message pour Ylraw, une lettre.

- Une lettre ? Mais Ylraw était déjà mort en août, vous ne lui avait pas dit ?

- Si, si, mais elle le savait très bien, elle était là lors de son enterrement, mais elle ne le croyait pas, elle pensait qu'il n'était pas vraiment mort, où que ce n'était pas lui.

- Comment ça ?

- Elle nous a maintenu qu'il n'était pas mort, et que s'il revenait, il nous faudrait lui donner cette lettre.

- Et cette lettre, que dit-elle, je peux la voir ?

- Oui, oui, tiens, Fabien, va la chercher, elle est dans le tiroir du meuble dans le coin de la cuisine.

Le frère d'Ylraw alla chercher la lettre, il la tendit à Thomas. L'enveloppe était décachetée, Thomas n'eut qu'à sortir le petit mot se trouvant à l'intérieur, il reconnu l'écrite douce et belle de Seth, qu'il avait vue tant de fois sur les petits mots qu'elle lui laissait...

"Je ne te verrai sans doute plus, je ne pourrai t'enseigner, mais la pierre saura te donner la voie. Ne la perds pas, garde la toujours, elle est ta force."

Thomas resta silencieux un instant. Voulait-elle dire qu'elle savait qu'elle allait mourir ? Thomas fut sorti de ses réflexions par la mère d'Ylraw :

- Quelle est donc cette pierre dont elle parle ?

- Je ne sais pas, aucune idée.

- Mais vous croyez qu'elle pouvait savoir certaines choses sur Ylraw ? Quand on lui a demandé elle a dit qu'il allait revenir, elle en était persuadée, vous croyez qu'elle peut vraiment dire juste, qu'il va revenir ? Est-ce que cette fille avait des problèmes psychologique ? Est-ce qu'elle était folle, ou je ne sais pas, ou...

- Non je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi elle vous a dit ça. C'est très bizarre. D'autant que vous avez dit qu'elle avait assisté à son enterrement ?

- Oui, en janvier, elle était présente.

- Elle ne vous a rien dit de plus ?

- Non... Elle n'est même pas rentrée dans la maison. Elle nous a juste donné le mot, en insistant lourdement pour que nous fassions en sorte que François l'ai, et depuis nous ne l'avons plus revue. Mais si elle s'est faite assassinée à la mi-août, la pauvre, c'était quelques jours à peine après qu'elle soit passée...

Thomas était pensif, il ne comprenait toujours pas. Que voulait Seth à Ylraw ? Quels étaient leurs liens ? Quelle est cette pierre ? Un bijou ? Une pierre précieuse ? Il avait tout du moins la certitude qu'Ylraw n'était pas frère ou cousin de Seth, mais quoi alors ? Elle le suivait depuis peut-être quinze ans, mais pourquoi ?

Le père d'Ylraw lui demanda :

- Mais comment avez-vous fait le lien entre François et cette fille, que faisait-elle à Paris ?

Thomas fut embarassé :

- Et bien... Nous pensions que peut-être elle suivait quelqu'un, et nous avons simplement fait le recoupement entre les lieux où elle se trouvait et ceux où étaient votre fils.

- Impressionnant, mais vous avez des ordinateurs et des informations sur tout ce que font les gens, pour arriver à trouver ce genre de chose ?

Thomas eut honte que ce soit Carole qui trouvât le lien par une simple recherche sur internet.

- Nous avons beaucoup d'information, oui.

- Et elle avait un travail à Paris ?

- Non, elle était sans profession.

- Et ben ! Elle devait être riche alors, habiter à Paris sans travailler, que font ses parents ?

- Elle était orpheline.

Thomas regretta d'avoir donner cette information juste après l'avoir dite.

- Orpheline ? Mais où trouvait-elle son argent pour vivre ?

- Elle... Elle vivait chez son petit-ami...

- Ah ? Et lui, qu'est-ce qu'il fait ? Vous l'avez interrogé ?

- Oui, oui... Mais...

Thomas respira un grand coup.

- Il était un peu le pigeon dans l'histoire. Il ne sait rien. Seth vivait avec lui mais il ne savait pas grand chose d'elle.

- Vraiment ? Mais c'est un menteur, il devait quand même en savoir un peu ?

Thomas se sentit ridicule.

- Non, il ne savait rien, et tout nos renseignements sur lui tendent à le confirmer. Seth était très forte.

- Mais elle, que faisait-elle de ses journées ? Vous devez avoir des informations sur elle, non ?

Thomas se dit que l'interrogatoire tournait dangereusement en sa défaveur, il lui fallait trouver d'autres questions ou partir avant de s'embourber.

- Pas vraiment, nous savons juste où elle a habité, mais nous n'en savons pas plus. Vous saviez si votre fils se droguait ?

- François ? Se droguait ? Non. Non aucune chance. Enfin je ne crois pas, avant qu'il ne disparaisse en tout cas. Il faisait beaucoup de sport, manger bio, ça m'étonnerait. Je ne crois pas qu'il ait jamais fumer. Non, non, François ne se droguait pas.

Thomas fut bien désappointé, mais il se dit tout de même que les parents n'étaient pas toujours au fait des pratiques de leurs enfants, les considérant toujours comme des anges. Il se dit qu'il était temps qu'il parte, avant d'être assailli par d'autres questions. Il fit mine de regarder sa montre.

- Bien, et bien je vous remercie pour l'accueil et d'avoir répondu à mes questions, je suis désolé mais je vais devoir vous quitter, j'ai un autre rendez-vous.

Thomas se leva le premier, et commença à se diriger vers la porte.

- Mais vous ne nous avez pas dit grand chose sur la disparition de François. Vous n'avez pas d'autres informations ?

- Et bien, tant que rien n'est sûr, vous comprenez, je préfère ne rien dire, mais je vais sans doute rester quelques jours dans le coin, je vous recontacterai si j'ai du nouveau.

Il ne tarda pas, esquiva du mieux qu'il put les dernières questions, puis reprit la route de Gap. Il se dit qu'il n'était pas beaucoup plus avancé. Seth était venue voir Ylraw en août, alors qu'elle savait qu'il était déjà mort, pour lui faire parvenir un mot concernant une pierre. Il se demanda si finalement ce n'était pas Seth qui était folle, qu'elle suivait ce Ylraw le prenant pour un Dieu ou tout autre gourou ou patriarche. Pourtant Xavier ne lui avait rien donné de plus le concernant. Il lui faudrait sans doute accéder lui-même au dossier pour avoir tous les détails, ceux que Xavier aurait sans doute éliminer les croyant anodins.

Il arriva doucement sur Gap et s'arrêta de nouveau au McDonald's, plus par gourmandise que par faim. Mais cela lui permit de faire une pause et, une fois deux muffins commandés et un mangé, d'appeler Carole. Il était aux environs de 15 heures trente, il n'était finalement pas resté très longtemps à Châteauvieux.

- Salut Carole, c'est Thomas.

- Tu es où ?

- Je suis à Gap, je rentre de Châteauvieux, j'ai vu les parents d'Ylraw.

- Alors ?

- Pas grand chose. Mais ils ont bien vu Seth, apparemment elle est venue plusieurs fois ici, et pour la dernière fois début août, pour les voir.

- Ils la connaissaient bien ?

- Non, il ne l'avait que croisé de temps en temps, mais d'après eux leur fils l'aimait bien.

- L'aimait bien, c'est à dire ?

Thomas se rendit compte qu'il ne voulait pas tout dire à Carole, il se rendit compte qu'il ne voulait pas dire que les parents d'Ylraw pensait que Seth avait entre trente-cinq et quarante ans, il se rendit compte qu'il ne voulait pas dire que, petit, Ylraw voulait se marier avec elle, il se rendit compte qu'il avait peur que Carole ne confirme ce qu'il savait déjà, qu'il s'était fait duper plus encore qu'il ne le croyait, pendant quatre ans.

- Et bien ils ne savaient pas trop, il l'a trouvée jolie. Elle est venue à l'enterrement d'Ylraw début janvier, pourtant début août elle leur a laissé un mot pour lui, en insistant sur le fait qu'il allait revenir, même si ses parents lui ont rappelé qu'il était mort.

- Comment ça revenir ? Sortir de sa tombe ? Il n'est pas vraiment mort ? Tu es allé au cimetière ?

- Oui j'ai vu sa tombe, et l'inscription concernant Ylraw, avec plusieurs souvenirs qui lui étaient adressé. Les parents d'Ylraw aussi n'ont pas compris ce que disait Seth. Je me demande si, finalement, elle n'était pas un peu folle.

- Et que disait le mot ? Tu l'a vu ?

- Oui j'ai vu le mot, il disait un truc étrange, comme quoi Ylraw ne devait pas perdre une pierre, que c'était sa force, qu'il devait la garder.

- Un truc pas vraiment compréhensible, tu as le texte exact, c'est sans doute un message codé, elle lui donnait peut-être rendez-vous.

Une fois de plus Thomas se sentit bête face à Carole, il n'avait pas un seul instant pensé à un message codé, et il n'avait pas le texte exact, il lui faudrait retourner voir les parents d'Ylraw.

- Oui, oui, j'ai le texte, on pourra chercher à déterminer si c'est un message codé.

- Et sinon, que savaient-ils de sa disparition ?

- Presque rien, encore moins que moi, ils attendaient surtout des réponses.

- Il avait eu des soucis auparavant ? T'ont-ils dit s'il pensaient qu'il avait eu une relation avec Seth ? Elle n'est pas de sa famille, donc ? Il la connaissait depuis quand ?

Thomas était de plus en plus embarassé, il sentait qu'il passait pour un rigolo, il aurait voulu qu'elle ne posât plus de question, et qu'elle lui demande simplement de revenir la voir, mais il savait que c'était peine perdue...

- Il la connaissait depuis plusieurs années, et les parents ne savaient pas si leur fils avait eu ou avait une relation avec Seth. Apparemment Ylraw ne disait pas grand chose à ses parents, d'après eux il faisait pas mal de sport, il mangeait bio et des trucs du genre.

- Oui, cela ressort dans ce qu'il écrit. J'ai trouvé plein de photos de lui sur internet, un peu après que tu sois parti. J'en ai imprimé quelques unes et je suis retourné voir Théodore, mais il ne l'avait jamais vu.

Thomas trouva cette idée stupide.

- Théodore est fou.

- Je ne serais pas aussi catégorique, je te rappelle que c'est un peu grâce à lui que nous avons trouvé Ylraw.

- Ylraw est mort.

- Certes, mais nous avançons tout de même.

- Mouais...

- T'es pas drôle. Bon, je n'aime pas parler au téléphone portable, la qualité est trop mauvaise, qu'est-ce que tu vas faire, tu restes à Gap ou tu rentres à Paris ?

- Je ne sais pas trop, je pourrai peut-être demander ici qui a déjà vu Seth.

- Oui, enfin cela dit maintenant nous avons deux personnes sur qui enquêter, Seth et Ylraw. Comme tu es à Gap, et que tu as une semaine de vacances, tu pourrais peut-être te trouver un hôtel, si jamais nous voulons vérifier d'autres infos. Tu n'as pas d'ordinateur portable avec toi ?

Thomas ne fut pas tellement enchanté dans l'idée de rester dans ce coin perdu. Il n'avait pas spécialement envie de poireauter une semaine pour les beaux yeux de Carole. Il voyait plus sa semaine devant sa Playstation, quelques bons jeux vidéos, agrémentés de pizzas et de bons films en réserve qu'il n'avait pas encore pris le temps de regarder.

- Bof, tu crois vraiment que je peux trouver autre chose ici ?

- Je ne sais pas, mais comme tu es sur place. Quoique j'interrogerai bien les dernières personnes qu'il a fréquentées, enfin, les personnes avec qui il était à l'Île de Ré, je ne sais pas si c'étaient les dernières.

- Mais tu as leurs noms ?

- Non, mais d'après son récit elles travaillaient avec lui à Mandrakesoft, certaines y travaillent peut-être toujours.

- Je pourrai y passer lundi, demain, c'est dans Paris, non ?

- Oui, c'est dans le Sentier, dans le deuxième arrondissement.

- OK, bon...

- Tu as d'autres éléments, tu ne veux pas me donner la formulation exacte du mot, pour que je m'amuse à chercher un message caché ?

- Bon attends, je me trouve un coin tranquille et je te rappelle.

- OK

Thomas raccrocha, respira un bon coup et pris une grosse boucher de son deuxième muffin. Thomas mangeait rarement autre chose que des Big Mac au McDonald's, mais il trouva que les muffins n'étaient finalement pas si mauvais, et puis il avait plus envie de sucré que de salé en ce moment, ce qui était assez rare. Il appela alors les parents d'Ylraw pour leur demander de lui lire le mot. Ils le lui donnèrent sans problème, et cinq minutes plus tard il rappelait Carole pour le lui donner.

- C'est plutôt court pour un message codé, je serai plutôt tenter de le prendre littéralement, mais alors quelle est cette pierre dont elle parlait. Tu n'as pas d'idée ?

- Non, Seth n'aimait pas trop les bijoux, je ne crois pas qu'elle avait des pierres précieuses. Je lui ai bien offert quelques bagues, mais elle ne les mettaient presque jamais, elle n'avait même pas les oreilles percées.

- Et elle n'avait pas une sorte de boîte secrète, ou un endroit où elle aurait pu cacher des choses de valeur ?

- Non, rien de tout ça, elle n'avait presque pas d'aff...

La pierre !

- Thomas ? Thomas ? Tu es toujours là ? Saloper...

Thomas resta silencieux un instant, puis jura :

- Merde, putain...

- Ah.

- Si ! Elle avait une pierre. Mais pas une pierre précieuse. C'était un caillou, un galet. Je m'en rappelle, je l'ai surprise une fois, elle l'avait dans la main. Quand je lui ai demandé ce que c'était, elle a simplement dit qu'elle l'avait ramassée par terre en se promenant, et qu'elle la trouvait jolie. Après elle l'avait rangée dans ses habits, elle la mettait de temps en temps dans sa poche, mais c'est vrai que depuis qu'elle est partie sur l'Île de Ré je n'en avais plus entendu parler, même si auparavant je ne l'avais pas remarqué plus de quatre ou cinq fois...

- Quand est-ce que tu l'as vue pour la première fois ?

- Pour la première fois ? Oh ! Ça doit bien faire trois ans, trois ans et demi, je ne sais pas trop...

- Est-ce qu'elle aurait pu l'avoir avant que vous ne vous rencontriez ?

- Oui, je pense, elle a très bien pu me mentir la première fois que je l'ai vue avec. Elle ne la sortait pas souvent, c'est difficile à dire.

- Et elle ressemblait à quoi, cette pierre ?

- Je n'ai pas trop fait attention, elle refusait catégoriquement que je la touche, une sorte de galet blanc, trois ou quatre centimètres, rien de spécial.

- Ça pourrait être ça alors... Je vais quand même jeter un oeil au message, aux lettres, je sais pas trop. Vous n'avez pas des équipes de décryptage chez vous ?

- Si, je pourrai leur filer pour voir s'il trouve quelque chose.

- Bon, tu rentres alors ?

- Oui, je pense que je vais rentrer.

- Tu me rappelles une fois que tu es arrivé ? Je me couche tard. Tu veux que je te fasse un itinéraire ?

- Je veux bien.

Carole lui donna le chemin pour rentrer. À son grand dam Thomas comprit qu'il devait de nouveau passer par Grenoble et suivre la petite route tortueuse entre les montagnes. La suite du parcourt était simple, autoroute de Grenoble jusqu'à Paris. Thomas se sentit de partir tout de suite, et il avait hâte, malgré le beau Soleil, de rentrer chez lui. Il était 16 heures trente passées quand il quitta le supermarché où il avait fait un détour pour s'acheter un pack de canette de coca et trois paquets de biscuits.



Ylraw Sydney 14 décembre 2002 - 22 décembre 2002

Sarah

Samedi 14 décembre 2002

Je distingue la silhouette d'une fille qui entre dans la pièce... Un ange ?

J'ai une abscence, puis je la vois proche de moi, elle me parle dans cette langue bizarre, d'une voix faible et hésitante. Je ne comprends absolument rien. Je suis appuyé contre l'une des parois en métal, j'ai sommeil, tellement sommeil. Face à la porte. Les huit personnes sont assommées au sol, parfois écrasées par une des tables qui ont aussi été projetées. Je suis presque nu, il ne me reste que quelques bouts de mes jeans et des lambeaux de mon tee-shirt. Je ne crois pas que je puisse bouger. Je suis épuisé. Je respire plus fortement qu'après un sprint. Je m'endormirais volontiers...

La fille s'approche un peu plus de moi, de plus près je m'aperçois qu'elle est jeune, et très jolie. Cheveux bruns. Mais il fait sombre et je ne distingue pas très bien ses traits. Elle se penche vers moi. Elle me parle encore. Je comprends qu'elle me fait signe de la suivre. Je n'ai pas vraiment le courage de le faire, d'autant plus que je ne sais pas du tout qui elle est ni ce qu'elle veut. Elle me saisit par le bras et tente de me soulever. Après tout, si elle me sortait d'ici, me dis-je. J'accepte alors son aide et tente avec elle de me mettre debout. J'y parviens difficilement, en me reposant sur son épaule. Je pense à ma pierre, je ne l'ai plus dans la main. Je m'écrie.

- Ma pierre, attendez, je dois récupérer ma pierre !

Elle me fait signe de me taire, et me tire par le bras pour me faire comprendre que je dois la suivre. Je la repousse et je me mets à quatre pattes à la recherche de ma pierre. Elle n'a pas l'air de bien comprendre ce que je fais, et elle me tire par le bras en me parlant toujours à voix basse dans sa langue. Je résiste et m'écrie :

- Non, non, c'est impossible, je dois la retrouver !

J'ai crié encore plus fort que la première fois. Elle est très décontenancée. Finalement elle comprend que je cherche quelque chose et regarde aussi au sol pour tenter de trouver ce que je dois bien vouloir récupérer. Je ne vois pas trop, il fait sombre. Pourtant il reste peu d'objets qui encombrent le sol, hormis près des parois et les quelques lambeaux de tissus qui traînent. Sûrement les restes de mes habits. Je remarque aussi avec étonnement que les autres personnes n'ont pas leurs habits brûlés et déchiquetés comme les miens. Ils devaient être plus loin que moi de l'explosion. Je continue ma recherche en pensant que je n'ai dû lâcher ma pierre que lors de mon choc contre la paroi et que je ne devrais pas avoir trop de mal à mettre la main dessus.

Après quelques instants j'entends un cri. La fille vient de ramasser quelque chose et l'a lâché subitement l'instant suivant en se redressant. Je pense qu'elle a dû trouver le bracelet encore brûlant, mais en vérifiant il s'avère que c'est ma pierre. Je la récupère en lui jetant un regard empli de curiosité quant à sa réaction, elle est pas bien ou quoi de traiter ma pierre comme cela ? En effet, elle n'est pas du tout chaude et la prendre ne provoque rien de particulier. Elle ne semble pour autant pas très d'accord pour que je l'emporte. J'ai finalement la présence d'esprit de lui demander si elle parle anglais, je m'écriai en français jusqu'alors :

- Anglais ?

- Oui... Nous devons partir, vite ! Et il ne faut pas toucher cette pierre, laissez-là !

- Hors de question, je ne bougerai pas sans elle.

Elle insiste encore un peu mais comprend que je ne partirai vraiment pas sans elle. L'incident est clos et j'accepte de nouveau son aide pour me relever. Mais je hurle quand elle me saisit par l'épaule gauche. Je lui fais signe de me prendre de l'autre épaule. Nous sortons de la pièce et je constate que les murs sont vraiment très épais, un vrai coffre-fort, comme je l'avais pressenti. La luminosité est un peu plus grande à l'extérieur mais il fait tout de même très sombre. Nous bifurquons à gauche. Elle me traîne le long de divers couloirs. Nous passons aux côtés de quelques pièces, j'ai l'étrange impression que tout le monde est endormi à l'intérieur. Elle a peut-être utilisé un produit ou un gaz somnifère avant d'arriver... C'est sans doute pour cela que je suis complètement dans les vapes. Nous prenons divers escaliers. Je suis péniblement son rythme, elle a l'air très pressée. Je serais complètement incapable de me rappeler par où nous passons. Il me semble que nous montons. Les tunnels se sont assombris et il fait presque complètement nuit, je me demande bien comment elle parvient à se diriger. Elle me laisse me reposer un moment sur le bord d'un couloir, alors qu'elle ouvre une lourde porte. Elle ne prend pas la peine de la refermer et nous continuons notre progression. Je suis vraiment sonné. Nous traversons une sorte de cave. Puis de nouveau elle doit ouvrir une lourde porte, puis une troisième. Nous marchons toujours dans l'obscurité complète. Mais il me semble désormais que les murs sont plus réguliers, plus lisses, avec l'aspect du béton plutôt que celui des pierres inégalement posées. Nous franchissons à présent deux portes semble-t-il beaucoup plus modernes que les lourdes portes précédentes. Nous montons facilement l'équivalent de deux étages, parcourons quelques couloirs, et je suis soudain ébloui quand elle ouvre une dernière porte qui nous amène en pleine lumière. Elle me porte encore quelques instants et m'aide à m'asseoir sur une sorte de canapé.

Nous devons être dans l'entrée d'un bâtiment. Nous voyons l'extérieur par les portes ouvertes. Ça a tout l'air d'être un vieux bâtiment, d'après les décors et les lampes alambiquées. Il fait jour, je n'ai aucune idée de l'heure. La fille me laisse et se dirige vers des personnes vraisemblablement à l'accueil. Tout le monde me regarde éberlué, il est vrai que je suis à moitié nu, couvert d'ecchymoses, avec une blessure de balle dans l'épaule qui date d'à peine un jour ou deux. La fille qui m'a tiré de là est habillée étrangement, elle porte une sorte de combinaison grise légèrement moulante, qui laisse deviner ses formes superbes. Elle est bien brune comme il m'avait paru. Elle doit faire à peu près ma taille. Elle a la peau bronzée. Je lui donnerais entre vingt-cinq et trente ans. Elle a comme un petit sac à dos, enfin plus exactement il semblerait que sa combinaison contienne un sac intégré dans le dos. Des sortes de bretelles passent au niveau des épaules, d'aspect métallique, ainsi qu'une ceinture du même aspect. Je crois en tout état de cause que je ne suis pas trop réveillé et je ne distingue pas très bien. Elle parle avec les personnes à l'accueil et me désigne du doigt à un moment. La personne à l'accueil passe un coup de fil. La fille lui dit de tout évidence merci et se dirige vers la sortie. Quand je réalise qu'elle s'en va, je tente de me lever pour la suivre, mais je suis très faible. J'ai beau serrer ma pierre cela ne change pas beaucoup les choses, à croire que son effet avait une durée limitée. Et alors que je me lève, la dame de l'accueil accourt vers moi. Elle me parle en anglais.

- Non non monsieur, restez assis, j'ai appelé l'ambulance ils seront là dans une minute. Votre collègue m'a expliqué pour l'explosion dans la cave. Mais elle devait partir et ne pouvait attendre.

Je n'ai pas la force d'en faire plus, je me laisse retomber dans le canapé. La dame de l'accueil me propose à boire un peu d'eau, que j'accepte. J'appréhende un peu de voir sortir mes poursuivants de la porte par laquelle nous sommes arrivés dans ce hall. Mais je suis épuisé et dort à moitié. Heureusement l'ambulance ne tarde pas à arriver, et je n'ai pas vraiment le temps de m'inquiéter. La dame de l'accueil va à l'encontre des ambulanciers et leur explique sans doute ce que lui a raconté la fille. Ils me placent sur une civière, et environ trois quarts d'heure plus tard, peut-être beaucoup plus ou beaucoup moins car j'ai légèrement perdu le sens du temps et je n'ai plus de montre, je suis dans un lit d'hôpital. Avant même qu'un docteur n'arrive, je m'endors, épuisé.

Une infirmière me réveille. J'ai dû dormir plusieurs heures. Elle m'explique que le docteur va passer me voir, qu'ils ne m'ont pas réveillé après mon arrivée ce matin, mais que je dois répondre à quelques questions. Je suis attaché, j'ai une menotte au poignet gauche, ainsi qu'une seringue pour accueillir un tube dans une des veines. Ils m'ont peut-être déjà injecté quelque chose, du sucre ou un sédatif. Plutôt un sédatif que du sucre parce que j'ai vraiment du mal à me réveiller. Je m'aperçois aussi que j'ai une trace de brûlure très prononcée au poignet droit. De toute évidence ma sensation juste avant que je ne me débarrasse du bracelet était bien réelle. J'ai des douleurs partout, à mon épaule entre autres. J'ai très faim. Je suis habillé en petite tenue d'hôpital. Quelques secondes plus tard le docteur entre dans la pièce.

- Bonsoir, je suis le docteur Alexander Gallus. Je vous ai laissé vous reposer un peu avant de venir vous poser quelques questions. Vous êtes salement amoché, que vous est-il arrivé ? Je veux bien croire que l'explosion alors que vous travailliez dans les caves vous ait occasionné tous vos bleus et blessures superficielles, mais ce n'est sûrement pas elle qui vous a tiré une balle dans l'épaule. Alors, qui êtes-vous ? Je vous avertis, je dois déclarer toute blessure par balle à la police, et je l'ai déjà fait. Deux policiers sont venus vous prendre en photo et récupérer vos empreintes. Des amis sont aussi passés pour vous voir, mais vous dormiez, nous ne leur avons pas permis d'entrer, d'autant que nous préférons attendre le rapport de police avant de vous laisser voir qui que ce soit. Ils n'ont pas laissé de message, et ont dit qu'ils repasseraient.

Je ne mets pas longtemps à m'imaginer que ces personnes sont sans doute des personnes de l'organisation, qui d'autre pourrait venir me voir ? Il m'ont déjà retrouvé ! Décidément je crois que je ne pourrai pas leur échapper encore longtemps. Voilà deux fois que je réussis à leur fausser compagnie, j'ai peur que la troisième je n'aie plus cette chance. Et qui est donc cette fille qui m'a sorti de là ? Le docteur s'impatiente.

- Vous comprenez ce que je dis ?

- Oui, oui, excusez-moi. Je réfléchissais à qui pouvaient être ces personnes qui désiraient me voir.

Je décide de ne rien cacher, après tout je n'ai rien fait de mal.

- Je m'appelle François Aulleri, je suis français. Je ne travaillais pas dans les caves, j'y étais retenu prisonnier. Je suis poursuivi pour des raisons que j'ignore depuis plus de deux semaines par des personnes que je ne connais pas. Quelle heure est-il et quel jour sommes-nous ?

Il est très surpris.

- Nous sommes le dimanche 17 novembre, il est 6 heures passées du soir. Hum, soit vous ne manquez pas d'imagination, soit j'ai du mal à vous suivre. Mais vous arrivez d'où, de France ?

- Du Mexique, mais J'ai bien été enlevé une première fois en France, il y a deux semaines, ensuite je me suis retrouvé aux USA, prisonnier du Pentagone. D'où je me suis échappé pour arriver au Texas, puis au Mexique. J'ai été de nouveau enlevé et pris dans une fusillade où j'ai reçu la balle dans l'épaule que vous avez remarquée. Par la suite un gars m'a attaqué mais j'ai réussi à m'en tirer. Cela explique toutes les ecchymoses et blessures superficielles. J'ai finalement pris un vol pour Sydney après un petit problème à la correspondance de Los Angeles ; et aussitôt à l'aéroport je me suis encore une fois fait kidnapper. Et c'est une fille qui m'a délivré et sorti de je ne sais pas où, de caves d'après ce que vous me dites.

Il ne peut s'empêcher d'éclater de rire.

- Des caves de la Maison du Gouvernement, dans les Jardins botaniques royaux, ce n'est pas rien comme endroit pour se faire enlever ! Décidément entre ça et le Pentagone, vous choisissez bien !...

Il fait une pause et se dirige vers la fenêtre ; il se retourne vers moi et reprend :

- Mais je ne vous crois pas. Je crois juste que vous êtes un petit employé d'entretien, ou un réfugié qui se fait passer pour un autre et cherche l'asile.

- Vous me croyez si vous avez envie, je m'en moque. Ce qui est sûr c'est que dès que la nuit sera tombée et la plupart des personnes parties de l'hôpital, mes prétendus amis vont revenir et demain vous n'entendrez plus jamais parler de moi, sauf dans un fait divers d'un de vos quotidiens peut-être. Je m'appelle François Aulleri, les gens m'appellent généralement Ylraw, vous pouvez vérifier, si vous voulez je vous donne le numéro de mes parents où d'amis en France qui parlent anglais, ce serait d'ailleurs bien aimable de votre part, car ils doivent s'inquiéter. Quoi qu'il en soit je vous remercie de m'avoir aidé même si vous ne me croyez pas, mais est-ce que vous pourriez m'enlever ces menottes, j'aimerais vraiment partir.

Un large sourire s'inscrit sur son visage.

- Désolé, pas avant que la police ne me confirme que vous n'êtes pas connu de leurs fichiers.

Je n'ai pas la force de plus insister... Je soupire et pense à ma pierre :

- Et ma pierre ? Où est ma pierre ?

- Votre pierre ? Ah oui le caillou que vous serriez si fort dans votre main, il est là sur la table de nuit. Et qu'est-ce que c'est que cette pierre ? Ce ne serait pas la pierre magique pour laquelle le monde entier vous poursuit ?

Je me rends compte à quel point cette histoire est démente. Comment pourrait-il me croire ? Et comment pourrais-je lui expliquer sans qu'il ne me prenne pour un fou que je pense que cette pierre est un moyen de me protéger contre les bracelets que portent les gens qui me poursuivent ?

- Laissez tomber, vous avez raison, cette histoire est folle et je dois l'être aussi. Mais s'il vous plaît, est-ce que vous pourriez me détacher ?

Le docteur s'appuie contre le bas du lit et prend un air désolé :

- Pas avant demain matin, désolé. Vous me rappelez l'orthographe de votre nom, je vérifierai demain matin avec votre ambassade, on ne sait jamais. Je vais aussi leur envoyer une photo de vous. J'utiliserai celle que j'ai faite pour la police tout à l'heure.

Je lui répète mon nom, donne quelques numéros de téléphone en France où il pourra se renseigner sur moi. Il m'explique qu'une infirmière va passer pour me laver et soigner mes blessures, qu'ensuite le repas est à 7 heures du soir et que lui repassera demain vers 9 heures du matin. Il complète sur la procédure en cas de besoin d'aller aux toilettes, c'est vrai qu'en étant attaché au lit ce n'est pas des plus pratiques, puis il quitte la pièce.

Je me retrouve seul. Il fait encore très jour pour l'heure. L'hôpital doit être climatisé. Il est vrai que nous sommes sans doute en plein été ici. La chambre n'a rien qui la différencie vraiment d'un hôpital français. Je reste rêveur quand je me dis qu'un peu plus de deux semaines auparavant je partais pour l'Île de Ré et me noyais presque dans l'eau glacée de l'Atlantique. Je suis maintenant de l'autre côté de la Terre proche des eaux sûrement plus tièdes du Pacifique... Que sont désormais toutes mes interrogations que j'avais alors ? Ne plus avoir qu'à penser au jour le jour élimine-t-il toutes les questions plus profondes sur la vie et ses raisons ? Mais le monde tourne-t-il mieux ? Ne vais-je pas retrouver, aussitôt cette histoire terminée, toujours la même vie, les mêmes déceptions ? Cette histoire se terminera-t-elle un jour pour moi, d'ailleurs, ou vais-je y rester ? Serait-il possible que tous mes désespoirs face au monde tel qu'il est aient étrangement un lien avec cette organisation qui me poursuit, et qui semble être présente partout ? La Maison du Gouvernement a dit le docteur, ce ne peut être un hasard après le Pentagone. Et Juan lui aussi disait que cette organisation était infiltrée dans le pouvoir mexicain. Mais quelle influence a-t-elle vraiment ? N'est-elle qu'un ensemble d'hommes et de femmes qui profitent uniquement de positions privilégiées, ou décident-ils d'une politique globale ? Sont-ils maîtres des choix économiques, des guerres, des différences entre les pays ? Si seulement j'avais encore ces cahiers, j'aurais pu y trouver sans doute d'autres informations. Mais j'ai bien peur qu'ils ne soient tous détruits désormais, les six que j'avais ont brûlé dans la Viper, et la personne qui a volé les cinq autres les a sûrement faits disparaître sur le champ. Ah Sac ! Tu as disparu toi-aussi... J'espère que Deborah va bien, j'ai tellement peur qu'il lui ait fait du mal... Je reste songeur et perplexe, réalisant que j'ai peut-être à portée de main les éléments qui expliqueraient pourquoi le monde tourne comme il tourne et pas autrement.

Je reviens à une considération plus terre-à-terre et je tente de tirer un peu sur ma menotte. Mais je suis attaché par mon bras gauche, et avec ma blessure je n'ai vraiment aucune force. Quelques minutes plus tard une infirmière entre dans la pièce. Elle me pose des questions sur comment tout m'est arrivé tout en me passant diverses pommades et en me rajoutant un bandage pour ma blessure à l'épaule, ainsi que de nombreux pansements. Je n'ai pas la force de tenter de lui expliquer la véritable histoire, et j'invente diverses choses banales. Il lui faut tout de même un peu de temps pour me nettoyer et venir à bout de l'ensemble de mes blessures ; je suis vraiment recouvert de brûlures, de plaies, d'ecchymoses... Elle termine juste avant que le repas du soir ne soit servi. Cela fait du bien de se sentir propre à nouveau, je traînais cette impression de crasse et de saleté depuis plusieurs jours, je crois que mon moral en prenait un peu un coup. Je mange avidement, j'ai une faim de loup. J'en profite pour mettre une cuillère de côté, elle pourrait peut-être, sait-on jamais, m'aider à démonter la barre à laquelle je suis attaché.

Je demande à l'infirmière qui revient chercher mon plateau comment faire pour aller aux toilettes, elle me dit qu'elle repassera avec le gardien dans un moment de manière à ce qu'il m'accompagne. Ce sera une occasion pour moi de me faire la belle, je me motive d'avance. Cependant je n'ai plus d'habit, plus d'argent, plus de papiers. J'ai tout perdu dans l'explosion. Comment vais-je bien pouvoir faire pour survivre ici, à Sydney ? Je vais devoir voler ? Je devrais aller à l'ambassade, plutôt, me dis-je. Et dire qu'ils m'ont déjà retrouvé... C'est trop dur. Je suis à la fois passionné par ce qu'il m'arrive, et tellement fatigué. On est toujours beaucoup moins fort que l'on croit quand on se retrouve vraiment face au danger. À ce moment je dormirais bien encore, mais je crois que ce n'est pas très raisonnable et que je dois partir au plus vite, être près à saisir la moindre occasion. Je regarde un peu plus en détail si je ne pourrais pas démonter la barre du lit avec ma cuillère, mais ce sont des boulons, c'est peine perdue.

Dix minutes plus tard l'infirmière repasse avec le gardien pour que je puisse aller aux toilettes, c'est un molosse qui n'a pas l'air de rigoler, je me dis que ce n'est pas gagné pour que je lui file entre les doigts, quoi qu'il ne doit pas être très agile. Les grands sont souvent assez mous, sans doute dû la vitesse de l'influx nerveux qui met plus de temps pour arriver à leurs membres ; ou tout du moins est-ce un réconfort quant à ma taille. D'autant que le gardien est loin d'être imprudent, il est bien organisé. En effet il me rajoute une menotte alors que je suis encore attaché au lit. Il utilise un engin à roulettes. Il me détache ensuite du lit. Aucune chance que je puisse m'échapper avec cette disposition, l'engin à roulettes pèse une tonne à déplacer. Il ne m'en détache même pas dans les toilettes, à moi de me débrouiller avec une seule main. Je ne peux même pas récupérer du savon en me lavant les mains, pour tenter de faire glisser la menotte. Moralité, après vingt minute de cogitation intensive, c'est fichu, à aucun moment je ne suis libre de mes menottes ou ne trouve un moyen de m'en libérer. Bref, je me retrouve dans mon lit, avec ma cuillère. J'ai un sérieux doute sur le fait qu'elle suffise à éloigner tous les vampires qui tournent autour de moi.

La seule chose que j'espère désormais, c'est qu'ils ne repassent pas dans la nuit, que je puisse la passer tranquillement. Pourtant ils savent de toute évidence que je suis là ; je ne vois pas qui d'autre aurait pu passer me voir cette après-midi. Il sera bien avancé, le docteur, me dis-je, quand il ne retrouvera plus que mon poignet attaché au lit, demain matin ! Il doit bien y avoir un moyen tout de même. Je remarque que j'ai toujours la seringue dans une veine de mon poignet gauche, j'ai alors l'idée de m'en servir pour tenter d'ouvrir les menottes. Le moins que l'on puisse dire c'est que c'est un peu douloureux à retirer. J'essaie de tirer l'aiguille doucement mais il semble que de l'enlever d'un coup net soit plus efficace. Je serre les dents et laisse échapper quelques injures. Je n'ai pas le coup de main de l'infirmière et je mets un peu de sang partout sur les draps. Mais bien sûr toutes mes références se limitant à James Bond et Indiana Jones, je me rends compte qu'il est beaucoup plus difficile qu'il n'y paraît d'ouvrir une paire de menottes avec une simple aiguille. J'y passe bien trois quarts d'heure à une heure, sans résultat. Résigné je tente sans succès de trouver autour de moi d'autres objets pour m'aider. Il est presque 22 heures quand, déçu et inquiet, je m'endors.

Je me réveille au milieu de la nuit. Je n'ai plus vraiment sommeil, le décalage horaire doit jouer un peu. Quelqu'un est passé pour éteindre la lumière, à moins qu'il n'y ai un mécanisme d'extinction automatique. Me retrouver dans le noir n'est pas pour me rassurer. J'écoute attentivement, persuadé d'entendre des bruits suspects, qui ne doivent être que des toussotements d'autres patients. Je tente de trouver l'interrupteur pour rallumer mais pas moyen de mettre la main dessus. Je me dis vraiment que j'aurais dû faire attention à son emplacement avant de m'endormir. Mon manque de prévoyance me perdra ! J'ai toujours mon aiguille que je me suis retiré du bras. Certes elle ne fera guerre le poids contre un pistolet ou un couteau, mais d'une part c'est tout ce que j'ai, et d'autre part elle pourrait suffire pour mettre en déroute un maraudeur un peu douillet. Je suis tellement sur mes gardes qu'il me sera sans doute impossible de me rendormir. Je n'ai aucune idée de l'heure ni de mon temps de sommeil, mais il fait encore nuit noire. Il ne doit pas être plus qu'une heure ou deux du matin. Je tire un coup sec sur mes menottes, énervé. J'ai une vive douleur dans l'épaule comme retour de bâton. Si seulement je n'étais pas attaché, je pourrais partir d'ici...

Trente minutes, peut-être une heure, passent. Je suis à l'affût du moindre bruit. Mes yeux ne se sont que difficilement habitués à l'obscurité qui est presque complète ; un store doit empêcher les lumières de la ville de pénétrer dans la pièce. J'entends ou crois entendre une porte qui se ferme. Je retiens ma respiration. Mon coeur tambourine dans ma poitrine et résonne dans mes oreilles. Il y a quelqu'un qui marche doucement dans le couloir, j'en suis presque sûr. Je prends l'initiative de me cacher sous le lit. Je me lève en tentant de faire le moins de bruit possible, mais inévitablement le lit produit quelques grincements. Je descends doucement et me place sous le lit. Je tire le drap de manière à ce qu'il cache la menotte encore attachée et laisse croire que je me suis échappé. Le drap pend et forme une petite tente qui me cache. Je retiens de nouveau ma respiration pour entendre mieux et discerner si les pas sont toujours audibles. Je n'entends rien de quelques secondes. Puis un léger couinement s'échappe de la poignée de ma chambre. Mon coeur s'accélère, quelqu'un est en train de rentrer dans la pièce ! Je serre la seringue dans ma main droite, et tente de faire le moins de bruit possible. Les pas s'approchent, il ne doit y avoir qu'une seule personne, maintenant à quelques dizaines de centimètres seulement de moi. Elle fait le tour du lit, doucement. Je retiens toujours ma respiration. Quelques secondes passent puis elle semble s'éloigner pour quitter la salle. Je dois absolument reprendre mon souffle. J'essaie de le faire le plus doucement possible.

Mais j'échoue. La personne revient abruptement vers le lit et soulève le drap en l'arrachant du lit. Je tente de lui planter l'aiguille dans la jambe mais elle m'attrape le bras et me tire de dessous le lit. Dans le même mouvement elle me lance un coup de pied tellement violent qu'elle me fait décoller du sol et atterrir contre la table de nuit. Tout se renverse dans un fracas terrible. Je lâche ma seringue. Je crie à l'aide de toutes mes forces mais elle me soulève de nouveau par le bras et la jambe et me projette en avant, je voltige jusqu'à ce que la chaîne des menottes se tende et m'arrache des cris de douleur. Je ne peux pas distinguer mon agresseur, mais en tentant de m'aggriper j'ai pu deviner que c'est un homme, très grand. Je retombe de l'autre côté du lit. Je sens ma blessure s'ouvrir et du sang en sortir, en imbiber le bandage, et couler sur mon torse. J'ai le bras complètement tordu en arrière, je me plie tant bien que mal pour avoir un peu moins mal. Alors qu'il s'approche je m'aide du rebord du lit et lui décoche un puissant coup de pied dans le torse. Il est beaucoup trop grand pour que je parvienne à le toucher au visage. Mon coup de pied le propulse en arrière et il tape dans le mur du fond mais ne semble pas affecté outre mesure car deux secondes plus tard je reçois son tibia dans mon estomac. Il a donné le coup avec une telle force que le lit s'est presque dévissé du sol. Mais je ne me laisse pas faire et rétorque par un coup de poing, qu'il pare et utilise pour me retourner, s'avancer un peu en contournant le lit et me lancer de nouveau en me tirant de toutes ses forces pour me projeter jusqu'à ce que je sois de nouveau écartelé par les menottes et que je m'écrase lamentablement contre le deuxième lit de la pièce. Je sens cependant que la barre de mon lit est en train de céder. Il va falloir qu'elle cède vite si je veux avoir une chance ! Mais je n'ai pas beaucoup le temps de faire des suppositions. Je continue à crier à l'aide quand il me donne de nouveau un coup de pied qui termine de détruire ce qui reste de table de nuit. Dans l'obscurité, je tombe par hasard le genou sur ma seringue, je la récupère et lui donne rapidement plusieurs coups dans la poitrine quand il s'approche de moi. Mais il semble insensible à la douleur, et réussit à me subtiliser mon aiguille en me broyant la main. Je ne sais plus si je crie toujours à l'aide ou si ce ne sont que des hurlements de douleur. Satisfait d'avoir récupéré ma seule arme, il me la plante dans le ventre. La douleur est immédiate et insupportable. Mais il ne s'arrête pas là et me soulève de la même main, en me tenant au bout de son poing avec l'aiguille dans mon ventre. Je pends plié sur ses avant bras, près à tourner de l'oeil. Je pardonne le petit Jésus d'avoir mis le pain à l'envers sur la table...

Mais ce n'est pas nécessaire, la lumière envahit la pièce, et j'entends le gardien crier "mains en l'air". Alors l'homme me lâche, et je retombe lourdement au sol, à moitié tourné, pendouillant au bout de mon bras gauche toujours attaché au lit par les menottes. L'homme saute par-dessus le lit, il y a un coup de feu, et un bruit de bris de glace. Je ne sais pas si c'est la balle qui a brisé la vitre, ou l'homme qui s'est jeté par la fenêtre. Le gardien court vers elle et je l'entends jurer, laissant présager que mon agresseur s'est enfui. Il accourt par la suite vers moi. Il me demande si je vais bien.

- Tout baigne...

Lui dis-je en crachant du sang.

- Qu'est ce qu'il s'est passé ? Il vous voulait quoi ce type ?

Pour l'instant j'ai une aiguille de cinq ou six centimètres plantée dans le bide et je crache la moitié de mon sang. De plus je ne serais pas étonné d'avoir aussi un bras cassé ou l'épaule démise, alors j'ai d'autres soucis que savoir ce que me voulait ce gars.

- Il voulait m'offrir des fleurs, mais j'ai refusé.

- C'est vrai ? Vous êtes sûr ?

Je m'énerve pour de bon.

- Mais bordel j'en sais rien ce qu'il voulait ce mec ! Il voulait me buter, c'est pas assez clair comme ça ! Ça vous arrive souvent de tabasser les gens et leur trouer le bide à leur faire pisser le sang avec autre chose en tête ! D'ailleurs vous voyez pas que je suis en train de perdre tout mon sang bordel, ça vous viendrait pas à l'esprit d'appeler une infirm... Kof ! Kof !

Je m'étouffe à moitié avec mon sang en hurlant. Mais l'infirmière arrive déjà et avec l'aide du gardien, elle me replace sur le lit. Elle me retire l'aiguille du ventre. J'ai quelques contractions quand elle nettoie avec un coton ou un tissu imbibé d'alcool ou de désinfectant. Je ne veux perdre connaissance à aucun prix.

- Détachez-moi !

Je les supplie mais le gardien refuse.

- Mais il va revenir !

Le gardien s'approche de la fenêtre avant de répondre.

- Ouh ça m'étonnerait, avec la balle que je lui ai tirée dans le dos ! Nous ne sommes qu'au deuxième étage, mais il y a bien trois ou quatre mètres de haut. Il ne va sûrement pas faire long feu. De plus je vais appeler sur le champ le poste de police, et dans quelques instants ils seront sur place.

- Si ce n'est pas lui qui va revenir, il y en aura d'autres. Détachez-moi, je n'aurai pas autant de chance la prochaine fois...

L'infirmière est de mon avis et me soutient.

- C'est vrai, détachez-le donc, que peut-il bien faire dans l'état où il est ? Regardez-le, il ne peut même pas bouger.

- Désolé, je ne voudrais pas me faire taper sur les doigts.

C'est sans espoir, ce froussard ne changera pas d'avis. L'infirmière prend soin de moi. Je pars dans quelques rêvasseries. Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire. Comment pourrais-je m'en sortir ? Ils me retrouvent toujours. Et ce marabout, où peut-il bien être, comment le retrouver dans une si grande ville ? Cette histoire est démente... Comment le retrouver, c'est impossible, j'aurais dû m'en douter depuis le début... J'ai plus envie d'aller directement à l'Ambassade française et me faire rapatrier, ne serait-ce que pour prendre du repos et mettre un peu d'ordre dans ma tête. D'autant plus que je n'ai plus ni papiers ni argent ici et que je ne pourrai pas m'en sortir très longtemps, surtout dans l'état où je suis. Je demande l'heure à l'infirmière. Il est 2 heures 30 du matin. Je n'ai pas eu le temps de voir mon agresseur, mais au vu des méthodes je parierais pour un copain de celui du Mexique. Mais que me veulent ces gars, pourquoi ne pas me tirer une balle dans la tête directement s'ils veulent me tuer ? Cherchent-ils à m'intimider, à me faire abandonner ? Mais c'est eux qui me courent après, que pourrais-je bien leur avoir fait ? En pensant cela je me remémore le vieil homme dans la pièce où j'étais retenu prisonnier après mon arrivée à Sydney. Il a dit que je m'acharnais sur eux. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que par le simple fait que je recherche ce marabout et que je cherche à comprendre ce qu'il se passe, cela les met en danger ? Ne serais-je pas plutôt un guignol dans l'histoire, manipulé par quelqu'un d'autre qui veut me faire porter le chapeau ? Pourquoi le gars au Pentagone m'avait détaché ? Pourquoi le gars au Texas m'a conseillé de venir ici, à Sydney, juste avant de mourir ? Était-ce une mise en scène ? Pourquoi cette fille me sort d'affaire pour disparaître aussitôt ? Mais qui pourrait avoir intérêt à s'attaquer à cette organisation ? Un autre mouvement rival ? Certains services secrets ? Je ne comprends rien. Mon attaque de ce soir serait-elle une représaille suite à l'explosion qui m'a délivré ? Serais-je quelqu'un d'autre ? Aurais-je perdu la mémoire d'une partie de ma vie ? Est-ce que j'ai loupé un épisode ? Est-ce que je me suis réveillé hors de l'eau à l'Île de Ré en effaçant tout un pan de ma vie ? Mais c'est impossible, Guillaume, les autres, ils étaient tous là, il n'a rien pu se passer d'autre. À quel moment alors, au Pentagone ? Ce n'est pas possible non plus, j'ai appelé mes parents du Texas et tout était comme je m'y attendais. Je suis tout de même subitement paniqué à l'idée de ne pas être au moment où je le crois. Je demande confirmation à l'infirmière.

- Pardon, mais quel jour sommes-nous ?

- Nous sommes dimanche 17, euh non en fait lundi 18 novembre désormais. Vous ne vous rappelez plus où vous êtes ?

- Si si, c'est juste pour vérifier... Mais, euh, de quelle année ?

- 2002, nous sommes en 2002. Le pauvre, il perd la tête...

Cela me rassure au moins sur un point, c'est que je n'ai semble-t-il pas perdu la mémoire. Je continue alors mon raisonnement. Imaginons que l'organisation pense que je suis contre elle. Cette histoire de marabout est peut-être juste une manigance pour me faire courir à la recherche d'une explication qui n'existe peut-être pas. Mais pourquoi moi ? Me font-ils passer pour quelqu'un d'autre ? Cela expliquerait au moins pourquoi ils s'obstinent tous à me parler dans leur fichue langue.

Je reviens brutalement à la réalité moins complexe d'une souffrance directe quand l'infirmière s'attaque à refaire mon bandage. Toutefois j'ai au moins choisi que faire ; je vais le plus tôt possible à l'ambassade de France pour tenter de rentrer chez moi, c'est fini les cavalcades, je vais rentrer chez mes parents et puis je verrai bien alors... Je me laisse soigner sans broncher, presque las et accoutumé à la douleur, encore une dizaine de minutes avant que les policiers n'arrivent. Ils me posent plusieurs questions. Pourquoi je pense que cette personne m'a attaqué. Si je l'ai vue, si je peux la décrire. J'essaie d'en dire suffisamment pour les satisfaire, mais pas trop pour ne pas me lancer dans d'interminables explications. Personne ne croirait mon histoire, de toute façon. Je demande ensuite à être détaché, mais ils refusent. Ils disent ne pas savoir pourquoi j'ai été attaché, mais qu'il y a sûrement de bonnes raisons et qu'ils ne veulent pas prendre le risque. Je ne tente pas plus de les convaincre, je suis fatigué et de toute manière c'est peine perdue.

Encore quelques minutes de soins. L'infirmière remarque que mon lit est complètement bancal. Elle pense qu'il serait préférable de me changer de chambre, d'autant que la fenêtre est cassée et qu'il va y avoir des courants d'air. Elle me demande de patienter quelques instants pendant qu'elle descend au premier retrouver le gardien pour qu'il me détache pendant le transvasement. C'est vrai que le lit a pas mal souffert. Je secoue un peu la barrière. Elle a été bien endommagée pendant la bagarre, et je pense que je pourrai parvenir à la désolidariser du lit. Si je veux partir c'est maintenant ou jamais. Mais je ne peux me le permettre qu'en comptant que je puisse marcher dans mon état. De plus je serai assez vite repéré attaché à un tube en métal avec des menottes. Vont-ils vraiment tenter de revenir une fois de plus ? Ou serait-il envisageable de faire un somme jusqu'à l'arrivée du docteur ? Je réalise aussi qu'en Australie, comme les autres pays anglo-saxons, le premier étage doit être le rez-de-chaussée. Le gardien a mentionné que nous étions au deuxième étage tout à l'heure, mais il équivaut à un premier étage en France. Il a précisé trois ou quatre mètres de hauteur, c'est sûrement jouable. C'est souvent quand on doit prendre des décisions rapidement que l'on prend la mauvaise, mais c'est aussi toujours là qu'on regrette de n'avoir rien fait.

Je suis tenté mais tout bien réfléchi je décide de ne rien faire. Je parie sur le fait qu'ils ne vont pas revenir me tabasser de la nuit, et que de rester gentiment à l'hôpital me rendra les choses plus simple vis-à-vis de l'ambassade. Fuir donnerait sans aucun doute des arguments pour supposer que j'ai quelque chose à me reprocher. Le gardien et l'infirmière reviennent, et je me retrouve quelques instants plus tard dans une nouvelle chambre, proche de la loge de l'infirmière de garde, pour me rassurer. Je le suis effectivement et je m'endors presque paisiblement, en m'imaginant que dès le lendemain j'aurai un vol pour la France et que si le vent a vraiment tourné dans deux jours je serai dans mon appartement à Paris, ou chez mes parents au Soleil... Ah, Soleil...

C'est le bruit de la clé dans la serrure des menottes qui me réveille. Le docteur qui m'a vu la veille est dans la pièce, ainsi que le gardien.

- Toutes mes excuses, monsieur Aulleri, nous avons bien eu confirmation de votre ambassade que vous êtes porté disparu en France depuis une semaine, avec un dernier contact du Texas. J'ai peine à y croire mais votre histoire semble véridique. L'ambassade se charge de transmettre à vos parents que vous êtes bien sain et...

Il se reprend.

- Enfin sauf, du moins.

Il sourit, comme s'il pensait avoir fait une bonne blague. Ce qui ne me fait pas rire. Si ce charlot ne s'était pas obstiné à vouloir m'attacher, je n'aurais peut-être pas eu un second nombril. Enfin, c'est tout de même une bonne nouvelle. Il voit que je ne ris pas, reprend un air sérieux et poursuit.

- Une personne de l'ambassade va passer dans la journée pour vous demander quelques informations pour votre rapatriement, et le règlement avec l'hôpital. Je suis vraiment confus de vous avoir traité ainsi, mais comprenez que je ne peux prendre aucun risque à l'intérieur de l'hôpital.

Je ne réponds pas. Il quitte la pièce quand un infirmier m'apporte mon petit-déjeuner. Et tout en déjeunant, ma pierre me revient à l'esprit. Je ne prends pas le temps de terminer, me lève et sort de la pièce pour demander à une infirmière où se trouve mon ancienne chambre. Elle ne sait pas mais quand je lui précise que c'est celle où la vitre a été cassée la nuit précédente, elle comprend tout de suite et m'indique comment m'y rendre. Personne n'a encore fait le ménage et je retrouve ma pierre rapidement. Une fois de plus je me sens mieux en la serrant de nouveau dans ma main, elle me redonne du courage, d'autant que les choses se présentent plutôt bien maintenant. Je retourne doucement vers ma chambre, en boitant un peu.

- Excusez-moi, mais si j'étais vous je n'y retournerais pas et je partirais sur le champ. Parce qu'il y en a d'autres qui arrivent.

Je me retourne subitement, surpris. C'est la fille de l'autre jour, et elle m'a parlé d'une voix timide en français. Elle est habillée de la même manière, avec sa combinaison.

- Suivez-moi, nous pouvons sortir par là.

- Et pourquoi devrais-je vous suivre, qui me dit que vous n'êtes pas comme tous les autres en train de vous jouer de moi ?

- Vous faites comme vous voulez, mais deux de vos poursuivants habillés en policier ne vont pas tarder. Et puis je vous ai tiré d'affaire l'autre jour. Je ne pouvais pas savoir que vous ne seriez pas en sécurité dans cet hôpital.

- Comment vous savez que je ne suis pas en sécurité ? Vous étiez là la nuit dernière ? Et pourquoi vous parlez français tout d'un coup ? Et comment vous savez que ces deux policiers sont contre moi ?

Elle est gênée et ne répond pas. Elle s'en va alors, en me disant que je suis libre de choisir de la suivre ou pas. Je suis très énervé mais je décide de lui faire confiance. Elle marche rapidement et j'ai un peu de mal à aller à son rythme. Nous descendons un escalier pour nous retrouver sur l'arrière de l'hôpital ; nous traversons une avenue puis un petit parc. Je n'ai pas de chaussures et j'ai beaucoup de mal à marcher par terre. J'ai toujours ma pierre dans ma main. Je tente de marcher le plus possible dans l'herbe, ce n'est pas très pratique et je titube souvent, d'autant que je n'ai pas une forme olympique. J'ai mal à ma blessure au ventre, en plus des autres auxquelles je me suis presque accoutumé, presque... Je tente de lui poser des questions tout en marchant mais elle ne répond pas. Elle avait raison sur un point, il y a bien deux policiers qui nous ont pris en chasse. Ils débouchent de la même sortie que nous quelques minutes plus tard. Quand elle s'en aperçoit elle part en courant. Je lui crie que je ne peux la suivre et je trottine difficilement à ses trousses. Elle me distance en un clin d'oeil et disparaît dans une rue alors que je suis en plein milieu d'un carrefour. Je ne suis pas au bout de mes peines, arrive en même temps sur moi l'autre homme de la nuit précédente, ou tout du moins le présumais-je à sa démarche et sa stature. Il a un peu de mal à marcher, sans doute sa blessure par balle, ou son saut du deuxième, mais face à lui je ne ferai pas long feu. Et alors qu'il arrive vers moi par le côté, les deux policiers l'interpellent et lui demandent de s'arrêter. Il semble ne pas les écouter et il est à deux doigts de m'attraper quand ils lui tombent dessus. S'ensuit une bagarre entre l'homme, qui tient tête, et les deux policiers qui semblerait-il n'ont pas l'intention de se servir de leurs armes. Toujours est-il que je ne cherche pas à admirer le spectacle et je m'éclipse discrètement dans la même petite rue que la fille, avec maigre espoir de la retrouver.

Je marche vite, trottine un peu, pendant une bonne trentaine de minutes en espérant que cela suffira pour leur faire perdre ma trace. Mais je ne sais pas quoi faire ni où aller. Je n'ai pas d'argent, pas d'habits. Moi qui me faisais une joie à l'idée de rencontrer la personne de l'ambassade pour planifier mon retour. Je me dis alors que le mieux est de m'y rendre directement. J'ai cependant besoin de vêtements. J'envisage de les voler, après tout je n'ai pas beaucoup d'autres choix. Mais je réfléchis que pour peu que le magasin dans lequel je fais mon forfait soit équipé de caméras, un vol pourrait me causer des tracas pour mon retour en France. Alors je me convaincs de trouver une jolie vendeuse dans une boutique de vêtements, de lui expliquer tous mes problèmes en espérant qu'elle apitoiera et aura la bonté de me donner de vieux habits ou des invendables. Je ne vais pas jusqu'à m'imaginer un rendez-vous galant. Dans l'état où je suis je ne pourrai guère être séduisant, je mise plus sur la pitié. Je ne rechignerais pas contre un peu de tendresse, toutefois, après tous ces coups, pensé-je, mélancolique. Mais j'imagine que c'est plus qu'accessoire par les temps qui courent. J'évite plusieurs magasins objectivement beaucoup trop classiques où la tête des vendeurs m'inspire plus un bon coup de pied au derrière qu'un peu d'aide. Je trouve après quelques centaines de mètres un magasin plutôt tendance mode jeune. J'entre sur la vision agréable d'une jeune et jolie vendeuse. Elle me regarde d'un air très suspicieux, et je la comprends, entre mes multiples blessures et ma courte chemise de nuit, je dois avoir l'air du parfait psychopathe tout juste échappé d'un hôpital psychiatrique.

- Bonjour, avant que vous ne me mettiez dehors, laissez-moi vous expliquer en deux mots. Voilà je suis français, je me suis fait agresser, j'ai perdu tous mes papiers, mes habits et mon argent. Je sors de l'hôpital où l'on m'a soigné mais en attendant mon rapatriement en France je n'ai pas de quoi m'habil...

- C'est qui lui ?

Celui que j'identifie comme le patron est arrivé dans la salle, et me regarde d'un mauvais oeil. La fille tente de lui expliquer.

- Il dit qu'il est français et qu'on lui a volé ses habits, je crois qu'il veut du blé.

- Français mon cul oui ! Allez casse-toi avant que j'appelle les flics ! Encore un taré !

- Mais non je ne veux pas d'argent, je veux juste de vieux habits si vous avez et...

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'il m'a déjà fichu dehors. Je repars alors, l'âme en peine. Je marche toujours en direction de ce que je crois être le centre-ville, ne serait-ce que par les grands immeubles qui s'y trouvent. Soudain je réalise qu'un type me suit. Je commence à trottiner, mais il marche vite et commence même à courir. J'oublie mes douleurs et je cours moi aussi. Mais il me bouscule et je m'écrase contre des poubelles. Je tombe au sol mais je tiens bon ma pierre dans ma main. Les poubelles se déplacent sous le choc, et elles dérangent un groupe de sans-abri qui squattait un peu après. L'homme m'attrape, me relève du sol et s'apprête à me frapper quand trois ou quatre personnes du groupe de sans-abris l'entourent et commencent à lui chercher des noises, lui demandant si c'est lui qui a bousculé les poubelles. Il les ignore mais l'un d'eux lui donne une tape dans l'épaule pour qu'il se retourne. Il se tourne et le pousse violemment. Le SDF tombe au sol. Ses collègues démarrent au quart de tour et se jettent sur lui. Il se débat mais ils sont maintenant cinq à le frapper, le mordre, lui arracher ses vêtements. Je commence à m'éloigner, et quand les sirènes de la police sifflent, le groupe de SDF laisse tomber et ils prennent tous leurs jambes à leur cou. Une des filles du groupe me prend par le bras et m'entraîne avec eux. Je les suis.

Nous courons et faisons divers détours dans de nombreuses petites rues avant de nous arrêter. J'ai eu beaucoup de mal à les suivre et j'arrive en dernier, un peu à la traîne. Ils me demandent ce que me voulait ce type. J'explique tout d'abord la même histoire qu'à la vendeuse, et j'y rajoute que des personnes me poursuivent pour une raison que j'ignore, et que de toute évidence elles veulent me tuer. Ils m'agressent de questions. Si je suis quelqu'un d'important, si j'ai de l'argent, si j'ai volé quelque chose, d'où je viens... Face à cette avalanche de questions je me dis qu'il est plus prudent que je les laisse, n'étant pas très sûr de pouvoir compter sur eux. Et surtout après tout ce sont mes soucis, et ils sont déjà suffisamment en galère, semble-t-il, pour ne pas encore leur faire prendre des risques à ma place. Je les remercie beaucoup de m'avoir tiré de ce mauvais pas, et je repars. Ils m'ont entraîné dans des petites rues, peut-être moins fréquentées, mais sûrement aussi plus idéales pour se débarrasser discrètement de quelqu'un. J'ai l'impression que nous sommes partis à l'opposé de la direction dans laquelle je situais le centre.

Malheureusement, le sort s'acharne, et je n'ai pas même retrouvé avec plaisir une rue passante que je retrouve de même à mes trousses l'homme de tout à l'heure. Je pars en courant sur le champ, il fait de même. Je cours tout droit, je ne sais pas où je vais. Je serre fort ma pierre pour oublier la douleur à mes pieds et ailleurs, et j'accélère. Je tente de crier à l'aide, mais personne ne semble vraiment réagir. Je cherche en courant à repérer un policier. Je m'excuse du mieux que je peux quand je renverse ou bouscule des gens. Mais le saligaud court vite, plus vite que moi, et si je ne trouve pas un moyen de m'en sortir rapidement il va me rattraper. Je cours toujours sur les larges trottoirs d'une grande avenue. Je ne veux pas qu'il me tape encore, je n'en peux plus de ces histoires, je veux me retrouver en paix. J'en ai trop marre ! Je sens que je vais craquer si tout continue sans jamais s'arrêter... Il n'est plus qu'à quelques mètres de moi. Je me rapproche de la chaussée à ma droite. En Australie les voitures roulent à gauche. Alors je veux tenter le tout pour le tout. Quand je sens sa main sur mon bras, je serre ma pierre encore plus fort, je hurle, lance mon bras en arrière, le saisis par la manche et je dévie subitement sur la droite. Je m'engage sur la chaussée en regardant au dernier moment pour voir qu'une voiture me fonce dessus. L'homme est déséquilibré et entraîné avec moi. Je le lâche, m'élance et saute pour éviter la voiture qui freine en urgence. Mon pied percute le montant du pare-brise. Cela me fait virevolter. J'entends les crissements des pneus qui hurlent et les coups de klaxon. Je retombe alors le dos contre le pare-brise de la voiture sur l'autre file. Elle avançait encore un peu et je suis propulsé en avant. Je roule sur le capot et m'écroule au sol. J'ai de la chance que les voitures aient de bons freins ! Je ne pense pas être trop amoché. La dernière voiture qui m'a percuté ne roulait plus très vite. J'ai juste le pied gauche en compote. Mais mon plan à fonctionné, le gars s'est pris la voiture en plein dedans. Je me demande même si elle ne lui a pas roulé dessus. Les gens sortent des voitures et se regroupent autour de nous. Il faut que je parte au plus vite avant que la police n'arrive. De plus si je reste au sol mon corps va s'engourdir et je ne pourrai plus bouger. Je me lève en grande peine, j'ai mal partout. Les gens me disent de rester allongé et d'attendre les secours. Je leur dis que je ne peux pas, que je dois partir au plus vite. Mon pied me fait horriblement mal. J'écrase la pierre dans mon poing presque pour avoir une douleur supérieure au reste de mon corps. J'ai la tête qui tourne. Je remarque à l'intersection suivant un arrêt de bus avec justement un bus qui arrive. Je pars en clochant et en sautant sur un pied en faisant des signes au conducteur pour qu'il m'attende. Je suis presque comme dans un nuage, comme si mon corps criait qu'il veut s'arrêter, perdre conscience, et que je continue malgré tout. Je monte dans le bus au dernier moment. Les portes se ferment, le bus part. Le conducteur ne me demande pas de ticket, et se contente de me regarder d'un drôle d'oeil. Cela me convient.

Je n'ai aucune idée d'où va le bus, ni l'endroit où je vais descendre. J'espère seulement distancer un peu mes poursuivants. Dans le bus mon corps reprend petit à petit le dessus. La douleur à mon pied gauche s'intensifie, tout comme une douleur dans le dos, sûrement le choc avec la voiture. J'ai peur d'avoir la cheville brisée. Je récupère difficilement de ma course. Ma blessure au ventre s'est rouverte et saigne. Je fais compresse avec ma main pour ne pas laisser le sang trop s'écouler. J'essaie de regarder le trajet du bus pour rester éveillé mais tout défile sans que je saisisse vraiment les images ; impossible de reconnaître ou distinguer quoi que ce soit. Je demande finalement à un passager s'il peut m'indiquer la direction du bus. Je ne comprends pas tout mais après quelques précisions il semble que le bus s'éloigne du centre-ville. Je me renseigne par la même occasion sur l'adresse de l'ambassade française et l'heure qu'il est. Il est 11 heures 45 mais il ne sait pas où se trouve l'ambassade. J'envisage de descendre alors assez rapidement du bus, celui-ci s'éloignant du centre. Mais je n'en ai pas la force ; je suis exténué et je décide de rester à l'intérieur pour me reposer un peu, et surtout m'éloigner pour être un peu tranquille, prendre le temps de récupérer des habits et de quoi manger. Le centre de Sydney est sans doute surveillé par des caméras, et ils peuvent de cette façon me retrouver sans encombre dans l'hypothèse où ils sont effectivement infiltrés dans la police. D'un autre côté, me retrouver dans un quartier résidentiel ne m'avancera pas beaucoup. Mais la brûlure continue et mon pied me fait très mal, je n'ai pas le courage ni la volonté de bouger avant le terminus.

Terminus qui se trouve dans une partie de Sydney, à moins que ce ne soit une ville limitrophe, qui s'appelle Glebe, et qui se révèle être un choix judicieux. Je reprends mes esprits après m'être momentanément assoupi. En descendant du bus, mon pied étant froid, je me rends compte que je ne peux pas du tout marcher. Mais à peine m'appuie-je contre un poteau pour me reposer un peu et réfléchir où aller, que deux jeunes me demandent si je vais bien. Je suis toujours en courte chemise de nuit, et s'ajoute à mes bleus et blessures une cheville qui a doublé de volume, en plus du sang sur mon ventre. Je leur explique rapidement que j'ai peut-être la cheville brisée. Ils sont curieux de savoir ce qui m'arrive. Je détaille un peu plus en leur racontant mon kidnapping, mon évasion, l'explosion, l'hôpital, la fuite, la course-poursuite et la voiture qui me renverse... Je suis très étonné qu'ils ne me prennent pas tout de suite pour un fou. Je leur explique de plus mon intention de trouver l'ambassade pour tenter de retourner en France, car je suis français, précisé-je. Sur ce ils disent avoir rencontré à leur hôtel deux Français qui sauront éventuellement me renseigner. Ils me proposent de m'y accompagner, leur hôtel n'étant qu'à quelques centaines de mètres.

Une fois dans leur chambre, ils m'expliquent que Glebe est un peu l'endroit où tous les voyageurs itinérants se retrouvent. Ils me proposent quelques trucs à grignoter que j'accepte plus que volontiers. Nous faisons les présentations, et ils me demandent ensuite un peu plus de détails sur l'histoire qui vient de m'arriver. J'ai affaire à deux anglais de Londres, Steve et Gordon. Ils m'expliquent qu'ils sont un couple homosexuel, et qu'ils font le tour du monde suite à la fin de leurs études, avant de se lancer dans la vie active. Ils arrivent de l'Île de Pâques et par la suite ils vont remonter vers l'Europe en passant par l'Asie du Sud-Est. Je trouve leur trajet très amusant car j'ai justement un ami qui fait, si je me rappelle bien, exactement la même trajectoire. Je leur dis son nom, mais ils ne semblent pas l'avoir croisé. Cela aurait été une sacrée coïncidence pourtant !

Bref, après qu'ils m'aient expliqué leur trajet, l'un d'eux va voir s'il trouve les Français. Ils sont bien là, juste revenus des courses pour le repas du midi. Nicolas et Fabienne, qui eux aussi sont des randonneurs mais qui se contentent de l'Australie et l'Océanie. Ils sont un peu plus âgés, la trentaine passée. Ils viennent de Paris. Chaque année pendant les cinq semaines de vacances qu'ils peuvent prendre, ils font une région du monde à pied. Cela me fait du bien de retrouver quelques compatriotes. Les deux anglais m'ont prêté un tube de crème pour les entorses, et je leur raconte à mon tour mon histoire, pendant que je me pommade la cheville. Je n'omets rien de la découverte du bracelet jusqu'à maintenant. Ils sont éberlués. Un moment où Steve va aux toilettes, et où je fais une pause, ils me demandent s'ils peuvent toucher et regarder la pierre, que j'ai toujours dans la main. Bien sûr ils ne ressentent rien de particulier. Et je leur explique que je suis conscient qu'elle n'a sûrement aucun effet. Mais j'ai tellement l'impression qu'elle me donne de la force et du courage que je ne m'en séparerais pour rien au monde. Steve revient et je continue de raconter.

- Je sais que mon histoire est démente, et moi-même j'ai peine à y croire. Mais mes multiples blessures et notamment la balle que j'ai reçue dans l'épaule sont là pour en témoigner.

Je ne sais pas s'ils me croient ou pas. Toujours est-il qu'ils sont très gentils et me donnent chacun quelques habits dont ils veulent se débarrasser, ou en mauvais état. Je me retrouve habillé de la tête aux pieds. J'ai même une paire de sandales cassées réparées avec une ficelle. Certes, le tout n'est pas des plus assortis, mais qu'importe, cette tenue ne changera pas trop de mes habitudes vestimentaires classiques de toute manière. Je range précieusement ma pierre dans la poche que je juge la plus sûre. Ensuite nous déjeunons tous ensemble, il est une heure et demie passées de l'après-midi. Ils me proposent de m'accompagner à l'ambassade. Pour trouver l'adresse nous passons dans un cybercafé. J'en profite pour envoyer quelques mails de façon à donner des nouvelles. J'ai reçu plusieurs mails de Deborah, elle était rentrée sans encombre chez elle, mais s'inquiète pour moi. Je tente de lui répondre en racontant les grandes lignes de ce qui m'est arrivé. Je ne veux pas abuser de la gentillesse de mes quatre compagnons qui me payent la place, je tente de faire vite. Je reçois et donne des nouvelles au plus de personnes que je peux, en envoyant un mail récapitulatif à la plupart que je connais. Je ne cache rien. Je dis clairement que je suis dans une situation délicate, que plusieurs personnes ont tenté de me tuer, et que je ne suis pas persuadé de rentrer un jour en France en état. Je suis cependant étonné que certaines personnes comme Guillaume ou Fabrice, à qui j'avais déjà écrit de Raleigh semblent ne pas avoir reçu mes précédents messages, au vu des questions qu'ils posent. Une fois mon courrier terminé, je vérifie l'adresse de l'ambassade, qui est en fait un consulat. Je ne saurais trop dire la différence, toujours est-il qu'il se trouve dans le centre de Sydney, Market Street. Ce n'est pas très loin d'ici, il doit se trouver à environ deux kilomètres, mais vu ma cheville, mes amis conseillent de chercher un bus qui passe par là-bas.

Nous ressortons en direction de l'arrêt de bus le plus proche de manière à trouver une carte des différentes lignes. Ils m'aident à marcher, et j'essaie de ne pas poser le pied par terre. Ils me convainquent d'aller voir un médecin après mon passage au consulat, ne serait-ce que pour vérifier que c'est juste une entorse et que les ligaments ou les os n'ont pas trop souffert. Pendant le trajet, ils continuent à me poser des questions sur mes aventures. Je profite de leur présence pour réfléchir avec eux sur les différentes possibilités quant à une explication. Parmi les idées de complot généralisé, autres guerres entre services secrets, histoire de Templiers et j'en passe, Fabienne a une suggestion. Elle connaît plusieurs personnes dans la presse grand public, de par son travail, du type VSD et autres Gala. Et mon histoire pourrait être le genre d'aventures extraordinaires qui les intéresse. Elle m'assure envoyer, si cela ne me dérange pas, quelques détails de mon cas ainsi que mes coordonnées à une de ses amies, de manière à ce qu'elle organise une entrevue à mon retour en France. Elle pense en effet que cette exposition, comme on l'apprend dans tous les films américains, permettra au moins de rendre la tâche de mes poursuivants beaucoup plus compliquée. Je ne dis pas non, même si je reste dubitatif. Je n'en reste pas moins assez peu avancé quant à mes interrogations.

Nous arrivons au consulat un peu avant 16 heures. Manque de chance, il n'est ouvert au public que de 9 heures à 13 heures. J'insiste lourdement auprès du gardien pour le convaincre d'aller vérifier que je suis François Aulleri, porté disparu depuis une semaine ou deux, et que je devais rencontrer une personne du consulat ce matin, mais que j'ai eu un empêchement. La négociation est âpre, surtout que mes camarades et compatriotes s'énervent un peu eux aussi contre lui, ce qui n'accélère pas les choses ; mais j'ai gain de cause et il va vérifier. Il revient une quinzaine de minutes plus tard et m'invite à le suivre. Nous convenons, Steve, les autres et moi, qu'ils repassent devant le consulat dans deux heures, le temps qu'ils aillent se promener un peu en centre ville. Si je m'y trouve, tant mieux, sinon nous nous reverrons à leur hôtel dont ils me laissent l'adresse, ou en France plus tard si je parviens à partir dès ce soir. Nous échangeons nos adresses électroniques, je les remercie pour tout, nous nous souhaitons bonne chance, et le gardien me précède vers les bâtiments.

Il m'indique alors l'accueil, qui m'invite à me rendre dans une salle d'attente où une personne viendra me chercher. J'y patiente plus d'une demi-heure, retrouvant avec plaisir quelques exemplaires de journaux et magazines français. Un homme vient me querir alors que je me remettais au goût du jour des événements des deux dernières semaines.

Il n'est pas très bavard, c'est un grand type qui a plus l'allure d'un garde du corps que d'un assistant. Il a l'air un peu essouflé, mais sur le coup je n'y fais pas plus attention. Il m'explique que nous devons sortir du présent bâtiment pour nous rendre au bureau des rapatriements. Je suis étonné qu'il ne parle pas français. Mais après tout peut-être me conduit-il juste à un bureau, lui n'étant que secrétaire ou à un poste qui n'est pas en relation directe avec des Français. Nous descendons et nous nous retrouvons à l'arrière du consulat. Soudain un homme m'attrape par derrière et me met un tissu sur la bouche. J'ai juste le temps de réaliser avant de m'endormir que je me suis fait une nouvelle fois prendre dans un traquenard. Je m'endors inquiet de ne peut-être plus jamais me réveiller.

Dimanche 15 décembre 2002

Mais je me réveille. Et à bien réfléchir sur le moment je me demande si je n'aurais pas préféré rester endormi. Je suis allongé sur le sol de ce que j'identifie être l'intérieur d'une camionnette ou d'un fourgon. J'ai un mal au crâne terrible. Je reste quelques minutes abasourdi, j'ai un peu de mal à me tirer du sommeil, mais je suis rapidement réveillé par l'odeur qui empeste. Je suis allongé sur le dos. Il fait très chaud, j'ai énormément transpiré et je meurs de soif. J'ai quelque chose sur moi. Je lève la tête et me mets sur les coudes. À la vue du spectacle je pousse un cri et me traîne rapidement en arrière en me débarrassant de ce que j'ai sur le corps. Je me plaque contre la paroi du fourgon, en haletant et en lançant des regards inquiets autour de moi. J'avais étendu sur mes jambes un corps presque complètement carbonisé. Et un autre se trouve dans le même état dans le coin opposé. Je suis recouvert de sang. Il n'y a aucune fenêtre, juste deux néons au plafonnier qui éclairent l'intérieur. Le fourgon est en mouvement. Mes habits sont aussi en piteux état. Il ne m'en reste plus grand-chose. Ils sont complètement brûlés sur tout mes avant-bras et mes jambes, ainsi que sur mon torse. Il ne me reste guère qu'un court short à moitié calciné. J'ai néanmoins toujours mes sandales, à peu près en état. Ma pierre ! Elle est à côté de moi, tombée de la poche de mon pantalon qui n'existe plus, brûlé ou vaporisé. Je la reprends dans ma main. J'ai un bracelet, je le retire tout de suite et le jette au fond du camion. Je ne sais pas du tout combien de temps je suis resté endormi. Je ne comprends pas du tout ce qu'il a pu se passer, qui sont ces deux personnes ? Est-ce que c'est une mise en scène ? Je ne saurais pas dire depuis quand elles sont mortes. Cela empeste vraiment à l'intérieur ; j'étouffe et j'ai la nausée. Il y a trois pistolets sur le sol, deux normaux et un plus petit. Il n'y a pas grand-chose d'autre. Les deux corps ont encore quelques lambeaux de leurs habits sur eux. Par contre leurs vestes se trouvent dans un coin. Je suis toujours assis plaqué au fond. Je me lève difficilement. Il me semble que j'ai moins mal à la cheville. Peut-être suis-je resté terriblement longtemps dans ce fourgon ? C'est étrange car j'ai soif et faim, mais pas au point de ne pas avoir mangé pendant plusieurs jours. Mon dernier repas datant de l'après-midi où je me suis fait enlever, il peut difficilement être plus d'une demi-journée plus tard. Cependant avec l'odeur qui règne ici et les produits qu'ils ont pu m'administrer, je ne suis sûr de rien. Je m'aide des parois pour ne pas tomber et aller jusqu'aux vestes dans le coin opposé. J'enjambe avec précaution les deux cadavres. Je ne trouve pas grand-chose à l'intérieur des vestes, il n'y a aucun papier. Même pas d'argent ; les temps sont durs, par le passé j'aurais sûrement déniché mille ou deux mille dollars... Mais cela n'a pas d'importance, j'aurais donné beaucoup pour trouver ne serait-ce qu'un semblant d'explication.

Je vais dans un premier temps tenter d'ouvrir la porte arrière. Mais il n'y a aucune poignée, la porte ne semble pas prévue pour qu'on puisse l'ouvrir de l'intérieur. Je frappe et donne quelques coups, mais j'ai faible espoir de pouvoir l'ouvrir. Je me demande comment les personnes à l'intérieur faisaient pour communiquer avec l'extérieur. D'un autre côté si c'est impossible, cela expliquerait pourquoi le fourgon ne s'est pas arrêté de rouler. Si le conducteur n'est pas au courant du carnage qui s'est produit ici, il n'avait aucune raison de stopper. Une sorte d'interphone se trouve sur la paroi avant, je suis vraiment bigleux de ne pas l'avoir vu auparavant. Il y a un petit haut-parleur derrière une grille et un bouton marche/arrêt à côté. C'est étrange il est sur la position "marche" mais je n'entends aucun son. Je manipule l'interrupteur mais rien ne change. Je me retourne et réfléchis aux différentes possibilités qui s'offrent à moi. Je pourrais tirer avec les pistolets sur la porte arrière pour tenter de l'ouvrir. L'idée de moisir ici ne me séduit guère. J'ai bien de la viande rôtie à volonté mais franchement je serais plus tenté par un steak de soja aux olives.

Il n'y a vraiment aucun objet ou outil disponible. Je pose ma pierre sur les deux vestes, pour avoir les mains libres. C'est presque devenu un réflexe de constamment vérifier de l'avoir sur moi. Auparavant, je vérifiais aussi instinctivement que j'avais mon portefeuille dans la poche, désormais c'est pour mon caillou. Comme quoi il est bon de se donner des réflexes de temps en temps. Quoique, réflexion faite, elle ne va sans doute pas beaucoup m'aider à sortir d'ici. Je ne lui connais pas de vertu d'ouverture de porte... Après quelques instants sans idée, résigné, je décide d'inspecter plus en détail les deux cadavres.

Celui qui se trouvait dans le fond était recroquevillé sur lui-même, dans une position foetale. L'autre, qui était étendu sur moi, avait les bras repliés sous lui mais pas les jambes, comme si la combustion avait été plus rapide. Ce dernier est vraiment complètement carbonisé, alors que l'autre a une partie du bas des jambes encore en bon état, si je puis dire. Il semblerait que ce soient leurs bras qui aient le plus souffert. Un peu comme s'ils avaient touché quelque chose. C'est vraiment très impressionnant. Je ne comprends pas, comment se peut-il qu'ils soient dans cet état et que je n'aie rien, j'aurais dû brûler avec eux ? Peut-être sommes-nous trois prisonniers dont il veulent se débarrasser et à qui ils ont fait prendre un poison qui n'a pas eu d'effet sur moi ? Ou peut-être n'en ai-je pas reçu ? Ils n'ont simplement pas eu le temps de me l'administrer, et ils se sont contentés de me charger endormi à l'intérieur avant de nous emmener je ne sais pas où. Peut-être pour jeter le camion dans la mer ou dans un précipice ? Je ne pense pas qu'ils soient morts avant de monter dans le fourgon, ils n'auraient pas leurs vestes dans le coin si c'était le cas. Mais alors à qui sont ces pistolets ? Ce n'est pas logique de nous enfermer avec des armes si nous sommes tous les trois des condamnés. Mon interprétation ne tient pas. Ces gars-là devaient avoir des armes pour me surveiller ou même pour se débarrasser de moi. En effet l'un des revolvers a un silencieux vissé à son bout. Ils avaient peut-être un poison à m'injecter, et ont commis une fausse manipulation et l'ont respiré ou touché par erreur ? Ou alors n'étais-je pas endormi. Peut-être que je ne me souviens pas, mais que j'ai réussi par surprise à les prendre à leur propre jeu. Voir les choses ainsi expliquerait pourquoi une partie de mes habits sont brûlés. Pourtant je n'ai pas de brûlure sur ma peau. Le gaz était peut-être inactif sur moi, et m'a juste fait perdre la mémoire ? C'est vraiment incompréhensible...

Je retourne vers l'interphone, mes deux camarades n'étant décidément pas bavards du tout. Je parle en direction de ce que je pense être un microphone. Je n'ai aucune réponse. Je retourne vers la porte arrière et tente un peu plus fort de tabasser dessus : aucun résultat. Je récupère alors ma pierre et m'assois contre la paroi du fond, en attendant de trouver mieux à faire. Le fourgon semble rouler à bonne allure, même si j'ai du mal à l'évaluer. Ma seule alternative désormais c'est d'utiliser ces pistolets, mais j'ai peur que ce ne soit dangereux de l'intérieur. Je conviens alors de ne pas les utiliser tant que le fourgon roule, les risques que le conducteur se jette avec dans le vide étant limités. Ce fourgon ne peut pas rouler éternellement, il devra bien refaire le plein à un moment ou à un autre... J'ai du mal à trouver une explication plausible à cette situation surréaliste. Et dire que j'étais à deux doigts de pouvoir retourner en France au Consulat de Sydney... J'ai vraiment la poisse...

Nous roulons sûrement encore bien plus d'une heure, peut-être deux. Au début le fourgon semble accélérer un peu, puis sur la fin l'allure est beaucoup plus faible, et le terrain beaucoup plus accidenté, appuyant mon hypothèse du précipice. Plusieurs dizaines de minutes passent encore avant que le fourgon ne stoppe. Je souffle et je me prépare alors, je me lève et saisis deux pistolets, un dans chaque main, en face de la porte, me préparant à tirer au moindre mouvement du camion. Quelques secondes passe, le camion ne bouge pas. Soudain quelqu'un ouvre la porte. J'ai un noeud au ventre et un frisson dans le dos, les doigts sur la gâchette. Il ne faut surtout pas que je tire si c'est quelqu'un que je connais. Il faut bien que j'analyse avant de faire une bêtise, je n'ai pas vraiment envie d'avoir un deuxième mort sur la conscience... Voire un troisième... Ah, bah ! Oublions ça ! Concentrons-nous... Je patiente un dixième de seconde avant de voir la personne qui a ouvert la porte, c'est un jeune homme type boys-band, caractéristique des membres de l'organisation. Je m'avance et crie, en anglais :

- Ne bougez pas, je suis armé, reculez-vous de la porte.

Mais il n'en fait rien.

- Tes armes ne fonctionnent pas, mon garçon. Allez, ne fais pas d'histoires, sors de là.

Je me demande comment il sait qu'elles ne fonctionnent pas. Était-ce vraiment une mise en scène ? Il tient lui aussi une arme pointée vers moi. Cependant il n'a pas l'air si sûr de lui. Je continue à le tenir en joue, espérant que le doute subsiste et qu'il ne fasse rien. Je recule doucement, et je me baisse en pointant toujours une arme vers lui. Je récupère ma pierre et la place dans la paume de ma main tout en tenant le pistolet. Je conçois que la situation ne s'y prête pas, mais, dans de tels moments de tension, elle m'apporte toujours le courage nécessaire. De plus, je ne me suis pas embêté à toujours la récupérer jusqu'à présent pour la laisser tomber désormais. Je me dirige ensuite doucement vers l'extérieur, il fait presque nuit. Il se recule. Il y a une voiture garée juste à l'arrière du fourgon ; nous sommes sur un petit chemin de terre au milieu de petites collines vaguement boisées, il y a un petit bois à ma gauche. Ils sont trois à l'extérieur. Les deux que j'identifie comme membres de l'organisation sont armés. Le troisième doit être le chauffeur du fourgon, il se tient à l'écart. Je pointe une arme sur les deux hommes armés, et ils me visent réciproquement. Celui qui a déjà parlé tout à l'heure se répète :

- Je vous le redis, vos armes ne fonctionnent pas, posez-les et rendez-vous, vous êtes cuit de toute façon.

Je ne réponds pas, laisser exprimer le moindre doute serait fatal. Je ne sais pas comment m'en sortir et je profite de leur embarras pour réfléchir à une solution. Ma seule chance serait sûrement de partir en courant dans le bois, mais d'une part ma cheville risque de ne pas tenir, mais c'est un risque à prendre, et d'autre part ils n'auront pas de mal à me viser de là où ils se trouvent. Je pourrais partir rapidement en passant derrière le fourgon, il leur faudrait alors quelques secondes pour m'avoir en visée. De plus la nuit étant presque tombée, ils auront plus de mal dès que je me serai un peu éloigné. Je me recule un peu. Quelques secondes passent...

Tout se passe alors très vite. J'appuie sur les gâchettes de mes deux pistolets en me jetant derrière le fourgon. Et dans le même temps je crie du plus fort que je peux un "PAN" pour les effrayer. Ils sursautent, l'un d'eux replie ses bras et se recroqueville pour se protéger, l'autre se recule et tire mais touche la porte du fourgon. Mes pistolets n'ont pas fonctionné comme il l'avait prévu ; je les jette au sol. Après m'être lancé sur le côté je suis déséquilibré mais ne tombe pas et en m'appuyant sur le fourgon je ne perds que quelques dixièmes de seconde avant de partir en courant du plus vite que je peux vers la forêt. Ils me poursuivent mais souffrent de quelques dizaines de mètres de retard. Ils tirent et j'entends les balles percuter le sol autour de moi. Je m'engouffre sous les arbres et tente de me protéger grâce à ceux-ci en me faufilant pour en laisser toujours placés entre moi et mes poursuivants. Je suis désolé pour eux et leur promets de leur rendre la pareille si je m'en sors. Les deux ne doivent pas avoir beaucoup de balles, car ils tirent assez peu. Et pour ma veine ils n'ont pas l'air de très bons tireurs. J'ai toutefois une sueur froide à un moment quand une balle percute l'arbre se trouvant à quelques centimètres de moi. Il est des plus périlleux de courir avec mes pseudo-sandales aux pieds. Je tente d'accélérer, ma cheville est toujours douloureuse mais dans l'urgence de la situation je suis bien près à la perdre si je peux y gagner la vie.

Le temps passe toujours très lentement dans ces moments-là, mais plusieurs dizaines de secondes doivent s'écouler. Ma chance tourne. Une balle m'effleure la jambe droite. La douleur me fait trébucher et je tombe au sol sur mon épaule blessée, je crie de douleur. Je tente de me relever mais une nouvelle balle m'atteint à la jambe droite. Elle me fait rouler au sol, et j'ai tout juste le temps de les voir se ruer sur moi avec leur armes pointées. Je me crois perdu.

Mais les vents sont décidément violents et la chance tourne souvent. Subitement les deux hommes s'écroulent au sol, comme morts. Je ne saisis pas et regarde rapidement autour de moi qui a bien pu faire une chose pareille. Nous étions dans une petite pente et derrière, un peu plus haut, je crois distinguer la silhouette de la fille qui m'a déjà sorti d'affaire deux fois. Elle me salue de la main, elle se trouve à une cinquantaine de mètres environ. Je l'interpelle mais elle s'éloigne. Je me relève difficilement et vérifie mes blessures à la jambe avant de me lancer à sa poursuite. Elles sont douloureuses, mais la balle qui m'a effleuré n'a laissé qu'une brûlure, tandis que l'autre a traversé la jambe sur le côté, touchant principalement le muscle sur deux ou trois centimètres. La plaie ne saigne pas beaucoup, tout du moins pas suffisamment pour me passer l'envie de partir à ses trousses en boitant de façon à avoir une explication à tout ce fichu fouttoir.

Mais une fois debout en marchant la douleur est autrement plus forte. Elle ne m'arrête pas pour autant, et je trottine difficilement jusqu'au sommet de la colline. Je descends un peu sur l'autre flanc, mais je ne la vois nulle part. Il fait presque nuit noire dans les sous-bois, impossible de distinguer quoi que ce soit. J'avance encore un peu en scrutant de part et d'autre, mais impossible de déterminer par où elle est passée. D'autre part je ne suis pas très rassuré dans le noir. Je retourne alors doucement en arrière. C'est tout de suite beaucoup moins facile quand l'adrénaline ne vous réchauffe plus. En me rapprochant je fais tout de même attention, de peur que mes deux poursuivants ne soient qu'endormis, ou assomés. J'observe discrètement, mais ils sont toujours étendus au même endroit. Je m'approche, récupère leurs armes dans un premier temps, puis vérifie s'ils sont toujours en vie. Aucun d'eux n'a de poul, ils sont morts... Je reste quelques instants debout, dubitatif... Finalement je me décide à les fouiller, un peu à contre-coeur. Je trouve leurs papiers et leurs portefeuilles. Pas grand-chose de très intéressant, "William Robinson" et "Martin Glen", respectivement 28 et 34 ans, australiens semblerait-il ; quelques cartes de crédit ; un téléphone mobile auquel je ne touche pas. Je réalise alors que je ferais mieux de ne pas traîner près d'eux, car si on me trouve ici je serais facilement accusé. Je récupère leurs cartes d'identité et l'argent qui se trouvait à l'intérieur de leurs portefeuilles. Je nettoie tout ce que j'ai touché, et que je n'emporte pas, pour enlever d'éventuelles traces de doigts, et je remets tout en place. En m'éloignant je compte mon maigre butin, environ deux cents dollars australiens. Je ne sais pas combien cette somme représente, mais j'ai peur qu'elle ne me mêne pas bien loin. Enfin ! Toujours est-il qu'elle devrait au moins me permettre de m'acheter à manger et peut-être de nouveaux habits. Je suis conscient et gêner que cela fait un peu charognard que de dépouiller ses victimes, quoique ce ne sont pas réellement mes victimes. Mais dans la situation présente, je n'ai guère de remords à enfreindre une éthique implacable, et surtout guère le choix, malheureusement. Je pourrais aussi récupérer de quoi m'habiller, mais je ne me sens pas de leur prendre leurs vêtements, j'aimerais ne jamais avoir pris ce camion, ne jamais avoir été dans ce bois, ne jamais avoir vu ces deux hommes morts... J'ai vu beaucoup trop de morts depuis deux semaines, beaucoup trop...

Désert

Arrivé à l'endroit où se trouvaient garés les véhicules, il ne reste que le fourgon. J'imagine que le chauffeur est parti en douce avec la voiture quand il a vu que les affaires tournaient mal. Je ne suis pas très enchanté à l'idée de repartir avec deux cadavres derrière moi. Je ne le suis pas plus à celle de devoir les sortir. Mais si je me déplace avec ce véhicule, je ne pourrai pas garder ces deux macabés à l'arrière, je me ferai repérer en moins de deux, et je risque gros. J'espère surtout que le camion marche toujours... Je reste quelques secondes, pensif, regardant un peu les alentours, aucune chance que je reparte à pieds, avec ma blessure à la jambe... Nous sommes vraiment en pleine cambrousse, pas âme qui vivent à l'horizon... Je prends finalement mon courage à deux mains, et je tire les deux corps à l'extérieur. Je conserve leurs vestes, mes habits étant couverts de sang et pratiquement complètement déchirés et brûlés. Avec l'une d'elles je confectionne un pansement de fortune pour ma jambe. Je range les deux pistolets dans la boîte à gants. Il y a une horloge dans le fourgon, il est 23 heures 40. Si nous sommes le même jour que celui où je me suis fait enlever, nous avons roulé six bonnes heures. Nous avons pu faire plusieurs centaines de kilomètres en tout ce temps. Je préfère partir au plus vite et ne pas moisir ici. Les clés du fourgon se trouvent sur le contact et il marche toujours. La réserve d'essence est très basse, j'espère que je vais pouvoir rejoindre une station-service, ou au moins m'approcher d'une habitation. Ils avaient peut-être prévu de rouler au plus vite le plus loin possible sans faire le plein, et de revenir avec la voiture. Je repars doucement sur le chemin de terre, en tentant de trouver le régime où je serais susceptible de faire le plus de kilomètres, sans accélération brutale. Je m'habitue assez vite au poste de conduite à droite. Mais il faut dire que la chose est rendue facile par l'inexistence d'autre véhicule ; je ferai sans aucun doute moins le malin en circulation, si j'y arrive...

Une heure plus tard le chemin de terre ne semble pas en finir, et malheureusement il vient à bout de mon fourgon ; à peine plus de quinze miles. Il ne me reste plus qu'à continuer ma route à pied. Je récupère la veste restante, bien qu'il fasse plutôt bon malgré la nuit tombée. J'y range ma pierre dans une poche. Je ne suis pas fatigué, je pourrais dormir ici en attendant le jour, mais je préfère m'éloigner tout de suite et ne pas prendre le risque d'être pris sous la forte chaleur qu'il risque de faire en plein jour.

J'ai conservé une arme avec moi, je ne sais pas trop quel genre d'animaux traînent dans les parages. J'ai toujours aussi soif et je commence aussi à avoir très faim. Je boite et la douleur à ma jambe s'amplifie. Je devrais me reposer un peu avant de marcher. Je cède finalement au bout de trois heures, exténué par la faim et le mal. Je trouve un coin un peu abrité, entre une grosse pierre et un petit talus, et m'y endors difficilement, inquiet des bruits de la nature. Cette nuit me rappelle ma marche dans le Texas. Je rêve qu'une aussi jolie fille, telle que Deborah, vienne me réveiller. Mais ce ne sont que des fantômes, un mélange de mes agresseurs du Mexique, de Sydney, et des deux monstres de la veille, qui me donne le bonjour en cette nouvelle journée. Je me réveille au petit matin complètement courbaturé et perturbé par mes cauchemars. J'ai assez mal dormi et je meurs de faim ; mon ventre me tiraille. Si seulement je pouvais trouver un koala, je pourrais me faire un rôti.

Mardi 19 novembre. Il fait chaud dès le petit matin. J'ai terriblement soif, et je n'ai presque plus que cela à l'esprit. J'en oublie presque toutes mes aventures de la veille, qui ne tournent dans mon esprit que comme un mauvais rêve. Tout n'est d'ailleurs bien qu'un mauvais rêve, tout est tellement fou, de toute façon, que ce n'est sans doute qu'un mauvais rêve... Enfin, je suis quand même en train de boiter en plein milieu du semi-désert australien avec un satané mal de tête et aucune idée de comment me sortir de ce mauvais pas. Je marche deux heures, pas plus ; j'ai mal à la tête, entre le Soleil et la déshydratation j'ai du mal à savoir quel est le pire. Hein ! Soleil ! Tu pourrais être un peu plus cool avec moi, je ne t'ai jamais trahi... Je ne pourrai pas continuer dans ces conditions très longtemps... Il faut que j'attende le soir ou trouve de quoi boire et manger. Mais le coin est encore plus désert qu'autour du fourgon. Il n'y a que de basses collines et quelques arbres épars qui poussent dans du sable rouge. L'herbe au sol est brûlée par le Soleil et n'a même plus qu'un vague souvenir de sa couleur originelle. Je vais devoir quitter le chemin, il semble se diriger vers des endroits encore plus arides. Je devrais tenter d'aller vers les petits bois que je vois sur la droite, en espérant y trouver de l'eau, des animaux ou des insectes.

Tout est tellement sec, je n'ai absolument rien trouvé en deux heures. J'ai bien goûté quelques plantes, mais le goût était affreux, et je n'y ai pas trouvé la moindre trace d'humidité. Je me repose à l'ombre d'un arbre, me demandant comment je pourrais bien me sortir de là. Je suis dans un piteux état. La cheville gauche gonflée, deux blessures à la jambe droite, un tatouage de bracelet en brûlure sur le poignet droit, une cicatrice de balle dans l'épaule, une autre de seringue au ventre, et je passe toutes les blessures superficielles. Décidément ce n'est vraiment pas de tout repos d'être aventurier, et je comprends que l'on n'y fasse pas de vieux os. Finalement je me demande si je ne préférais pas faire des images de CD pour Mandrakesoft, mes petits programmes sous Linux et des junk-food parties avec mes potes... Mais c'est le passé, à présent je suis perdu je ne sais où, sans rien à manger, sans eau et sans savoir quelle direction prendre, et pour couronner le tout je suis recherché partout dans le monde par des tueurs et autres tarés qui font griller des gars dans des fourgons, sans que je n'y comprenne que dalle. J'ai quand même la chance qu'une nana top-model me sauve des mauvaises passes de temps en temps, c'est vraiment super...

Je nage en plein délire, à croire que le monde part complètement en vrille... Je dois être dans la matrice et ça commence à bugguer sévère...

Je somnole ou avance d'arbre en arbre le reste de la journée, maudissant mon sort et pestant contre la chaleur. Je ne dois pas avancer de plus d'un kilomètre ou deux. Je m'interroge s'il ne serait pas plus prudent la nuit tombée de retourner marcher sur le chemin par lequel nous sommes arrivés. L'Australie est immense et suivant où nous nous trouvons, je pourrais marcher des jours sans jamais trouver ni eau ni route, et mourir desséché dans un coin sans que jamais personne n'en ait écho... J'ai repéré où se couchait le Soleil et qui doit indiquer l'Ouest. C'est dérangeant de voir le Soleil au nord tourner à l'envers. Sydney étant dans l'Ouest de l'Australie... J'ai une hésitation, je ne sais plus. Je ne sais plus si Sydney est à l'ouest ou à l'est. Je suis vraiment découragé d'être aussi nul en géographie. Je me dis alors à bien y réfléchir qu'il est plus prudent d'aller au sud. Même si malheureusement je vais revenir sur mes pas.

La nuit tombe, je me remets à marcher plus sérieusement. J'ai beaucoup de mal. J'ai toujours l'arme avec moi, dans l'espoir de dégommer un kangourou qui passe, ou un koala, ou n'importe quelle bestiole locale avec un peu de viande, au diable les protéines végétales ! J'avance pendant plusieurs heures. Soudain je croise une sorte de gros lézard, je lui pars après en courant mais impossible de mettre la main dessus. De plus je vois très peu dans l'obscurité. C'est vraiment trop bête ! J'aurais dû le flinguer dès que je l'ai vu. Je suis tout de même un peu sceptique à la fois sur ma capacité à atteindre un lézard avec un pistolet et sur l'intérêt de gâcher une balle pour si peu. Bref, je marche encore deux ou trois heures, et je m'arrête, trop épuisé, lassé, meurtri, affamé, assoiffé, blessé, enfin bref, dans un bien piteux état. J'ai terriblement mal à la tête, et mon esprit n'est plus très clair. J'ai peur de faire une bêtise et je me demande si je ne ferais pas mieux de me débarrasser de mon arme. Je prends ma pierre dans la main, la serre fort en me convaincant que je vais mieux, et je m'endors pour une nouvelle nuit dans la nature.

Mercredi 20 novembre. Je n'ai dormi que quelques heures, réveillé par la chaleur et la lumière, entre cauchemars et réalité. Je me redresse un peu et m'assois et reste ainsi un moment, les yeux et l'esprit dans le vide. Il faut que je trouve de l'eau avant demain soir ou je suis foutu. J'ai déjà un réconfort, depuis que je suis perdu, je ne me fais plus courir après par des hommes de l'organisation. Espérons si je m'en sors que cette petite escapade leur aura fait définitivement perdre ma trace. À ce sujet je me dis que je ne devrais pas retourner à Sydney, mais à une autre ville ou se trouve un Consulat français, de façon à ne pas de nouveau me faire remarquer. L'organisation ne doit pas se trouver dans toutes les villes, il ne peut pas y avoir un réseau aussi grand sans que jamais personne ne s'en soit aperçu. Ce doit être ma seule réflexion intelligente de la journée... Jusqu'au soir je marche doucement en faisant de nombreuses pauses. Pas de trace d'eau ni de vie. Toujours cette chaleur. J'ai dû parcourir quinze kilomètres la nuit précédente, et aux alentours d'une dizaine dans la journée. Quand le Soleil tape vraiment trop fort je tente de me reposer sous la plus grosse ombre que je trouve. J'ai la gorge sèche et la déshydratation ne fait qu'empirer de plus en plus ma migraine. Les heures passent. Le Soleil descend un peu. Une fois celui-ci un peu moins haut dans le ciel je reprends la route. J'avance lentement, presque comme un zombi. La nuit tombe. J'ai encore croisé un lézard, mais impossible de l'attraper. Je crois que je serais prêt à manger n'importe quoi. Il est peut-être temps que je me mange un bras, je me suis toujours demander à quel niveau de désespoir et de faim il devenait opportun de se manger un bras...

Je marche une bonne partie de la nuit. Je n'ai même plus sommeil, plus envie de dormir. De plus, c'est la nuit que j'ai le plus de chances de choper un de ces fichus lézards. Le paysage ne change guère et les arbres et la nature ne semblent pas vraiment être plus verts ni plus denses. Je me demande si je fais le bon choix en me dirigeant vers le Sud. J'avance de plus en plus lentement, j'ai tellement mal à la tête que dois parfois garder mes bras autour pour me soulager. Soudain un lézard me file entre les pattes. Je me lance à sa poursuite comme par réflexe, et j'ai la veine de lui écraser la tête avec mon pied, même si je me déséquilibre et tombe juste après. C'est un beau spécimen, il doit bien peser deux ou trois cents grammes. J'espère que ces bestioles n'ont pas de poison sur la peau comme certaines variétés. Je tente malgré tout de la lui retirer, mais ce n'est pas aussi facile que pour la peau de grenouille, surtout que comme tout appareil contendant je n'ai que mes dents. Je m'installe alors pour manger. J'ai tellement faim que je rogne la moindre petite partie de viande, qui n'a d'ailleurs pas vraiment de goût, même si j'ai un goût assez foireux à la base. Je laisse tout de même une partie des os et les tripes, je le regretterai peut-être plus tard, mais l'odeur est trop désagréable, et puis après ses cuisses charnues je peux bien faire un peu le difficile. Satisfait de mon festin, je fais une pause, puis je repars, avec un peu plus de courage, et dans l'espoir d'en attraper un autre.

Mais ils se sont donnés le mot, et je n'en croise plus un seul de la nuit. Je n'ai pas beaucoup plus avancé que la journée précédente, voire sûrement moins car ma progression est de plus en plus délicate. Quand les lueurs du jour pointent à l'est, je vais me reposer sous un arbre. Je dors plusieurs heures. Je me réveille lors de la plus forte chaleur, le Soleil étant presque au zénith. Jeudi 21 novembre, voilà maintenant deux jours et demi que je marche. Je ne sais pas combien j'ai parcouru. Au total je pense avoir marché près de cinquante kilomètres. Mais depuis que je me dirige exclusivement vers le Sud, je n'ai dû parcourir qu'un peu plus d'une trentaine de kilomètres. Sachant que j'avais roulé un peu plus de vingt kilomètres avec le fourgon, je dois me trouver à peine à dix kilomètres plus au sud de l'endroit où nous étions garés. Ces calculs n'ont pas pour effet de me donner espoir. J'attends la majeure partie de l'après-midi, très déprimé. J'avance de quelques centaines de mètres, peut-être un kilomètre. Je n'en peux plus. Je sens toutes mes forces me quitter. J'ai du mal à faire le moindre mouvement. Le lézard de la nuit précédente m'avait donné un peu de courage, mais il s'est dorénavant évaporé sous le brûlant Soleil, et il ne me reste plus que le mal au ventre de mon estomac qui gargouille.

J'attends de longues heures que la chaleur tombe. Je crois que j'ai des hallucinations. Je me suis retrouvé à un moment à pointer mon pistolet en direction d'un arbre en pensant que c'était un kangourou. Je ferais vraiment mieux de jeter ce truc, il va me causer des ennuis. Je crois voir des lézards partout. Je ne sais pas si je rêve ou si j'hallucine, il y en a même qui me parlent. Cela devient vraiment très dur. Je jette mon pistolet dans un buisson, rassuré que cette décision m'empêche de faire quelque chose que je pourrais regretter. Et puis tant pis pour les kangourous, je les tuerai à mains nues les salopiauds !

Le soir arrivé je reprends ma pierre dans ma main, je tente de m'éclaircir les esprits, je me concentre et je me lève pour repartir. Je marche doucement mais sûrement. J'ai mal de partout et la tête qui tourne. Mais je tiens bon et je ne pense qu'à une seule chose, avancer. Je croise plusieurs lézards, une souris et entends des oiseaux. Bien sûr je ne réussis pas à en attraper, je n'en ai pas la force, mais de voir un peu plus de vie me remonte le moral. Je me traîne jusqu'au petit matin, et je suis enchanté de me rendre compte que la végétation est un peu plus verte, et plus touffue. Je tente de poursuivre mon chemin tant bien que mal dans le matin naissant. Mais je dois faire une pause, exténué.

Vendredi 22 novembre. Je crois que je suis fichu... J'ai dormi un peu. J'ai bien l'air de me rapprocher d'un endroit plus humide, mais je ne parviendrai pas à y arriver. J'ai des hallucinations à longueur de temps, je ne sais même plus si les animaux que j'ai vus la nuit dernière étaient bien réels. Je crois que je ne pourrai plus me relever. C'est trop bête de finir là contre un arbre... 22 novembre, quelle ironie, c'est l'anniversaire de mon entrée à Mandrakesoft, 22 novembre 1999, voilà trois ans... Bien belle date pour mourir... C'est vraiment mal fait la vie, je ne peux tout de même pas me laisser mourir perdu au fin fond du monde, si loin, si loin de mes amis, si loin de ma vie, si loin de mes montagnes... La nostalgie me redonne un peu de courage, je me relève, difficilement. Je me persuade de ne plus faire de pause, car si je m'endors j'ai peur de ne plus me réveiller. Ma progression est lente, si lente. Je dois forcer pour demander à chaque membre d'avancer. Plusieurs heures doivent s'écouler sans que je ne parcoure plus de quelques kilomètres. Je sens des changements dans mon corps. Il fait très chaud à l'extérieur, mais je ressens en plus une chaleur à l'intérieur de moi. Comme une douleur diffuse, une sorte de brûlure qui me pousse à marcher. Une tension qui prend presque le contrôle, qui marche à ma place. Je suis à deux doigts de dormir debout.

Toujours vendredi, début de soirée, j'ai cru entendre un klaxon. Je tends l'oreille, et il me semble percevoir un bruit de moteur. J'ai froid. Il doit faire plus de trente degrés mais j'ai froid. Je veux encore avancer pour tenter de trouver cette hypothétique route, mais je m'écroule au sol. Mon regain d'attention a aussi ramené au galop la fatigue, le mal, la soif, la faim et la migraine. Je tombe au sol et m'endors sur place. Des animaux ! Je suis réveillé par le bruit de multiples petites bêtes au milieu de la nuit. Des souris, des lézards, des insectes. Dans un dernier sursaut d'énergie, je parviens à attraper de nouveau un lézard. Je dévore tout cette fois-ci, la peau, les tripes et le reste. Mon ventre me fait terriblement mal. Je mange aussi quelques grillons et autres sortes de sauterelles que j'arrive sans trop de mal à capturer. J'ai beaucoup plus de mal avec les souris qui sont encore trop rapides pour moi. Bref, cette nuit me permet de regagner quelques forces. Je n'ai toujours pas trouvé d'eau mais j'imagine que j'en ai tout de même absorbé en mangeant les lézards. Je me rendors un peu plus tard, le ventre un peu moins vide que jusqu'alors. Je retiens quelques hypothétiques larmes.

Samedi 23 novembre. Je suis persuadé d'avoir entendu de nouveau un bruit de voiture ou de camion. J'ai repris un peu de forces et il est vrai que la nature est plus verdoyante. C'est plutôt bon signe. C'est avec un peu plus de courage que je repars, toujours en direction du Sud. Je presse le pas, ou tout du moins m'en donne l'impression car j'avance toujours à une vitesse d'escargot, quand je vois l'herbe verdir, et plusieurs oiseaux dans les arbres alentours. Je mange un peu d'herbe verte, pensant que si je ne peux pas assimiler la cellulose, j'y trouverai peut-être un peu d'eau. Le sable laisse petit à petit place à de la terre sèche puis de plus en plus humide. Je croise un kangourou, ou un truc qui ressemble ! Ah dommage que je n'aie plus mon pistolet ! J'aurais fait un festin royal ! Mais je n'en suis pas désolé outre mesure tant la vue de la nature verdissant m'enchante. Je marche encore deux ou trois heures avant d'être en vue d'une grande rivière. Elle ne doit se trouver qu'à deux ou trois kilomètres dans cette vaste plaine, mais mon courage n'en a pas moins encore ses limites, et je dois faire une pause. Je décide de tenter d'attraper quelques insectes, ou autres lézards et souris. Je m'offre le luxe de faire le difficile et de ne pas attraper une grosse araignée. Je crois qu'il me faudrait être à l'article de la mort pour manger ce genre de bestiole, et encore, seulement grillée et avec beaucoup de pain. Je préfère me contenter de quelques sauterelles et sorte de cafards. Le plus désagréable dans ces bestioles c'est leur petites pattes qui remuent quand on les mange. Je digère mon frugal repas lors d'une sieste d'une heure ou deux à l'ombre d'un grand arbre, peut-être un baobab, mais je n'en suis pas sûr.

Ce que je croyais être la rivière n'est que le début d'une zone plus ou moins marécageuse qui l'entoure. Je bois quelques gorgées, mais je m'abstiens d'en faire plus, très suspicieux de ses eaux troubles stagnantes. Je tente de remonter un peu le long pour trouver un passage un peu plus au sec. C'est tout de même incroyable d'être bloqué par de l'eau après trois ou quatre jours de sécheresse ! Il me faut plusieurs heures et c'est après que le Soleil a commencé à décliner dans le ciel que je m'approche de la rivière proprement dite. Il y a de nombreux arbres aux alentours. La route se trouve un peu plus loin sur l'autre rive, je l'ai entr'aperçue à un moment où la vue n'était pas masquée par des arbres. J'hésite à traverser la rivière à la nage, pas très sûr d'en avoir la force. Je préfère suivre la rive en amont, dans l'espoir de trouver un passage plus évident. Je bois de nouveau quelques gorgées dans la rivière, l'eau n'y est pas claire mais déjà un peu moins trouble que dans les marécages.

La route semble se rapprocher de l'autre rive, et ce serait vraiment une chance si elle pouvait traverser la rivière. J'ai effectivement cette chance, alors que le soir tombe, j'entrevois un pont sur la rivière. La route n'a pas l'air très fréquentée. Les arbres me masquent la plupart du temps l'horizon, mais je n'ai pas dû entendre plus de deux ou trois passages depuis le début de la journée. Je suis très fatigué mais j'insiste jusqu'à l'arrivée aux abords de la route. Je décide alors de dormir là, sur un côté assez en visibilité, dans l'espoir que quelqu'un m'aperçoive et s'arrête. Il est déjà tard, sûrement plus de minuit ou une heure du matin, et je m'endors, presque réconforté, dans l'herbe verte.

Je suis réveillé tôt. Dimanche 24 novembre. J'ai encore très faim et terriblement soif. Mais j'ai aussi un peu mal au ventre et je ne voudrais pas que cette eau me cause plus de mal que de bien. De plus je me suis persuadé que j'allais croiser quelqu'un dans les heures qui viennent. Nous sommes dimanche, c'est vrai, mais tout de même, j'espère que je ne vais pas finir ici, si proche de trouver une issue. Je marche un peu, en suivant le bord de la route. Le Soleil se lève. Il fait toujours aussi chaud. Mais désormais je ne sais vraiment plus que faire à part attendre, et le courage me manque pour avancer plus loin. J'ai vraiment soif et, au bout d'un petit moment, n'en pouvant plus, je me dirige vers la rivière pour boire de nouveau. Ce sera peut-être fatal mais j'ai trop mal à la tête pour m'en passer. Je fais une courte pause près de la fraîcheur puis retourne vers la route ; il me faut une dizaine de minutes pour aller de l'une à l'autre. Je ne sais trop si rester là ou avancer. Je marche doucement sur le bord, sans réelle conviction d'une direction à prendre. Je me tiens du côté où les voitures viennent dans mon sens, sachant que je suis en Australie.

J'ai toujours la veste sur moi, je l'avais conservée pour me protéger du Soleil. Elle est pleine de sable et de terre, mais elle fait encore son office. Je récupère ma pierre dans l'une des poches, et je commence à parler tout seul. Subitement je m'arrête net, persuadé d'avoir entendu un bruit de moteur. Je scrute l'horizon, et je crois distinguer effectivement un camion. J'attends quelques secondes. Il semble rouler très vite. Je commence à faire des signes très tôt, de façon à ce qu'il ait le temps de ralentir, je me rappelle de ses contes de mon enfance des camion-trains du désert australien, tellement lourds qu'ils leur fallaient, une fois sur leur lancée, près d'un kilomètre voire plus pour s'arrêter. Le camion en question n'a pas l'air d'un de ces trains roulants, il approche néanmoins bien vite et ne semble pas vraiment baisser son allure. J'espère qu'il m'a vu. Je vais même en plein milieu de la voie et saute sur place en décrivant de grands mouvements avec les bras. Je commence à m'inquiéter un peu, il n'est plus qu'à quelques centaines de mètres et il roule toujours aussi vite. Je retourne sur le bord de la route, par prudence, peut-être le conducteur est-il somnolent ou n'ont-ils pas l'habitude de s'arrêter pour si peu. Son moteur vrombit et il avance à une vitesse folle. Je suis vraiment très perplexe. Je m'éloigne encore un peu du bord, de peur que le conducteur ne se soit endormi et le camion lancé à toute allure sans contrôle.

Il quitte subitement la route dans ma direction. Il y a bien un conducteur. Terrorisé je cours dans le sens opposé, mais je n'ai aucune chance de lui échapper, je m'y suis pris bien trop tard. Je me retourne, et alors qu'il fonce droit sur moi à pleine vitesse, je me recroqueville, me protège avec mes bras, serre ma pierre de toutes mes forces, bande tous mes muscles et me prépare au choc. Adieu, vie ! Tout se passe très vite. Et au moment où il va pour me percuter, je ferme les yeux et crie. Une explosion se produit. Mon corps est projeté et comme écartelé, je sens une brûlure intense en moi. Mes habits se consument et partent en lambeaux. Le camion est lui aussi propulsé à plusieurs mètres de hauteur par l'explosion, et, emporté par sa vitesse, il se couche et glisse sur plusieurs dizaines de mètres sur le bord de la route. Je retombe au sol et roule moi aussi sur plusieurs mètres. Je perds connaissance.

Je suis réveillé un petit peu plus tard, sans doute seulement quelques minutes, par la fille, toujours la même. Je suis sur le côté. Je ne sais pas si je peux bouger. Je suis nu. Elle me parle en français.

- Vous allez bien ?

Je fais un effort pour tenter de lui répondre. Je parle d'une voix faible parsemée de gémissements.

- Bien n'est peut-être pas le terme le plus adéquat.

Je tente de bouger et me placer sur le dos. Mais je n'y parviens que partiellement. J'ai les jambes sur le côté. Je n'arrive pas à les bouger.

- C'est vous l'explosion ?

Elle est gênée, elle répond finalement.

- Oui, en partie au moins.

Comment a-t-elle pu me retrouvé ? Elle doit m'avoir suivi !

- Mais ? Vous m'avez suivi pendant tous les jours précédents ? Pourquoi ne m'avez-vous pas aidé ? Pourquoi toujours attendre le dernier moment ?

- Eh bien, euh... Il ne me semblait pas que vous aviez besoin d'aide.

Je laisse échapper un rire sarcastique.

- Pas besoin d'aide ! Mais j'étais à moitié mort complètement déshydraté ! Comment n'aurais-je pas eu besoin d'aide dans ces conditions ?

- Peu importe, vous êtes toujours en vie, non ? Bon, je dois vous rendre un autre service. Tournez-vous mieux que ça et écartez la jambe.

- Quoi ? Un autre service, écarter la jambe ? Une petite envie ? Vous voulez pas plutôt me donner un peu d'eau, j'en ai plus besoin le moment présent ; je pense que je pourrais me passer du reste, ne vous fatiguez pas.

Elle ne semble écouter que vaguement ce que je dis, il faut dire que je ne suis pas sûr que mes paroles soient faciles à distinguer.

- Pardon mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

- Rien rien, ne faites pas attention je déconnais, mais vous n'avez vraiment pas d'eau ?

- Non je n'ai pas d'eau, mais vous pourrez ensuite aller voir dans le camion, je crois qu'il transporte des produits alimentaires. Mais avant je dois vous enlever quelque chose, montrez-moi votre jambe gauche.

- Ma jambe gauche ? Mais c'est dans ma jambe droite que j'ai reçu une balle avant que vous ne tuiez mes poursuivants l'autre jour. Comment avez-vous fait, d'ailleurs ?

- Oui mais c'est dans votre jambe gauche qu'il se trouve quelque chose que je dois enlever. Croyez-moi c'est pour votre bien.

Elle se moque vraiment de ce que je dis.

- Ma jambe gauche ?...

Je ne comprends pas. Je reste perplexe quelques secondes, mais j'ai soudain un flash.

- Ma jambe gauche ! Le Texas ! Un émetteur ?

Elle est surprise. Elle se tait.

- Alors ? C'est bien ça ! Quand ils m'ont tiré dessus de l'hélico, ils m'ont foutu un mouchard dans la jambe ! Ah je l'avais pressenti à l'époque ! Pourquoi l'avais-je oublié ? Je suis vraiment trop bête !

- Euh... Si vous parlez du désert avant que la fille ne vous trouve, oui c'est sûrement à ce moment qu'ils vous l'ont mis. Mais je ne me trouvais pas là quand...

Elle se tait, sûrement parce qu'elle pense en avoir trop dit. Elle me suis donc depuis bien plus longtemps ! Qu'est-ce que c'est encore que ces histoires ?

- Et depuis quand vous me suivez ? Depuis le Mexique ?

- Eh bien, euh, je vous ai repéré la première fois avec la fille quand elle vous a trouvé dans le désert.

- Quoi ! Vous me suivez depuis tout ce temps ! Et vous ne me l'avez pas enlevé avant ! Et pourquoi n'avez-vous rien fait quand j'ai manqué de me faire tuer au Mexique ?

- Eh bien, euh, je n'étais pas au Mexique. Et j'avais besoin de cet émetteur pour vous suivre.

Elle parle toujours d'une voix hésitante, presque gênée, comme si elle savait avoir fait quelque chose de très mal, et avait peine à l'avouer. Peut-être aussi qu'elle veut en dire le moins possible. Pendant que nous parlons, elle me place comme un bracelet métallique, ou un bandeau plutôt, autour de la jambe.

- Et eux aussi, donc, ils me repèrent avec ce truc, c'est pour cette raison qu'ils me retrouvent toujours où que j'aille ?

- Oui. C'est la raison pour laquelle je vais vous l'enlever. Préparez-vous ça va être douloureux.

Quand elle met en marche son appareil, je suis plié par la douleur et je me redresse pour repousser la fille. Mais elle me bloque, et avec son genoux sur mon torse, elle me tient plaqué au sol. Je sens comme de multiples petites pierres qui me transpercent la jambe. Elle amplifie alors la puissance de son appareil, qui doit être une sorte d'aimant très puissant qui attire l'émetteur. Elle reste encore quelques secondes puis se relève et me retire le bracelet de métal. Je souffle, tétanisé par la douleur, je ne peux dire un mot.

Au bout de quelques minutes la douleur est un peu moins forte.

- Ça va ?

Je reprends mes esprits.

- Oui ça va. Merci en tous cas. Mais il m'a semblé sentir plusieurs trucs qui sortaient ?

- Oui il y avait plusieurs bouts.

- Ha ? Mais qui êtes-vous, et que voulez-vous ? Pourquoi me suivez-vous ?

- Est-ce que je peux vous demander encore un service, retournez-vous quelques instants. Mettez-vous sur le ventre.

Je m'exécute et me tourne doucement pour me retrouver sur le ventre. J'entends comme un gros bourdonnement, sûrement encore l'un de ses appareils. Je repose mes questions. Aucune réponse. Je me retourne à moitié.

- C'est bon je peux me retour....

Elle a disparu. Elle n'est plus là. Je regarde aux alentours mais aucune trace. Je retombe sur le dos, fatigué de toutes ces aventures et de tous ces mystères...

Je me relève difficilement après quelques minutes. Je ne dois pas rester ici. La police ne va sûrement pas tarder, et c'est le plus sûr moyen de me faire retrouver. De plus s'ils ont vraiment perdu mon signal quand elle m'a retiré l'émetteur, ils vont se ruer ici pour retrouver ma trace au plus vite. Cependant il faut que je trouve des habits, je ne peux pas rester nu. Je crains aussi que le chauffeur du camion ne soit pas achevé et qu'il puisse encore m'attaquer. Ma pierre ! Je l'ai lâchée dans le choc et il me faut une bonne vingtaine de minutes pour la retrouver.

Une voiture ! Je suis surpris et je ne sais que faire ; je n'ai pas le temps d'aller me cacher. Elle roulait lentement et je n'ai pas fait attention. Tout se passe très vite dans ma tête. Ce n'est pas une voiture de police et je me dis que je peux peut-être profiter de la situation. J'espère que ce ne sont pas des membres de l'organisation. C'est une camionnette 4x4 qui date un peu ; elle se gare au bord de la route et un vieux monsieur en sort.

Patrick

- Que se passe-t-il ? Vous avez eu un accident ? Pourquoi êtes-vous tout nu et recouvert de blessures ?

- Je, je... Je me suis fait prendre en stop par ce camion. Mais le conducteur a tenté d'abuser de moi... Nous nous sommes battus. Il a alors perdu le contrôle et... J'ai tout juste eu le temps de sauter avant qu'il se renverse sur le bord.

Je suis conscient que ce n'est pas très crédible qu'un chauffeur tente d'abuser de moi alors qu'il conduit, mais j'espère que ce vieux monsieur n'aura pas cette présence d'esprit.

- Mon Dieu mais c'est affreux ! Et le chauffeur, il est mort ?

- Euh, je ne sais pas, je viens tout juste de retrouver mes esprits.

- Attendez, il faut que j'appelle la police et une ambulance !

- Non s'il vous plaît ! Ne pourriez-vous pas m'emmener d'ici tout d'abord, je ne veux pas rester ici.

- Mais, euh, non il faut que vous alliez dans un hôpital, vous êtes blessé.

- Non ne vous inquiétez pas ce n'est rien, je vais bien ; mais je voudrais partir d'ici au plus vite. Pourriez-vous m'emmener à la ville la plus proche ?

- Mais si, regardez ! Votre jambe, vous saignez !

- S'il vous plaît monsieur, je vous en supplie, partons d'ici, vous pourrez appeler la police de votre voiture et leur indiquer le lieu de l'accident. Mais je ne voudrais pas être retrouvé ici.

- Bon d'accord si vous insistez, mais je vais d'abord vérifier que je ne peux pas venir en aide au conducteur, vous comprenez, je ne peux pas le laisser comme cela s'il est blessé.

- Je comprends, mais faites très attention, il est peut-être toujours dangereux.

Il s'avance vers le camion. Je tente de le suivre mais il marche plus vite que moi et j'ai très mal à mes jambes. Il court même un peu. Arrivé devant le camion, il pousse des cris d'étonnement. J'arrive quelques secondes après lui. La cabine est complètement défoncée. Le moteur a fondu et est remonté en partie dans l'habitacle. Ce dernier est complètement explosé. Les vitres sont toutes brisées et le corps du conducteur est éparpillé en lambeaux dans la cabine.

- Mon Dieu, mais on dirait qu'il a explosé, c'est un vrai carnage !

Le vieux monsieur s'avance pour vérifier mais il ne reste rien du conducteur. Je suis rassuré, j'avais le coeur qui accélérait en m'approchant, de peur qu'il ne soit encore en vie et ne nous saute dessus. Mais le vieux monsieur se retourne en secouant la tête.

- Non, il n'en reste pas des morceaux plus gros que le poing, c'est vraiment affreux, j'en ai la nausée. Vous avez raison, partons d'ici.

Je monte avec lui dans la voiture. Il appelle la police et indique le lieu de l'accident, puis nous partons. Il m'explique qu'il habite Lake Cargelligo, qui se trouve à environ trente miles d'ici. C'est marrant il parle en miles alors qu'il me semblait que l'Australie était passée au système métrique. J'avais lu un article sur les campagnes lancées pour faire la transition. Toutefois les panneaux sont toujours indiqués en miles, j'imagine que l'Australie n'est peut-être passée au système métrique que dans les documents officiels. Il continue et raconte qu'il était la veille chez son fils, pour l'anniversaire de son petit-fils, et il a passé la nuit là-bas pour ne rentrer qu'au matin. Il me demande d'où je viens car je n'ai pas un accent australien, bien que plus du quart des autraliens ne soient pas nés en Australie, explique-t-il. Je ne sais pas si je dois lui raconter mon histoire ou pas. Si jamais je lui dis tout il va croire que j'invente et risque d'appeler la police. Je décide de tenter d'en inventer le moins possible mais de rester vague sur les détails. Je lui confirme que je ne suis pas australien mais français. Je lui parle de mon arrivée à Sydney, que l'on m'a volé mes papiers et tenté de me kidnapper. Que je suis allé à l'hôpital à Sydney, puis au Consulat, et que par la suite je devais me rendre à la capitale pour pouvoir être rapatrié en France. Et comme je n'avais pas de papiers ni d'argent j'ai fait du stop, jusqu'à en arriver là. Je croise les doigts pour que la capitale de l'Australie ne soit pas Sydney comme il me semble, même si je ne saurais pas dire quelle ville l'est. Melbourne ou Adélaïde, sûrement.

- Ils vous ont obligé à aller à Canberra alors que vous n'aviez plus d'argent ni de papiers ! Mais ce n'était pas du tout la route !

Eh bien je me rends compte que j'avais tout faux, Canberra est la capitale, et je ne suis pas du tout sur la direction. J'invente une excuse.

- Pour être franc je n'ai absolument aucune idée d'où se trouve la capitale, et quand j'ai demandé au chauffeur du camion il m'a dit qu'il s'y rendait, je l'ai cru.

- Pauvre gars, vous avez de la chance de vous en être sorti vivant, même si vous êtes dans un piteux état. Quoique c'est déjà mieux que le conducteur. Je m'appelle Patrick Eccles.

- Je m'appelle François Aulleri, enchanté. Je ne vous remercierai jamais assez de m'avoir sorti de cette mauvaise passe.

Lundi 16 décembre 2002

Nous nous serrons la main. Je remarque un panneau étrange qui parle de "Fruit Fly exclusion zone", et d'amende si un contrôle révèle que nous transportons des fruits frais sur nous. Je demande des explications à Patrick. Il raconte que pour préserver toute une zone du New South Wales, qui est la région de l'Australie dans laquelle nous nous trouvons, d'une contamination par un parasite, il est interdit de traverser cette zone avec des fruits frais qui pourraient en contenir des larves. Par conséquent les voyageurs sont invités à manger ou jeter leurs fruits avant de rentrer dans la zone, qui s'étend du nord de Melbourne jusqu'à Broken Hill, et de Wagga-Wagga jusqu'à l'est d'Adélaïde, soit sur plus de soixante mille miles carrés. Cette surface représente près de cent quatre-vingts mille kilomètre-carrés, soit l'équivalent d'un tiers de la surface de la France. Je suis bien étonné par ce système. Suite à ces explications quelques minutes de silence me suffisent pour m'assoupir. Je suis épuisé et, la tension redescendant, je m'endors profondément sur le montant de la portière. Patrick roule doucement, et le ronronnement du moteur sur cette route tranquille, chauffé par les rayons du Soleil levant, favorise d'autant plus mon sommeil.

C'est lui qui me réveille quand nous arrivons chez lui. Il habite une petite maison à l'entrée de la ville. Je ne sais pas trop ce que je dois faire, je n'y ai même pas réfléchi. Mais il me prend de court et me propose de manger avec lui, et de prendre quelques-uns de ses vieux habits qui ne lui vont plus. J'accepte volontiers. Je suis étonné qu'il ne soit pas plus méfiant à mon égard. J'imagine qu'il doit me prendre pour un fugitif, ou quelque chose dans le genre, avec mon empressement à ne pas vouloir être trouvé par la police. Je me permets de lui demander un verre d'eau, car dans toute cette histoire j'ai encore très mal à la tête et presque rien bu depuis près de cinq jours, si ce n'est l'eau de la rivière. Je bois un grand verre d'eau, alors qu'il prépare le repas. Il me demande si j'ai des préférences mais avec la faim que j'ai n'importe quoi fera l'affaire, s'il savait que mes derniers repas étaient constitués de lézards et d'insectes... Il vit seul ici. Sa femme est morte il y a cinq ans, et il va juste voir son fils de temps en temps. Sa fille travaille à Sydney, et il ne la voit que deux ou trois fois par an. Il a l'air triste. Je ne mange pas trop, de peur d'avoir mal à l'estomac, je me rattraperai plus tard. Il s'excuse que ce ne soit pas des mets de très grande qualité, mais qu'il n'a pas tellement d'argent, et vit simplement. Je le rassure que c'était excellent et qu'il faisait déjà beaucoup pour moi. De plus avec la faim que j'avais, j'aurais englouti ses bottes en cuir avec autant d'appétit. Je l'aide après le repas à débarrasser. Il est gêné mais j'insiste. J'espère désormais que je serai tranquille quelques jours. Il me demande si je veux qu'il m'amène tout de suite en ville, ou si je ne préfère pas plutôt me reposer un peu avant. Je le remercie beaucoup et accepte. Mais je lui explique aussi que je pourrai me débrouiller tout seul pour aller en ville. Mais il est vrai, comme il me le fait remarquer, qu'il n'a pas grand-chose à faire et a tout le temps de s'ennuyer.

Il me propose une chambre d'ami pour faire ma sieste. Il habite dans une maison modeste mais qui contient tout de même plusieurs chambres. Il m'indique la salle de bain pour prendre une douche et de quoi désinfecter mes plaies. Il est vrai que je dois empester sans même m'en rendre compte. Depuis le temps que je n'ai pas pris de douche, j'en ai même perdu l'habitude. Je nettoie avec attention mes blessures par balle de la jambe gauche, ainsi que les ravages faits par la fille en retirant l'émetteur. Les émetteurs devrais-je dire, il y a bien une dizaine de marques tout autour de la jambe aux endroits où quelque chose est sorti de l'intérieur. Une fois propre et soigné, recouvert de pansements et de bandages, je m'endors profondément une bonne partie de l'après-midi. Je me réveille quand même plusieurs fois pour boire de grands verres d'eau. Je ne reprends vraiment mes esprits et me lève qu'alors que 7 heures de l'après-midi sont indiquées par le réveil. Il fait encore bien jour. Je vais rejoindre Patrick qui regarde la télévision dans le salon. Il fait sombre, les volets sont presque tous fermés pour ne pas laisser rentrer la chaleur. La maison n'est pas climatisée. Il me propose quelques biscuits avec une boisson chaude ; j'accepte avec plaisir. J'ai de la peine de ne pas lui avoir dit la vérité, il est tellement gentil. Je pense que je pourrais lui raconter ma véritable histoire.

- Vous savez Patrick, je ne vous ai pas tout dit sur mon histoire.

- Oui je sais François, ou du moins je m'en doute. Vous savez l'Australie est un refuge pour beaucoup de personnes qui fuient leur passé. Et ce n'est pas un hasard si un quart des habitants ne sont pas nés ici. Je ne suis pas né ici, François. Mais vous n'êtes pas obligé de me raconter. C'est la règle ici, nous avons tous pu faire des bêtises, mais nous ne parlons pas du passé.

- Je comprends, mais je n'ai pas vraiment de choses à me reprocher ; seulement mon histoire est tellement invraisemblable que j'avais peur que vous n'appeliez la police en me prenant pour un criminel.

Après David, Deborah, et mes amis de Sydney Patrick va être la septième personne à qui je raconte mon histoire. Par rapport à Fabienne et les autres, je rajoute l'enlèvement au consulat, le fourgon, les cadavres calcinés, la course dans le bois, puis les longues journées de marche jusqu'à ce qu'il me trouve. Il m'a écouté silencieusement. Je ne sais trop s'il m'a cru ou pas. Nous restons silencieux un petit instant, puis il laisse échapper une exclamation.

- C'est incroyable. Votre histoire est incroyable. Extraordinaire même. Et j'ai peine à vous croire... Mais qu'allez-vous faire désormais ?

- J'avoue que je n'y ai pas encore réfléchi. Si je continue sur ce que j'avais prévu, le plus logique serait de retourner au consulat à Sydney pour me faire rapatrier. Cependant maintenant que cette fille m'a appris que j'avais un émetteur et me l'a retiré, ce ne serait pas très malin de se jeter dans la gueule du loup de nouveau. Pour cette raison je me dis alors qu'il serait plus sage de tenter d'aller à un consulat ou une ambassade dans une autre ville.

- Vous vouliez vraiment aller à Canberra, alors ? Et cette fille, vous croyez qu'elle nous observe en ce moment ?

- Je l'ignore, mais elle m'a déjà tiré trois ou quatre fois d'affaire sans que je sache pourquoi, alors je ne doute plus de rien. Et oui je pense que Canberra pourrait être une bonne solution, qu'en pensez-vous ?

- Eh bien, j'ai peur que d'aller dans un consulat ne leur permette de nouveau de retomber sur vos traces. En imaginant qu'ils ont des contacts un peu partout ou même juste accès à certains fichiers qui leur donnent des informations sur tout ce qui se passe, ils sauront vite que vous allez prendre un avion pour la France. Le plus sage dans votre cas serait de rester ici vous faire oublier quelque temps, ou de rentrer sous une fausse identité.

- Oui, c'est vrai, il serait le plus intelligent de rester ici une ou deux semaines, et de prendre l'avion avec de faux papiers, mais malheureusement je peux difficilement me le permettre. Déjà, parce que je n'ai absolument aucune idée de comment faire faire de faux papiers, et ensuite parce que je n'ai pas du tout les moyens de rester ici aussi longtemps, je n'ai aucune ressource.

- Je peux peut-être vous aider. Vous pouvez rester ici quelques jours ou même deux semaines, ça ne me dérange pas. Ça me fera de la compagnie. Pour les faux papiers je connaissais par le passé quelqu'un à Melbourne qui était spécialiste. Je le sais car j'ai eu besoin de ses services. Il ne le fait sûrement plus aujourd'hui, mais il sait peut-être à qui demander. Cela vous intéresse ?

- Eh bien, ça parait intéressant en effet. Mais je ne voudrais surtout pas abuser de votre hospitalité, peut-être pourrais-je me rendre utile ou faire quelques petits boulots dans le coin pour récolter un peu d'argent et vous dédommager.

- Bah, ne vous inquiétez pas pour si peu. Par contre il vous faudra sûrement beaucoup d'argent pour payer les faux papiers et le billet d'avion. Malheureusement je ne suis pas sûr que je pourrai avoir assez pour vous donner.

- Vous plaisantez ! Il est hors de question que vous payiez quoi que ce soit. Je tenterai de me débrouiller, je trouverai bien de quoi me faire un peu d'argent.

- Je vais tenter de retrouver le numéro de mon ami à Melbourne, ça fait plusieurs années que je n'ai pas de nouvelles, je ne sais pas trop si l'adresse que j'ai est toujours bonne.

Il se lève et va farfouiller dans un tiroir. Son idée me plaît beaucoup. Faire un faux passeport et partir incognito en France, c'est une très bonne idée. Mais comment vais-je réunir la somme ne serait-ce que pour payer le billet d'avion, il me faudra au moins deux mille euros. Je ne sais pas combien cela représente en dollars australiens. Je lui demande s'il sait combien d'euros fait un dollar australien. Il répond qu'il ne sait pas en euros mais qu'un dollar australien fait environ la moitié d'un dollar américain. J'attends qu'il passe son coup de fil pour savoir si son ami sait comment faire de faux papiers, et combien cette opération couterait.

- Allo, Myriam, Patrick Eccles à l'appareil.

- Oui je vais bien. Oh je ne deviens rien de spécial. Paul est là ?

- Ha ? Oh je suis désolé, toutes mes condoléances. Mais cela fait combien de temps ?

J'ai l'impression que son idée se présente mal. Il passe quelque temps à discuter vraisemblablement de la mort de son ami. Puis il revient au sujet m'intéressant.

- Mais, euh, cela me dérange de te demander une chose pareille, mais j'ai un ami qui a des soucis et, tu comprends...

- Matthias White tu dis ? Très bien je note, tu as son adresse ? Ha, bon Richmond, non bon nous nous débrouillerons.

Je ne suis que distraitement le reste de la conversation. Patrick parlant de lui et des nouvelles du coin. Il raccroche une dizaine de minutes plus tard. Il m'explique que malheureusement, comme je l'avais compris, son ami était décédé. Mais cependant sa femme connaît un ancien élève, si on peut dire, de son mari, qui travaille peut-être encore dans le milieu. Elle n'a pas su lui donner son adresse, mais elle croit se rappeler qu'il habitait vers Richmond, c'est un coin un peu à l'ouest de Melbourne centre.

- Vous avez une idée des prix ?

- C'est très variable, suivant la qualité et suivant qui on est. Si vous vous débrouillez bien, vous pourrez vous en tirer entre deux et quatre mille dollars, dollars australiens. Mais les prix sont peut-être différents. Je ne sais pas si c'est plus dur ou plus facile de nos jours, si cela se trouve cela peut en réalité coûter beaucoup plus ou beaucoup moins cher. Le plus simple étant d'aller sur place demander, ce genre de chose ne se règle pas par téléphone.

Si ces tarifs sont corrects il faut que je trouve au moins huit mille dollars australiens, quatre mille euros entre le billet et les papiers ! Je vais avoir du mal à me constituer une somme pareille. Patrick me propose pour l'instant de dîner. J'accepte et vais l'aider à préparer le repas. Nous mangeons en discutant de ce que je faisais en France comme travail et diverses banalités de nos vies respectives. Je ne lui demande pas pourquoi il est venu en Australie. Suite au repas je vais rapidement me coucher. Je m'endors sans délai malgré ma sieste de l'après midi. Je me réveille de nouveau plusieurs fois dans la nuit pour boire.

Lundi 25 novembre. Grasse matinée. Voilà plus de trois semaines que je suis parti. Et j'ai déjà plus à raconter que dans toute ma vie antérieure... La lumière traverse les interstices des volets ; il fait déjà chaud et le Soleil doit sans doute briller dans le ciel. Je me sens en sécurité ici. Je suis persuadé, ou me suis persuadé tout du moins, qu'ils n'ont aucun moyen de me retrouver. Je suis bien, malgré toutes mes meurtrissures. Les bleus des coups reçus au Mexique et à l'hôpital de Sydney sont en passe d'être guéris. J'ai toujours toutefois une douleur à ma blessure par balle de l'épaule, et mes deux jambes me font souffrir ; ma cheville reste douloureuse quand je marche. Et pour terminer j'ai une souffrance tenace dès que je contracte les abdominaux, à cause de la seringue plantée lors de la bagarre à l'hôpital. Je quitte un peu mon corps pour penser à mon futur proche. Le plan de Patrick de repartir discrètement en France me séduit, mais j'ai vraiment très peu d'idées pour amasser la somme nécessaire. Je pourrais la demander à quelqu'un. Deborah s'était proposée de m'aider si besoin. Cependant la contacter par message électronique ou téléphone me fait un peu peur. Au moindre signe de vie de ma part j'ai le pressentiment que tout va recommencer. De plus s'ils parviennent de nouveau à m'insérer un émetteur, je serais bien incapable de le retirer, je n'ai pas d'appareil comme cette mystérieuse fille, sauf à me couper la jambe, et cette pensée ne me convient guère. Et puis je ne peux pas toujours me reposer sur cette fille, même si elle semble toujours présente pour me sortir d'affaires, quitte à tarder un petit peu, comme dans le désert. Le souci concernant Deborah est qu'ils doivent sans aucun doute la surveiller, comme ils doivent surveiller mes parents et les personnes avec qui je pourrais prendre contact en France. Mais je suis conscient aussi qu'il est peu crédible qu'ils parviennent à filtrer tous les messages électroniques, les coups de téléphone et les lettres qui transitent dans le monde. Pourquoi ne pas envoyer une carte postale anodine à Deborah, en me faisant passer pour un cousin, et lui demander de m'envoyer un peu d'argent ? Mais tout bien réfléchi ce n'est en tout et pour tout pas si difficile pour eux de filtrer mes messages. En ayant accès à mes anciens relevés téléphoniques en France par exemple, et à mes derniers échanges sur Internet, ils connaissent par conséquent la plupart des personnes à qui je serais susceptible de demander de l'aide. Il ne leur reste plus qu'à vérifier leurs courriers, leurs messages électroniques et leurs coups de fil et je serai repéré au moindre signe de vie. Je décide alors de tenter seul dans un premier temps de trouver l'argent indispensable à mon retour, et en dernier recours de faire appel à une personne extérieure. Mais dans un premier temps, je vais donner un coup de main à Patrick, j'entends qu'il s'est levé.

Patrick est toujours très gentil, et nous plaisantons un peu en préparant le petit-déjeuner. Il me demande si je sais désormais ce que je vais faire. Je lui confirme que je m'oriente plutôt vers son idée de trouver de faux papiers et de tenter de rentrer en France en faisant le moins de vagues possible. Mais je m'interroge sur le moyen pour trouver l'argent requis. Je lui pose la question de savoir s'il pourrait y avoir des petits boulots pour moi dans le coin. Il est sceptique, Lake Cargelligo étant une petite ville de mille trois cent habitants dont les emplois sont principalement consacrés aux activités touristiques autour du Lac. C'est là qu'il travaillait auparavant. Mais si ce type de boulot peut vous permettre de vous faire oublier assez facilement, il rapporte assez peu d'argent, même Patrick serait en mesure de me faire embaucher pour quelque temps grâce à ses anciens collègues. Selon lui le plus judicieux pour moi serait d'aller à Melbourne ou Canberra directement, et de chercher du travail sur place. Bien sûr sans papiers ce serait sûrement un travail clandestin, mais ce sera sans doute mieux payé que ce que je peux trouver dans le coin. Je lui dis y avoir pensé, mais qu'il me faut un minimum d'argent pour m'y rendre et y rester au moins quelques jours avant d'hypothétiquement trouver un emploi. De plus je ne sais vraiment pas comment chercher. Il me rassure sur ce côté financier et me promet qu'il peut me donner mille dollars australiens. Cette somme devrait me permettre de trouver une auberge de jeunesse et de survivre pendant au moins quinze jours. Quand à trouver un travail, il me fait confiance, on n'est pas capable d'échapper à une organisation du crime comme je le fais, dit-il, si on ne l'est pas de trouver un travail n'importe où. Je suis flatté bien que dubitatif et je lui répète que je ne veux pas qu'il me donne de l'argent, car je considère que je lui ai déjà causé bien des soucis. Malgré tout je suis conscient que j'ai peu d'alternatives, et de plus je serai en mesure de lui rendre la somme si je parviens à rentrer en France ou ne serait-ce qu'avec l'argent que je peux gagner si je trouve effectivement un travail. Il insiste et je cède finalement. Nous convenons que j'irai avec lui à Griffith le surlendemain, quand il s'y rendra pour faire ses courses. Griffith est un peu la grande ville du coin, qui paraît pourtant bien anecdotique avec ses vingt-deux mille habitants. Mais Patrick concède que l'Australie est un pays très peu peuplé, et qu'il faut souvent parcourir des centaines de kilomètres avant de trouver une ville digne de ce nom.

Pour cette journée de repos, il me propose d'aller me faire visiter les coins dignes d'intérêt. Nous pourrions pique-niquer, propose-t-il ; et en fin d'après-midi, quand la chaleur est un peu moins forte, profiter d'une promenade autour du lac. C'est un programme calme et tranquille qui me réjouit. La journée se passe sans encombre. Je ne suis malgré tout pas entièrement rassuré une fois dehors, toujours sur mes gardes et à l'affût de la moindre personne suspecte. En fin d'après-midi, après un tour près du lac, nous rejoignons un groupe d'amis de Patrick, dans l'une des maisons de la petite ville. Lake Cargelligo ressemble comme deux gouttes d'eau aux villes qui peuplent tous les bons westerns, avec une grande allée centrale entourée de maisons basses. Patrick et ses amis jouent à un jeu dont je ne connais pas les règles, mais j'en profite pour prendre un peu de bon temps et me reposer. Nous ne rentrons pas très tard, mais j'ai suffisamment de sommeil en retard pour m'endormir en quelques minutes.

Mardi 26 novembre. Je me réveille tôt, il faut dire que je n'ai pas depuis deux jours une activité physique intense, et que j'ai beaucoup dormi. Je décide d'attendre un peu au lit pour être sûr de ne pas réveiller Patrick. Pour l'instant je consacre mes efforts à préparer mon retour en France, mais que ferai-je une fois là-bas ? S'ils ont perdu ma trace ici, à mon premier message électronique ou coup de téléphone ils seront de nouveau sur mon dos. Mais quelles alternatives s'offrent à moi ? Devrai-je me cacher pour le restant de mes jours ? Je me sens las. Las que tous ces jours s'écoulent et que je ne comprenne toujours pas ce qu'il m'arrive. Las que l'on me coure après, que l'on me frappe, me tire dessus. Las de n'être qu'un guignol avec qui on joue depuis trois semaines, et peut-être même plus. Je ne reviens pas pour autant sur mes projets. Je préfère de toute manière devoir me cacher en France, que de rester ici, même si ces grands espaces attisent ma curiosité. Je crois que l'endroit qui m'attire le plus en Australie doit être ce grand rocher rouge monolithique au milieu du désert. Je ne suis pour autant pas du tout perturbé à l'idée de devoir partir d'ici sans avoir eu la chance de le voir. Il me semble que c'est très loin d'ici, de plus.

Je m'assoupis de nouveau quelques dizaines de minutes. Par la suite la journée ressemble à la précédente. Nous nous promenons avec Patrick, discutant de banalités du coin. Depuis son arrivée en Australie voilà presque quarante-cinq ans il n'a que très peu voyagé. Il connaît bien Lake Cargelligo et ses environs, sachant que lorsqu'on dit "environs" en Australie, la distance couverte représente facilement cent ou deux cents kilomètres. C'est ici qu'il a rencontré sa femme, s'est marié et a suivi une vie calme et paisible. Je suis curieux de savoir ce qu'il a fui avant de venir ici, et en quelle occasion il a eu besoin de faux papiers. Mais je ne pose pas de question sur sa vie antérieure. Il en parlera s'il le souhaite. C'est un homme réservé et gentil, plutôt timide. Il n'est pas très grand, et bien que l'âge le courbe quelque peu, il ne devait pas faire plus que ma taille dans la force de l'âge. Il s'intéresse assez peu à la politique, les enjeux, la guerre en Irak ou la crise des marchés financiers. Il porte comme une tristesse en lui. Une solitude qu'il n'a jamais réussi à vraiment briser. Je lui ressemblerai peut-être, une fois vieux. Mais la vie s'acharnant j'ai peine à croire que je survivrai à toutes mes infortunes.

Patrick se renseigne sur les services de transport en commun entre Griffith et Melbourne. Le bon côté, c'est qu'il y a bien une ligne qui parcourt exactement ce trajet, le mauvais, c'est que l'unique départ est à 3 heures et demie du matin. Le voyage est moins long que ce que j'aurais pensé, et je pourrai dès 9 heures 30 du matin profiter des charmes de Melbourne. Nous convenons avec Patrick que je ne prendrai le train que le jour suivant, et que je passerai une nuit, ou demi-nuit pour être plus exact, à Griffith. Je ne voudrais pas l'obliger à se lever en plein milieu de la nuit et rouler si tôt. Ma troisième journée en sa compagnie touche à sa fin. Je le sens triste de déjà perdre son camarade de quelques jours. Nous nous promettons de nous écrire. Il n'a pas d'ordinateur ni d'adresse électronique et par conséquent nous échangeons nos adresses postales. Je m'engage à lui raconter la suite de mes pérégrinations dès que j'aurai l'occasion de lui écrire. Lui de son côté me promet son passé, qu'il semble tellement regretter.

Mardi 17 décembre 2002

Mercredi 27 novembre, lever tôt, départ pour Griffith ! Nous parcourons les presque deux cents kilomètres en trois heures. J'accompagne Patrick pour les courses après qu'il m'ait acheté mon billet pour le lendemain. Il ne vient qu'une fois ou deux par mois, et dans cette mesure les courses sont assez conséquentes. Il n'a pas trop de sa camionnette pour tout charger. Nous avions préparé des sandwiches pour le déjeuner. Nous passons le reste de l'après-midi ensemble et il a peine à me quitter pour rentrer chez lui. Je dois insister pour ne pas le savoir sur la route une fois la nuit tombée. Avant de partir il me donne l'argent qu'il m'avait promis, ainsi que le nom et le quartier où je serai susceptible de trouver quelqu'un pour la réalisation de faux papiers. Je suis extrêmement gêné et je voudrais en accepter moins mais je ne peux contrer son insistance. Bref, je reçois ses mille dollars. Je me sens terriblement redevable, je dois avoir un problème avec ça, je ne supporte pas avoir des dettes, pourtant, vu les taux d'intérêt actuels... Je reste quelques instants rêveur après son départ, regardant sa camionnette s'éloigner. Je repense à la première fois où je l'ai vue, sur le bord de la route après l'accident avec le camion, il n'y a que quelques jours...

Me voilà de nouveau seul et livré à moi-même. Trois jours de repos dans ma course effrénée. Que m'attend-il à présent ? Trêve de rêvasseries ! Je ne pense pas que je vais prendre d'hôtel pour cette nuit. Il fait bon et avec un départ à 3 heures du matin, je peux me permettre de passer la nuit dehors. Ce sera toujours autant d'économisé. Il n'est pas loin de 19 heures et je pars à la recherche d'un cybercafé pour trouver quelques adresses à Melbourne et ne pas devoir trop chercher une fois là-bas. Je déniche sur le site des auberges de jeunesse un hôtel dans le nord de Melbourne pour vingt-cinq dollars la nuit, sachant que je ne suis pas membre de l'association ; il m'a l'air parfait. Je consulte le prix des billets pour la France, le tarif est supérieur à ce que j'avais escompté, plus de trois mille euros pour un aller simple. Voilà qui n'arrange pas mes affaires. Je me retiens de tenter quoi que ce soit concernant ma messagerie électronique ou un accès à ma machine via le réseau. Je tente toutefois de prendre des nouvelles de ma société et de Linux. Je jette un oeil sur les sites d'emploi pour la ville de Melbourne, mais je ne sais trop que faire des résultats. Je suis plus partisan de parcourir dans un premier temps les rues commerçantes et d'y proposer mes services. Je me creuse de nouveau ensuite encore un peu la tête pour trouver un moyen d'accéder aux machines de mon travail de manière anonyme, mais je manque d'inspiration et décide plutôt d'aller me promener, avant d'acheter de quoi manger et attendre le départ du bus.

Melbourne

Mercredi 18 décembre 2002

Jeudi 28 novembre. Le trajet se fait en partie en bus jusqu'à Shepparton, puis en train pour finir à Melbourne. Ayant peu dormi avant le départ, je m'y adonne exclusivement pendant le voyage, sans même faire attention aux paysages des coins traversés.

Melbourne ! Que de pays visités. Plus personne ne me reprochera ma nature casanière à raison. La belle affaire ! Je n'en ai pas, justement, d'affaires, ni de toilette, ni pour me changer. Encore des achats... Première étape à l'auberge de jeunesse pour réserver ma nuit, puis, journée chargée de recherche de travail. Melbourne est, d'après mes recherches de la veille sur Internet, la deuxième agglomération australienne en terme de population après Sydney. Le centre ne me semble toutefois pas démesuré. J'en parcours une partie, m'arrêtant à presque tous les magasins, me présentant et expliquant que je cherche du travail pour quelques temps. Je précise que je suis prêt à faire des tâches difficiles ou ingrates. Mais je pêche par ma faible formation en commerce ou en vente. Je n'ai pas de qualités de vendeur et je rechigne à me donner des compétences que je ne possède pas. J'ai la chance, ou la malchance, de faire ce discours dans un magasin de vêtements au moment où arrive une livraison. Le patron me prend au mot et me promet trente dollars si je lui décharge son camion. Ses deux employés étant partis en pause déjeuner et la livraison étant arrivée à l'improviste, il ne se sent pas de le faire lui-même. J'accepte. Bien mal m'en a pris, j'ai certes gagné mes trente premiers dollars, que le patron me donne avec plaisir, et je le comprends : j'ai mis deux heures à vider son camion et me suis tué à la tâche. Trente dollars, tout juste de quoi payer ma nuit, ce n'est pas avec des journées comme celle là que je vais me payer mon billet de retour.

Le début d'après-midi n'étant pas beaucoup plus fructueux, je fais une pause dans un cybercafé à la recherche de ce fameux Matthias White, à Richmond. Aucune trace. Décidément tout cette affaire prend vraiment une mauvaise tournure. Je ne baisse pas les bras et je décide de me rendre directement à Richmond à partir du moment où j'aurai un travail ; il est de toute façon inutile de m'y rendre sans être sûr de pouvoir payer par la suite. Je finis la soirée avec une autre technique, éprouvée lors de mon bizutage de classe préparatoire au lycée Champollion à Grenoble, à savoir de demander de l'argent aux personnes dans la rue. Je me présente comme un étudiant français à la recherche de fonds pour le gala de remise des diplômes. Eh bien force est de constaté que c'est plus rémunérateur que décharger les camions, je parviens à amasser plus de quatre-vingts dollars en un peu plus de trois heures ! Il est alors plus de 9 heures du soir, et c'est épuisé que je rentre à mon auberge, en m'achetant quelques menues nourritures sur le chemin. Bilan de la journée, cent dix dollars récoltés, trente huit dépensés. À ce rythme là il me faudra presque trois mois avant de pouvoir acheter un billet d'avion... Ah ! Melbourne ! J'ai bien peur que nous ne couchions ensemble plus longtemps que prévu. Mais tu m'as déjà épuisé rien que le premier jour...

Vendredi 29 novembre. Je me lève tôt et prends une douche. L'opération n'est pas rendue facile par le manque d'affaires de toilette. L'une de mes missions de la journée sera donc de trouver des serviettes, savon et autre brosse à dents. De plus, des habits de rechange ne seraient que trop utiles. Je n'aurai aucun mal à faire sécher mon linge si je le lave à la main. Je me croirais en randonnée, même galère de survivre avec trois tee-shirts pour en porter le moins possible dans le sac à dos et corvée de lessive tous les jours...

Je réserve une place dans l'auberge pour toute la semaine suivante, et négocie de n'en payer que la moitié dans un premier temps, ayant peine à voir déjà disparaître ce que j'ai durement gagné la veille. Mon petit déjeuner sera frugal, et je retourne vers les rues commerçantes de bon matin. Mais bien que tôt déjà le monde est dans les rues, et le Soleil dans le ciel. Tout est perpendiculaire et droit, caractéristique des villes apparues tardivement, comme si la prise de conscience de la quadrature du cercle était trop perturbante pour se permettre autre chose qu'une ligne bien rectiligne.

Je suis plus incisif ce matin, n'hésitant pas à prétexter quelques qualités commerciales. Après tout, le commerce, c'est dans la peau plus que dans les bouquins. Mais pas dans la mienne, si j'ai peine à me vendre, comment pourrais-je le faire pour autre chose ?... Deux heures d'âpres discussions m'ont assoiffé, et je fais une pause sur les bords de la rivière Yarra, dans le parc de Melbourne. Et puis soudain, comme une révélation, une vision d'enchantement, l'idée qui me sauvera, du moins je le pense sur l'instant. Un couple s'assoit sur le même banc que moi. Ils savourent deux croissants et portent avec eux une baguette ! Un boulanger ! Moi, expert mondial de la confection du pain, je ne peux que réussir, il me faut son adresse, que j'accoure à son service ! Renseignement pris, je m'y rends sur le champ. Ce n'est pas très loin et dix minutes plus tard j'en appelle au patron.

Pain

Il est français ! Tentant sa chance après l'ouverture de cette boulangerie. Mais pour ma plus grande joie il n'est pas boulanger de métier, mais les autochtones étant crédules et le pain industriel pas si mauvais, ses affaires marchent tranquillement. Je me présente, lui explique mon besoin de travail pour quelques semaines. Et je le convaincs avec mon expérience ultime de fabrication de pain au levain au micro-onde et à la poële. Je ne lui demande qu'une mise à l'épreuve, de me prendre une semaine pour la fabrication de pain au levain, et si l'expérience et concluante, la moitié des bénéfices réalisés sur leur vente payera mon salaire. Marché conclu ! À moi à présent d'impressionner mon nouveau patron, Martin Laval. Je me suis moi-même présenté comme Franck Martin. J'avais déjà réfléchi à un nom d'emprunt, voilà bien longtemps, dans ma jeunesse. Dans un premier temps je me contente de la préparation du levain : un mélange de farine et d'eau, dans divers récipients mis à ma disposition. Cette petite tâche ne m'occupe que deux heures.

Une pause déjeuner s'ensuit, composée de sandwiches de la boulangerie à tarifs préférentiels. J'aide à la vente l'après-midi, en faisant goûter au dehors des petits bouts de baguette et de croissant, de façon à attirer les clients dans la boutique. Ma journée se termine à 19 heures, et Martin, satisfait de mon travail, me paye sur ce qu'il juge être le chiffre d'affaire supplémentaire fait grâce à moi, soit plus de cent dollars dans ma poche. Cent dollars avec lesquels je cours acheter deux trois caleçons, quelque tee-shirts et des affaires pour me rendre beau, et propre surtout. Cent dollars, certes, mais la journée n'en a pas été moins épuisante que la précédente. Et mon butin en est même encore inférieur, après le paiement de l'auberge le matin et de mes affaires le soir. Mille vingt dollars. Vingt dollars de plus que ma mise initiale. Je touche deux mots à mes compagnons de chambrée, je n'ai pas encore eu le temps ou l'envie de sympathiser, et c'est sur un soupir que je m'endors...

Samedi 30 novembre. Les jours se suivent. Je devrais donner des nouvelles à Patrick, ils ne doivent pas le surveiller, lui. Faudra-t-il que je me construise une nouvelle vie ? Faudra-t-il que j'oublie tout de mon passé pour repartir de nouveau ? Il est bon parfois, certes, de prendre quelques distances, mais tiendrai-je longtemps loin de tous ceux que j'aime. Je suis mélancolique, ce matin. Pourtant c'est souvent plus justement le soir, après tous les échecs de la journée, que l'on peut l'être à raison. Trêve de plaisanterie je me sors du lit, j'inaugure à peine mes nouvelles affaires de toilette dans une courte douche. Je vais au plus tôt que je peux à la boulangerie. Martin est déjà là. Mon levain n'a pas encore commencé à lever, et il lui faudra plusieurs jours pour le faire. Je tente d'être créatif pour améliorer la qualité du pain que fait Martin. Il utilise principalement de la pâte importée, mais commence à faire quelques expériences avec de la levure de boulanger. Il a plusieurs bouquins expliquant l'art de faire du pain, et je tente de lui apporter mon expérience. Je pense que j'avais assez bien saisi la manière de pétrir et faire lever la pâte. Je pêchais principalement par mon manque de four. Mon premier pain est plutôt réussi, bien que pas tout à fait assez cuit. Toujours est-il que Martin est content. Je prends un peu l'air dehors en le faisant déguster par petits bouts aux passants. C'est samedi, il y a du monde dans les rues. Je suis enchanté que les gens semblent apprécier mon premier réel pain. Ce petit succès me donne du courage et je décide de faire une nouvelle fournée, plus conséquente celle-là. Le résultat est plus mitigé, en tous cas bien en deçà de ce que j'espèrais. Bien entendu c'est beaucoup moins évident quand on pétrit des kilos de pâte. Tout est plus simple avec juste de quoi faire un pain ou deux. Nous parlons peu avec Martin. Nous convenons malgré tout que je suis son jeune cousin venu d'Europe passer des vacances, et apprendre l'art d'être boulanger. De cette façon nous ne parlerons que d'une seule voix si des services venaient à contrôler mon statut de travailleur.

Martin me paye mon dû, qui s'élève au même montant que la veille, légèrement moins. Le samedi la boutique ferme plus tôt, et il n'ouvre pas le dimanche. Je lui propose de tenir le magasin le dimanche matin mais il refuse. Il dit qu'il s'occupera lui-même de nourrir le levain, et je sens bien qu'il ne me fait pas encore totalement confiance pour me laisser seul gérer la boulangerie. Il est 17 heures. Avant de retourner à l'auberge, je parcours quelques rues à la recherche d'un cybercafé. Celui dans lequel je m'étais rendu le premier jour étant fermé, je marche en espérant en trouver un autre. De nos jours les cybercafés ne sont plus une denrée rare, mais ceux fonctionnant sous Linux oui, et ceux sous Mandrakelinux sans doute encore plus. Toujours est-il que j'ai cette chance. D'un autre côté, utiliser des machines sous Linux peut rendre plus facile leur administration, surtout pour un cybercafé, surtout avec tous ces virus qui traînent. Mais je ne me manifeste pas dans un premier temps et me contente de prendre une place. À un moment la jeune fille assise à côté de moi appelle un des gérants, ayant semble-t-il un souci avec sa disquette. Le jeune garçon qui vient l'aider est bien embêté, de toute évidence pas encore très au point en Mandrakelinux. Je me permets d'intervenir, connaissant on ne peut mieux la cause et la solution au problème.

- Il faut désactiver supermount, et monter sa disquette à la main, cela marchera mieux.

Le jeune me répond, embarassé.

- Ah, euh, vous connaissez Linux, parce que je suis nouveau ici, et je n'ai pas encore tout appris.

Bref, je lui résous son problème en moins de deux. Il me demande si je connais bien, et je ne peux m'empêcher de dire que je travaille, ou travaillais plus exactement, pour Mandrakesoft, la société éditrice de la distribution Mandrakelinux. Il est très impressionné, même s'il n'y a pas de quoi. Un peu plus tard une personne qui doit prendre sa relève passe dans le cybercafé, et il s'empresse de me présenter, c'est un des créateurs de la boutique. Nous parlons plus de deux heures des problèmes de la dernière version 9.0, de la distribution de développement, cooker, et de la liste de diffusion associée à laquelle il participe, même s'il intervient peu. Je lui ai dis mon vrai surnom, Ylraw, avec lequel je postais régulièrement. Il est enchanté, et moi très mécontent de moi. S'il commence à envoyer des messages électroniques à tous ses amis disant que je suis là, il ne va pas falloir longtemps avant que je me fasse repérer, alors que j'avais enfin réussi à disparaître. Je tente de me rattraper en lui expliquant que j'ai de nombreux problèmes, et qu'il ne faut pas que qui que ce soit me trouve, et par conséquent qu'il doit à tout prix éviter de citer mon nom, que ce soit par message électronique, à l'oral ou au téléphone. Il est intrigué mais ne pose pas plus de questions. Il s'y connaît bien en Linux mais je lui apprends toutefois quelques astuces. Je lui demande aussi si par hasard il ne voudrait pas m'embaucher pour quelque temps ici, car j'ai un besoin rapide et urgent d'argent. Un problème d'argent à court terme ? Me demande-t-il en plaisantant, bien sûr, sur le fait que décidément c'est une manie à Mandrake d'avoir des problèmes de trésorerie, et qu'il ne savait pas que les employés avaient la même habitude. Mais bref si l'idée ne me dérange pas de travailler la nuit, il veut bien me laisser le lundi, mardi et mercredi, car la personne s'en occupant est en vacances pour trois semaines encore. Je pourrais récupérer la moitié de l'argent fait pendant ces trois nuits. J'accepte. Je pars tard dans la nuit et nous nous donnons rendez-vous le lundi suivant.

Je dors tout le dimanche matin. Premier décembre, Sainte Florence. Je termine la matinée en discutant avec les jeunes de l'auberge. J'en dis peu sur moi. Tous ou presque sont des randonneurs qui vont de ville en ville, de pays en pays, à la recherche de je ne sais quoi, une autre façon de vivre peut-être, une autre façon d'être, d'aimer, ou pour s'assurer que le monde est bien pire où que l'on soit. Je crois pour ma part qu'il n'y a plus d'eldorado, contrairement à eux... Un couple me propose de passer la journée avec eux, mais je refuse, je voudrais me rendre à Richmond, pour trouver ce Matthias White, et avoir une idée des prix et s'il est envisageable que je puisse avoir des faux papiers rapidement. Pour l'instant je n'ai guère que mille cent dollars, mais qui sait, entre la boulangerie et le cybercafé, je pourrais peut-être m'en sortir en un mois ou deux. C'est déjà tant de temps ! Je suis déprimé rien qu'à y penser. Ils me croiront tous morts bien avant. J'ai tant de peine pour celle que je dois causer à tous mes êtres chers. Mais qu'y puis-je ? Je n'ai rien demandé de toutes ces catastrophes...

Ce monsieur Matthias White est une personne dure à rencontrer, et je devrai rencontrer beaucoup de gens peu locaces, insister lourdement, longtemps, et faire preuve de bien d'habileté, pour convaincre toutes les personnes me menant à lui que je ne suis ni un policier, ni un espion, ni quiconque pouvant lui causer des torts. Et je n'ai pas le plaisir de voir le personnage, me contentant de parler avec lui au travers d'une porte. Mais s'il craint de se faire découvrir, je le crains tout autant, alors pas de blâme de ma part. Un passeport français est hors de prix, plus de dix mille dollars américains. Il faut compter tout autant voire plus pour un passeport britannique. Je ne peux guère briguer qu'à un passeport italien, plus facile à trouver dans le coin semble-t-il. Mais il m'en coûtera tout de même deux mille dollars américains, près de quatre mille australiens. Avec le billet d'avion, cela signifie que je dois réunir dix mille dollars australiens. À moins de cent dollars par jour, j'en aurai pour au moins quatre mois, autant refaire ma vie ici...

Je rentre doucement et profite du reste de la journée pour passer ma mélancolie en me promenant dans les divers parcs autour de Melbourne. Je suis si seul, comme mort, ne pouvant ni prendre ni donner de nouvelles. Je n'ai pas envie de rencontrer des gens. À quoi bon pour encore devoir les quitter ? Je suis triste. Si loin. Je ne comprends pas. Que m'arrive-t-il ? Quel est cette vie qui change du tout au tout ? Qui sont ces gens, cette organisation, cette fille ? Et moi, que suis-je là dedans ? Je pleure.

Mais Ylraw ne peut pas tomber ! C'est ainsi. Ylraw ne tombe pas. Je trouverai cet argent, et une fois en France j'irai voir cette journaliste dont m'avait parlée Fabienne. Ou je trouverai autre chose, mais ils ne m'auront pas, je ne vais pas passer ma vie à me cacher à cause d'eux ! Sur ce je me lève plein d'entrain et je recommence mon petit manège d'étudiant et de gala de remise de diplôme dans le parc. Je réunis soixante dollars, déjà pas si mal pour un dimanche. Je rejoins ma couche tôt, demain, entre la boulangerie et le cybercafé, sera une dure journée.

Naoma

Lundi 2 décembre. J'arrive pour sept heures à la boulangerie, cinq minutes avant Martin. Je lui fais remarquer qu'un bon boulanger se lève plus tôt qu'il ne le fait. Il plaisante en rétorquant qu'avec le décalage horaire, il doit être un des boulangers qui se lève le plus tôt au monde. La chaleur et l'humidité ont déjà fait légèrement monter mon levain. Je ne pense pas qu'il soit prêt pour faire un pain ; j'en incorpore néanmoins dans la pâte pour la fournée du matin. Martin me présente Naoma, qui était en vacances la semaine passée, et travaille comme vendeuse à la boulangerie. Naoma est une jeune métisse qui doit avoir un peu moins de mon âge, très jolie, très timide aussi, semblerait-il. Mes baguettes du matin sont un succès, mon levain a déjà un peu acidifié et donne un goût de pain de campagne. Martin est très fier, et la fameuse expression est brillamment vérifiée, elles disparaissent en moins de temps qu'il ne faut pour les faire ! Je négocie avec Martin le droit d'avoir un double des clés pour pouvoir faire une fournée plus tôt le lendemain matin, il accepte. Le reste de la journée est plus calme, et je ne parviens pas à attirer autant de passants que la semaine dernière. Dès la fermeture de la boulangerie, je rejoins le cybercafé. Je ne prends la relève qu'à 22 heures, mais je n'ai pas d'occupation d'ici là. La nuit est calme, et je m'endors à moitié. Je tente quand même de donner quelques renseignements voire de faire un cours sur certains points aux personnes intéressées. Quatre personnes sont des élèves assidus. Je ferme boutique au départ du dernier client, vers 4 heures du matin. Je me rends alors directement à la boulangerie pour faire mon pain. J'en fais une grosse fournée, et mon levain commence à être à point. Je dois faire très attention à le nourrir correctement, car à la moindre erreur de ma part, il risque de devenir trop alcoolique et de rendre le pain impropre à la consommation. J'ai connu à plusieurs reprises ce problème dans mes expériences passées. Martin arrive vers 7 heures et me trouve endormi près des fourneaux. Bilan, les pains sont un peu grillés. À regret je me fais passer un savon par Martin qui m'oblige à jeter tous ceux qu'il juge invendables. Je me remets à la tâche pour une nouvelle fournée. J'y mets tout le reste de mon attention malgré la fatigue. Naoma est toute triste pour moi. Mais ma deuxième fournée rattrape la première, et des personnes viennent même en redemander après en avoir acheté une première fois.

À 15 heures je m'écroule de fatigue et décide de rentrer dormir un peu à l'auberge. Je règle le reste de la semaine et dors profondément jusqu'à 21 heures, heure à laquelle j'avais demandé à une personne de la chambre de me réveiller. Je me rends alors au cybercafé, plus réveillé que la nuit précédente, et continue mon cours à trois des personnes de la veille qui sont revenues exprès, auxquelles s'ajoutent deux nouvelles, présentes dans le cybercafé à ce moment-là. Tout se passe pour le mieux. Suite au cours je débute la rédaction de ce texte. Dans la mesure où j'ai un peu de temps devant moi, et que bien malin celui qui pourrait me dire quand je rentrerai. Je pense mettre à profit ces quelques jours de répit pour laisser par écrit tout ce qu'il m'est arrivé depuis mon départ à l'Île de Ré. Je stocke le tout dans l'espace alloué disponible pour les pages personnelles, sur un compte anodin créé sur un fournisseur d'accès quelconque. Je duplique mes sauvegardes avec un autre compte, pour être à l'abri de toute mauvaise manipulation. J'écris près de trois heures. Je ne suis pas écrivain et mon style doit s'en ressentir, plein de lourdeurs et de termes populaires, mais qu'importe, le plus important dans un premier temps est de laisser trace avant que mon souvenir ne se ternisse. J'écris vite et beaucoup. À 4 heures je ferme boutique et me rends à la boulangerie. Mercredi quatre décembre, grande journée, pour la première fois je considère que j'ai fait des progrès dans mon pain. Mon levain devient correct, et je suis plus à même de juger de la cuisson idéale. La fournée n'est pas encore parfaite, même si elle satisfait Martin, enchante Naoma et la plupart des clients. Comme la veille, je retourne dormir jusqu'au soir avant de me rendre au cybercafé. Il n'y a pas grand monde ce soir. Il doit y avoir une bonne émission le mercredi soir à la télévision australienne. Je mets ce temps libre à profit pour continuer à écrire, encore plus que la veille, près de cinq heures au total. Jeudi cinq. Je commence à être vraiment fatigué. Ma journée à la boulangerie se passe bien mais je ne rêve que de rentrer et dormir. Et je dors beaucoup, de 16 heures à 4 heures du matin.

Le vendredi se déroule beaucoup mieux ; réveillé je réussis d'autant plus efficacement mon pain. Je m'aperçois par la même occasion que je faisais plusieurs choses de travers les jours précédents. Je ferais mieux de ne faire qu'une chose à la fois ! Naoma est toujours très gentille avec moi, et je le suis avec elle. Je sens qu'elle ne va pas très bien. Je plaisante souvent ou fait le pitre pour la faire rire ou sourire. Martin m'a demandé plusieurs fois de m'occuper d'elle, l'inviter au restaurant ou lui proposer une balade. Mais j'ai déjà tellement peine à travailler le plus possible pour écourter mon séjour. Il m'a dit qu'elle était pourtant joyeuse et enthousiaste avant ses vacances, et qu'il n'ose pas lui demander ce qui ne va pas. Je cède aux demandes de Martin et je propose à Naoma une promenade le dimanche après-midi, qu'elle accepte. Pour la soirée je fais un détour par le cybercafé, dans l'hypothèse où je pourrais être utile, et écrire un petit peu, sachant que je ne l'ai pas fait la veille. C'est beaucoup plus long à mettre par écrit que ce que je m'imaginais, et j'en suis à peine à raconter mes aventures à Raleigh. Le jeune qui tient le café, Michel, me demande des éclaircissements sur cette histoire de cours, dont plusieurs personnes sont venues lui parler. Je lui explique, il est séduit. Nous convenons que je pourrais en donner tous les jours de la semaine entre 19 heures et 21 heures. Proposition intéressante mais qui ne sera pas la meilleure pour arranger mes heures de sommeil, mais c'est le prix à payer, j'en ai peur ; je m'en convaincs, tout du moins. En tout état de cause dans deux semaines la personne s'occupant des nuits du lundi au mercredi sera de retour, et ces cours me permettront de conserver de quoi gagner un peu d'argent en plus de la boulangerie. Je termine la soirée en contant quelques jours supplémentaires de mes aventures.

Le samedi est une très bonne journée à la boulangerie, tellement que nous fermons boutique avec Martin à 19 heures au lieu des 17 habituelles. Je crois avoir gagné sa confiance, et il me concède le droit de faire une fournée le dimanche matin et de tenir boutique jusqu'à 13 heures. Naoma se propose de venir me donner un coup de main pour la vente, mais je l'assure que ce n'est pas la peine, et qu'elle pourra simplement me rejoindre à 13 heures pour m'aider à fermer le magasin. Je rentre tôt à l'auberge impatient de compter mon trésor, cette première semaine marque sans doute le niveau de ce que je peux espérer par la suite. Bilan net, sept cents dollars. Certes, à ce rythme-là plus de trois mois me seront indispensables pour accumuler dix mille dollars, mais qu'importe, j'en suis déjà satisfait. Il est étrange comme la vie un jour vous montre les choses grises en blanc, et un autre en noir. Je ne suis pas très fatigué et je repasse au cybercafé pour quelques moments d'écriture avant d'aller me coucher.

Vendredi 20 décembre 2002

Dimanche 8 décembre, 5 heures du matin, Melbourne s'éveille, Paris n'est même pas encore couchée, j'imagine, et je suis déjà à la boulangerie à la préparation de mon pain. Après tout c'est la vie dont j'avais toujours rêvé, être boulanger. Tout ceci me donne l'idée de proposer à Martin de faire aussi des pizzas. Si je parviens à réaliser une bonne pâte à pizza, alors ma reconversion sera complète, et ma destinée, enfin, accomplie ! En attendant, je m'améliore dans la confection de mon pain, maîtrisant dès à présent mieux la création du levain. Je fais toujours en parallèle quelques petites expériences, rajouter le sel avant ou après, mettre plus ou moins d'eau, passer le levain au frigo ou pas... Cependant je pêche encore dans le maintien d'un bon levain, étant obligé d'en refaire un nouveau, l'ancien s'étant trop alcoolisé. Je n'ai pas encore le coup de main pour doser chaque jour la quantité juste de farine et d'eau à rajouter. La cuisson est, contrairement à ce que j'imaginais au début, plus évidente à maîtriser, et c'est bien la confection de la pâte la véritable gageure. Les clients affluent, je suis débordé, il y a la queue dans la rue. Mon sauveur, faudrait-il inventer le terme "sauveuse", Naoma, accourt à mon secours vers 11 heures, pour mon bonheur, car je ne l'attendais pas si tôt. Nous parvenons à réaliser l'équivalent de la journée du samedi en clôturant seulement à 13 heures, et j'ajoute cent cinquante dollars à mon pactole, et invite Naoma à manger un sandwich sur les bancs du Parc de Melbourne. Soleil brille, quelques oiseaux doivent bien gazouiller, pas de signe de l'organisation depuis les grillés du fourgon, la vie n'est pas désagréable.

Je mourrais de faim et je me suis fait deux énormes sandwiches avec leur jambon local. Je mets un point d'honneur à ne pas manger de mon pain pendant le service, du moins pas trop, pour goûter, pas plus. Naoma s'est contentée, comme chaque fille attentive à son poids qui se respecte, d'un petit sandwich aux crudités. C'est la première fois que nous parlons vraiment de nous, surtout d'elle dans un premier temps, je lui pose toutes sortes de questions. Elle a vingt-quatre ans, elle est née ici mais ses parents, eux, venaient d'Europe. Son père, d'origine sénégalaise, a rencontré sa mère à Paris. Celle-ci était anglaise et en vacances seulement dans la Capitale française. Sans aucun doute faits l'un pour l'autre, ils ne se sont plus quittés. Ils ont voyagé un peu puis se sont finalement installés ici, n'ayant l'un comme l'autre plus vraiment de point d'attache à partir du moment où leur famille respectives s'était opposée à leur union. Naoma de par son père parlait un peu le français dans son enfance, mais lui comme elle se sont conformés à l'anglais local ; elle ne balbutie aujourd'hui plus que quelques "comment ça va" ou autres mots communs de vocabulaire. Elle comprend toutefois le sens si je parle lentement sans utiliser d'expressions trop idiomatiques ou complexes. Elle travaille à la boulangerie depuis un an, presque depuis que Martin a ouvert boutique. Elle a trouvé ce travail un peu par hasard en achetant du pain un jour pour faire la surprise à son père. Elle suit en parallèle des cours du soir, que son travail lui finance, ses parents n'aillant pas énormément de ressources pour ses quatre autres frères et soeurs. Elle espère devenir historienne, ou journaliste dans ce domaine là. Elle est aussi membre d'un club d'athlétisme. J'étais moi-même, au collège, à Gap, dans un club d'athlétisme, et il s'avère qu'elle est aussi, comme je l'étais, une sprinteuse. Mais je lui raconte que je n'étais à l'époque pas très consciencieux dans mes échauffements et que j'en avais retiré une belle cicatrice à la jambe pour une opération suite à une déchirure musculaire. Sa famille, modeste, vit dans les alentours de Melbourne. Elle loge pour sa part depuis une semaine dans un petit appartement dans une banlieue voisine, loué par un ami de sa mère. Le centre étant un peu cher en terme de loyer ; elle vient de temps en temps en vélo, mais le port du casque obligatoire est assez contraignant, et puis de toute façon les transports en commun sont très développés et performants à Melbourne et en Australie en général. Je me permets de lui demander où elle logeait auparavant, chez ses parents peut-être, mais, grave erreur, ma question déclenche une crise de larmes. J'ai mis les pieds dans le plat, mais après tout c'est la raison principale de mon invitation : trouver ce qui ne va pas, et faire plaisir à Martin, même si la compagnie de Naoma ne m'est pas vraiment désagréable. Mais si d'après Martin elle était auparavant joyeuse et souriante, et que je ne la connais que triste et morose, j'aurais pu me douter que son changement de logement n'était pas chose étrangère à celui de son humeur.

Bref, histoire classique, chagrin classique. Elle partageait l'appartement de son petit ami, il l'a quittée, elle a dû partir. Trois ans de vie commune, puis il s'est lassé. Ah ! Les chagrins d'amour ! Sans nul doute ont-ils une place de choix sur le marché de la tristesse. Mais nulle loi contre eux, pas plus que de remède. En tout état de cause je ne m'attarde pas sur le sujet, préférant m'orienter vers une optique plus comique pour la faire sourire et perdre un peu son visage triste. Après notre déjeuner, elle me guide dans les rues de Melbourne qui me sont encore bien étrangères malgré mes presque deux semaines de présence. Elle voudrait oublier son ancien petit ami. Elle a déjà vécu une histoire similaire, alors qu'elle n'avait que dix-huit ans, et elle sait très bien que la pire des choses est d'espérer. Il lui faut prendre un nouveau départ et tirer un trait sur lui. Mais cette résolution est rendue d'autant plus difficile que ses amis sont aussi souvent les siens, et qu'inévitablement les voir n'arrange pas les choses, car même sans le vouloir, ils parlent de lui. Première mesure de sécurité, ne surtout pas être la personne par qui elle voudrait le remplacer, mais en même temps comment pourrais-je refuser d'essayer de l'aider ? Proche mais pas trop, toujours le jeu dangereux à la limite tellement floue entre ami et amant. Mais je ne veux pas l'entraîner dans mes aventures, beaucoup trop de personnes en ont souffert, et si j'ai une chance aujourd'hui de me faire oublier et de tirer un trait sur mon histoire, autant que cet épisode australien soit le plus court et le plus anonyme possible.

Elle et Martin m'appellent toujours Franck et j'avoue avoir quelque mal à m'y faire. Presque parfois me reprochent-ils de les ignorer. Les gens du cybercafé utilisent Ylraw, ce qui me sied mieux malgré l'envie que ce surnom ne s'ébruite pas ; cybercafé où je me rends après avoir poliment refusé une invitation à dîner de Naoma. 18 heures, fin de journée passée à narrer par écrit encore et toujours mes aventures. Je termine l'histoire de l'épisode du Texas jusqu'au Mexique, et vais prendre, bien mélancolique, un repos réparateur en prévision de la dure semaine qui arrive. Je rêverai de Deborah, et, comme encore beaucoup trop souvent, de tous ces morts qui me hantent. Mais je suis presque effrayé de ne pas être plus affecté par tous ces événements, quelques rêvent qui s'estompent, et ma vie qui continue, comme si de rien était. J'ai toujours pris du recul facilement, mais tout de même...

Lundi 9 décembre. Toujours de bonne heure à la boulangerie. Deux fournées dans la matinée, d'assez bonne qualité. J'ai l'impression que la fréquentation à la boulangerie augmente ; il y a plus souvent la queue à la caisse. Je propose mon idée de pizza à Martin, mais elle ne l'enchante guère. Il y a déjà rétorque-t-il une forte communauté italienne sur place, et non qu'il ne me croit capable de parvenir à réaliser de bonnes pizzas, mais les gens viennent ici pour du pain, et c'est ce à quoi nous devons nous adonner. Je n'insiste pas plus, ma destinée de pizzaïolo attendra. La journée est chargée et Martin me demande même de refaire une troisième fournée à 14 heures. Je n'ai pas le temps de repasser à l'auberge me reposer et doit directement me rendre à mon cours au cybercafé. Nous avions la veille avec Michel créé un petit espace dans cet objectif, de manière à ne pas trop importuner les clients qui n'assisteront pas à la classe. Six personnes sont présentes et suivent avec attention mes explications. Je ne suis pas très au point quant à l'organisation et la structure du cours, mais de par leurs questions et les idées qui me viennent à mesure j'ai largement de quoi tenir les deux heures. Je m'impose de ne pas dépasser pour d'une part motiver les gens à venir le lendemain, et d'autre part ne pas être complètement lessivé pour la nuit que j'ai encore à passer ici. Dans cette optique, je suis par la suite beaucoup moins présent pour les clients ayant des questions dépassant le simple dépannage, leur conseillant mes cours en journée pour plus de détails techniques. J'écris presque exclusivement, hormis quelques coups de main. 3 heures du matin, le dernier client s'en va. Bilan de la journée, trois cent cinquante dollars australiens nets, deux cents pour la boulangerie, cent vingt pour le cours, quatre-vingts pour la nuit, moins l'auberge et la nourriture. Une heure trente de sommeil sur une table puis direction la boulangerie.

Mardi 10 décembre. Tout est presque routine maintenant. Entre deux fournées je fais un petit somme dans un coin. Naoma ou Martin viennent discuter un peu avec moi, s'inquiète de mon ton palot. Comme la veille une fournée supplémentaire l'après-midi pour satisfaire la demande. Martin lui-même commence à assimiler le principe du levain, de la pâte, de la levée et de la cuisson. Mais le pain classique l'occupe une bonne partie du temps et je ne me fais pas de soucis pour ma position, en effet je le quitterai sans doute avant qu'il ne prenne ma place. Cours au cybercafé de 19 heures à 21 heures, puis nuit sur place. J'écris toujours, ne serait-ce que pour ne pas m'endormir, et ce n'est pas qu'une mince affaire. Je ne peux toutefois m'abstenir de trois heures de sommeil et me retrouve en retard à la boulangerie, à 5 heures et demie passées. Mercredi 11, je suis un véritable zombi, dormant à la moindre minute d'inactivité. Je ne peux m'empêcher de quitter la boulangerie à 14 heures pour mon auberge et dormir quatre heures avant mon cours. Mes quelques heures de sommeil me redonne un peu la pêche pour mon cours mais la nuit suivante je n'ai même pas le courage d'écrire, somnolant ou dormant à la caisse du cybercafé la plus grande partie du temps.

Le jeudi est à la fois la journée la plus difficile et la plus réconfortante, sachant qu'à vingt-et-une heures je vais avoir ma première vraie nuit de la semaine. Ce qui ne m'empêche pas de dormir de 3 heures à 7 heures moins le quart de l'après-midi, et accessoirement arriver en retard pour mon cours, mais je suis exténué. J'accueille avec joie ma nuit, me couchant dès mon arrivée à l'auberge, sans que le bruit dans la chambrée n'ait le moindre impact sur mon endormissement immédiat. Je suis un peu plus réveillé le vendredi après sept heures trente de sommeil. Vendredi 13, jour de l'anniversaire de mon père, quelle peine de ne pouvoir lui écrire ! Et quelle peine pour eux qui ne savent pas où je suis, me croyant sans doute perdu. Vendredi 13 décembre, journée mélancolique. Naoma me propose un dîner le soir, j'accepte, même si je n'aurai pas dit non à une longue nuit. Mais j'ai moins de repos en retard, et je ne dors pas avant mon cours mais écris de nouveau, après deux jours d'interruption. J'arrête mon récit à ma première rencontre avec cette mystérieuse fille à Sydney, dans les sous-sol du palais du gouvernement, avant de faire classe puis de rejoindre Naoma chez elle.

Et pour ce dîner les rôles sont inversés et c'est à mon tour d'être triste. Naoma quant à elle me sort le grand jeu. Tenue on ne peut plus suggestive, ambiance tamisée. Elle est vraiment très belle, réalisé-je. Beaucoup plus que ne m'avait laissé supposer l'image triste qu'elle me donnait depuis que je la connaissais. Mais Dieu que ne devrais-je pas me laisser tenter ! Ce ne serait que s'assurer de la blesser. Je m'en remets à Dieu, oui. Étrange après tout ce temps mis pour l'oublier. Me reviendrait-il ? En aurais-je besoin si seul, si loin ? Ce Dieu n'est-il pas que le nom que nous donnons sans le savoir à la solitude, à l'espoir, au désespoir ? Naoma m'approche, me masse les épaules, me caresse les cheveux, elle les trouve beaux, elle ment, ils ne sont pas si beaux... Quoi qu'ils doivent l'être plus depuis que j'en prends un peu soin, et ils commencent à être bien longs. La laisser faire c'est perdre la chance de pouvoir résister. Je me lève et la repousse doucement, l'assurant de la mauvaise idée que cela représente. Je ne suis qu'un voyageur perdu qui reprendra la route sous peu.

- Et pourquoi ne pourrais-je pas être cette femme que tu as sans doute dans chaque port, et à qui tu contes ton histoire, mon marin ? Tu sais la mienne, mais tu restes si mystérieux...

- Mon histoire, comme moi, est triste, et en ce jour anniversaire de mon père d'autant plus. Elle est peuplée de mort, de violence et de peine ; mieux vaut la garder pour moi.

Elle s'approche de nouveau, et me murmure à l'oreille.

- Partage avec moi cette peine et laisse-moi t'en emporter un peu... Parle-moi...

La chair est faible ! Ah Naoma comme mon corps te désirait à ce moment ! Je cédai, mais sur un point seulement, la nuit restante, elle sut mon histoire, mon vrai nom, mes aventures. J'acceptai de rester dormir près d'elle, et nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre, liés par la tendresse d'une compassion réciproque.

Je la laisse aux 5 heures frémissantes du petit matin, déjà un peu en retard. Elle me rejoindra plus tard dans la matinée. Samedi 14, folie à la boulangerie ! À croire que tous se sont donnés le mot. Martin doit même se mettre aux fourneaux pour me prêter main forte et ne pas renvoyer des clients. Pour une des rares fois, la queue se poursuit jusque dans la rue, c'est très bon signe ! Nous triplons le chiffre d'affaire habituel et, exténués, fermons boutique dès 17 heures. Martin est aux anges, et ne cesse de me complimenter. Il commence à redouter mon départ, et voudrait me garder plus longtemps. Mais je suis bien embêté, me dit-il, si je ne paye pas mon dû tu vas partir, tout comme si je te le donne. Devrais-je te donner plus encore pour te garder ? Ne t'inquiète pas, lui promis-je, je ne partirai pas avant d'être sûr que tu peux réaliser un aussi bon pain que le mien !

Fin de journée au cybercafé, j'écris beaucoup, mais ne suis toujours pas au bout de mon histoire. Couché tôt, après la satisfaction d'une semaine très profitable. Presque deux mille dollars australiens amassés, trois mille au total, je vais pouvoir dès à présent rembourser Patrick et si ce rythme se poursuit, d'ici un mois je pourrais espérer partir. J'ai quelques craintes à laisser cet argent ici, et je le confierai le lendemain à Naoma, plus à même de le mettre en lieu sûr. Cela fera trois semaines jeudi prochain que je suis dans cette ville, dans cette nouvelle vie, tranquille et simple. Ah vie de fortune et d'infortune ! Vie qui nous conduit au bout du monde. Que m'apportera tout ce tumulte, toutes ces rencontres, toutes ces blessures, à part de multiples cicatrices ? Sortirai-je plus fort, plus mature, plus à même de remplir une vie ? Après quoi courons-nous tous ? Vont-ils me retrouver ?

Tout devient trop facile, trop classique déjà, presque. La peur me voile les yeux et je ne profite que peu de ces moments de répit. Les trois premiers jours de la semaine sont toutefois aussi épuisants que ceux de la précédente, d'autant que la clientèle de la boulangerie grossit encore. Je fais du pain, des cours, j'écris. La semaine suivante sera plus aisée, n'étant plus de corvée de nuit au cybercafé. Cette tâche en moins me privera de quelques dollars supplémentaires, mais la hausse de fréquentation à la boulangerie et à mes cours compensent plus que largement. Et force est de constater que j'atteins une limite physique que je ne franchirai pas, ne serait-ce qu'à voir la taille des cernes sous mes yeux, et mon allure de zombi. Naoma et Martin s'en préoccupent d'ailleurs et m'obligent à quitter tôt la boulangerie pour me reposer. Mais jeudi salvateur, te voilà, et plus de quinze heures de sommeil, entrecoupées de deux heures de cours. Vendredi 20, nous sommes au moment où j'écris, l'histoire a rattrapé le réel, il serait temps que je parte pour de nouvelles péripéties ! Ces trois semaines furent une aubaine, mais je n'en reste pas moins curieux et furieux envers tous ces gens, cette organisation, cette fille, de me laisser dans une telle obscurité.

Samedi 21 décembre 2002

J'ai renvoyé de quoi m'acquitter de ma dette à Patrick, avec une lettre expliquant tout ou presque de mes trois semaines à Melbourne. J'espère que je le reverrai un jour. Je me suis encore rapproché de Naoma, et ce soir je devrai dîner chez elle avec certains de ses amis. Je redoute un peu leurs questions, mais Naoma m'a assuré venir à mon secours si d'aventure certains se révélaient trop curieux. Diner chez des amis, voilà une éternité que je n'ai pas fait une chose pareille. Les junk food parties de Mandrakesoft, les soirées crèpes, mes amis... Ah... Il est temps que je rentre, mon chez moi me manque, et je deviens un peu trop mélancolique...

Retrouvailles

Dimanche 22 décembre 2002

Tout change si vite... Je me croyais hier presque déjà parti tellement tout avançait positivement, je suis désormais plus perdu que jamais... Mais reprenons, samedi, je quitte le cybercafé et utilise un bus pour me rendre dans le quartier de Naoma. Environ 20 heures 30, je suis un peu en retard. Il y a une centaine de mètres entre l'arrêt de bus et son appartement. Je marche tranquillement, savourant la fraicheur du soir naissant après la chaude journée. Je croise deux hommes. Je suis intrigué par la façon dont l'un d'entre eux me dévisage. Curieux je me retourne après leur passage. Celui m'ayant regardé murmure à son camarade ; il sort un papier de sa poche. C'est une photo, c'est ma photo ! Je la distingue quand ils se retournent dans ma direction. Ni de une ni de deux, je prends mes jambes à mon cou. Ils se lancent à ma poursuite. Avalanche de questions dans mon esprit, couplé d'une giclée salvatrice d'adrénaline, nul doute que l'organisation a lancé un avis de recherche à mon égard. Ils savent donc que je suis en vie, ou voulaient-ils le vérifier tout au moins. Les rues défilent et malgré le manque d'exercice de mes trois dernières semaines je n'ai pas trop de mal à les semer.

Que faire ? Ils m'ont retrouvé ! Dans peu tous mes anciens camarades de jeu investiront la ville, et je ne pourrais plus bouger sans prendre le risque de me faire attraper. Je dois partir au plus vite. J'ai bien le plus important sur moi, ma pierre, mais malchance, mon argent se trouve chez Naoma ! C'est un risque que de se rendre de nouveau là-bas, ils doivent encore y roder. Pourtant j'aurais suffisamment pour m'acheter un billet d'avion pour la France. Ou plus raisonnablement de quoi me cacher encore quelque temps dans une autre ville avant de pouvoir trouver les faux papiers indispensables à mon retour discret. Je marche dans la rue plein d'interrogations. Ma chance pourrait être de réaliser justement des faux papiers avec cet argent et d'accumuler par la suite de quoi acheter un billet d'avion. À partir du moment où j'ai des faux-papiers je serais plus tranquille pour me déplacer. Toutefois leur confection n'est sûrement pas immédiate, mais je pourrais sans nul doute me cacher encore quelques jours dans une banlieue de Melbourne avant d'être de nouveau retrouvé. J'envisage d'autant plus cette hypothèse que Matthias White est la seule personne à même de m'aider et que j'aurais sans doute beaucoup de mal à trouver un remplaçant. D'autant qu'avec mon portrait qui circule, moins je me montre, mieux je me porterai.

Pour récupérer mon argent, je pourrais attendre le lendemain de voir Naoma à la boulangerie. Mais je pourrais aussi tenter de la retrouver ce soir. Mon impatience me convainc que le plus vite sera sans doute le mieux et je décide de retourner discrètement chez elle. En plus avoir mon argent pourra me donner par la suite l'opportunité d'aller directement à la rencontre de Matthias White. Je passerai faire un tour par l'auberge pour récupérer mes quelques affaires, plier bagages et quitter Melbourne pour une ville environnante. Je reviendrai plus tard chercher mes faux papiers et partirai alors vraiment de la région pour je ne sais quelle ville loin d'ici. Mon planning me satisfait et je décide de le mettre en action.

Ah, malchance ! Si seulement j'avais changer de tête, je suis vraiment idiot, j'aurai pu me couper les cheveux, prendre un nouveau look, ils ne m'auraient sans doute pas reconnu, mais penses-tu ! J'ai exactement la même tête que sur leur photo ! Quel débile je fais ! Quel naze ! Je mériterai de me faire attraper, tiens !

Bon, trop tard... Il me faut retrouver le chemin de chez Naoma, désormais. Je me suis un peu perdu en courant à l'aveuglette, et je dois retrouver un plan des bus pour me situer et retourner vers l'appartement. Naoma m'avait donné un petit gribouillis m'expliquant comment retrouver son immeuble, je l'avais recopié avec son adresse sur mon petit carnet. Je me suis racheté un petit carnet, comme je le faisait auparavant, pour noter tous les petits détails de la vie courante qu'on oubli trop souvent. Pour l'instant je le préfère à un assistant personnel, je les trouve encore trop lourds, trop fragiles et surtout bien trop cher en comparaison du dollar que m'a coûté mon carnet. Il y a encore du monde dans les rues et il fait très jour, ce qui me rend plus discret et anonyme, tout du moins je l'espère. J'ai attaché mes cheveux avec un mouchoir, en espérant que l'effet suffira à me donner une autre tête. Mais tout semble sans danger ; l'approche de l'immeuble est calme et personne aux alentours n'a d'apparence suspecte. Il est vingt et une heure passées quand je sonne à la porte de Naoma, désormais vraiment en retard.

- Franck ! Enfin François, enfin non Franck ! Mais où étais-tu donc ? Tiens c'est marrant ton truc dans les cheveux. Mais ça fait plus d'une heure que je t'attends ! En plus je ne savais que faire, n'ayant aucun moyen de te joindre ! Tout va...

Je la coupe en rentrant et referme la porte derrière moi. Nous sommes directement dans la pièce principale et six personnes sont déjà attablées. Je dis rapidement bonsoir et j'entraîne Naoma dans la cuisine.

- Non, tout va mal. J'ai été pris en chasse par deux hommes qui avaient une photo de moi. Je suis de toute évidence recherché, il faut que je parte au plus vite. Pourrais-tu me redonner mon argent. Je pense que je vais quitter la ville dès ce soir.

- Mon Dieu ! Si vite ! Mais ne devrais-tu pas aller voir la police, ou quelque chose ?

- Je ne suis pas plus en sécurité auprès de la police que du Pentagone ou autre palais du gouvernement. Ceux qui me recherchent couchent autant avec la police que l'armée, ces chacals sont puissants et partout. J'ai peur que ce ne soit que seul que je puisse espérer trouver une échappatoire, ou en tout cas c'est ce qu'ils ont réussi à me faire croire..

Je vais avec elle dans sa chambre, pour récupérer l'enveloppe avec mon argent, près de cinq mille dollars, la moitié de ce que j'estimais nécessaire pour rentrer, c'est vraiment trop bête... Naoma est très embêtée.

- Mais, que pourrais-je faire ? Je ne peux pas t'aider ? Je ne vais plus te voir ? Et Martin ?

Je soupire.

- Tu ne me reverras sûrement pas d'un petit bout de temps, mais je ne t'oublie pas pour autant, panique pas. Une fois tout ce bazar terminé, je repasserai vous voir, Martin et toi, et tous ceux qui m'ont aidé, d'ailleurs. Explique à Martin, tu peux lui raconter mon histoire en gage de remerciement. Tu m'excuseras de ne pas tenir ma promesse et de le quitter avant qu'il ne maîtrise la confection du pain au levain, mais je suis un peu pressé par les événements, pour le coup...

- Oui, je lui raconterai. Je suis tellement surprise que tout change si vite. Je croyais pouvoir passer encore beaucoup de temps avec toi, je m'imaginais au moins encore deux ou trois mois, et voilà que tu pars avant même que nous ne nous soyons vraiment connus... Je suis triste et inquiète de te savoir repartir. Mais je ne sais pas trop quoi faire. Si tu veux je peux te donner un peu d'argent en plus, mais il faut que j'aille à un distributeur pour le faire, Martin aussi serait sûrement prêt à te donner un coup de main.

Je suis naturellement gêné et tenté de refuser, toutefois cette proposition pourrait tellement arranger les choses ; je pourrais partir le plus tôt possible, dès que j'ai mes faux papiers, sans attendre de devoir encore amasser de quoi payer mon billet. Si vraiment je peux avoir mes faux papiers sous quelques jours, alors de retour en France je serai en mesure de les dédommager rapidement, en moins d'une semaine ils auraient remboursement de leur prêt. Je suis resté silencieux un moment, Naoma s'impatiente :

- Alors ?

- Ça me gêne énormément, Naoma, mais d'un autre côté ce serait tellement pratique pour moi de pouvoir partir au plus vite. Je n'aurais pas encore à courir pendant plusieurs semaines à la recherche d'argent pour mon billet. Je suis très embarassé par ta proposition, mais si toi et Martin pouviez effectivement me prêter de quoi acheter mon billet, je pense que je pourrai vous rembourser très rapidement une fois en France.

- Écoute, je pourrai dès demain avoir quatre mille dollars à la boulangerie, et je demanderai à Martin de compléter, combien te faut-il ?

- J'avais compté qu'il me fallait au total dix mille dollars, quatre mille pour les faux papiers, et six mille pour le billet, mais je pourrai peut-être négocier. Toujours est-il que j'ai pour l'instant cinq mille dollars par moi-même, avec lesquels j'espère me payer mes faux papiers. Auquel cas à vous deux entre cinq et six mille dollars me permettraient d'acheter mon billet d'avion.

- Je ne pense pas que Martin rechigne à t'aider en rajoutant deux mille dollars, même le double. Avec la hausse de fréquentation grâce à toi, il a dû largement gagner plus. Écoute, je peux même demain aller acheter un billet pour Paris, et tu n'auras qu'à passer le prendre à la boulangerie.

- Non je préfère venir prendre l'argent directement, suivant comment l'histoire tourne je ne pourrai peut-être pas passer, et alors tu seras bien embêtée avec un billet pour la France. Mais si vous pouvez réellement me prêter suffisamment, ce serait vraiment me sauver de pas mal de galères. Bon mais je ne dois pas traîner maintenant.

- Oui, vas-y... Attends.

Elle m'a poussé pour me faire partir, je me retourne mais elle me rattrape et me retire vers elle. Elle me prends dans ses bras et m'embrasse. Je me laisse faire, après tout, ce n'est qu'un baiser. Nous restons quelques secondes silencieux dans les bras l'un de l'autre, puis Naoma me raccompagne à la porte. Je lui demande de m'excuser pour ses invités et la prends dans mes bras une dernière fois en espérant la revoir le lendemain.

Mais mes affaires se présentent au plus mal dès ma sortie de l'immeuble. Deux hommes, sans aucun doute mes précédents poursuivants, me sautent dessus à peine le perron franchi. Ils ont dû à raison penser que je reviendrais peut-être dans le coin et se sont postés quelque part dans la rue pour observer, c'est vrai que je ne suis pas très malin. M'ayant vu entrer dans l'immeuble, ils n'ont eu qu'à attendre que j'en ressorte. Le premier m'a attrapé au cou par derrière pour m'étrangler, tandis que le second tente de me saisir les jambes. Je réagis sur le champ, le premier reçoit un premier coup de coude dans les côtes, et le deuxième un coup de genou dans les dents. Ce dernier recule de quelques pas, et j'en profite pour marteler le premier de plusieurs nouveaux coups de coude. Il relâche progressivement sa prise. Restes de cours de ju-jitsu, je l'attrape et il passe par-dessus mon épaule et tombe brutalement sur le dos dans les marches d'escaliers qui forme le perron devant l'immeuble. Le second s'élance alors vers moi mais j'ai le temps de basculer en arrière et de le faire lui aussi voler par-dessus moi, en roulant en arrière et le projetant avec ma jambe, le pied contre son ventre. Des personnes commencent à s'attrouper autour et je réalise que je devrais partir au plus vite avant d'avoir affaire à la police. Le premier homme a l'air assommé, mais le second est sur le point de se relever. Je lui en fais passer l'envie et surtout les moyens en sautant de tout mon poids sur sa cheville gauche. Un gros crac se fait entendre ainsi qu'un cri de douleur.

Les deux hommes étant pour l'instant, j'imagine, hors d'état de nuire, je pars en courant pour m'éloigner du quartier et chercher un bus qui me ramène vers le centre. Cette bagarre a été un peu facile, et je suis bien étonné de m'en être tiré à si bon compte. Pas de bleus, pas de blessures, décidément soit ces voyous n'étaient que de pacotille, bien loin de la trempe des gros durs que j'ai connus au Mexique et à Sydney, soit l'activité de boulanger a un effet bénéfique sur l'autodéfense ! Je pense plus logiquement à l'effet de surprise. Ils devaient être sûrs d'eux et pas prêts à en découdre, et en réagissant vite et bien, ils n'ont rien pu faire. Satisfait de moi je cours pendant un kilomètre ou deux avant de tomber sur un bus retournant en centre ville, d'où je pourrai par la suite emprunter le tramway qui dessert Richmond.

Il est tard, j'ai un peu peur de ne plus trouver ce Matthias, d'autant que je crains le pire vu sa paranoïa apparente. Si le chemin pour le retrouver ressemble à la même piste au trésor que ma précédente visite, la nuit sera longue. Je ressens de nouveau cette impression de bête traquée, maintenant où je ne peux plus vraiment me déplacer sans risquer de me faire repérer. Je me rends directement au bar où j'avais rencontré la personne qui m'avait dirigé alors jusqu'à lui. Je ne la trouve pas. Mais de nombreuses autres personnes sont sur place et je m'apprête à demander à l'une d'elles quand soudain un des hommes, qui était aussi présent lors de ma visite, m'interpelle et se dirige vers moi. Étonnamment j'ai l'impression qu'il me considère comme son ami, plaisante et demande de mes nouvelles. Je suis surpris qu'il se rappelle même de moi et je suspecte qu'il a eu lui aussi écho de ma photo et de l'éventuelle prime associée. Je reste sur mes gardes et me contente de lui demander Matthias White. Il semble au courant que je venais pour le voir et passe un coup de fil. Quelques minutes plus tard un autre homme arrive et échange quelques paroles avec lui. Il se propose de me conduire à lui. J'accepte et le suis en restant attentif. Sur le trajet je suis partagé entre partir tout de suite et laisser tomber l'affaire ou tenter tout de même le tout pour le tout.

Erik

L'homme, un grand noir à l'allure pas très avenante, me conduit sur un chemin différent, semble-t-il, que la première fois. Je le lui fais remarquer, il répond que Matthias ne rencontre jamais la même personne au même endroit. Je trouve cette mesure moyennement crédible et étrange, mais qu'importe, soit je pars soit je reste, mais je ne peux le faire à moitié, et en restant je suis voué à lui faire confiance. Après quelques rues, nous pénétrons à l'intérieur d'un immeuble pour y descendre dans une salle au sous-sol. Nous passons tout d'abord une grande salle de discothèque, ou de bar dansant, suivant les points de vue. Quelques personnes sont assises là et sirotent un verre. Une ambiance de soirée débutante s'échappe de la musique légère qui se fait entendre et de quelques lumières rouges ou bleues qui clignotent. Après un couloir l'homme me demande de patienter quelques minutes. Il entre dans un pièce et en ressort trente secondes après, m'invitant à le suivre.

La petite pièce est un bureau simple, avec deux fauteuils sur ma gauche, quelques chaises, une table avec de nombreux documents éparpillés dessus et deux placards en métal à ma droite. Un homme est assis derrière la table, petit, de toute évidence plus que moi, habillé simplement. Je me retourne brusquement au bruit de la clé dans la serrure. Le grand noir a fermé la porte à clé et a mis la clé dans sa poche. J'ai un regard de panique. Je demande des explications.

- Qu'est ce que cela signifie ?

Il ne me répond qu'en ignorant ma question.

- Voilà donc le fameux Ylraw ! C'est bien vous, cette photo ?

Il se retourne et me présente à ce moment le même papier que celui des deux hommes avec ma photo imprimée dessus. C'est un guet-apens ! Je m'élance vers le grand noir pour forcer le passage. Il est surpris, tente de m'arrêter en tendant les bras mais ne pare pas un violent coup de tibia dans sa cuisse. Il se plie sous la douleur et son visage se place au niveau idéal pour que lui décoche un coup du tranchant de la main dans la gorge. Il s'écroule mais alors Matthias White intervient.

- Du calme, monsieur François Aulleri. Votre tête est mise à prix mort ou vif, et je n'hésiterai pas à tirer au moindre nouveau geste d'agressivité de votre part.

Je me retourne. Il est toujours assis et pointe sur moi un pistolet. Je me calme et m'éloigne du grand noir. Celui-ci se relève, se dirige vers moi et se venge par un puissant coup de poing dans mon ventre. Ma blessure aux abdominaux se réveille et m'arrache un cri de douleur, je tombe au sol.

- Du calme, laisse-le.

Le grand noir se recule, Matthias poursuit.

- Les personnes qui vous recherchent offraient cinquante mille dollars américains pour votre carcasse. Rien que le fait que deux personnes vous aient aperçu en début de soirée à Melbourne a fait monter le prix à quatre-vingts mille dollars. Ce que j'aimerais savoir, c'est pourquoi elles vous veulent tellement. Pour moi vous n'êtes rien et ne valez même pas le temps que je suis en train de passer avec vous. À mon avis s'ils sont prêts à donner d'entrée de jeu cette somme, c'est qu'ils sont très pressés et disposés à mettre beaucoup plus. Vous comprendrez très bien que si je connais la raison, je saurai d'autant mieux faire monter les enchères. Contrairement à eux j'ai tout mon temps, et ne serais pas contre deux cent, trois cent mille dollars ou même plus dans ma poche.

- Dans notre poche.

Le grand noir précise, voulant lui aussi sa part du gâteau. Quatre-vingts mille dollars. Moi qui galère pour dix mille malheureux dollars australiens, j'aurais mieux fait de faire une arnaque à l'assurance !

- Oui, dans notre poche Erik.

Il s'adresse de nouveau à moi, énervé par l'intervention d'Erik.

- Mais dans un premier temps, je suis un honnête homme, je serais bien sûr disposé à vous laisser repartir, contre, disons, deux cent mille dollars. Dans l'hypothèse où vous possédiez cette somme.

Deux cent mille dollars, il est gentil... Je lui réponds d'un ton empli de lassitude :

- Je ne l'ai pas, tout ce que j'ai c'est cinq malheureux mille dollars avec lesquels j'aurais voulu que vous me fassiez des faux papiers. Si vous êtes vraiment un honnête homme, peut-être accepterez-vous l'argent d'un honnête client.

Il sourit et reste silencieux un instant, puis raille :

- C'est bien ce que je pensais... Dans ce cas malheureusement je sais que je n'ai pas vraiment les moyens de négocier avec vous, comme vous êtes justement l'objet du négoce, mais je peux vous rendre votre détention plus agréable si vous m'aidez à faire monter les enchères. Dans le cas contraire il faudra que je fasse appel à des amis pour vous faire parler, et ce ne sera agréable ni pour vous, bien sûr, mais ni pour moi qui devrais sans doute partager avec eux aussi la somme du marché, car j'ai peur pour vous que tout le monde du milieu n'ait votre photo et soit au courant de la rançon, désormais.

Et bien ! Bon sang dans quelle misère me voilà encore ! J'aurais tellement dû partir directement de chez Naoma, mais comment savoir ? Et surtout comment m'en sortir désormais ? Le mieux serait de rattraper toutes mes bétises, en essayant d'être fin, pour remonter le niveau, ce Matthias White a l'air gourmand, je peux peut-être tenter d'en profiter.

- Ne vous inquiétez pas je vous enlèverai cette épine du pied et suis prêt à vous dire tout ce que je sais.

Il sourit. Je prends une voix blasée.

- Mais ne vous faites pas d'illusions, les personnes qui me recherchent vous tueront vous aussi. Ils tuent toutes les personnes à qui je raconte ce que je sais.

Il pâlit. Puis sourit. Il se lève. Il est peureux.

- Ne vous inquiétez pas, je suis prudent et discret, et voilà bien des années que moi aussi ma tête est mise à prix, mais contrairement à vous ils n'ont aucune photo à mettre sur mon nom. De plus je suis apprécié pour mon bon travail dans la mafia locale, ils me protégeront.

Je le regarde dans les yeux, il est gêné.

- À votre aise, mais ces personnes sont bien plus puissantes que vous semblez le croire, ces personnes sont autant présentes au Pentagone que dans le gouvernement australien, mexicain et sûrement bien d'autres. Je vous parie ma mise à prix que tout ce que vous aurez comme récompense dans cet échange, ce sont des petits bouts de métal lancés à grande vitesse.

- Si vous tentez de me décourager, c'est peine perdue, je ferai cet échange.

Erik intervient d'une voix glaciale :

- Tu veux dire que c'est moi qui le ferai, comme d'habitude.

- Euh, bien sûr Erik, je ne peux pas me montrer, tu le sais bien.

La situation est dramatique, mais pourtant je ne suis pas désemparé, presque envieux de prouver à ce Matthias qu'il a tort. J'ai déjà remarqué cette réaction, j'ai l'impression que les situations dramatiques déclenchent quelque chose en moi d'étrange, qui me stimule, me fait prendre du recul, c'est très surprenant, voire même dérangeant de devenir si froid. De plus ce grand noir ne me paraît pas trop bête et je pourrais sans doute lui faire entendre raison. Mais il faut que j'accélère les choses, s'ils savent que je suis à Melbourne, plus j'attends, plus la situation est dangereuse.

- Si vous avez quelque chose à manger je veux bien vous raconter tout maintenant.

Matthias est surpris par ma demande, sans doute ne me donne-t-il pas d'appétit dans un moment pareil. Il bafouille :

- Ah ? Euh très bien, tu veux bien aller nous chercher de quoi dîner, Erik ? Prends un truc à emporter... Euh, vous voulez quelque chose de particulier ?

- N'importe quelle junk food fera l'affaire...

Erik sort. Matthias me demande de commencer. Je lui réponds qu'il est plus convenable d'attendre Erik. Je me suis assis dans l'un des fauteuils. Ils ne sont ni l'un ni l'autre très en état, mais ce sera toujours mieux que les chaises. Matthias est très énervé de ma réponse, mais je sais très bien qu'il ne peut rien faire car Erik me donnera raison. Il bouillonne en attendant Erik, et le réprimande pour la durée de son absence dès son retour.

La situation ne m'a effectivement pas coupé l'appétit et je mange avidement en me lançant dans mon histoire. Je n'ai rien à cacher, cependant il faut qu'ils me croient, et je tente de limiter les passages les plus invraisemblables. Mon but est de les convaincre que j'ai mis à jour une vaste organisation occulte ayant la main-mise sur le pouvoir établi. Les événements comme les deux grillés dans le fourgon, ou cette fille qui arrive par magie, sont mis de côté. Mais force est de constater qu'à bien y regarder, je ne sais pas tellement de choses. Toujours est-il que je ponctue mon récit de remarques sur les points qu'ils devraient mettre en avant pour faire monter les enchères. Je m'évertue toutefois à préciser que je ne comprends pas vraiment les tenants et les aboutissants et que je serais bien incapable de dire exactement ce qu'ils me veulent. Matthias me tient toujours en joue avec son arme, et reste perplexe sur le fait que je n'en sache pas plus. Mais mon argumentation se poursuit et je le convaincs d'appeler en donnant quelques détails susceptibles de faire monter la mise.

Matthias s'exécute après m'avoir refuser d'aller aux toilettes. Nous quittons la pièce pour en rejoindre une disposant d'un téléphone. J'espère que mon semblant de stratagème marchera et me permettra d'atteindre mes deux objectifs, tout d'abord qu'Erik et lui me fassent plus confiance, et deuxièmement que l'organisation les repère et, en s'apercevant que Matthias sait beaucoup trop de chose, intervienne sur le champ en localisant l'appel. Je suis persuadé qu'il n'y a en réalité aucune prime, et qu'en s'en apercevant, Matthias et Erik passeront de mon côté, ou plus vraisemblablement laisseront tomber l'affaire. Je souffle à Matthias de parler de la salle secrète sous le Pentagone, tout comme celle de Sydney, du groupe de révolutionnaires mexicains assassinés, de David, de Samuel. Matthias est moins bête que je n'aurais cru et amène habilement les choses, sous-entendant que toutes ces informations peuvent sans doute se vendre à la presse à bon prix. Mais la conversation est rapide, confirmant que ses interlocuteurs se moquent de la négociation. Quinze minutes plus tard Matthias raccroche le sourire aux lèvres. Quatre cent cinquante mille dollars, voilà ta nouvelle côte ! S'écrie-t-il.

Je tente sans succès d'utiliser cette négociation éclair comme preuve que cette prime est un attrape-nigauds. Matthias ne veut rien entendre et détaille la procédure d'échange. Je l'avais partiellement comprise pendant la communication, mais l'échange aura lieu le lendemain matin même. Erik, comme il l'avait laissé entendre, se chargera de l'exécuter. De manière à éviter tant que faire se peut les débordements, je resterai enfermé dans un endroit secret. Erik ira chercher l'argent, puis eux enverront quelqu'un me trouver. Quand ils auront mis la main sur moi, Erik pourra partir. C'est un peu plus complexe qu'un échange tel que je l'imaginais, et n'arrange pas mes affaires. L'échange se fera le lendemain matin à l'aurore, à 5 heures du matin dans une rue discrète.

Mon espoir que l'organisation intervienne dès à présent est réduit à néant quand je comprends que je ne passerai pas la nuit ici. Erik a peur que la contrepartie ne soit en mesure de localiser l'appel et d'intervenir et convainc Matthias de quitter les lieux. Je regrette alors d'avoir aussi lourdement insisté sur les moyens dont dispose l'organisation. Je n'ai malheureusement pas la chance de discuter avec lui pendant le trajet, le parcourant dans le coffre de la voiture, mais j'aurais au moins la satisfaction de découvrir rapidement l'endroit secret où je resterai caché. Nous ne devons rouler qu'une vingtaine de minutes. Dès la sortie du coffre, je tente de négocier avec Erik, le prévenant que cette récompense n'est que chimère et que c'est le purgatoire qu'il aura au mieux le lendemain matin. Il m'assure qu'il sera prudent et armé, et à même de juger par lui-même. Il me menotte à la sortie de la voiture et me conduit vers une cave où il m'attache à une conduite. Je le supplie de ne pas me laisser les menottes et de simplement fermer la porte, mais celle-ci n'étant pas très solide d'aspect, il sait comme moi que je la fracturerai en peu de temps. Ce n'est pas tant m'échapper que je voudrais, mais plus avoir une chance quand ils viendront me récupérer. Attaché ainsi je mourrai sans doute criblé de balles à l'endroit même où Erik me laissera.

Impossible de le faire changer d'avis, et c'est dans une position des plus inconfortable que je passe le reste de la nuit, après quelques infructueux essais pour arracher cette conduite, ou me défaire des menottes. Il devait être près de minuit quand je suis arrivé ici, et sans doute près d'une heure ou deux du matin à présent. Ah quelle misère encore et toujours ! Comment vais-je donc ressortir cette fois-ci ? Avec une balle dans le bras ou dans la jambe, ou vraiment mort ? Qui me sauvera, encore cette fille ? Depuis que je n'ai plus l'émetteur elle ne doit plus savoir où je suis, nul besoin que je compte sur elle... Et de plus qui viendra ? Un du clan des molosses que j'ai rencontré à l'hôpital et à Sydney, ou les exécutants de ceux m'ayant fait prisonnier ? À moins que ce ne soient les tueurs qui ont tendu l'embuscade au Mexique ? Diablerie ! Je ne sais même pas qui est du côté de qui et quelles sont mes chances. C'est tourmenté et épuisé que je m'endors enfin, sans doute vers les 2 ou 3 heures du matin, alors qu'il ne m'en reste que deux ou trois avant d'être fixé sur mon sort.

Mais je dors bien plus que deux ou trois heures. Je me réveille de moi-même ; je n'ai pas de montre, et la cave étant en sous-sol sans fenêtre, je ne peux me rendre compte de la lumière du jour, mais j'ai le sentiment d'avoir dormi cinq ou six heures, ce qui ferait 8 ou 9 heures du matin, par conséquent, pas moins, et personne encore qui n'est venu me chercher, c'est étrange, encore quelque chose qui ne tourne pas rond. Erik aurait-il fui ? Se serait-il rendu compte de la supercherie et aurait-il laissé tomber ? C'est d'autant plus frustrant que d'être dans l'ignorance et la peur de mourir de faim et d'abandon plutôt qu'assassiné. Que vais-je donc faire si personne ne vient ? Cette fichue conduite est solide, je n'ai aucune chance de m'en défaire. Dans l'obscurité presque complète de plus que puis-je espérer ? Crier à l'aide ? Mais je dois me trouver dans un endroit désert. Qu'importe, je m'écrie à plusieurs reprises et écoute attentivement une éventuelle réponse. Rien. Une heure, peut-être deux, passent. Je commence à perdre patience et m'énerve un peu sur cette conduite. Qui sait, avec beaucoup d'efforts je serai peut-être après tout en mesure de la briser.

Un bruit, quelqu'un, je coupe ma respiration et tente de discerner des bruits de pas au dessus du bruit des battements de mon coeur. Une personne s'approche. Ami ou ennemi ? Que faire ? J'attends, retenant ma respiration. Elle avance doucement. Elle s'arrête devant la porte et l'ouvre. Toutes les images de ma bagarre à l'hôpital de Sydney me reviennent, j'ai très peur et me prépare à recevoir un coup de feu. Je me plaque contre le mur pour n'être distingué qu'au dernier moment. J'ai un noeud dans le ventre et le coeur qui bat à cent à l'heure.

La porte s'ouvre doucement... Erik, c'est Erik ! Je l'entraperçois à la lumière du couloir. Je souffle. Il se dirige vers moi et me détache. Il semble blessé.

- Suis-moi et ne fais pas le malin, tu ne le vois peut-être pas mais j'ai une arme pointée sur toi et pas moins que ceux qui te cherchent je n'hésiterais à m'en servir.

Une fois détaché il me fait passer devant lui. Il fait sombre mais il semble être blessé. Je lui demande ce qu'il s'est passé.

- Tu avais raison, ils n'avaient pas l'argent. Mais ils ne t'ont pas toi non plus et ils devront payer !

- Ils t'ont laissé partir ?

- J'ai réussi à leur fausser compagnie plutôt !

J'ai soudain un doute, et s'ils lui avaient inséré un émetteur ? Je lui demande s'il a senti comme une piqûre, comme un éclat alors qu'ils lui tiraient dessus.

- Oui en partant ils m'ont tiré dessus et m'ont manqué, j'ai senti quelque chose comme une piqûre au mollet, mais ce n'était pas une balle, pourtant.

Je me retourne et m'écrie :

- Merde ! Par ce moyen ils insèrent des émetteurs. Cela signifie qu'ils savent où tu te trouves. Nous ne devons pas traîner, ils seront là d'une minute à l'autre, peut-être même déjà dehors à t'attendre. Je vais t'aider à marcher, viens !

Je m'approche de lui pour l'aider.

- Ne t'approche pas, je n'en crois pas un mot, c'est encore un de tes pièges ! Tu crois que je n'ai pas vu ton manège avec Matthias et moi, pour tenter de nous convaincre !

Il commence à m'énerver.

- Mais bordel t'es bouché ou quoi ? La façon dont ils t'ont amoché ne te suffit pas ? Tu veux encore quoi comme preuve ? Tu penses vraiment qu'il vont te filer tes quatre cent cinquante mille dollars ! Mais tu hallucines, redescends de ton nuage, s'ils les filent à quelqu'un c'est aux tueurs qu'ils vont lancer à nos trousses ! Tu n'auras JAMAIS cet argent, pense à sauver ta peau, plutôt !

À ce moment là, alors que nous sortons du couloir qui donne sur les caves où j'étais retenu, plusieurs hommes arrivent dans le parking souterrain où nous nous trouvons. Et avant même que nous ne réagissions, ils ouvrent le feu sur nous.

- Merde ils sont déjà là, viens !

J'entraîne Erik et nous courons à toute allure dans la direction opposée. Erik n'est pas, comme je l'avais cru, blessé aux jambes. Je pense qu'ils l'ont sans doute juste frappé pour le faire parler.

- Est-ce qu'il y a une autre sortie ?

- Oui derrière, suis-moi.

Il accélère la cadence et nous tentons de nous protéger en nous baissant et laissant des voitures entre nous et nos poursuivants. Le parking n'est pas très grand et nous sommes rapidement à l'autre extrémité. Les coups de feu résonne et des vitres volent en éclat. Erik se retourne et fait feu pour nous donner le temps de rejoindre la porte de sortie qui est à découvert. Les hommes sont surpris que nous soyons armés et se réfugient eux aussi derrière des voitures. L'un d'eux semble avoir été touché par Erik. J'en ai compté quatre. Nous profitons de leur surprise pour nous lancer vers la porte. Ils font feu immédiatement. L'ouverture de la porte nous porte malchance, elle est bloquée. Après une première tentative je tire Erik au sol pour éviter une rafale de balles. Il répond à son tour en tirant plusieurs coups. Je lui crie de les occuper alors que je me charge d'ouvrir la porte. Je donne plusieurs violents coups de pied. La serrure fatigue mais ne cède pas. Un dernier essai je prends mon élan et m'élance de toutes mes forces, en criant, vers la porte. Je donne un coup de pied de toutes mes force, elle s'ouvre. Malheureusement à ce moment je suis touché au bras droit. Je m'écroule de l'autre côté, la porte défoncée, le bras en sang. Je me retourne. Erik se lance mais il reçoit une balle à la jambe, il tombe au sol. Je retourne le chercher, je prends son arme au passage et tire plusieurs coups dans leur direction. Erik se relève avec mon aide et nous sortons. Je lui redonne son pistolet.

Erik tire encore deux coups dans leur direction et nous fuyons à l'extérieur. Nous montons un escalier et une autre porte donne sur la rue. Heureusement celle-ci est ouverte. Le grand jour m'éblouit. La rue est calme. Erik boite. La peur et l'urgence me font oublier ma blessure. Erik court vers une voiture qui passe, interpelle le conducteur et le menace de son arme. La voiture s'arrête. Je ne suis pas très fervent de la méthode mais dans la panique je ne sais que faire d'autre et monte avec Erik. D'autant que les hommes à nos trousses sortent à ce moment là. Il nous tirent dessus alors que nous partons en trombe. Les vitres arrières sont brisées par des balles. La carrosserie résonne sous les impacts. Erik prend la première rue à droite pour quitter leur champ de vision. Nous roulons à vive allure, je le lui fais remarquer :

- Nous devrions ralentir, ce n'est pas le moment de se faire arrêter par la police.

- Tu as raison. Tu es blessé ?

- Au bras droit, au niveau de l'avant bras. La balle n'est pas restée mais elle a fait pas mal de dégât.

Je dis en arrachant une partie de mes habits pour me faire un pansement.

- Et toi ta jambe ? C'est la gauche, c'est bien ça ?

- Oui, bien amochée je pense, mais je peux encore conduire.

- Il faut que nous trouvions un moyen de te retirer cet émetteur, sans ça ils nous retrouveront toujours.

- C'est de la foutaise cet émetteur, je n'en crois pas un mot. Et puis pourquoi nous, même si c'était vrai, tu n'en as pas toi, d'émetteur, pourquoi ne te barres-tu pas de ton côté ? Tu m'as sorti du parking, tu aurais pu me laisser en pâture aux autres. En contrepartie je me dois de te laisser partir.

Erik a raison. Dans l'action je m'étais lié à lui comme si nous faisions équipe. Mais qui est-il si ce n'est la personne qui m'a mis dans cette pagaille ? Après tout que lui devais-je ? Quelle raison me poussait à croire que nous étions alliés ? M'inspirait-il confiance ? Pensais-je avoir plus de chance de m'en sortir avec lui ? Il est vrai que je le trouvais plus digne de confiance que Matthias, tout en étant sûrement plus malin. Certes il était dans le camp des méchants, des bandits, sans doute mêlé à des affaires de drogue ou de meurtres. Mais de quel méchant parlons-nous ? Et que penser du bien et du mal, maintenant, dans ce bazar ? N'était-ce pas des policiers qui m'avaient poursuivi à Sydney ? Et cette organisation, présente semble-t-il dans toutes les arcanes du pouvoir, où est la place des justes désormais ? Non, trop peu d'amis ou d'aides ont croisé ma route, et je ressentais qu'Erik pouvait m'aider.

- Bon alors je te dépose où ?

Ne répondant pas à sa précédente remarque, Erik avait pris pour acquis que j'acceptais sa description des choses.

- Tu ne me déposes nulle part, pas pour l'instant tout du moins. Dans un premier temps nous allons tenter de te virer l'émetteur et de soigner ta blessure, et après tu pourras faire ta vie. Et me fais pas chier avec pourquoi je fais une chose pareille. C'est comme ça c'est tout.

Erik ne semble pas mécontent de ma décision.

- OK. On va aller dans une planque à moi pas loin d'ici. C'est l'appart d'une copine j'ai les clés elle est en vacances, on pourra jeter un oeil à nos blessures, et ensuite... Ensuite j'en sais rien.

- Tu vas retourner voir Matthias ?

- Non, Matthias est un con, ça fait longtemps que je voulais me barrer. Je pensais que ces quatre cent cinquante mille dollars était l'occasion rêvée, mais bon, s'il n'y a pas d'argent, je ferai sans.

- Tu ne crois pas qu'il va croire que tu t'es barré avec le blé ? Tu devrais au moins lui dire que tout a foiré pour qu'il te laisse tranquille, non ?

- C'est vrai, tu as peut-être raison, enfin je verrai.

- Et tu vas faire quoi après, seul ?

- J'en sais rien, mais cette vie me fait chier, j'ai envie d'autre chose, plus grand, plus je ne sais pas quoi. Enfin j'en sais rien... On s'en fout après tout... Et toi ?

- Je vais tenter de retourner à la boulangerie voir Martin et quand même essayer de prendre l'avion pour retourner en France. Je ne sais pas trop comment je vais faire sans papier mais peut-être que j'aurai plus de chance au consulat cette fois-ci. Une fois en France, j'essaierai de prendre contact avec des journalistes pour me faire connaître et me protéger des personnes qui me poursuivent, ou alors j'irai me terrer dans un coin paumé pour me faire oublier. Mais tout reste très flou et je ne sais vraiment pas où va me mener cette histoire. Ces trois dernières semaines je pensais m'être tiré d'affaire, mais depuis hier soir tout a rebasculé, et franchement je suis complètement perdu...

- L'histoire que tu nous as racontée hier soir était vraie ?

- Oui, tout était vrai. J'ai un peu insisté sur le fait qu'ils sont très puissants, et enlevé quelques parties difficilement crédibles, mais je n'ai rien inventé.

Nous roulons encore une dizaine de minutes, en direction du centre ville. Erik me pose plusieurs questions pour éclaircir mon histoire. Il ne m'avait pas vraiment ni cru ni écouté la veille et ne pensait alors qu'à récupérer l'argent pour enfin pouvoir quitter cette ville et cette vie. Mais soudain, alors que nous nous apprêtons à nous garer, Erik fait brutalement demi-tour sur la chaussée et repart dans l'autre sens.

- Tu les as vus ?

- Oui j'ai reconnu leur voiture en face, la même que ce matin, accroche-toi !

Je n'ai même pas le temps de me retourner pour vérifier que déjà des balles touchent la voiture.

- File-moi ton flingue !

Je prends le pistolet d'Erik. La voiture est soumise à une véritable fusillade, une balle touche Erik à l'épaule et alors que je tente de viser je suis moi-même touché de nouveau au bras droit. Je me retourne sur la douleur et je n'ai pas le temps de même tirer un seul coup de feu. La voiture est soudain violemment secouée, sans doute touchée dans l'un des pneus. Erik perd le contrôle et nous glissons et finissons notre course contre le trottoir. Erik reprend son arme, vise et tire deux coups. Deux coups dans le mille. Le conducteur de la voiture et le passager qui nous tirait dessus sont atteints. Nous quittons alors la voiture et fuyons rapidement en courant. La voiture de nos poursuivant continue sa route et fait un spectaculaire retournement en percutant le trottoir puis notre voiture. Nous ne vérifions pas l'état des passagers et nous engageons dans une rue connexe à la recherche d'une cachette. Si on fait les comptes, ces hommes étaient quatre, avec celui touché par Erik dans le parking plus les deux à l'instant, il ne doit rester qu'une personne en état, ce qui limite considérablement leur capacité d'action. Et pour couronner le tout leur voiture a fait plusieurs tonneaux et a sans doute fini de les mettre hors d'état de nuire. Erik boite et je perds du sang de mon bras.

Sont-ils vraiment tous morts dans l'accident ? Je crois qu'aussi triste que cette considération puisse être je l'espère un peu. Erik a du mal à marcher, nous devons nous soigner rapidement, nous perdons tous les deux beaucoup de sang. Nous parcourons toute la rue, il y a désormais de nombreuses personnes, elles nous regardent toutes avec horreur, mais Erik ayant toujours son arme cela doit les retenir de nous aider. Si nous restons ainsi il ne faudra pas dix minutes avant que la police ne nous trouve.

Mais coup du sort en arrivant dans la rue suivante, je reconnais l'endroit. Nous ne sommes pas loin du centre et à quelques pâtés de maisons de la boulangerie de Martin. Je presse Erik et nous courons, pour ainsi dire, aussi vite que nous le pouvons. Il nous fait tout de même dix bonnes minutes avant d'arriver. Nous rentrons tous deux immédiatement dans la boulangerie, en me voyant Naoma accourt à ma rencontre et crie à Martin de venir. Très surpris ne me voir dans cet état-là, ils nous attirent dans l'arrière-boutique. Martin somme Naoma de finir de servir les clients présents puis de fermer la boulangerie et le rejoindre. Martin s'adresse ensuite à moi en français.

- Mais que t'est-il arrivé ? On t'a tiré dessus ! Et qui est l'homme avec toi ? Naoma m'a dit que tu devais passer aujourd'hui avec des faux papiers et repartir en France, qu-est-ce qu'il s'est mal passé ? Et enlevez vos habits je vais soigner vos plaies ! J'appelle une ambulance !

Il parle vite et fait plusieurs choses en même temps, sûrement encore plus paniqué que nous le sommes nous-mêmes. Je tente de le calmer

- Martin... Martin ! Calme-toi. N'appelle surtout pas une ambulance, c'est le meilleur moyen de nous faire prendre de nouveau. Le coup des faux papiers était un guet-apens. Je me suis fait avoir et désormais des hommes sont à nos trousses. Erik était contre moi au début et... Naoma t'a expliqué pour les hommes hier soir ?

- Oui, oui, elle m'a raconté et tout le reste de l'histoire.

- Bien. Donc je suis recherché dans les milieux louches, mort ou vif, et il y a une récompense promise. Bien sûr c'est bidon et dès qu'Erik est allé dire qu'il m'avait trouvé, il a compris qu'il n'y aura aucune autre récompense que du calibre 12, ou 13, enfin tu m'as compris. Désormais il est de mon côté et m'a aidé à m'enfuir. Il nous faut simplement de quoi nous soigner puis quitter la ville. Des hommes sont à nos trousses et ils peuvent arriver d'une minute à l'autre. J'ai peur qu'ils aient mis un émetteur sur Erik et qu'ils ne nous retrouvent rapidement.

- Si tu veux je peux vous emmener chez moi. Je suis en dehors de la ville ils mettront peut-être plus de temps pour remonter jusqu'à vous. Vous avez de la chance aujourd'hui j'ai ma voiture pas loin d'ici, je ne viens pas en bus le dimanche. Une fois chez moi j'irai dans une pharmacie chercher de quoi vous soigner. J'ai déjà quelques affaires pour les premiers secours mais bien sûr pas de quoi soigner des blessures par balles !

- OK ne traînons pas, nous pouvons partir tout de suite ?

- Oui pas de problème. Mais tu ne penses vraiment pas que vous devriez aller dans un hôpital, vous m'avez l'air salement amochés.

À ce moment Naoma arrive. J'en profite pour traduire ma conversation avec Martin à Erik et mettre Naoma au courant. Nous jetons rapidement un oeil à nos blessures pour les nettoyer et appliquer des compresses. La blessure à la jambe d'Erik semble sévère, tout comme celle à mon bras droit. Ces quelques instants de calme favorisent la diminution de sécrétion d'adrénaline et la douleur se fait tenace et difficile à supporter.

Martin part chercher sa voiture, et nous récupère quelques minutes plus tard devant la boulangerie. Naoma vient avec nous et nous partons tous les quatre pour la maison de Martin. Il habite un pavillon à une vingtaine de minutes en voiture, quand le trafic est fluide, du centre de Melbourne. Il nous explique que nous avons de la chance car sa compagne n'est pas présente aujourd'hui, et qu'elle aurait sans doute appelé la police sur-le-champ dans le cas contraire.

La situation commence à être dur pour Erik et moi, et nous sombrons petit à petit dans une somnolence dangereuse. Je récupère ma pierre dans ma poche et retrouve le sentiment agréable de percevoir sa chaleur réconfortante en moi. Nous arrivons chez Martin et la marche jusqu'à la maison est très difficile. C'est une maison de taille moyenne avec quelques mètres-carrés de jardin. Le quartier a l'air agréable. Mais je ne fais pas plus attention aux environs, assez peu enclin à faire du tourisme à ce moment précis.

Martin nous installe dans la chambre d'ami à l'étage qui lui sert aussi de bureau. Naoma et lui nous aident à nous déshabiller. Il indique à Naoma où trouver de quoi débuter à nous soigner en attendant qu'il revienne de la pharmacie. Il nous prévient cependant qu'il pourra être long, étant dimanche il ne trouvera sûrement pas une pharmacie ouverte rapidement et devra peut-être se rendre à l'hôpital.

Nous sommes désormais tous les deux presque nus étendus sur le lit, et Naoma panse et nettoie tant bien que mal nos blessures. Le plus inquiétant est la blessure d'Erik à sa jambe. La balle semble toujours à l'intérieur, nous allons devoir la retirer. Sa blessure à l'épaule est moins préoccupante, la balle n'ayant fait que l'effleurer. Retirer la balle sans morphine risque d'être une opération périlleuse. De plus nous ne savons pas combien de temps il nous faudra attendre Martin. Erik insiste pour que nous tentions de la lui enlever tout de suite, ce qui ne m'enchante guère. Quoi qu'il en soit la morphine ne se trouve plus en pharmacie et je doute que l'hôpital accepte de lui en fournir, il faudra donc faire sans. Quant à mon épaule et mon avant-bras, les balle ont traversé de part en part, mais seul les muscles semblent touchés, ce qui ne rend pas les blessures moins douloureuses. Après être pansé, je demande à Naoma de faire le tour de la maison pour trouver des ustensiles pour faciliter le retrait de la balle. Pendant ce temps je vais tout d'abord chercher de l'eau pour moi et Erik, nous avons perdu une quantité non négligeable de sang et il nous faut beaucoup boire. Ensuite je tente de localiser plus précisément la balle dans sa jambe. Erik souffre et se retient de crier quand j'exerce différentes pressions. Par la même occasion je jette un oeil à son mollet où il dit avoir reçu ce que je pense être l'émetteur. La blessure ressemble comme deux gouttes d'eau à celle que j'avais, une petite marque en surface mais la douleur est plus profonde. En attendant que Naoma revienne je tente de trouver du métal pour fabriquer une cage de Faraday rudimentaire autour de sa jambe et confiner les ondes électromagnétiques de l'émetteur. Je ne trouve rien dans la chambre et part moi aussi en direction du sous-sol, où j'espère trouver un atelier et des outils.

J'y retrouve aussi Naoma. Elle farfouillait dans les caisses à outils de Martin, avec déjà en main deux pinces à long bec. Je la félicite pour sa trouvaille.

- C'est parfait ces pinces, elles devraient faire l'affaire. Est-ce que par hasard tu aurais vu une boîte en métal, ou de la tôle, un truc en fer ?

Elle est surprise et me regarde avec de grands yeux.

- Euh je ne sais pas, regarde là-dessous il y a des bouts de fer. Mais qu'est ce que tu veux faire avec tout ça ? Une armure ?

Je souris.

- Mais non pas une armure, tu es bête, quoi que, une sorte. Erik a sûrement un émetteur dans sa jambe, je voudrais faire une cage autour pour empêcher les ondes de partir.

- Mais, ce n'est pas une balle qu'il a reçue ? Et c'est qui ce type d'abord, il n'est pas dangereux ?

- Il a deux blessures, l'une est bien une balle, et l'autre l'émetteur, enfin je pense. Et je ne sais pas s'il est dangereux, je ne pense pas, en tous les cas pas contre nous, et pas dans l'état où il est. Remonte le voir et continue de le soigner, j'arrive dans cinq minutes.

Elle s'approche de moi, pose les pinces sur l'établi et me prend dans ses bras.

- Et toi aussi je dois te soigner. Mon pauvre, ton bras saigne encore, tu devrais aller te reposer plutôt. J'ai tellement peur pour toi.

- Oui, dès que j'aurai trouvé ce que je cherche, je me livre entre tes mains, mais ne t'inquiète pas pour moi, je ne vais pas si mal, enfin j'ai connu pire. Allez, monte vite.

Je lui fais un bisou sur la joue et la laisse repartir. Elle remonte et je regarde pour ma part l'endroit qu'elle m'a indiqué. J'y trouve la carcasse d'un vieil ordinateur. Le boîtier pourra faire l'affaire dans un premier temps, en attendant soit que je trouve un moyen de lui retirer l'émetteur, soit de fabriquer quelque chose de plus, disons, "transportable". J'arrache quelques parties en métal de manière à laisser l'espace pour la jambe de part et d'autre du boîtier, j'espère que Martin ne m'en voudra pas trop, puis je rejoins Erik et Naoma.

Je suis quand même bien affaibli, j'ai beaucoup de mal à remonter les escaliers, je dois faire plusieurs pauses. Je rejoins Erik et Naoma et j'installe et ajuste un peu le boîtier autour du mollet d'Erik en tentant de laisser le moins d'espace vide possible. Il se moque bien sûr de moi et de cette idée d'émetteur. Ce n'est pas la panacée, je lui concède, mais j'espère que mon montage fera au moins l'affaire dans l'attente d'une meilleure solution.

Erik a de nombreuses cicatrices sur le corps, et de toute évidence il n'en est pas à sa première blessure par balle. Il s'étonne lui aussi de son côté que je puisse prétendre à être un rival de taille à ce sujet, surtout que mon arrivée dans la compétition n'a débuté qu'il n'y a un peu plus d'un mois. Pendant que Naoma prépare la plaie de la jambe d'Erik, nous énumérons chacun de notre côté nos palmarès. Je passe en revue ma jambe gauche et les cicatrices de mon émetteur, ma jambe droite et mes deux blessures par balle. Mon ventre et la seringue, ma première blessure par balle à l'épaule gauche, ainsi que mes deux dernières au bras droit. Naoma s'énerve devant notre bêtise :

- Quand vous aurez fini de faire les beaux avec vos trésors de guerre stupides ! Franck viens me donner un coup de main, et toi Erik prépare-toi à serrer les dents.

- Pourquoi elle t'appelle Franck, c'est pas François ton nom ?

- Si mais elle a un peu de mal, elle mélange.

- Oh ! T'exagères !

Elle s'apprête à me donner une tape mais se retient de peur de me faire mal.

- Tu la mérites pourtant ! Je l'appelle Franck parce que c'est le faux nom qu'il a utilisé à la boulangerie depuis le début. Mais cessons de perdre du temps et retirons la balle, le plus vite sera le mieux, j'en ai mare de voir tout ce sang !

Nous nous mettons au travail. L'opération est longue mais pas si délicate. Les pinces trouvées par Naoma, et abondamment désinfectées à l'alcool, conviennent parfaitement. Naoma tient Erik et je glisse doucement les pinces dans la blessure. Le plus dur est d'être sûr de bien toucher la balle, et pas un os ou une autre partie sensible, j'abandonne presque de peur de lui causer une hémorragie. Erik insiste et finalement je m'y remets en sondant tout d'abord doucement avec une petite tige pour trouver la balle sans prendre le risque de percer une artère. C'est très dur pour Erik et il pousse un profond et long soupir de soulagement quand finalement je lui montre l'objet de son supplice. Ensuite nous l'aidons à se rhabiller et il se glisse sous d'épaisses couvertures, malgré la chaleur, pour un sommeil réparateur.

Naoma insiste ensuite pour prendre soin de moi. Je me laisse soigner non sans un certain plaisir. Mais j'avoue que mes blessures étaient très douloureuses et nécessitaient attention ; j'arrive à peine à déplacer mon bras droit. Je m'accorde enfin un peu de repos ; je m'allonge aux côtés d'Erik. Naoma me pousse un peu et vient se serrer contre moi. Je fais un somme d'une vingtaine de minutes avant que mes inquiétudes et mes interrogations ne reprennent le dessus. Que vais-je faire désormais ? Fuir encore ? Mais où ? Comment m'en sortir ? Prendre un avion pour la France ? Mais après, lâcheront-ils si facilement l'affaire ? Sûrement pas...

Sans espoir de retrouver le sommeil, je remarque alors l'ordinateur de Martin, et surtout la petite boîte avec des diodes lumineuses qui est sans doute un modem, et qui laisse supposer que Martin a une connexion internet. Je me dis alors que de mettre tout ça par écrit pourrait m'aider à désembrouiller un peu mon esprit. Je me lève doucement en tentant de ne pas réveiller Naoma qui s'est aussi endormie. J'enfile mes jeans et mon tee-shirt, ayant peur malgré la chaleur que la fatigue et le manque de sang ne me rendent frileux. Les différents bips lors du démarrage de la machine ont raison du léger sommeil de Naoma, elle m'interroge sur ce que je fais, et me réprimande de ne pas prendre de repos. Je lui explique que j'ai un peu de mal à dormir et que je profite de ces quelques moments de répit pour mettre par écrit ce qu'il s'est passé entre hier et aujourd'hui, et tenter d'y voir plus clair par la même occasion. L'ordinateur de Martin possède bien une connexion à Internet, et je complète mon précédent récit jusqu'à en arriver au point présent : dimanche 22 décembre 2002, environ 18 heures, dans la maison de Martin, avec Erik et Naoma, dans son attente. Une fois à ce point je peaufine quelque peu mes précédents textes en discutant avec Naoma des possibilités qui s'offrent à moi. Puis du bruit parvient du bas, ce doit être Martin qui rentre.



Thomas

Vivant

Il fit une première pause et dormit une heure à une cinquantaine de kilomètres après Grenoble, et une seconde où il dormit encore presque une heure à trois cent kilomètres de Paris. Il rentra dans sa maison il était minuit moins cinq. Il écouta son répondeur, Emmanuelle lui demandait des nouvelles ; il se demanda pourquoi elle ne l'avait pas appelé sur son mobile. Peut-être avait-elle perdu son numéro, se dit-il. Il se mit à réchauffer un bolino de spaghettis et s'installa devant son ordinateur avec une canette de coca. Il appela Carole sans tarder. Elle lui donna son numéro de téléphone fixe et il l'a rappela aussitôt.

Elle lui explica comme utiliser IRC et dix minutes plus tard il discutait par écrit. Elle lui détailla qu'elle n'avait absolument rien trouvé dans le message de Seth, et qu'il était bon pour le faire parvenir à ses potes de la police. Elle lui demanda s'il avait chercher dans les affaires de Seth pour voir s'il retrouvait la pierre, il y alla sur le champ et ne trouva rien. Elle lui donna alors diverses adresses internet de sites où se trouvaient des photos d'Ylraw. Thomas alla voir, puis s'écria :

- Merde ! L'enculé !

Thomas regarda rapidement les autres sites de photos, puis il appela Carole au téléphone.

- Que t'arrive-t-il ? Ta connexion à coup...

Il l'a coupa :

- Je l'ai vu.

- Qui ?

- Ylraw.

- Ylraw, quand, avec Seth, tu l'as déjà vu ?

- Non, aujourd'hui.

Carole s'écria :

- Quoi !? Aujourd'hui ? Comment ça ?

- Oui ! Je l'ai vu aujourd'hui ! L'enculé ! Quand je suis allé au cimetière pour voir la tombe, il y avait un jeune qui se trouvait là. Je lui ai demandé s'il connaissait Ylraw, et il m'a répondu qu'il le connaissait vaguement, mais que selon lui c'était un connard. Et en fait c'était lui, j'en suis sûr ! Les photos avec les cheveux longs j'aurais pu me faire avoir, mais les autres quand il fait de la rando, avec les cheveux courts, aucun doute.

- Tu es vraiment sûr ? Ça ne peut pas être son frère, ou un cousin ?

- J'ai vu son frère, ce n'était pas lui, et il n'a qu'un seul frère. C'était lui, j'en suis sûr... Merde, merde, merde !...

- Mais qui est mort alors ? Pourtant tu as vu sa tombe, non ?

- Oui...

Thomas cherchait à trouver une explication logique, mais sans grand succès.

- Est-ce que sa disparition aurait pu être une mort déguisé, pour ensuite le faire rentrer dans les services secrets, comme on le voit parfois dans des films, ou pour le faire disparaître de la circulation, pour le protéger ?

Il fut vexé de ne pas avoir eu l'idée.

- Ce n'est pas impossible, c'est toutefois très étrange. Mais je ne sais pas trop comment ils s'y prennent exactement pour recruter dans ces services là. Mais pour le protéger c'est possible, il savait peut-être des choses, il a peut-être témoigner contre un patron de la drogue, ou un truc du genre...

Thomas réalisa que cette hypothèse lui donnait une excuse supplémentaire pour ne pas trop chercher loin dans cette affaire en solitaire, pour peu qu'il se retrouve avec les services secrets sur le dos pour avoir compromis un de leurs agents, ou une personne sous leur protection. Carole reprit la parole :

- En tout cas, si c'est vraiment lui, ça pourrait expliquer le mot de Seth. C'est vraiment bête que tu ne sois pas rester là-bas, à mon avis s'il était à Châteauvieux, c'est qu'il souhaitait voir ses parents, et à l'heure qu'il est il a sans doute déjà lu le mot et est parti à la recherche de la pierre.

Thomas resta pensif, il ne savait pas vraiment quoi dire, il ne comprenait plus vraiment cette histoire, si tant est qu'il n'ait jamais vraiment voulu la comprendre. Carole, voyant qu'il ne parlait pas, continua :

- Tu n'as pas moyen de le faire surveiller, ou d'envoyer quelqu'un pour espionner la maison de ses parents ?

Thomas eut un soupir intérieur.

- Et bien normalement mon chef m'a retiré de cette affaire, je pense que ça pourrait mal se passer pour moi si j'étais pris encore en train de farfouiller...

- Oui, ici, mais si tu passes un coup de fil à Gap, qui le saura ? Tu crois qu'ils sont débordés, là-bas ?

- Je crois surtout qu'ils ne sont pas du tout préparés pour les écoutes ou l'espionnage...

- Tiens oui, à propos d'écoute, on doit pouvoir écouter la ligne de ses parents, non ? Et les téléphones portables ?

- Oui il y a moyen...

Thomas n'était vraiment pas à l'aise, il n'avait qu'une envie, c'était raccroché, faire une partie de playstation pour oublier tout ça et aller se coucher, en espérant se réveiller dans un autre monde... Carole, elle, était plus qu'excitée :

- C'est dingue cette histoire... T'imagines que peut-être on est en train de découvrir un immense complot, ou une histoire cachée depuis des siècles peut-être, peut-être que cette pierre s'échange de génération en génération depuis très longtemps, peut-être qu'elle a appartenue à Jésus, ou Mahomet, ou je ne sais quel autre prophète !

Thomas n'avait jamais été très fan des théories de complots mondial.

- Mouais...

- T'es pas convaincu quoi, bon je crois qu'il vaut mieux que je te laisse dormir, demain tu auras peut-être plus d'entrain... Tu ne vas quand même pas laisser tomber, dis, tu ne vas quand même pas me laisser toute seule, hein ?

Thomas en eut un frisson... Il l'imagina le suppliant, et il se sentit prêt à tout faire pour elle...

- Non, t'inquiète pas, mais c'est vrai que j'ai roulé mille cinq cent bornes depuis hier soir, et je suis cassé.

- Bon, je te laisse, c'est plus raisonnable, passe une bonne nuit, bye, on se rappelle, je vais voir si je ne trouve pas autre chose sur internet.

- Bye...

Il resta pensif devant les photos d'Ylraw. Comment ce petit merdeux avait-il fait pour se faire passer pour mort ? Est-ce qu'il pouvait vraiment être un agent des services secrets, ou être sous leur protection ? Cette supposition pourrait coller avec le fait que son dossier était vide. Comment l'expliquer sinon ? Mais Xavier aurait dû pouvoir lui dire ce genre de renseignement, que c'était une personne sur laquelle on ne devait pas enquêter. Se pourrait-il qu'il eut un frère jumeau ? Peut-être ses parents ne le savaient-ils pas, et quand son frère caché apprit finalement la mort de son jumeau, il vint se recueillir ? Non, de telles choses n'arrivaient que dans les films... C'était peut-être le gouvernement australien qui l'avait aidé, comment savoir ? Ou même n'importe qui d'autre, une mafia suffisamment puissante pour faire croire à son décès...

Thomas se leva et but une bouteille entière de Yop périmée qui traînait dans le frigo, décidément tout était périmé chez lui, il lui faudrait faire des courses ; puis il s'allongea devant la télé. Il était mort de fatigue, avait un mal au crâne tenace, mais n'avait toujours pas une envie démesurée de se coucher seul dans le noir dans la chambre qu'il avait partagée avec Seth.

Il tenta de mettre un peu d'ordre dans ses idées. Seth connaissait Ylraw depuis au moins quinze ans, elle le suivait depuis lors. Sans doute était-il le prochain sur la liste des porteurs de la pierre, si l'hypothèse de Carole était valable. Cette pensée lui rappela que le troisième volet du Seigneur des Anneaux allait sortir avant la fin de l'année... Il fit une légère digression puis revint à ses pensées initiales. Seth avait sans doute donné la pierre à Ylraw lors de son passage à l'Île de Ré. Ylraw avait été trouvé mort début janvier, deux mois plus tard, en Australie. Seth n'était pas allée en Australie avec lui, pourquoi ? Qu'avait-il fait pendant ces deux mois ? Avait-il eu une mission ? Le fait qu'il possédât la pierre aurait pu lui valoir de devoir prouver qu'il en était digne ? Y avait-il une sorte de rituel initiatique ? Est-ce que cette pierre pourrait être le signe du chef dans une sorte de secte à laquelle appartenaient Seth et Ylraw ?

Thomas s'endormit sur ses idées de sectes et autres pratiques occultes. Il en rêva, cauchemarda pour être plus précis, et se réveilla une fois de plus en sueur, l'image de Seth en tête, et sa brûlure lui rappelant que tout n'était pas clair dès le départ dans cette histoire... Il en arriva même à se demander s'il n'était pas déjà mort, et que tout ceci n'était que le temps arrêté de la lente agonie de son cerveau qui s'éteignait, et que tout allait devenir de plus en plus dément, de plus en plus flou, de plus en plus terrible.

Il se réveilla une première fois à 4 heures quarante, après trois heures de sommeil, puis à 6 heures, et enfin à 9 heures, et il ne put se rendormir. Il hésita un moment à aller travailler, il n'avait pas vraiment donné de date pour ses vacances, et il savait qu'il pouvait les annuler, mais il se dit finalement qu'il allait passer la journée à ne rien faire, pour se reposer un peu de son week-end, pour faire le vide et tenter d'y voir plus clair. Il eut envie d'aller voir sa mère.

Elle était là et fut étonnée mais contente qu'il vint la voir. Elle avait déjà pris son petit-déjeuner depuis longtemps mais ne rechigna pas à se faire un nouveau thé pour le boire avec son fils unique. Il lui raconta son week-end, chose qu'il faisait si rarement, il lui raconta ses inquiétudes, il lui avoua qu'il était un peu perdu, et elle en fut touchée. Ils parlèrent presque deux heures, de ce qui allait, de ce qui n'allait pas, et il s'inquiéta, pour la première fois depuis longtemps, de la vie de sa mère, de ses ennuis, de ses envies, de ses questions, de ses préoccupations, de ses problèmes de santé.

Ils parlèrent jusqu'à ce qu'une superbe Porsche Cayenne vint se garer dans la cour. Ils ne sortirent pas dans un premier temps, regardant simplement ce genre de véhicule inhabituel devant chez eux, pensant qu'une personne s'était simplement trompée ou voulait faire demi-tour. Mais le 4x4 se gara et un jeune-homme en sortit, il se dirigea vers la maison de Thomas et sonna. Thomas sortit alors pour aller à sa rencontre. Le jeune-homme, habillé de façon décontractée, se tourna vers lui :

- Monsieur Thomas Berne ?

- Oui.

Le jeune se dirigea vers lui et lui tendit la main.

- Enchanté, Fabrice Montgloméris. Je suis cousin de Mathieu Tournalet. Je me suis chargé de reprendre les affaires de celui-ci, je suis en effet son seul héritier, ce dernier n'ayant pas eu le temps, malheureusement, de fonder une famille.

Thomas ne sut que dire, il hésita entre le renvoyer ou lui proposer d'entrer, il resta silencieux, attendant de savoir ce que lui voulait celui qu'il classait, a priori, parmi ses ennemis.

- Je sais que ma présence peut vous surprendre, mais si vous me permettez d'entrer je vous expliquerai plus en détail les raisons de ma venue. Puis-je ?

- Oui, oui, allez-y.

Thomas lui ouvrit la porte et manqua de le bousculer quand celui-ci pensa qu'il allait s'écarter pour le laisser passer tout d'abord. Fabrice Montgloméris s'excusa, Thomas non. Ils s'installèrent autour de la table de la pièce principale et Thomas lui proposa quelque chose à boire. Il accepta un whisky.

- Vous devez sans doute être étonné de me voir.

- Un peu.

- Si je viens vers vous, c'est que je voudrais un point de vu un peu plus objectif sur ce qui est arrivé à mon cousin.

Thomas parut surpris. Fabrice Montgleméris continua :

- Oui tout ce qu'a pu me dire le commissaire, c'est que votre collègue, Stéphane, aurait voulu se venger, pour vous, de l'assassinat de votre ancienne amie, qui aurait été une maîtresse de Mathieu.

- C'est à peu près cela.

- Je vous en prie ! Ne me laissez pas avec ce discours officiel ! Je connaissais Mathieu, et franchement il a tout ce qu'il mérite, même si je suis reconnaissant d'hériter d'une grande partie de sa fortune. Mais vous savez comme moi que Stéphane est un bouc émissaire, un coupable évident qui permet de classer l'affaire. Qu'elle importance désormais que Mathieu est mort s'il avait tué ou pas votre amie ? Non je ne crois pas un mot de cette mise-en-scène. À dire vrai j'aimerai que vous m'aidiez à trouver le fin mot de l'histoire.

Thomas resta perplexe.

- Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire. Il n'y a aucun élément qui permette de penser que Stéphane n'a pas tué votre cousin, et en plus l'affaire a été classée et...

- Mon cousin n'avait pas les mains propres, croyez-moi, je ne sais pas dans quelles affaires il complotait, et j'ai toujours refusé avec insistance de me lancer dans ses combines douteuses. Mais j'aimerais vraiment comprendre le fond de cette histoire. J'ai moi aussi quelques connaissances, et je pourrai sans doute vous couvrir vis-à-vis de votre hiérarchie. D'autre part je suis prêt en engager les frais qu'il faudra pour savoir ce qui me revient entre les mains. Vous comprenez, mon cousin n'a sans doute pas quadruplé sa fortune en cinq ans juste par des investissements judicieux, d'ailleurs il était un piètre gestionnaire de patrimoine ; quand il put jouir de sa fortune, après sa majorité, il en dilapida une bonne partie en quelques années, puis soudain ses actifs augmentèrent de façons spectaculaires. J'estime qu'il a engagé des affaires plus que suspectes, et qu'il a du par la même occasion se constituer un pool d'ennemis rancuniers tout à fait conséquent...

Thomas était un peu perdu, que lui voulait cet homme, il n'avait peut-être même pas son âge. Il voulait l'engager ? Financer une enquête dans l'ombre ?

- Mais que voulez-vous de moi exactement ?

- Et bien vous êtes policier, pas moi, et j'imagine que vous aussi vous aimeriez savoir qui était l'homme qui a tué votre petite-amie. J'ai quant à moi tout intérêt à faire le ménage dans les affaires de Mathieu avant d'accepter dans quoi je mets les pieds. Je ne voudrais pas que certaines personnes mal intentionnées viennent me réclamer ce que leur devait mon cousin, et j'aimerais donc que vous m'aidiez à démêler ce sac de noeuds. Je couvrirai vos frais, et je prendrai la responsabilité de vos actes si jamais vous avez des ennuis avec votre employeur, et puis qui pourrait vous blâmer de vouloir découvrir qui se cachait derrière le meurtrier de votre ancienne amie ?

Thomas se dit qu'il ne s'en sortirait jamais, après Stéphane et Carole voilà encore une personne qui voulait lui faire continuer l'enquête à tout prix. Ne pourrait-il jamais tirer un trait sur cette histoire, oublier Seth, oublier qu'il avait, pendant quatre ans, était heureux. Il se moquait bien des affaires de Mathieu Tournalet, même s'il était satisfait d'apprendre que c'était sans doute un pourri.

- Oui, mais, je ne sais pas trop si j'ai vraiment envie de savoir, après tout.

Fabrice Montglomeris resta silencieux un instant, puis reprit :

- Écoutez, je vous propose de réfléchir à tout ça, de prendre peut-être quelques jours de repos. Je connais un très bon hôtel sur la Côte d'Azur, j'y ai des part et des tarifs intéressants, je suis prêt à vous payer quelques jours de repos sur place pour décompresser un peu. Je pourrais aussi vous y faire parvenir les éléments du passé de Mathieu que je peux découvrir. Vous aurez sans doute plus de perspicacité que moi pour y dénicher les parties louches. Qu'en pensez-vous ?

- Je ne sais pas trop...

- Vous ne risquez rien, au pire si vous décidez de ne pas m'aider vous aurez gagner trois jours de vacances dans un hôtel quatre étoiles, pourquoi refuser ?

Fabrice Montgloméris sortit son portefeuille de sa poche, et en sortit plusieurs billet d'une couleur que Thomas voyait rarement.

- Voilà, je vous laisse cinq mille euros pour vos frais divers. Ne vous inquiétez pas cet argent fait partie de la fortune de Mathieu, et je n'ai pas de remords à m'en servir pour faire la lumière sur lui. Prenez cet argent, allez dans mon hôtel. Voilà l'adresse. Passez quelques jours là-bas, détendez-vous, faites le point ; je m'occuperai de vous faire parvenir les documents que je déniche.

Thomas resta les yeux focalisés sur les billets, il prit la carte de l'hôtel mais se contenta de vérifier qu'il y avait bien quatre étoiles, il resta silencieux, s'imaginant déjà mangeant dans les meilleurs restaurants de la Côte. Il se dit même qu'il pourrait inviter Carole, et vraiment profiter de cette aubaine. Mais il se dit aussi que d'accepter pouvait lui causer des ennuis, et il se demanda s'il ne valait vraiment pas mieux qu'il refusât toutes ces faveurs en bloc. Fabrice Montgloméris le sentit vaciller, et renchérit :

- Je ne veux bien sûr pas vous forcer à m'aider, et je comprends que c'est sans doute dur pour vous. Dur d'apprendre que votre amie avait un amant depuis des années. Dur d'apprendre qu'elle avait appartenu à une secte avant de la trahir...

- Thomas le coupa :

- Une secte ?

Fabrice Montgloméris sourit intérieurement et continua :

- Oui, elle était membre d'un mouvement occulte, c'est d'ailleurs elle qui y attira Mathieu. Elle le quitta par la suite, et il est probable que Mathieu ne lui pardonnât pas cette trahison. Pourtant ils continuèrent à se voir. J'ai peu d'information toutefois, tout ce que je sais c'est que certains représentants de cette secte se sont présentés comme les héritiers légitime de la fortune de Mathieu, mais ils ont été déboutés.

- En quoi consiste cette secte ?

- Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus pour l'instant. Mais je connais une personne qui a fait parti de l'Observatoire interministériel sur les sectes. Je lui ai fait part de mes inquiétudes et des renseignements que j'avais sur le mouvement auquel appartenait Mathieu, je pense que je serai en mesure de vous fournir plus d'informations en milieu de semaine.

Thomas resta silencieux.

- Bien. Et bien je pense que je ne vais pas vous déranger plus longtemps. J'ai encore beaucoup de paperasse à démêler.

Fabrice Montgloméris se leva, laissant l'argent sur la table, sans même s'assurer que Thomas acceptait le marché. Thomas se leva aussi, ne sachant trop que dire. Il suivit Fabrice Montgloméris jusqu'à la porte. Celui-ci l'ouvrit puis se retourna vers Thomas.

- Et bien, Thomas, merci beaucoup de l'accueil et de l'aide. Vous pouvez partir pour Cannes quand vous voulez, passez-moi simplement un coup de fil un peu avant, de façon à ce que je réserve une chambre. Voilà ma carte.

Thomas lui serra la main. Fabrice s'apprêta à se diriger vers sa voiture, puis se retourna une dernière fois.

- Ah, j'oubliais, il semblerait que votre amie ai quitté la secte sous l'impulsion d'une autre personne, c'est ce qui ressort de ce que j'ai pu trouvé dans les lettres de Mathieu. J'ai eu beau mettre toutes mes relations en branle, pas moyen de savoir qui pouvait bien être cette personne. Vous n'auriez pas une idée sur la question, par hasard ?

- Je pense que votre homme est François Aulleri, aussi appelé Ylraw.

Fabrice eut une expression de surprise mal déguisée. Thomas flatta sa prétention en dévoilant ce nom, puis regretta de l'avoir dit sans l'avoir monnayée plus intelligemment.

- François Aulleri ? Jamais entendu ce nom... Je ferai quelque recherche pour savoir si Mathieu avait eu affaire à lui. En attendant, bonne fin de journée, bon séjour. Je pense que je vous recontacterai d'ici à mercredi.

Thomas regarda avec envie le 4x4 qui recula puis quitta la cour. Il resta un instant sur le pallier, sa mère, curieuse, accourut. Il lui explica en deux mots que c'était une relation pour son travail, il ne lui dit rien de l'argent et de l'hôtel. Il la congédia en prétextant l'envie de faire une sieste. Il entra et s'assit en face des cinq mille euros. Il les recompta, six billets de cinq cents et dix billets de deux cents, deux fois et demi son salaire net.

Il avait tout de même quelque chose au travers de la gorge, comme s'il acceptait de pactiser avec le diable, comme s'il s'était vendu, comme s'il avait perdu son honneur. Il hésita un instant à rappeler Fabrice pour lui demander de revenir chercher son argent. Puis il se ravisa en considérant que cette somme était sans doute insignifiante pour lui, peut-être ce qu'il dépensait chaque jour entre ses voitures, ses sorties, ses bijoux et ses habits. Et puis il n'avait rien signé, rien accepté concrètement, et après tout ce Fabrice était peut-être de bonne foi.

Il prit l'argent et le rangea d'abord dans son portefeuille, puis se ravisa d'avoir une si grosse somme au même endroit, et il l'a répartit entre ses poches. Dans les dix minutes il tentait de convaincre Carole de venir avec lui sur la Côte d'Azur, réticente au début, la perspective d'en apprendre un peu plus sur cette histoire eut vite fait de la convaincre, même si elle ne voulait surtout pas donner la fausse impression à Thomas qu'elle cédait pour lui.

Thomas lui raconta son entrevue avec Fabrice, et elle trouva néanmoins le tout extrêmement suspect, et d'autant plus quand elle réussit finalement à tirer les vers du nez de Thomas et apprendre le montant de la somme donnée par Fabrice. Elle jugea d'ailleurs Thomas encore plus immature qu'elle ne le croyait sur ce jeu de devinette stupide. Surtout elle aurait préféré qu'ils partissent directement à la recherche d'Ylraw, le seul d'après elle a posséder la clé de l'histoire. Thomas n'était pas très emballé par cette idée, le week-end sur la côte le tentait plus, et en plus, comme il en convainquit Carole, de Canne il pourrait remonter sur Gap, pour le retour. Alors finalement tous deux se mirent d'accord et Thomas lui rembourserait le billet La Rochelle-Paris pour le lendemain matin, arrivée à 8 heures 50 gare de Montparnasse. Elle parvint à le convaincre de ne pas y aller en voiture mais en avion, et elle réserva par internet un aller simple pour Nice avec Easyjet, même si elle fut tentée de prendre un billet Air-France presque dix fois plus cher, en estimant que si le tarif était bas cela sous-entendait quelques conditions difficiles pour le personnel ; mais si elle était prête à payer deux fois le prix pour des oeufs bio, ne pas payer dix fois plus pour un billet d'avion leur permettrait de louer une voiture confortable pour la semaine. D'autant que l'avion c'était tout de même le transport le plus polluant, alors autant payer le moins possible, et malheureusement si le TGV pour Marseille était rapide, aller à Cannes était une autre histoire et Thomas avait refusé catégoriquement de passer cinq heures dans le train, il n'aimait pas le train. Elle savait toutefois que les avions court-courriers étaient la plus mauvaise affaire en consommation d'énergie, consommant un équivalent pétrole de huit litres par passagers pour cent kilomètres parcourus, en moyenne, alors que la voiture consommait un peu moins de six litres, l'avion long-courier cinq, le train régional trois, un autobus un peu plus de deux et le métro un peu moins, le TGV quant à lui consommait l'équivalent de un litre et demi, et, bien devant, de loin le transport le plus efficace, le vélo et sa consommation équivalente à un décilitre et demi de pétrole pour cent kilomètres.

Ils ne discutèrent pas plus remettant au jour suivant toutes les questions qu'ils pouvaient avoir. Une fin d'appétit et cinq mille euros en poche suffirent à Thomas pour le convaincre d'aller se payer un bon déjeuner dans un restaurant côté du coin. Il eut des remords mais le canard à l'orange les lui fit vite passer. Il trouva sympathique de déjeuner seul, accueilli comme il se doit, et fier de laisser un gros pourboire. Il se dit qu'il aurait fait un riche digne de ce nom, puis il se ravisa et se dit qu'il pouvait toujours devenir riche, et pour joindre les actes à la paroles il s'arrêta dans un café pour faire une grille de loto.

Il ne devrait rejoindre Carole que le lendemain matin à 10 heures 30 à Orly pour un départ à 11 heures 15, il avait alors presqu'une journée devant lui. Il se dit qu'il pouvait faire une visite à Stéphane, mais il se ravisa et préféra remettre ce projet à son retour du Sud, trop effrayé que Stéphane ne lui demandât de faire quelque chose pour lui. Il eut honte de cette pensée et se dirigea vers le cinéma du coin pour ne plus penser pendant un moment.

Il alla voir "Bruce tout puissant" et en ressortit souriant. Il faisait encore bien jour et il alla faire un tour à Velizy 2 et s'acheta quelques habits et deux nouveaux jeux, toujours sur l'argent de Fabrice. Il se dit qu'après tout ce serait bête de ne pas en profiter, et qu'il lui resterait largement assez pour les quelques jours dans le sud et les différents restaurants où il voudrait emmener Carole. Et puis elle n'avait pas l'air à ses yeux très fan de shopping, et il pourrait sans doute la satisfaire avec quelques fringues et deux trois bijoux.

Il ne voulait pas penser, il ne voulait pas penser à Stéphane, à Mathieu Tournalet, Fabrice Montglomeris, au vieux Théodore, ses mouches et ses incompréhensibles histoires, à ce Ylraw, mort ou ressuscité... Il ne voulait pas penser pourtant il ne se sentait pas las. Il se sentait fort, plein de courage pour résoudre ses énigmes, plein d'une force nouvelle pour démêler cette histoire, trouver qui était Seth, qui était Ylraw, et séduire Carole. Mais en cette fin d'après-midi du lundi 15 septembre, il s'imaginait dans le calme avant la tempête, et voulait profiter un peu de l'opportun répit qu'il pouvait s'accorder. D'autant plus opportun qu'il avait cinq mille euros en poche, ou presque.

Il rentra finalement chez lui, s'ouvrit une canette de coca et s'assit lourdement dans son canapé. Il ne déballa même pas ses deux nouveaux jeux vidéo, il resta là, profitant du calme. Il pensa à cette histoire, à son invraisemblance. Il perçut enfin la justification de tous ces films où il trouvait l'histoire tellement non plausible qu'il ne comprenait pas comment les héros pouvaient l'accepter. Il comprit qu'on acceptait pas une histoire folle, qu'on la subissait simplement sans y croire, en espérant que tout se termine et retourne à la normale.

Allait-il attendre patiemment la fin, allait-il accepter sa brûlure, la mort de cet Ylraw, la duperie de sa relation avec Seth pendant quatre ans ? Sa brûlure le faisait toujours souffrir mais dorénavant il savait vivre avec cette tension, ou tout du moins le pensait-il. Elle le réveillait toujours la nuit, mais il voulait qu'elle ne soit qu'une marque du passé, qu'un souvenir d'une époque révolue, et surtout pas la marque d'un futur de damné. Pourtant.

Il y avait un dernier rayon de soleil qui traversait la fenêtre sud de son salon ; Thomas alla s'appuyer contre le mur pour en bénéficier. Il ferma les yeux et profita de ces derniers instants de chaleur sur sa peau. Il se dit qu'il devrait peut-être transformer cette fenêtre en baie vitrée pour profiter plus du soleil. Il s'étonna de sa nouvelle attraction par le soleil, de la douce sensation, presque nouvelle, qu'il ressentait une fois sous ses rayons.

Il eut envie, la lumière passant, de sortir pour saisir les toutes dernières faveurs du soleil couchant. Il eut la flemme et se rassit simplement dans le canapé. Mais sa brûlure lui fit mal, et, après dix minutes de patience en espérant que la douleur passe, il sortit finalement, traversa la cours et s'assit sur le petit muret qui lui permit de bénéficier de vingt minutes de Soleil en plus.

Il trouva en définitive cette situation ridicule et il rentra pour jouer à son nouveau jeu vidéo, jugeant avoir bien stupidement attendu jusqu'alors.

Il y passa trois heures, oubliant son appétit, sa fatigue, sa brûlure et surtout cette histoire. Il revint finalement dans la réalité en remettant la télévision et les informations du moment. Il était encore tôt mais il s'endormit.

Il fut surpris de ne se réveiller qu'à 8 heures le lendemain matin. Il expliqua cette nuit longue et reposante par la fatigue accumulée qui avait enfin le dessus sur ses insomnies chroniques. Il eut peur un instant d'être en retard, mais il ne devait être qu'à 10 heures 30 à Orly et il lui faudrait tout au plus une heure pour s'y rendre, dans le pire des cas.

Il prit une longue douche pendant laquelle il s'imagina que sa brûlure ne le réveillerait plus, qu'il était guéri, que le passé n'aurait plus toutes ses tentacules s'accrochant à lui et le laisserait vivre sa nouvelle vie...

Il s'attarda presque en préparant son sac, tentant de trouver ses habits les plus à la mode. Il s'aperçut à 9 heures 35 qu'il n'avait même pas déjeuné, et qu'il lui fallait partir. Il engloutit deux brioches rassises et se promis un copieux déjeuner dans le meilleur restaurant de Cannes, voire un dîner, se ravisa-t-il, en s'imaginant qu'il aurait sans doute un repas dans l'avion.

Il eut doublement tord, d'une part parce que sur ces 'lowcosts' il n'y avait qu'un service minimum, en particulier aucun repas ou en-cas, et d'autre part le train de Carole prit du retard, et n'arrivant qu'à 10 h 50 à Orly, ils se virent refuser l'enregistrement qui ne pouvait avoir lieu qu'au moins quarante minutes avant le décollage. Carole eut beau s'énerver cela n'y changea rien et l'hôtesse d'Easyjet ne voulut rien entendre. Thomas se dit qu'il avait eut du flair de ne pas s'enregistrer sans l'attendre, d'autant qu'il devait aussi donner son arme, et qu'il aurait était malvenu que personne de fut là pour la récupérer à Nice.

Ils s'installèrent finalement dans un restaurant de l'aéroport pour déjeuner, en attendant le vol de 17 heures 30 qu'ils avaient pu trouver en remplacement. Carole hésitait toujours, elle trouvait qu'elle se laissait un peu achetée en acceptant d'aller à Cannes.

- Combien de temps allons-nous rester à Cannes ?

Thomas aurait voulu parler d'autre chose, parler de cinéma, parler de musique, parler de relations amoureuses, et, pourquoi pas, de sexe ; mais pas de Seth...

- Je ne sais pas, quelques jours, ça dépendra de ce que veut nous dire Fabrice, mais c'est surtout l'occasion de passer du bon temps et de se détendre. Ça me fera du bien de faire un peu un break.

- Qu'est-ce qu'il veut, ce bonhomme, tu ne crois pas que c'est étrange de nous donner, enfin, de te donner comme ça, sans discuter, cinq mille euros, sans même être sûr que tu viendras ?

- Oui c'est super strange, mais je pense qu'il y a un fond de vérité. Il a hérité de la fortune de Mathieu Tournalet, et il veut savoir dans quelles affaires trempait son cousin, et s'il a vraiment autant d'argent qu'il le prétend, ce dont je ne doute pas, cinq mille euros ne représentent rien pour lui.

- Mouais, cinq mille euros c'est toujours cinq mille euros, je pense qu'il sait en tout cas très bien ce que ça représente pour toi... Et pourquoi ne pas s'adresser directement et officiellement à la police, s'il n'a vraiment rien à se repprocher ?

- Il préfère sans doute que ses recherches ne s'ébruitent pas. J'étais en charge de l'affaire, il doit penser que je suis le plus à même de l'aider.

- Mais c'est vachement gonflé quand même, comment pouvait-il être aussi sûr que tu acceptes ? Tu aurais pu le dénoncer ou...

Thomas la coupa, il en avait un peu marre.

- le dénoncer de quoi ? De me proposer un week-end ? Qu'est-ce que j'aurais pu prouver ? Non je pense qu'il n'était pas sûr que j'accepte, mais franchement je trouve qu'il ne prend pas beaucoup de risques, qu'y a-t-il de mal à demander de l'aide ? Il ne m'a pas demandé de faire quelque chose d'illégal, juste de venir jeter un oeil au dossier qu'il a pu monter sur Mathieu Tournalet.

- Attends il y a des comptables pour ce genre de trucs, c'est quand même pas bien dur de voir si un truc est louche ou pas. Enfin ça me parait bizarre quand même, pourquoi te donner cinq mille euros si ce n'est pas pour t'acheter ? Il veut autre chose c'est sûr.

- Je pense vraiment que pour lui cinq mille euros ce n'est pas plus que cent ou deux cents pour nous, juste de quoi nous payer le déplacement. Et pour l'instant je n'ai rien accepté, juste d'aller à Cannes. En plus il doit aussi avoir des comptables et tout qui épluchent les dossiers, mais il reste peut-être des points noirs, ou je sais...

- Une fois que tu es à Cannes tu es foutu, c'est comme laisser entrer un démarcheur chez toi, une fois qu'il est dans la place il fait ce qu'il veut de toi... Non moi je pense que ce n'est pas correct, franchement j'ai hésité à venir à cause de ça. Il ne t'aurais rien donner, pas de problème, mais j'ai trop l'impression de me faire acheter, franchement ça me gène.

Elle l'énervait vraiment.

- Mouais, tu es quand même là, et c'est les cinq mille euros qui vont payer ce déjeuner.

- Tu m'étonnes ! Je suis beaucoup trop curieuse, cette histoire est dingue ! Tu n'imagines même pas, c'est un scénario en or ! Comment je peux résister ? Et puis après tout c'est toi qui m'invites, pas lui.

- Tout ce qui t'intéresse c'est tes bouquins quoi...

- Et alors ? Je t'ai aidé, non ? Il faut bien avoir des buts dans la vie, en quoi c'est un problème ?

- Non ce n'est pas un problème, c'est juste...

Elle le coupa, elle aussi il l'énervait un peu.

- Et puis c'est quoi qui t'intéresse toi ?

Thomas parut gêné, Carole le vit.

- Je... Je pense que...

Carole soupira, se recula sur sa chaise et ferma les yeux un instant, elle détestait s'énerver, elle savait qu'elle pouvait être très méchante et froide dans ces moments, et souvent elle le regrettait.

- Je suis désolé, je suis bête de te poser cette question.

Thomas vit qu'il l'avait énervée, et lui aussi se calma, après tout s'il la voulait dans son lit il faudrait bien qu'il fasse un peu des efforts.

- C'est pas grave.

Carole décida de changer de conversation.

- Il faudra qu'on tente de mettre tous les éléments que nous avons au clair, c'est un peu mélangé pour l'instant. J'ai pris de quoi noter, nous pourrions tenter d'organiser un peu tous nos indices, non ?

- Oui, c'est une bonne idée, je n'ai pas assez le réflexe de prendre un peu de recul, ça ne fait pas de mal.

- Surtout qu'il nous reste trois heures avant l'embarquement.

- Deux heures cinquante ! Tu ne veux quand même pas qu'on repousse encore au suivant.

Elle sourit, Thomas fut content.

- Oui, deux heures cinquante, tu as raison... C'est quand même n'importe quoi de nous empêcher d'embarquer alors que nous étions là trente minutes avant le départ !... Enfin, ce sont sans doute des mesures de sécurité...

- Mouais... Je ne vois pas trop ce que ça change de laisser embarquer les gens même dix minutes avant le départ.

- Remarque, oui c'est vrai tu as raison, ils ont déjà nos identités. Je me disais qu'ils pouvaient peut-être utiliser ces quarante minutes pour faire des recherches sur les passagers, mais ils peuvent le faire bien avant.

- D'autant qu'on ne fait quand même pas des recherches sur les gens aussi facilement, il faut avoir des raisons.

- Oui mais tu sais, c'est un peu comme le respect des données personnelles par toutes les boites à qui tu donnes des informations, en théorie la CNIL veille, dans la pratique c'est la jungle... Ah ! Mais peut-être que passé ces quarante minutes, ils reclassent des personnes des vols précédents, ou les gens en avance, et qu'ils ne peuvent plus accepter les gens en retard ? Un peu comme nous sur notre prochain vol ?

- Même, quand même ils savent le nombre de passager qu'ils ont embarqué, ils peuvent voir s'il n'y a plus de place plutôt que de nous remballer d'office ! Non à mon avis c'est une règle stupide.

Carole s'adossa à son siège, et regretta qu'il ne restât plus de sa crème au chocolat, elle avait été délicieuse.

- On va dans un bar de l'aéroport pour commencer notre inventaire ?... Hum... Tu payes, alors ?

- Oui et oui, c'est moi qui paye, cette semaine.

- Semaine ! Je croyais que ce n'était que pour deux ou trois jours.

Thomas sourit en appelant le serveur pour l'addition.

- Tout dépendra de la vitesse à laquelle nous liquidons les cinq mille euros.

Thomas paya, laissant un peu plus de pourboire sur la requête de Carole, et ils marchèrent dans les couloirs d'Orly pendant une vingtaine de minutes, tentant de se rappeler dans l'ordre la succession des événements. Ils trouvèrent enfin un bar à leur convenance et s'installèrent dans un coin pour pouvoir écrire tranquillement, en attendant leur embarquement.

- Alors, Ylraw est né en 1976, il habite dans un village qui... Tu as demandé des infos sur lui, peut-être qu'il n'est pas originaire de cette région après tout ?

- Ah non c'est vrai, je ne suis pas passé au travail pour chercher. Mince c'est vrai. J'aurais pu hier. Ben non je ne sais pas.

- Bon tant pis je mets des points d'interrogation...

Carole se remua sur sa chaise, émoustillée par la situation, se prenant pour une détective. Thomas se demandait s'il allait prendre un coca ou un café.

- Alors, donc, nous ne savons pas quand il arrive dans ce village...

- Châteauvieux. Je n'y ai vu aucun château, d'ailleurs.

- Châteauvieux, oui. C'est là où il y rencontre, a priori, Seth. Quand à peu près ?

- Les parents d'Ylraw ont semblé dire qu'il la connaissait depuis qu'il était petit.

Thomas hésita, puis il se dit que c'était stupide de vouloir cacher l'histoire sur l'âge de Seth.

- Ils ont dit qu'Ylraw n'avait pas dix ans qu'il en parlait déjà.

- Pas dix ans ? Mais elle était enfant alors ?

- Il semble que non. Il semble qu'elle ait menti sur son âge, qu'elle soit plus âgée que ce qu'elle prétendait. Les parents d'Ylraw lui donnait entre trente-cinq et quarante ans.

- Mais ? Et pour toi elle avait quel âge, enfin je veux dire, quel âge t'avait-elle dit ?

- Vingt-sept, le même âge qu'Ylraw.

- Le même âge qu'Ylraw ? Étrange... Enfin, elle pouvait paraître dix-huit à quinze ans, et les parents d'Ylraw lui donnent trente-cinq quarante alors qu'elle n'avait peut-être que trente-deux.

- C'est ce que je me suis dit, mais elle a sans doute menti sur son âge tout de même, ils ne pouvaient pas lui donner dix-huit ans quand elle n'en avait que dix.

- Tu as quel âge toi ?

- Trente-deux.

- Peut-être qu'elle voulait juste paraître plus jeune que toi ?

- Peut-être. Tu as quel âge toi ?

Carole répondit sans hésitation.

- Vingt-neuf.

Thomas lui aurait donné vingt-six. Carole écrivit cette polémique sur l'âge de Seth, puis relança la conversation.

- Bon, OK. Avançons. Donc Seth et Ylraw se connaissent dans ce petit village. Ils t'ont dit autre chose ses parents ?

- Pas vraiment, ils ne la connaissaient pas, il m'ont juste dit que quand il était petit Ylraw voulait se marier avec elle, euh... Il l'a croisé de temps en temps, elle devait avoir une maison de vacances dans le coin, ou habiter le village, je ne sais plus trop... Bien sûr ils m'ont aussi dit qu'elle était passée début août pour donner ce mot.

- Ah oui le mot. Euh... Oui mais on verra ça après, restons sur le passé. OK, donc rien sur les dates... Ils sont sortis ensemble ?

Thomas eut un soupir intérieur. Carole le vit. Elle mit sa main sur la sienne.

- Je sais que ce n'est pas forcément évident, mais il faut bien qu'on mette les choses au clair ? Non ? Une fois que ce sera démêlé on en reparlera plus, ou moins, enfin...

- Oui, oui, bien sûr, c'est pas grave, ne t'inquiète pas... Et bien les parents d'Ylraw ne savaient pas. Ils se le sont demandés quand elle a apporté ce mot, mais ils ne savaient rien de plus.

- OK, toujours est-il qu'elle a quand même suivi Ylraw de Gap à Grenoble, puis Nancy, puis Paris. Tu ne sais rien de particulier de cette période, que t'en a-t-elle dit ?

- Elle ne m'a rien raconté de spécial, je le sais juste parce qu'elle est allée une fois ou deux là-bas, et qu'elle m'a finalement avoué qu'elle y avait passé quelques années. Je lui avais posé deux trois questions à ce sujet, mais pas au delà de savoir les dates et en gros qu'est-ce qu'elle y avait fait.

- Mais, pourquoi y allait-elle ? Pendant que vous sortiez ensemble, je veux dire.

- De ce qu'elle m'en disait c'était pour voir d'anciens amis. Mais...

Thomas eut de nouveau une hésitation.

- Mais ?

Il se lança finalement.

- Je l'ai su parce que...

- Tu avais mis son portable sur écoute ?

- Non, elle n'avait pas de portable, c'était bien un soucis d'ailleurs, je ne savais jamais vraiment où elle allait, et pas moyen de la contacter...

Thomas eut un soupir, non retenu cette fois-ci.

- Je l'ai suivi.

- Ah carrément !

- Ben ouais. Mais je n'avais pas le choix, je ne savais pas où elle allait, n'y voir qui, ni pourquoi...

- Donc tu te méfiais déjà un peu. Qu'est-ce que tu as découvert d'autre de manière similaire ? Tu as cherché des infos sur moi ?

- Non.

Carole le regarda droit dans les yeux.

- Tu promets ?

- Oui.

- Cela dit je serais curieuse de savoir qu'est-ce que contient mon dossier, tu pourrais me le dire.

- Je n'ai pas trop le droit non.

- Pfff, t'es pas marrant, en plus je suis sûre que tu n'aurais pas hésité à regarder. Franchement tu me donnes plein d'infos sur ton enquête et tout, c'est pas très prudent de le faire sans savoir à qui tu t'adresses, non ?

- C'est vrai, mais bon...

- T'es pas très professionnel, quoi...

Thomas fut vexé par cette remarque, ce qui amusa Carole.

- Bon, reprenons, tu la suivais donc, et qu'est-ce que tu as découvert sur ces années là ? C'était quand déjà... Attends j'avais imprimé le CV de Ylraw... Mais au fait, tu n'avais pas cherché des infos sur elle avant, tu aurais dû découvrir des choses non ?

- Ben non, j'avais regardé rapidement une fois, mais comme je n'avais rien trouvé je m'étais dit que tous ses dossiers étaient vierges, et je n'avais pas cherché plus. Mais... En fait je me moquais un peu de son passé... Ce que je voulais vraiment savoir c'est...

- Si elle te trompait...

- Oui...

- Je comprends... Bon à propos d'Ylraw...

Carole sortit de son sac-à-dos une feuille de papier pliée en quatre.

- Alors, Grenoble, 1994-1996, Nancy 1996-1999. Seth devait y être au même moment, et elle faisait quoi, pendant ces années ?

- Et bien je ne sais pas trop. Tout ce qu'elle m'a dit c'est qu'elle avait fait ses études là-bas, en sociologie, mais je n'en sais pas plus.

- Sociologie ? À mon avis c'était pipeau ; c'est peut-être aussi pour ça qu'elle a menti sur son âge, parce que sinon ça n'aurait pas été très crédible de faire des études de socio entre 23 et 28 ans... Mouais, quoique...

- Peut-être, je ne sais pas...

- Enfin bon, ce qu'on peut déjà marquer c'est ce qu'à fait Ylraw, et vraisemblablement Seth était juste là pour être proche de lui.

Le serveur vint finalement prendre leur commande, alors qu'ils étaient installés depuis plus de vingt minutes. Thomas prit son coca, Carole un thé. Carole recopia en silence les grandes étapes du CV de François Aulleri, Thomas regarda une passante en mini-jupe qui peinait avec sa grosse valise ; ils étaient proche des vitres donnant sur l'allée. Carole reprit :

- Voilà bon, nous voilà en 1999. Ylraw arrive à Paris en février, à Orsay... Non Gif-sur-Yvette, euh...

- C'est pareil ça se touche.

- OK, donc en stage chez Motorola, puis, cinq mois plus tard, son premier travail chez Silicon Graphics, en juillet 1999. C'est en septembre, c'est ça ? Que tu rencontres Seth à Jouy-en-Josas ?

Thomas n'écoutait pas. Carole tenta en vain de voir ce qu'il regardait, elle claqua des doigts.

- Et oh ! Tu m'écoutes !

- Ah, euh, oui, donc ?

- C'est bien en septembre 1999 que tu as rencontré Seth à Jouy-en-Josas, elle voulait aller à Silicon Graphics, c'est ça ?

- Oui, c'est ça.

- OK... Ensuite entre septembre 1999 et novembre 2002, où elle va à l'Île de Ré, quelque chose de notable ?

- Ben, pfff, je ne sais pas trop, je...

- Seth, elle était comment, parle-moi d'elle, qu'elle genre de fille c'était ?

- Quel genre de fille ? C'est difficile à dire. Elle était très belle, tellement belle...

- Tu es sorti avec elle juste pour ça ?

- Non ! Enfin c'est sans doute parce qu'elle était belle que j'ai voulu l'aider. Enfin que je l'ai repérée perdue dans Jouy. Enfin...

- T'inquiète j'ai compris. Mais son caractère, sa façon d'être, elle était comment ?

- Elle était... Elle était dure et douce à la fois. Elle était très tendre, attentionnée, pourtant parfois elle était complètement distante, indépendante, elle ne voulait rien savoir. Elle partait souvent toute seule.

- Où ?

- Je ne sais pas... Enfin maintenant je pense qu'elle devait partir voir Ylraw, quand elle allait à Gap... Ou quand elle allait à Paris...

- À Gap, elle y allait souvent ?

- Non pas très souvent, peut-être deux ou trois fois par an.

- Elle allait où le reste du temps alors ? Que sur Paris ?

- En fait je ne sais pas trop, ça lui arrivait de partir un jour ou deux, je ne sais pas trop où. Je me demande si elle n'avait pas un amant, ou plusieurs. Elle allait peut-être voir Mathieu Tournalet.

- Ah oui c'est vrai celui-là... Un lien a été établi entre lui et elle ?

Thomas resta muet un instant.

- Il a était vu chez moi le jour où elle a été assassinée, à l'heure présumée du crime, à part ça ce sont juste des suppositions. Fabrice m'a parlé de cette histoire de secte.

- De secte ?

- Il m'a dit que Seth était dans une secte, qu'elle y avait entraîné Mathieu, puis elle avait quitté cette secte, et ça aurait été la raison pour laquelle Mathieu l'aurait tuée.

- Whaou ! C'est nouveau ça, c'est Fabrice qui te l'a dit ? Il t'a dit quoi d'autre ?

- Rien, il m'a dit par contre qu'il m'enverrait des documents sur ça à Cannes dès qu'il recevrait un rapport de je ne sais plus trop quel organisme.

- Mais, Ylraw, lui, il était dans cette secte ?

- Non, en fait j'en sais rien, Fabrice ne semblait pas connaître Ylraw, et ce serait plutôt l'inverse, ce serait plutôt Ylraw qui aurait fait sortir Seth de cette secte.

- C'est quand même étrange... Cela dit Seth pouvait très bien avoir d'autres relations et d'autres buts dans la vie que suivre cet Ylraw... Ils étaient peut-être très ami et Ylraw l'a convaincu de laisser tomber la secte... Mais, tu connaissais des gens qu'elle voyait ? Elle avait des amis ? Elle passait des coups de fil, écrivait des lettres ? Ces gens de la secte, tu penses déjà les avoir vus ?

- Non, jamais... Et elle m'avait dit qu'elle recevait si peu de courrier qu'elle n'avait pas changé son adresse, qu'elle avait toujours chez la famille de son ancienne nourrice.

- Ah, une personne de plus, son ancienne nourrice ; tu sais où elle se trouvait ?

- Dans les Alpes a priori, mais à bien y réfléchir c'était peut-être juste une justification pour suivre Ylraw, quand il rentrait voir ses parents.

- Mais sinon elle n'avait pas d'amis, rien ?

- Non, j'en connaissais pas en tout cas, enfin si elle avait ses anciens amis à Grenoble et Nancy, mais je n'en ai jamais vu aucun.

- C'est terrible ça ! et tu ne t'es jamais posé de questions ?

- Non.

Carole resta silencieuse un instant, tentant de formuler dans sa tête ce qu'elle allait écrire. Thomas continua :

- Mais... Je crois que...

Carole s'arrêta d'écrire mais elle ne releva pas la tête, elle retint même sa respiration. Elle sentit que Thomas allait dire quelque chose d'important, ou de nouveau, ou de très intime, et elle voulait l'entendre, ne surtout pas le couper.

- Je crois que j'étais comme hypnotisé, comme si je n'avais pas tous mes esprits, comme si quand j'étais avec elle je voulais juste être avec elle, la protéger, et que je me moquais du reste.

Carole sourit et releva la tête, elle tapota la main de Thomas en disant :

- Ça s'appelle l'amour, t'étais amoureux mon vieux, rien de plus...

Thomas se sentit bête, se pouvait-il qu'il fut seulement amoureux ? Il était sans doute toujours amoureux de Seth, oui, mais maintenant c'était différent, maintenant il avait envie de faire l'amour avec d'autre, avec Carole, Emmanuelle... Avant seule Seth comptait, il pourrait même dire que seule Seth existait, penser à une autre fille le dégoûtait presque... Après tout oui, il ne devait être qu'amoureux...

- Peut-être...

Il ne voulut pas continuer sur ce sujet. Carole posa son stylo et soupira.

- Donc bref tu ne sais pas grand chose d'elle...

Carole se recule sur sa chaise, regarda dans le vide, puis revint vers Thomas, elle n'acceptait pas que l'on ne puisse rien découvrir d'une personne en vivant quatre ans avec elle.

- Mais c'est pas possible, tu dois bien avoir des éléments, je sais pas moi, des trucs bêtes, qu'est-ce qu'elle aimait, qu'est-ce qu'elle n'aimait pas, qu'est-ce qu'elle mangeait, qu'est-ce qu'elle regardait à la télé, de quoi elle te parlait, qu'est-ce qui la préoccupait, je sais pas moi, toutes ces choses, est-ce qu'elle te faisait bien l'amour, qu'est-ce qui la faisait tripper, le sexe, la bouffe, la lecture, la couture, la mode, j'en sais rien, elle avait bien des passions, des envies, des besoins !

Thomas resta silencieux un instant, tentant de se rappeler tous les moments passés avec Seth.

- Je ne sais pas vraiment. Elle était si gentille et si forte. C'est tellement dur à dire. Elle n'était pas fan de cuisine, on mangeait des plats surgelés généralement... Au lit c'était pas mal... C'était même bien, mais... Je ne sais pas si elle en avait vraiment envie, c'était plus moi, et encore... Quand j'étais avec elle j'avais pas vraiment envie d'autre chose que juste la prendre dans mes bras... Ou... Enfin...

- Oui ?

Thomas se sentie bête mais il se parlait plus à lui-même.

- Je crois que ce que j'aimais le plus c'est quand elle, elle me prenait dans ses bras, je crois que j'aurais pu y rester des heures. Elle avait cette chaleur...

- Mais vous ne sortiez jamais ensemble ? Même au ciné, restau...

- Très rarement, au ciné, si, de temps en temps, au restau parfois, mais on ne sortait pas vraiment. Souvent je sortais seul, en boîte, avec des potes. Elle n'aimait pas trop ça. Elle n'aimait pas trop la foule, elle n'aimait pas trop les gens. On se faisait un week-end en Normandie de temps en temps. On n'est presque jamais parti ensemble en vacances, pas plus que trois ou quatre jours.

- OK... Elle ne travaillait pas tu m'as dit ?

- Non, non elle ne travaillait pas. Mais elle n'avait pratiquement jamais besoin de rien.

- Tu lui filais de l'argent pour qu'elle s'achète des trucs ?

- De temps en temps... Enfin souvent on allait plutôt ensemble faire les magasins, elle se prenait deux trois trucs. Elle avait quelques économies, tout du moins c'est ce qu'elle disait. Pourtant on n'a toujours pas retrouvé son compte en banque, donc je ne sais pas si c'était vrai ou pas, comment elle faisait, comment elle se payait ses billets pour Gap... Elle avait peut-être un amant... Des amants, sûrement même...

Ils se turent pendant cinq minutes, Carole regardant dans un premier temps Thomas, sans trop savoir que dire, puis écrivant, gribouillant plus exactement, quelques mots sur son petit carnet. Thomas regarda dans le vide en se demandant pourquoi il était resté si longtemps avec Seth alors qu'il savait qu'elle ne l'aimait pas vraiment, ou pas comme il le voudrait... Puis il pensa à Stéphane, il ne savait pas vraiment pourquoi. Il se dit tout de même que c'était un peu sa faute s'il était en prison, et qu'il aurait plutôt fallu que ce fût lui qui tuât Mathieu Tournalet...

- À quoi tu penses ?

Carole l'interrompit finalement. Il ne voulut pas répondre sur ses réflexions au sujet de Seth.

- À Stéphane.

- Ton collègue en prison ?

- Oui.

- Tu as des nouvelles ?

- Non.

- Tu n'es pas passé le voir depuis que tu m'en a parlé ?

- Non.

- Ce n'est pas très sympa, tu pourrais au moins le tenir informé de l'avancement de l'enquête, c'est quand même un peu pour toi qu'il est en prison.

Thomas détesta Carole pour cette remarque, pour cette réflexion qu'il évitait à tout prix d'avoir.

- Je sais que ce n'est pas très sympa, mais je voulais aller le voir en revenant de la Côte.

- Il a été jugé ?

- Non pas encore.

- Il n'y a rien de nouveau par rapport à ce Mathieu... Comment déjà ? Tournalet ?

- Mathieu Tournalet oui.

- Non, enfin juste ce Fabrice que l'on peut déjà remercier pour le repas et le coup à boire que nous sommes en train de prendre.

- Ah oui c'est vrai que Fabrice est l'héritier de Mathieu, je suis bête. Nous sommes en plein dedans en fait... Bon on en était où ?... Ah oui... Bon, disons que si tu te rappelles des éléments importants sur Seth, je les rajouterai. Reprenons à son départ pour l'Île de Ré, en novembre dernier.

- C'était la première fois qu'elle allait sur l'Île de Ré. Je l'ai su parce qu'elle est partie un peu en précipitation alors que nous avions un week-end de prévu pour le premier novembre, et elle m'a tout fait annuler. Elle m'a expliqué qu'elle avait un ami en galère, qu'elle devait absolument aller le voir, qu'elle était désolée...

Carole le coupa :

- Théodore ?

- Euh... Oui sans doute. Ben non Ylraw plutôt ?

- Ylraw, ah oui sûrement... Et elle t'a dit quelque chose d'autre ?

- Non, elle m'a juste appelé une fois, pour me dire qu'elle allait rentrer, qu'elle était fatiguée. C'était très étrange, c'est à partir de ce moment que je l'ai sentie différente.

- Différente ?

- Oui, comme si elle était fatiguée, comme si elle avait perdu toute cette énergie qu'elle avait. Elle était plus proche de moi, elle se laissait prendre plus souvent dans mes bras... Je...

- Elle ne le faisait pas avant ?

- Moins, c'était plutôt l'inverse avant, c'était plutôt elle qui me prenait dans ses bras. Je...

- Et tu ne lui as pas demandé le nom de cet ami, et pourquoi tout d'un coup elle allait moins bien ?

- Je ne lui ai pas demandé le nom de son ami non...

- T'es vraiment pas très curieux pour un policier.

Thomas se retint de répondre, il ne voulait pas trop avouer à quel point il était sous le charme quand il était avec Seth, à quelle point toutes ses bonnes paroles de lui poser des questions, de la menacer de la quitter si elle ne répondait pas, s'envolaient dès qu'elle était proche de lui.

- Mouais... Je m'en moquais sans doute un peu...

- T'es pas très logique, tu as peur qu'elle ait un amant, et quand tu sais qu'elle va peut-être en voir un, tu n'insistes pas.

- De toute façon si c'était pour le vieux Théodore...

- Tu ne le savais pas à l'époque, et puis comme tu l'as fait remarquer, c'était peut-être pour Ylraw.

Thomas ne répondit pas. Carole n'insista pas.

- Elle t'avais dit autre chose à propos de l'Île de Ré ? Combien de temps y est-elle restée ?

- Quelques jours, elle est revenue le lundi dans la journée si je me rappelle bien, ce devait être le deux ou le trois novembre. Elle ne m'a pas dit grand chose d'autre... Et...

- Elle ne te disait jamais rien quoi...

- Non, pas grand-chose...

Le silence se fit de nouveau. Thomas eut envie de partir, de rentrer chez lui. Il ne voulait plus parler de ça, il regretta d'avoir accepté cet argent, d'avoir voulu aller à Cannes, d'avoir demandé à Carole de venir. Il aurait pu y aller seul, prendre un peu du bon temps, sortir, profiter... Au lieu de cela il devra parler de Seth encore et encore, et il ne couchera jamais avec Carole, il n'en avait plus vraiment envie, et elle ne le voudrait pas, de toute manière. Carole sentit qu'il en avait un peu marre de parler de Seth, elle rangea donc son petit carnet et lui proposa une dernière balade avant l'embarquement. Ils firent un tour et Thomas craqua pour une tartelette au chocolat, Carole résista, difficilement. Ils prirent finalement leur avion, Thomas appela juste avant l'hôtel, pour les prévenir de leur arrivée, ce qu'il n'avait pas encore fait. Carole dormit dans l'avion, mais elle avait prévenu Thomas que c'était presque systématiquement le cas, que ce soit avion, train ou voiture...

Azur et Soleil

Il y avait un magnifique ciel bleu quand ils arrivèrent à Nice, ils décidèrent même de passer quelques temps sur la plage de la ville avant de partir pour Cannes, mais ils furent surpris qu'une voiture fût déjà là pour les attendre. Ils partirent donc directement, mais ne regrettèrent pas le splendide coucher de Soleil de la terrasse de l'hôtel, qui donnait directement sur la mer.

Ils profitèrent d'un succulent repas, offert par la maison. Fabrice appela Thomas sur le téléphone de l'hôtel pour lui spécifier que toutes leurs commandes à l'hôtel étaient à ses frais, et qu'il lui recommandait l'impressionnante cave du restaurant. Thomas ne savait pas vraiment apprécier le vin, mais Carole, en connaisseuse, ne put se retenir de terminer le Pape-Clément de 1959, même si la peur de faire des bêtises gâcha un peu son plaisir.

Ils ne parlèrent pas beaucoup de l'affaire qui les amenait, mais plus de gastronomie et de choses diverses. Carole se savait de toute façon pas en état d'une réflexion constructive après les trois quarts d'une bouteille, aussi bonne soit-elle, et les deux verres de muscat de l'apéritif. Elle commençait aussi à sentir un peu Thomas ; elle avait compris qu'il ne voulait pas à tout prix résoudre cette affaire, consciemment ou pas, et qu'il lui faudrait jouer avec tact si elle voulait continuer à aller de l'avant. Le vin lui donnait l'impression de voir clair dans son jeu, de voir son attirance vers elle, de voir ses faiblesses, ses peurs.

Le temps s'écoula doucement, le soir et la fraîcheur de l'automne approchant les incitant à enfiler un vêtement pour profiter du ressac de la mer et du ciel étoilé. Carole rit beaucoup, et Thomas en fut heureux, mais elle riait toujours beaucoup après un bon repas bien arrosé. Puis elle reprit ses esprits avec le froid de la nuit. Ils restèrent silencieux un instant, somnolant, s'endormant presque, en profitant de ces quelques instants d'égarement, de bonheur, presque. Carole se demanda ce qu'elle faisait là. Elle se dit que ce n'était pas sa vie, qu'elle ne connaissait pas Thomas plus que ça, qu'elle n'avait finalement rien à gagner ou à perdre dans cette histoire. Pourtant elle avait une envie irrésistible de comprendre, de savoir qui était cette Seth, ce Ylraw. Elle savait pourtant que Thomas ne lui disait pas tout, soit parce qu'il ne le voulait pas, soit parce qu'il avait peur. Elle ne pensa pas qu'il la manipulait, elle ne le jugeait pas assez malin pour ça. Elle savait bien qu'il voulait coucher avec elle, du moins le supposait elle. Elle n'était pas complètement opposée à l'idée, il était plutôt beau gosse même si ce n'était pas vraiment son genre et encore moins le type de caractère qui l'attirait. Elle avait toujours du mal à comprendre qu'il eût pu rester quatre ans avec une personne sans rien apprendre sur elle. Thomas ne voulait pas vraiment résoudre cette affaire, et finalement pour Carole chercher à savoir pourquoi était presque aussi motivant que de découvrir qui était Seth, qui était Ylraw, cette secte, cette pierre, et toutes les solutions aux énigmes de cette histoire...

Ce n'était pourtant pas sa vie. Elle était écrivain, pas détective. À vrai dire elle se dit qu'elle n'était peut-être pas vraiment écrivain. Est-on écrivain sous le simple prétexte qu'on écrit un bouquin ? C'est plus un état d'esprit qu'un réel métier. Pourtant elle aimait écrire. Elle avait commencé un autre travail auparavant, elle avait fait une école de commerce et débuté sa carrière en travaillant dans une grande société du luxe française, mais la mentalité et le racisme qu'elle avait rencontré là-bas l'avait tout bonnement dégoûté. Des magasins qui avaient pour consigne de ne pas vendre à certains clients, sous prétexte qu'ils venaient de pays en voie de développement qui ne méritait pas, c'étaient leurs termes, d'avoir un des luxueux produit de la compagnie, qu'ils ne correspondaient pas aux "standarts" de la clientèle du fabricant, qui ternirait l'image de la marque. Ils allaient même jusqu'à faire expulser par la sécurité des clients chinois ou noirs, des "mauvais clients". Le manque de respect total vis-à-vis d'une des employés de la société, une chinoise qui désirait travaillait en France après un MBA dans une grande école d'ingénieur française, l'avait complètement persuadé que même la lutte qu'elle avait commencé à mener à l'intérieur de cette société pour la faire évoluer et sortir de son carcan de préjugés raciste et primaire était vaine, et qu'il lui valait mieux la quitter au plus vite avant d'y perdre son énergie et son humanité. Depuis elle n'achetait plus aucun produit de luxe, de peur qu'une telle mentalité puisse être cautionnée en exibant un sac ou un tailleur, aussi jolis fussent-ils.

Finalement, malgré la pression de ses parents, son père qui avait mis beaucoup d'espoir en elle après ses brillantes études, elle vivait désormais plus que modestement des petits ouvrages qu'elle avait publiés. Et elle était beaucoup plus heureuse ainsi, plus seule aussi. Une vie plus simple, à l'écart de la jungle du capitalisme forcené et souvent inhumain qui découlait de l'inadéquation entre la société de consommation à outrance et la nature humaine. Société qui poussait les gens à un incessante insatisfaction pour qu'ils voulussent toujours plus, qu'il ne fussent jamais rassasiés, alors qu'il était si agréable et réconfortant de se satisfaire d'une vie simple, d'une vie avec peu mais qui permet de faire tant, alors que toutes ses camarades de promotion changeaient de copains tous les six mois quand ils en avaient marre de voir leur copine rentrer tous les soir à 21 heures. Elle n'avait pas de copain pour l'instant, enfin pas vraiment, mais ne s'était jamais senti une âme très fidèle. Et puis son père ne lui avait pas vraiment donné l'exemple avec ses quatre femmes dont la dernière avait cinq ans à peine de plus que Carole. Sa mère était toujours en Espagne, mais elle ne la voyait pas beaucoup. Autant c'était à son père qu'elle en voulait le plus, autant elle se sentait tout de même beaucoup plus proche de lui.

Et que faisait-elle alors, ce soir, sur la Côte d'Azur, renouant avec le luxe dans ce somptueux hôtel, mettant à mal ses résolutions ? Que faisait-elle avec ce policier qui n'en avait pas vraiment la trempe, dans une histoire qui ne l'a regardait pas ? Peut-être s'ennuyait-elle, peut-être qu'elle avait sauté un peu vite sur ce qu'elle pensait être une opportunité unique ? Au début l'histoire de Thomas et de Seth l'avait intriguée, la jugeant intéressante pour le scénario d'un bouquin. Maintenant c'était plus que juste une idée de scénario. Elle sentait bien que Thomas avait besoin d'être poussé pour avancer, et elle voulait savoir, elle voulait comprendre qu'est-ce que voulait cette fille à Ylraw. Ylraw, elle avait lu les quelques feuillets de son histoire déjà quatre ou cinq fois, comprenant trop bien le malaise qu'il vivait et pourtant si suspicieuse à l'égard de cette affaire de bracelet. Il paraissait triste dans cette histoire, il ne paraissait rien, il paraissait si proche d'elle, si proche de ses idées. Pourtant sur les photos qu'elle avait trouvées de lui, il semblait entouré d'amis et heureux. Elle l'avait vu avec cette fille, sans doute sa petite-amie. Ce devait être cette Virginie dont il parlait brièvement. Qu'a-t-il fait à l'Île de Ré, que lui a dit Seth ? Il est mort en Australie et le voilà de retour, neuf mois plus tard. Carole voulait comprendre, et plus encore, elle voulait le connaître et LE comprendre. Oui, elle s'ennuyait, elle voulait une vie d'aventures, elle voulait mourir jeune dans une poursuite infernale avec des bandits surarmés aux trousses.

Elle était presque amoureuse d'Ylraw... Elle avait toujours était amoureuse de rêves et jamais de réalité.

Quand elle sortit de ses réflexions Thomas dormait tranquillement sur sa chaise, la tête un peu penchée, produisant un léger sifflement. Carole sourit en le regardant puis en profita pour aller demander à un personnel de l'hôtel s'ils avaient bien prévu deux chambres. Celui-ci fut fier d'annoncer qu'une suite avait été réservée, et qu'elle comportait, s'ils le désiraient, deux chambres séparées. Elle fut un peu déçue, et aurait préféré pouvoir bénéficier d'une petite chambre vraiment séparée, pour rester un peu seule. Elle revint ensuite doucement vers la terrasse, où étrangement presqu'aucun autre client de l'hôtel ne se trouvait, à part un vieux monsieur lisant difficilement un roman aux faibles lumières émanant de l'hôtel. Elle eut envie de discuter avec lui mais se retint, elle était fatiguée, bien qu'il ne fut qu'une heure trente du matin, encore tôt pour elle, mais elle avait bu et bien mangé. Elle réveilla Thomas délicatement pour lui dire qu'elle allait se coucher. Il se leva en s'étirant et baillant, demandant depuis combien de temps il dormait, sans doute pas plus d'une vingtaine de minutes.

Un jeune du personnel de l'hôtel, qui n'avait pas l'air des plus réveillé, sembla satisfait de les conduire à leur suite, cette dernière course signifiant sans doute pour lui la bienheureuse délivrance et la possibilité d'aller dormir. Carole eut de la peine à s'imaginer le nombre d'heures que devait faire ces employés.

La suite était somptueuse, composée d'une grande pièce donnant sur un balcon, toujours du côté de la mer, d'une grande chambre, une plus petite, et une immense salle de bain. Thomas fut émerveillé.

- C'est géant !

- C'est clair.

Carole répondit sans grande conviction devant tout ce luxe, et se demanda si finalement ce n'était pas dans la finalité du monde qu'il y ait une catégorie de personne qui vît dans la misère pour qu'une autre le fît dans des palaces. Mais pour quelques jours elle se convint de s'accommoder à tant de richesse et d'en profiter un peu sans se morfondre constamment sous les remords.

Le groom leur indiqua que toutes les boissons étaient aux frais de Montgloméris, et qu'à leur moindre desiderata ils ne devaient pas hésiter à sonner, puis il leur souhaita bonne nuit et s'éclipsa. Thomas chercha prestement le bar et le trouva habilement dissimulé dans le buffet bas style Louis-Philippe qui ornait la grande pièce. Il demanda à Carole s'il elle désirait quelque chose, mais Carole avait plus envie d'une infusion que d'autre chose, et comme elle avait peur que Thomas n'appelât le service pour ce besoin, elle prétendit ne plus rien vouloir boire. Thomas, déçu, referma le bar et fit le tour des chambres. Il eut peur de devoir laisser la grande chambre à Carole et de se contenter de la petite, mais elle le rassura bien vite quand elle lui fit comprendre que la petite lui était réservée. Il ne tenta même pas de négocier, Carole comprit qu'il voulait la grande.

Carole aurait bien pris un bain, l'immense baignoire lui avait donné envie, et elle s'était retenue de prendre des bains depuis tellement longtemps... Mais elle fut prise de cours.

- Je prendrai bien un bain moi... Ça t'embète ?

Thomas lui demanda innocemment, et elle en fut terriblement vexée, mais elle se raisonna en concédant qu'il n'avait pas fait cela avec une quelconque mauvaise intention, c'était juste qu'elle était jalouse.

- Mais la baignoire et vachement grande, on peut sans doute y aller à deux ?

Carole fronça les sourcils en tournant la tête vers Thomas, elle était bien installée dans un des confortables fauteuils de la pièce. Elle exclut toute possibilité pour Thomas de la voir nue, non pas que cette idée la gênait, elle savait qu'elle avait un joli corps, même s'il ne lui convenait pas complètement, mais elle était rancunière, terriblement rancunière. Thomas, voyant qu'il l'avait offusquée, se reprit :

- Enfin je veux dire que dans ce cas là je mettrai mon maillot...

- Non, je ne prends pas de bain, ça gâche beaucoup trop d'eau...

- Pfff, t'es rabat-joie... Pour une rare fois où tout est permis, tu vas pas faire ta difficile pendant tout le temps qu'on est ici, profite un peu, c'est pas si catastrophique si une fois dans l'année tu prends un peu du bon temps, non ? Ça te donnera du courage pour la suite...

Elle ne répondit pas, Thomas était trop fatigué et le reste d'alcool dans le sang lui fit ignorer sans difficulté le dédain de Carole. Carole était d'autant plus énervée que cette dernière remarque de Thomas résumait pleinement sa philosophie, tenter de faire de son mieux, mais de temps en temps lâcher un peu du leste... Thomas alla faire couler l'eau dans la baignoire, puis se rendit dans sa chambre pour déposer ses affaires, ; il revint dix minutes plus tard en caleçon et tee-shirt, Carole n'avait pas bougée, elle était perdue entre pensées construites et début de rêves. Il l'ignora complètement et ferma la porte de la salle de bain sans même adresser un regard à Carole.

Carole resta encore cinq minutes dans son fauteuil, puis elle craqua, elle porta ses affaires dans sa chambre, se déshabilla, regarda pendant cinq bonnes minutes son corps nu dans la glace, ses petites fesses, ses seins qu'elle trouvait jolis, puis elle se tapa les fesses en se tournant en s'écriant un petit "T'es belle ! Va !", avec un accent du Sud. L'intensité du son de sa voix l'étonna, elle écarquilla les yeux en se mettant la main devant la bouche, retenant sa respiration comme pour annuler ce qu'elle venait de dire, en espérant que Thomas ne l'eût pas entendue. Puis elle enfila son maillot deux pièces et se rendit dans la salle de bain. Elle y rentra d'une traite et se mit dans la baignoire avant même que Thomas n'ouvre les yeux pour savoir ce qu'il se passait.

- Je croyais que ça gâchait de l'eau ?

- Bah maintenant qu'elle est gâchée, autant en profiter à deux.

Elle sourit et lui envoya une giclée d'eau. La baignoire était vraiment grande et bien faite, ils pouvaient tous les deux s'allonger complètement sans se gêner mutuellement, à croire qu'elle avait été faite pour. Carole avait fermé les yeux, Thomas aussi, ils profitaient de l'eau chaude et du doux parfum des sels de bains. Carole repassait dans sa tête leur longue journée.

- Tu crois que c'est une façon efficace de commencer notre enquête ?

Thomas répondit après quelques secondes, comme sortant d'un sommeil léger :

- Super efficace... Quoi de plus efficace que de se détendre en faisant le vide avant une épreuve ?

- C'est vrai... On n'était pas sensé avoir des éléments nouveau de la part de ton copain ?

- Fabrice ? C'est pas mon copain...

- Oui, bon, je plaisante... Donc ?

- Si, c'est ce qu'il m'avait dit, demain sans doute...

- Tu y crois ?

- À quoi ?

- À tout ça. C'est pas un peu dingue ? Seth, Ylraw mort puis vivant, le fait qu'elle le suive on ne sait pas pourquoi, Théodore qui dit l'avoir connu dans les années trente...

- Tu crois le vieux ? Il radote, il confonds, il la prend pour une autre.

- Pourtant même les parents d'Ylraw lui donnait bien plus que son âge. Toi tu as interprété leur estimation comme s'ils se trompaient, comme s'ils la croyait plus vieille de cinq ou dix ans, mais s'ils ne se trompaient pas ? Si Théodore ne se trompait pas ? Si Ylraw était réellement mort, et réellement ressuscité ? Si cette histoire était vraiment folle ?

- Mais c'est impossible, c'est du délire. Tu penses qu'elle est immortelle ? Tu penses qu'elle et Ylraw font partie d'un clan, tu penses qu'elle va revenir ?

Thomas frissonna à cette idée et se redressa même un peu en regardant autour de lui, comme si le fantôme de Seth venait de passer ses bras autour de lui. Heureusement que la lumière était allumée. Il soupira, regarda Carole en imaginant son corps presque nu, puis referma les yeux en repensant à l'agréable sensation procurée par l'eau chaude. Carole reprit :

- Je ne sais pas. J'essaie de prendre le problème sous d'autres angles, les plus invraisemblables... Peut-être pas immortelle, peut-être juste capable de vivre plus que la moyenne, ou peut-être capable de rester jeune, de ressusciter, comme Ylraw, ou peut-être que c'est juste du délire, que Théodore se trompe, qu'Ylraw n'est pas vraiment mort, ou que tu t'es trompé avec un cousin qui lui ressemblait, que Seth avait vraiment 32 ans, ou bien avait aussi une grande soeur qui lui ressemblait, et que toute cette histoire est banale, que ce sont juste des coïncidences qui se sont accumulées pour nous faire imaginer l'invraisemblable.

- Tu le crois ?

- Non...

- Moi j'y crois.

- À quoi ?

- Que tout est banal.

- Et comment tu expliques que Ylraw soit encore là, alors, et que Seth t'ait caché la vérité pendant quatre ans ?

Thomas resta un moment silencieux, le bain chaud l'endormait complètement :

- Je ne l'explique pas vraiment, je pense juste que l'explication est logique, pas forcément banale, mais pas extraordinaire, quoi.

Carole devenait aussi un peu plus lente, laissant son esprit voguer au gré des effluves :

- Mouais, peut-être... Toujours est-il que c'est quand même une histoire compliquée et que je suis bien curieuse d'en savoir l'explication, extraordinaire ou pas.

Thomas se dit qu'il aurait pu tenter de l'embrasser, ou bien l'a-t-il rêvé. Carole se dit qu'elle pourrait retirer discrètement son maillot, pour vraiment être à l'aise, mais de peur que Thomas ne l'interprète mal, elle se retint. Finalement ils s'endormirent tous les deux, et c'est l'eau refroidissant qui les réveilla, une bonne heure et demi plus tard. Ils éclatèrent de rire en se rendant compte du ridicule de la situation, puis Carole sortit prendre une grande serviette et en tendit une à Thomas. C'est alors que Thomas se rappela de sa brûlure. Elle avait été cachée avec toute la mousse du bain, mais si Carole la voyait. Carole détourna le regard en lui tendant la serviette, il en profita pour s'enrouler immédiatement dedans et se tourner, elle ne put rien voir. Carole était encore un peu endormie et elle lui fit simplement une bise sur la joue avant de prendre la direction de son lit, où elle s'endormit deux minutes à peine après avoir enlevée son maillot, une serviette encore nouée autour de ses cheveux. Thomas ne fit guère mieux, et même s'il alluma la télé une fois au lit, en se massant doucement sa brûlure, l'implorant presque de le laisser dormir tranquillement, il s'endormit aussitôt et éteint la télé trois heures plus tard quand elle le réveilla. Son bain l'avait détendu, et il dormit bien, sa brûlure ne le gêna pas.

Il eut la faiblesse de croire au matin levant qu'elle n'était qu'un souvenir, mais un de ses rêves de la nuit, de ses cauchemars, lui revint à l'esprit, et il eut un soupir de résignation ; le mal reviendrait, si ce n'était le jour même, alors le lendemain, ou dans une semaine, mais il reviendrait.

Il était finalement tôt quand il se leva, ne pouvant plus trouver le sommeil, et impatient de retrouver Carole, où le Soleil levant, à défaut. Il avait rêvé d'elle, ou fantasmé, il ne savait pas trop. Ce mercredi 17 septembre allait être ensoleillé et il en retira une joie profonde, et presqu'un soulagement en s'allongeant sur une chaise longue déjà sous les rayons du soleil levant en ces 8 heures passées. Leur terrasse était presque orientée plein sud et ils pourraient, s'ils le désiraient, rester allonger au soleil la journée toute entière. Il se sentit réconforté par les rayons du soleil et voulut rester ici toute la matinée.

Carole, rarement debout habituellement avant 11 heures, fit un gros effort pour se tirer du lit à son premier réveil, vers les 9 heures 20. Elle enfila une robe de chambre et après un détour par la salle de bain, trouva Thomas somnolant sur une chaise longue au Soleil. Elle lui fit une bise et s'installa à côté de lui. Elle s'allongea et ferma elle aussi les yeux sous les premiers rayons du soleil, même si le matin était encore un peu frais.

- Je vois que notre enquête commence sur les chapeaux de roues.

- À qui le dis-tu, je suis complètement mort.

- Des nouvelles de Fabrice ?

- J'attendais que tu te réveilles pour appeler le service.

- Tu es debout depuis quelle heure ?

- 8 heures et quelques.

- Désolé, mais j'ai plutôt des habitudes de lève-tard.

- Pas bien grave, il n'est que 9 heures passées, non ?

- Presque 9 heure et demi quand même...

Ils se turent un instant profitant du soleil matinal, déjà presque chaud. Mais Carole accepta difficilement que leur séjour ne s'installât dans une farniente certes agréable mais pas très productive ; elle avait son livre à terminer, et mieux à faire que de se dorer au soleil. Elle s'accorda cinq minutes puis se redressa.

- Bon, on va s'y mettre, non ?

Thomas marmonna un oui pas tellement enjoué. Carole se leva et s'interposa entre lui et le soleil. Il ouvrit enfin les yeux.

- Allez, debout, on s'habille et on va déjeuner ? En même temps on peut demander des nouvelles de Fabrice, on était pas censés avoir des documents ou je ne sais pas quoi ?

- Si. Fabrice m'avait dit qu'il avait des documents de son cousin à me montrer.

Carole reprit la direction de sa chambre pour s'habiller, mais quand elle en sortit Thomas n'avait pas bougé d'un pousse, ce qui l'énerva passablement. Elle donna un coup dans sa chaise et lui dit presque sèchement.

- Allez bouge-toi un peu, bon je descends commencer de déjeuner, tu me rejoindras.

Thomas se redressa en grommelant.

- Mais tu ne veux pas plutôt qu'on commande un petit-dèj et qu'on le prenne sur la terrasse, on est bien là, non ?

- On est beaucoup trop bien, si on commence comme ça on va passer notre journée à ne rien faire.

- Ben on est un peu là pour ça...

Elle était maintenant vraiment énervée.

- Moi pas, je suis là pour tenter de voir plus clair dans ton histoire ; OK c'est cool de rester au soleil et de prendre des bains de mousse, mais j'ai du taf, j'ai un bouquin à finir, si tu veux rien faire OK, mais dans ce cas moi je me mets à mon bouquin. Il faut que je gagne ma vie un peu, aussi.

- OK, OK, on va bouger, je prenais juste le Soleil cinq minutes.

- Je descends.

- Attends-moi, j'enfile juste un jean.

Carole attendit, mais ne le regretta pas car Thomas ne prit vraiment que cinq minutes. Elle le rectifia.

- On dit une paire de jeans.

Thomas se moqua d'elle :

- Une paire de jeans ? D'où tu sors toi ? On n'est plus au dix-neuvième !

Carole soupira :

- Nous ne sommes même plus au vingtième non plus, j'ai peut-être passé mon temps, après tout, tu as raison...

Thomas lui passa le bras autour des épaules pour la réconforter, elle fut impressionnée par sa stature, et presque encline à se serrer dans ses bras, mais elle résista, il y avait pourtant quelques temps que personne ne l'avait serré dans ses bras. Ils descendirent ensemble au restaurant de l'hôtel, où ils furent amplement salués. De nouveau ils furent installés sur la terrasse, profitant de la belle journée, avec en plus la mer tentatrice à proximité, sans doute encore assez chaude pour une baignade, surtout ces jours-ci chauffée par un tel soleil. Ils refusèrent le buffet chaud au profit d'un bon café noir agrémenté de quelques croissants et d'un jus d'orange, l'un comme l'autre n'étant pas fan de déjeuners copieux, en tout cas pas au point d'une omelette ou d'oeufs au bacon.

Après une demi-heure à discuter de chose et d'autre sans réelle importance, un serveur apporta un téléphone pour Thomas, de la part de Fabrice. Ce coup de fil rappela aussi qu'il devrait donner signe de vie à sa mère. Fabrice lui expliqua qu'ils recevraient dans la journée un classeur avec l'ensemble des éléments suspects concernant son cousin Mathieu Tournalet. Il lui conseilla aussi d'aller à Nice, où il lui donna plusieurs adresses de personnes susceptibles d'avoir connu Seth. Thomas s'étonna qu'il lui demandât de chercher des informations sur elle, mais Fabrice lui confirma qu'il suspectait une relation assez ancienne entre elle et Mathieu, et cherchait à en dévoiler la nature exacte. Il demanda à un serveur de quoi noter. Fabrice termina en lui indiquant qu'ils pouvaient utiliser à loisir les différents costumes et habits disponibles dans les armoires de leur suite, tout comme la voiture de location qu'il avait spécialement fait demander pour eux. Thomas fut intérieurement satisfait de n'avoir même pas de location à payer et de pouvoir d'autant profiter des cinq mille euros qu'il avait encore presqu'en poche. Carole fut toute excitée à l'idée d'aller interroger des gens et vraiment participer à l'enquête.

Ne sachant pas quand les documents promis par Fabrice allaient arriver, ils ne les attendirent pas, remettant à leur retour de Nice leur consultation. Ils montèrent simplement dans leur suite pour prendre une veste légère et leurs papiers. Thomas jeta un oeil à l'armoire de sa chambre, et fut étonné d'y trouver autant des costumes que des habits de détente, même des paires de jeans, comme disait Carole. Il appella Carole pour voir les habits féminins disponibles, mais elle s'en moquait et l'attendait déjà à la porte de la chambre.

Thomas ne fut pas déçu de la voiture de location, une Audi TT décapotable. Carole ne le fut pas non plus, même si elle la regarda d'un air blasée, mais intérieurement elle avait la faiblesse d'aimer les belles voitures. Elle ne lui demanda pas mais elle mourut d'envie de conduire. Nice n'est qu'à une trentaine de kilomètres au Nord-Est de Canne et il furent au centre-ville en quarante petites minutes, la circulation restant dense mais raisonnable pour ces 11 heures 20 passées.

Ils eurent quelques mal à se garer en centre ville de Nice, mais Carole convint Thomas qu'il pouvait bien se payer une place dans l'un des parkings, aussi chère soit-elle. Carole remit à plus tard la proposition de tour sur la Promenade des Anglais de Thomas, et ils arrivèrent rapidement devant la première adresse de la liste de Thomas, qui s'avéra être un petit immeuble de quatre étages. Malheureusement personne ne répondit à l'interphone, et ils durent partir en direction de la deuxième adresse, où ils firent de même chou blanc.

C'est finalement à midi trente passées qu'ils arrivèrent devant un prestigieux hôtel particulier. Ils sonnèrent avec la peur de ne pas être reçu, mais le majordome qui leur ouvrit les accueillit chaleureusement en leur demandant l'objet de leur visite. Il fut convaincu par leur demande de rencontrer madame Élisabeth Safri au sujet d'une de ses anciennes connaissances. Il utilisèrent un grand escalier qui les amena dans un petit vestibule où le majordome les fit patienter. Ils n'osèrent même pas parler à voix basse, de peur d'être congédiés sur le champ pour manque de tenue. Thomas regretta de ne pas avoir enfilé un des costumes de l'hôtel, Carole se dit que le décor ressemblait un peu à une des scènes de son bouquin, elle nota l'ensemble des objets de la pièce, pour améliorer sa description. Elle se dit aussi qu'elle ferait bien de prendre des notes de tout ce qu'elle faisait, si jamais, comme elle l'espérait, elle transcrivait un jour cette histoire en un livre.

Ils n'eurent pas à attendre très longtemps, pas plus de deux minutes plus tard un jeune-homme, sans doute même pas la trentaine, dans un élégant costume, arriva d'un pas pressé dans le vestibule.

- Bonjour, c'est à quel sujet ?

Carole, presque par défi, lui répondit :

- Bonjour, nous désirerions nous entretenir avec Madame Élisabeth Safri, au sujet d'une connaissance à elle, Seth Imah.

Le jeune-homme lui répondit sèchement :

- Je suis désolé mais nous n'avons malheureusement pas le temps de vous recevoir, d'autant que belle-maman est un peu fatiguée et ne reçoit personne.

- Il s'adressa ensuite au majordome, revenu avec lui.

- Émile, veuillez les raccompagner, et dorénavant s'il vous plaît faîtes patienter les visiteurs dans l'entrée.

Le majordome n'eut pas le temps de protester, une vieille dame, voûtée sur sa canne, apparut et réprimandant le présomptueux jeune-homme.

- Taisez-vous donc, Christophe, avant de parlez de chose que vous devriez connaître ! Je ne serais pas ce que je suis, et vous non plus, d'ailleurs, si Seth n'avait pas été là.

Le jeune homme présomptueux perdu immédiatement son air supérieur.

- Je m'excuse belle-maman.

Elle le coupa sèchement :

- Madame Sofri, je vous prie, que je sache ma petite-fille ne vous a pas encore dit oui.

- Mais Madame Sofri, je vous rappelle au contraire que nous sommes mariés depuis deux semaines...

- PAS... DEVANT... DIEU ! Je me moque des hommes et de leurs lois, ils ne sont d'aucune confiance. Retirez-vous, désormais, je vais recevoir ces jeunes gens dignement, comme cette famille a toujours fait. Vous avez encore des manières à apprendre, Christophe.

Le jeune-homme se retira sans même adresser un regard ni à la vieille dame ni à Thomas ou Carole. La vieille dame s'adressa alors à eux :

- Veuillez l'excusez, ce jeune imprudent, sous prétexte d'un pouvoir qu'il a trop rapidement acquis, en oublie qu'il n'est qu'un être de chair et de sang, comme nous tous, et que c'est sur le respect d'autrui qu'est bâti cette famille. Je vous souhaite la bienvenue, mais suivez-moi donc dans le salon, nous ferons les présentations une fois installés, laissons un peu de côté le protocole, si vous le voulez bien, notre époque n'est plus aussi stricte, sachons en profiter.

Ils ne firent qu'acquiescer silencieusement, tous deux impressionnés par cette vielle dame, et la suivirent dans le somptueux salon où elle les invita à s'asseoir dans des fauteuils qui parurent d'un autre temps à Thomas et sans doute beaucoup trop cher pour s'y installer sans remord à Carole. Un domestique vint aider la vieille dame à s'asseoir, et elle commanda par la même occasion trois thés à la menthe et des biscuits. Elle lui somma de même de conserver au chaud son déjeuner juste commencé. Carole comprenant qu'ils avaient interrompu son repas s'excusa aussitôt.

- Nous vous avons dérangé en plein repas, nous sommes vraiment désolés, si vous voulez nous pouvons repasser un peu plus tard ?

- Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas de toute façon avec l'appétit que j'ai que vous m'avez fait manquer quelque chose. Je suis bien plus friande de conversations que de mets, aussi bons soient-ils, désormais. Mais je vous en prie, présentez-vous.

Carole prit la parole avant même que Thomas ne put dire un mot. Elle préféra prendre les devant pour faire en sorte de ne pas irriter la vieille dame, au fort caractère, semblait-il.

- Je m'appelle Carole Menguez-Martès, je suis écrivain, mon ami s'appelle Thomas Berne, il est policier.

La vieille dame sourit.

- Ah, une écrivain ! Et c'est vous qui prenez la parole ! Désormais les femmes prennent plus le pouvoir apparent qu'elles ne le faisait dans le passé. Je ne sais pas si c'est un mal ou un bien, diriger les hommes dans l'ombre a son charme, je dois avouer. Mais l'époque change, aurions-nous une inversion des rôles ? Qu'en pensez-vous, Monsieur Berne ?

Thomas se sentit bien embêté. Carole le coupa alors qu'il s'apprêtait à répondre une bêtise.

- Nous ne sommes pas ensemble, juste amis. J'ai rencontré Thomas par hasard alors qu'il cherchait des informations sur Seth Imah. C'est d'ailleurs ce qui nous amène ici. Nous avons cru comprendre que vous la connaissiez.

- C'est juste, en effet, mais qui vous a dit une chose pareille ?

Carole hésita, Thomas répondit :

- Fabrice Montgloméris, le cousin de Mathieu Tournalet. C'est une histoire un peu compliquée, en fait.

- Je ne connais pas ces noms, étrange... Êtes-vous pressés ?

Carole répondit :

- Non pas du tout. C'est sur la demande de ce Fabrice Montgloméris qui nous sommes ici. Ce dernier a hérité récemment de la fortune de son cousin, Mathieu Tournalet. Or il suspecte que son cousin n'avait pas que des affaires propres, et il a demandé à Thomas de jeter un oeil aux différents documents qu'il a pu découvrir dans les papiers de son cousin Mathieu.

Carole fit une pause, la vieille dame prit la parole.

- Je me permet de vous couper, mais si vous avez un peu de temps, peut-être pourriez-vous me détailler un peu plus votre histoire. J'avoue que je ne fais pas le lien avec Seth. D'autre part, si vous n'avez pas encore déjeuné, je peux commander un repas, et nous pourrions ainsi, après le thé, continuer cette conversation, qu'en pensez-vous ?

- Nous acceptons avec grand plaisir, mais surtout ne vous dérangez pas pour nous.

- Vous apprendrez jeune fille qu'il est impoli de refuser une invitation à un déjeuner, d'autant quand vous avez spécifié ne pas être pressés.

- Je vous prie de m'excusez, nous sommes flattés par votre proposition.

Elisabeth indiqua au domestique de préparer le déjeuner pour trois. Elle se retourna ensuite vers Carole et Thomas.

- Mais qu'est devenue Seth, aujourd'hui, puisque vous semblez la connaitre ?

- Elle... Elle est morte assassinée.

Cette remarque plongea la vieille dame dans une profonde tristesse, elle en eut la voix coupée, elle eut un soupir et regarda dans le vide un instant ; elle mit ses doigts repliés devant sa bouche en regardant le sol un instant, puis releva la tête :

- Le repas attendra, racontez-moi votre histoire, je veux savoir comment est morte Seth.

Carole reprit alors plus en détail l'histoire de Thomas et de Seth, l'assassinat de Seth, puis celui de Mathieu Tournalet, elle occulta la rencontre avec Théodore, mais détailla la relation suspecte entre Seth et Ylraw. La vieille dame écouta avec attention, en sirotant son thé. La nouvelle semblait l'avoir profondément affectée.

- À vrai dire nous ne savons pas réellement la nature des liens entre ce Mathieu Tournalet et Seth, et d'autre par nous ne savons pas non plus en quoi cela intéresserait Fabrice Montgloméris. Celui-ci nous a simplement donné quelques adresses à Nice de personnes susceptibles d'avoir connues Seth, nous n'en savons pas plus.

- C'est étrange, mais il faut dire que je n'ai pas eu de nouvelles de Seth depuis des années et des années. Notre dernière correspondance remonte à si longtemps que j'en ai oublié la date. Mais je vais vous raconter moi aussi mon histoire, pour que vous y voyiez plus claire.

Elisabeth se pencha doucement pour prendre un biscuit, Carole prit le plat et lui présenta à portée de main, Elisabeth sourit en la remerciant.

- J'ai connu une Seth, oui, mais c'était en 1918.

Thomas haussa les épaules en prenant lui aussi un biscuit, ils les trouvait délicieux et en avait déjà mangé plus de la moitié, il donna son sentiment :

- C'est un peu ce que nous craignions, que ce ne soit pas la même personne. Il semble qu'une personne s'appelant aussi Seth vivait dans les années vingt et trente.

Carole insista pourtant :

- Thomas, tu avais une photo de Seth, non ?

- Oui, mais elle a du rester dans la voiture, ou à l'hôtel.

Carole s'en voulut de ne pas avoir pensé à ça.

- Tu n'en as pas d'autre ?

- Peut-être dans mon portefeuille, je regarde.

Il ouvrit et fouilla dans son portefeuille, puis en sortit une petite photo d'identité, il la tendit à la vieille dame :

- Si, voilà, c'est elle, comme vous voyez elle est très jeune.

Elisabeth sortit ses lunettes et regarda la photo avec attention. Carole avait le coeur qui tambourinait, elle avait des picotements sur le cuir chevelu et le ventre noué. La vielle dame redonna la photo à Thomas et lui demanda :

- De quand date cette photo ?

- Sans doute d'il y a un ou deux ans.

La vieille dame resta un moment silencieuse, puis regarda Thomas et Carole en souriant :

- C'est elle. Du moins je le crois. La photo est petite, je pourrais la confondre, sans doute, voilà plus de soixante-quinze ans désormais, mais elle lui ressemble, et les chances sont tout de même faibles pour que deux personnes qui se ressemblent et qui aient le même prénom ne soient pas les mêmes.

Thomas mitigea cette dernière constatation :

- À soixante-quinze ans d'intervalle, les chances sont plus faibles, c'est sans doute juste un coïncidence, Seth ne peut pas avoir soixante-quinze ans sur cette photo !

Carole, qui savourait presque l'état d'excitation dans lequel la mettait l'hypothèse que ce fut bien la même personne, tenta tout de même d'y proposer une explication plus raisonnable :

- C'est peut-être sa petite-fille, qui aurait le même prénom ?

Thomas fut satisfait d'une telle hypothèse, il refusait catégoriquement d'envisager l'hypothèse invraisemblable que Seth put ne pas avoir vieilli. La vieille dame, ne voulant pas entrer dans ce débat, tout du moins pas tout de suite, confirma :

- Oui, c'est tout à fait plausible.

Elisabeth se tut alors et le silence se fit pendant quelques instants, Thomas ne résista pas à l'envie de manger un nouveau biscuit, Carole mourrait d'envie de demander l'histoire de Seth, après que la vieille dame ait dit, dans le vestibule, qu'elle n'aurait pas été ce qu'elle fut sans elle. Mais Carole était impressionnée par cette femme, cette femme, presque, qu'elle aurait voulu déjà être, ou devenir, au moins. Ce fut Thomas qui rompit le silence :

- Mais, cette Seth que vous avez connue, comment était-elle, enfin, du point de vue du caractère, je veux dire.

La vieille dame, perdue dans ses pensées, regarda Thomas fixement d'un air grave puis lui sourit :

- Ah, l'histoire de Seth...

Elle se tut, Carole et Thomas retinrent leur souffle. Elle reprit d'une voix plus grave.

- J'ai promis... Il y a... Oh ! Soixante-quinze ans oui... De ne pas la raconter. Mais est-ce que ma promesse tient encore maintenant qu'elle est morte.

Thomas la coupa :

- Peut-être elle n'est-elle pas morte, après tout, si celle que je connaissais n'était que sa petite-fille ?

La vieille dame sourit :

- Ah ! Je ne voulais pas vous contrarier, mais, je vais être franche avec vous, je ne pense pas que ce fut sa petite-fille. Je pense que c'était elle, toujours la même, et finalement de le croire me donne l'explication de bien des choses... Elle était déjà mourante à l'époque... Toute cette décadence... Ce siècle de mort et de mal... Enfin ! Reprenons...

À cet instant un domestique vint indiqué que le déjeuner pouvait être pris, ils décidèrent donc de se déplacer dans la salle-à-manger. La table, comme ils s'y attendaient, était superbement mise. Elle était immense mais ils furent tout trois installés à une extrémité, la vieille dame expliquant qu'il y avait longtemps qu'elle ne se fatiguait plus à hausser la voix pour se faire entendre de l'autre bout. Elle fut donc placée à une extrémité, Thomas à sa droite, en face de Carole. La vieille dame commença son histoire.

Guerre

Je pense que l'histoire de Seth débute il y bien plus longtemps, mais je ne l'ai connue, pour ma part, qu'au printemps 1919.

En novembre 1915, je n'avais alors que treize ans. Mon père tenait une petite épicerie dans le centre de Nice. Nous étions loin des principaux fronts mais la guerre était déjà bien là, trop là, et elle nous trouvions déjà qu'elle n'en finissait plus. Nous le sentions à plusieurs égards ; mes deux grands frères étaient au combat, et mon père, déjà âgé, exempté de guerre pour cause de jambe de bois, luttait, lui, tant bien que mal pour remplir les étalages presque toujours désespérément vides de sa boutique. J'ai commencé à lui prêter main forte à se moment là, contre sa volonté, délaissant l'école ou tout autre occupation.

Il n'y avait pas grand chose à vendre et c'était d'autant plus difficile qu'il fallait trouver ravitaillement avant tout le monde. Le rationnement du pain était déjà en vigueur, et celui de la viande n'allait pas tarder. Je passais mes journées à négocier à droite à gauche avec les divers arrivages des campagnes pour alimenter la boutique. Rapidement mes efforts furent récompensés, et mes journées éprouvantes me valurent la fierté de mon père. Notre boutique, même si elle n'était pas vraiment remplie, l'était déjà significativement plus que bien d'autres, au point où rapidement nombre d'entre elles venaient directement se ravitailler chez nous.

J'étais passée maître dans l'art de dégoter des trésors, des jambons qui arrivaient cachés dans des charrettes de bois, des sac de blé et d'orge que je négociais avantageusement contre un peu de viande. Bonnant malant je jouais sur la pénurie de chacun pour faire des petites échanges à mon profit et augmenter nos stocks. J'avoue que je n'avais guère de remord à l'époque. La vie était dure pour tous et je jugeais me battre suffisamment pour mériter d'avoir un peu plus que les autres.

Mais je n'étais pas seule dans mes aventures, Étienne, le fils unique d'une voisine dont le père était au front, me prêtait main forte. Étienne était né en novembre 1897, et il lui manquait peu pour être lui aussi envoyé au combat. Étienne était un garçon timide, qui ne se remarquait pas. Mon père m'avait demandé de l'emmener avec moi dans mes virées. J'avoue que l'idée ne me plaisait que passablement. Étienne n'était guère un garçon qui me faisait rêver. Il avait cinq ans de plus que moi, mais il paraissait plus jeune, plus effarouché. Certaines personnes presque nous donnait le même âge, il est vrai qu'on me prêtait couramment 15 ou 16 ans. J'étais déjà grande pour mon âge, et même grande comparée aux femmes de l'époque. De l'époque car de nos jours je serais paru petite avec mes un mètre soixante-cinq. Mais de nos jours c'en est devenu déraisonnable,les hommes normaux mesurent plus d'un un mètre quatre-vingt et les femmes atteignent fréquemment un mètre soixante-dix ou soixante-quinze. Et qui après s'étonnent du mal au dos, de la fatigue ! Ils sont grands mais ne peuvent plus rien faire, ils se cassent en deux au moindre vent. La colonne vertébrale, le corps n'est pas fait pour supporter une telle stature. À quoi bon être grands si c'est pour tous finir avec le dos en compote !

Bref, j'étais grande pour une fille et lui petit pour un homme, et à peu de chose près, nous avions la même taille. J'avais alors la bêtise de croire, oui, que c'était un homme grand et beau qu'il me fallait, un victorieux soldat, ou un riche bourgeois. Je pensais que je ne mériterais qu'un homme puissant, pire, que seul un tel homme me mériterait, moi ! Dieu ! Qu'étais-je en droit de mériter, moi prétentieuse petite fille ? Quelques talents de négoce ne faisait pas de moi une reine ! Ah pourtant j'avais la prétention de mon jeune âge, la prétention et l'ambition d'un homme, presque.

Étienne était tout mon contraire, il était timide et gentil, mais il était loin d'être bête, et même si je ne l'acceptais pas, prenant toujours à mon profit le succès de mes marchandages, il y était pour beaucoup. Il "savait" les gens. Il sentait ce qui les faisaient avancer, il comprenait leur motivation mieux que quiconque, et par la même rendait le marchandage une broutille. Il lui suffisait d'écouter parler quelqu'un pendant dix minutes et il était capable d'en comprendre la psychologie et le caractère d'une manière stupéfiante.

Je crois que j'étais jalouse de lui pour ça, d'autant que j'avais mal digéré que mon père m'imposât sa présence. La première semaine il se contenta de me suivre sans mot dire. En y repensant j'ai honte à quel point je lui menais la vie dure. J'étais odieuse envers lui, le ramenant sans cesse à un moins que rien, me moquant de son physique, de sa timidité. Il n'avait pour autant rien pour être moche, même s'il n'était pas d'une beauté foudroyante. Mais je ne voyais rien que mes rêves ; oui je rêvais, sans doute comme toute les jeunes filles de mon âge, quelle idiote, que ce serait un riche héritier, ou plus encore un héros de la guerre, qui m'emmènerait avec lui.

Oh ! Et puis, j'avais tout juste le temps de rêver, mes journées étaient dures. En un sens si Étienne est tombé amoureux de moi, c'était sans doute aussi car je lui résistais. Moi qui ne voyais en lui qu'un pauvre petit fils unique timide et sans avenir, il avait pourtant un trésor que j'ai mis longtemps à découvrir, il avait un coeur pur, et plus encore que son intelligence et sa subtilité, il était bon, vraiment, se dévouant, donnant toujours sans rien réclamer. Il avait cette force qui permet de sans cesse faire passer les autres avant soi, cette force que je n'avais pas, moi.

Il tomba amoureux de moi, jour après jour. À vrai dire je trouvais cela presque normal à l'époque, mais maintenant j'ai le ventre qui se noue encore quand je pense que mon attitude envers lui aurait pu l'éloigner de moi dès le départ. Toutefois au bout d'un mois nos relations s'étaient considérablement améliorées. J'avais toujours à son égard une attitude désinvolte et cruelle, mais force était de constater que mes affaires allaient encore mieux avec son aide, voire beaucoup mieux. J'ai finalement modéré un peu ma froideur à son égard, et nous étions devenus très proches trois mois après avoir commencé à faire équipe. Il lui fallut quatre mois pour m'avouer son amour. Je ne sus qu'en faire. J'étais sans doute trop jeune pour comprendre, pour comprendre qu'il était des milliers de fois mieux que tous ces beaux garçons auxquels je rêvais.

Mais alors je ne sus que faire de son amour et je me contentais de le repousser en m'éloignant de lui. Il devint pressant, ne comprenant pas pourquoi notre amitié si forte ne pouvait aller plus loin, mais je me convaincus qu'il ne me méritais pas, et que mon prince, mon hypothétique prince, viendrais un jour, et que je devrais être pure à ce moment là. Je ne savais plus que faire de lui. Nous passions nos journées toujours ensemble, et la situation devint de plus en plus dur pour moi, de le sentir triste à mes côtés, et moi de toujours garder mes distances, pour qu'aucun de mes gestes ne lui laissât d'espoir.

Je m'y toute mon énergie à le convaincre de partir au front, quelle sotte. Il aurait, par son allure frêle, sans doute eut aucun mal à ne pas être enrôler pendant encore une année ou deux, mais à force d'insistance, et en laissant sous-entendre qu'il aurait peut-être alors mon amour, il partit, en avril 1916.

Rare furent les jours où il ne m'écrivit pas. Dans les premiers temps il me disait tout, puis rapidement l'armée appliqua "le retard systématique", et la censure du courrier. Pour empêcher la découverte des stratégies et mouvement de troupes, tout comme la situation géographique de certains bataillons, l'armée imposait un retard de plusieurs jours aux lettres, et de plus en relisait un maximum, de façon à imposer tant que faire se pouvait qu'aucune information secrète ne fut transmise et potentiellement récupérable par l'ennemi. Mais l'armée savait aussi que le courrier était pour beaucoup dans le moral des troupes, tout comme le moral du pays, et finalement l'issue de la guère. Il fallait entretenir au mieux ces échanges d'espoir, pour que la nation toute entière continue à croire à la victoire, et se batte de toute son unité dans son but.

Au début je lisais à peines ses lettres, n'y répondant jamais, ou presque. Mes affaires marchaient de mieux en mieux, et j'avais sans doute un peu appris du talent d'Étienne. Durant l'année 1916, mon père racheta une autre épicerie, ainsi qu'un bar, presque pour rien, les propriétaires ayant déjà de grosses dettes envers lui. En plus de mes négoces je m'occupais désormais aussi de la comptabilité, car même si je n'étais pas douée, ma mère l'était encore moins, et mon père ne voulait pas en entendre parler. Mon temps était précieux, et il m'arrivait même de ne pas lire certaines de ses lettres. Pourtant je les relis encore aujourd'hui, elles sont presque mon bien le plus précieux.

La guerre continuait, encore et toujours, plus personne ne se faisait d'illusion alors ; disparue la guerre de trois semaines, en voilà plus de cent écoulées ne ramenant que des morts, dont un de mes grands frères. Ce fut la première fois que je vis un mort, et de le voir, si pâle, si maigre... Pendant longtemps j'en eus des cauchemars. La situation s'aggravait, et il devenait de plus en plus dur de nous approvisionner, les restrictions empiraient, le pays sombrait dans la morosité et la peur. Mes parents avaient perdu tout goût à la vie après la mort de leur fils aîné, et toute seule je ne parvenais pas à tenir nos affaires. J'ai bien cru que tout allait s'effondrer, je ne savais plus que penser, je ne savais plus que faire.

C'est dans les lettres d'Étienne que je recouvris l'espoir. Depuis le début elles en étaient remplies, elles en débordaient même et je ne voyais rien. Je pris alors le temps de les relire, toutes, une par une, plusieurs fois même. Et de ses mots naquit mon amour. Je compris alors que tous mes princes et mes héros n'étaient que pacotille à côté de lui, qu'il les valaient tous mille fois. Et chaque jour ensuite, à chacune de ses lettres je pleurais de l'avoir fait partir si tôt, et je pleurais dans la crainte qu'il ne revint pas, je me maudissais, je me haïssais plus que tout au monde.

Je me mis à lui écrire, moi-aussi, en ce début d'année 1917. Cette année nous apporta à la fois du désespoir, avec la révolution russe et les risques de capitulation de l'empire, ce qui libérerait le front Est de l'Allemagne, mais aussi de l'espoir, avec l'entrée en guerre des État-Unis, en avril 1917. La censure et le contrôle du courrier était de plus en plus sévère, et j'en devenais folle de devoir attendre tous ces jours pour avoir des réponses de lui. Nous avions décidé de nous écrire en patois, pour être plus libre de nos échanges, remarquant que les lettres en français prenaient plus de temps.

En août 1917, ses lettres s'arrêtèrent. J'écrivis, écrivis et écrivis encore, à lui, son commandant, sa garnison, ses amis, mais rien. Et je m'enfonçais chaque jour un peu plus dans le désespoir. La deuxième révolution russe et le traité de Brest-Litovsk en décembre 1917 finirent plus encore de ronger mon espoir de le revoir un jour.

Je ne tins pas plus longtemps, et contre la volonté de tous mes proches, je partis, en janvier 1918, tenter de le retrouver. Dans sa toute dernière lettre, il se trouvait quelque part dans le Chemins des Dames, cette véritable forteresse naturelle dans les plaines du Nord. La bataille du Chemin des Dames a durée pendant plus d'un an, entre avril 1917 et mai 1918. Le Chemins des Dames est formée d'une crête, séparant Laon au nord de Reims et Soissons au Sud, dans le département de l'Aisne, au nord-est de Paris. Je ne sais pas combien de centaines de milliers de mort fit cette terrible bataille...

Dans ses dernières lettres, Étienne m'avait confié que l'atrocité des conditions avait fait se déclencher des mutineries. Les mutins étaient irrémédiablement fusillés, et j'avais tellement peur, que la misère, la faim, la mort de ses camarades n'ait conduit Étienne a lui-même se lever contre l'autorité, à vouloir mettre fin à ces horreurs.

J'avais emporté une bonne partie de mes économies, une somme qui restait rondelette pour l'époque, et j'en eu grand besoin devant la réticence des militaires à laisser une faible femme s'approcher du front. J'ai passé des mois affreux, à dormir dans des granges, ou même à même le sol, dans un coin abrité. Il y avait tant de destruction. C'était un peu comme si je ne voyais plus les couleurs tellement le monde était gris.

Je n'avais même pas de photo de lui, et au bout de trois semaines d'errance je me suis demandé à quoi bon. À quoi bon chercher un mort ? Je l'avais perdu, je l'avais fait perdre, je l'avais renvoyé alors qu'il me suffisait d'ouvrir les bras. Je priais Dieu chaque soir, chaque matin, chaque seconde de mon périple, pour qu'il me pardonnât ma prétention, qu'il me pardonnât ma fierté, et qu'il me rendît mon Étienne vivant.

Mais mes recherches ne donnaient rien, et j'étais sans cesse refoulée par la hiérarchie militaire qui ne voulait pas qu'une jeune fille traînât près de leur garnison.

Je pus tout de même en déjouer certains et approcher des soldats pour les interroger. Bien entendu c'était peine perdue, il y avait des millions d'hommes dans ces tranchées morbides des plaines froides du Nord, et mon Étienne n'était qu'un petit Niçois le plus banal qui soit, même pas grand, même pas blond, même pas distinguable... Mais que pouvait-on distinguer dans cette poussière, dans ce gris, dans cette terre, dans cet avant-goût de la mort ?

Aucun n'avait vu ou ne connaissait mon Étienne, mais souvent, ils me demandaient si j'étais la soeur de la jeune fille qui était passé les voir. Au début je ne fis qu'ignorer ces remarques, imaginant que quelques filles de joie avaient été envoyées pour remonter le moral des troupes, mais le temps passant je finis par m'intéresser à cette jeune fille. Elle était passée auprès des troupes quelques semaines ou mois plus tôt. Elle était seule, elle passait les jours de pluie, et elle réconfortait les soldats. Elle leur disait que la guerre n'était pas une fatalité, qu'ils pouvaient la faire cesser, qu'ils devaient se lever contre l'autorité et refuser la mort et la destruction aveugle de la vie. Avait-elle été à l'origine des premières mutineries ? J'en acquis jour après jour l'intime conviction, mais elle restait un fantôme...

Parfois j'entendis dire qu'elle avait soigné des blessés, parfois même des mourants. Tous me décrivirent sa beauté, tous me vantèrent sa voix angélique, douce et apaisante. Pendant quelques temps, je crus à un subterfuge de l'armée allemande pour pousser les soldats français à la révolte, mais aussi étrange que cela puisse paraître, rien que d'entendre parler d'elle encore et encore, je devins presque moi-aussi persuadée qu'elle était la voix de la raison, et que je devais comme elle tenter de mettre fin à ce carnage.

C'était ma pénitence, je ne sais pas si je le faisais par conviction ou parce que je pensais que Dieu aurait finalement pitié. Que peut-être il me rendrait mon Étienne. Je me glissais alors vers les soldats, pour tenter de leur faire accepter que cette guerre stupide ne mènerait nulle part, mais s'ils avaient cru la précédente jeune fille, ils étaient plus méfiants à mon égard, préférant encore mourir au combat que fusillés comme mutins. Je préférais alors simplement aider les blessés et donner du courage aux autres.

À partir de juillet 1918 les offensives alliés furent plus efficaces et les troupes allemandes commencèrent à reculer. Mais je n'avais pas repris confiance pour autant, j'étais désespérée, d'autant que depuis presque trois mois je n'entendais plus parler de la jeune fille, j'étais sans doute remontée trop au nord, et le front avançait trop vite pour que je me risquasse à m'y glisser.

Sans espoir, je décidais d'arrêter, d'accepter mon sort et de rentrer chez moi. J'avais passé six mois dans la guerre, au milieu des morts, de la faim, du froid, du désespoir. J'avais passé six mois à aider tant bien que mal les soldats, me cachant de peur d'être renvoyée loin du front, loin de l'espoir de retrouver mon Étienne. Je n'avais rien trouvé de lui, juste cette étrange femme, cette fée qui apportait l'espoir aux hommes. Puis elle avait disparu elle-aussi, ma volonté s'envolant avec sa trace.

En rentrant, je décidais de passer par Paris, je n'étais jamais allée dans la Capitale, et c'était presque sur ma route. Je ne savais pas trop ce que j'allais faire là-bas. À vrai dire je ne savais pas trop ce que j'allais faire tout court. Je n'avais pas envie de rentrer à Nice. Ma famille était sans doute morte d'inquiétude, mais je m'en moquais un peu, je ne pourrais avoir l'esprit tranquille qu'en sachant, qu'en sachant ce qu'il était advenu d'Étienne.

Je n'eus pas de mal à trouver un petit travail sur Paris. Je trouvais une épicerie qui me convenais, et proposais mes services, comme serveuse dans un premier temps, puis rapidement je mis de nouveau mes talents de négoce en pratique, et je fus bien vite très occupée et chargée en plus de l'approvisionnement de l'épicerie en question, de celui de deux autres.

Fin Août 1918 je mis en place les bases d'une coopérative pour avoir plus de poids dans les négociations avec les fournisseurs, et rapidement épiceries et autres petites boutiques la rejoignirent et m'en nommèrent gérante. C'est début septembre que je repris finalement contact avec ma famille, leur envoyant une grosse somme d'argent en guise de pardon, même si je savais que mon père n'en avais que faire. Mon deuxième frère était revenu, il avait était salement blessé à l'épaule et renvoyé chez lui. Il s'occupait à ma place de la gestion du bar et des deux épiceries, et si au regard de mon père rien n'était plus comme quand j'étais là, d'après mon frère les affaires n'étaient pas si catastrophiques.

J'avais rencontré un beau jeune homme sur Paris, Georges, le fils d'un riche industriel, dont le père était suffisamment influant pour que son fils ne soit pas envoyé au combat, et qu'il fasse en contrepartie pression pour d'une part relâcher la censure et le retard systématique sur le courrier, mais aussi, par la même occasion, imposer ses produits sur les marchés publics. À bien y réfléchir il était l'homme dont je rêvais quand j'avais rencontré Étienne. Mais ce n'est pas cette raison qui m'a tendu vers lui. Et pour être franche c'est lui qui est venu vers moi. J'étais seule et loin de tout ce que j'avais pu aimer, je ne savais même pas vraiment ce que j'attendais de ma vie à Paris, un miracle sans doute. Je me suis laissée réconforter dans ses bras. Il fut mon amant, mon premier homme, celui de mes anciens rêves... Je regrette encore avoir été si faible.

Il était ambitieux et possessif, exigeant et fier, et j'y perdis ma pureté, Dieu me pardonnes. Je sortais beaucoup avec lui, il aimait à me montrer, et se faire mousser par la même occasion. Il me trouvait belle et, comme pour tout, voulait s'en vanter. Je crois que je ne voyais pas son manège à l'époque, j'étais plus dans une situation de tristesse et il me faisait passer le temps. Je ne l'aimais définitivement pas, mais il m'apportait un peu de tendresse, un peu de réconfort et des bras pour pleurer. Je ne lui ais jamais parlé d'Étienne.

Pourtant, fruit du hasard, il le connaissait. C'est ainsi que je le retrouvai dans cette soirée du samedi 28 septembre 1918. Comme souvent George participait à de petite réceptions-débats sur des thèmes variés, principalement autour de la guerre et la politique du moment. J'aimais à y aller, et lui à m'y mener, car j'avais un peu plus de discussion que la plupart des amies de ses camarades, et c'était une raison de plus pour me mettre en avant. C'est à l'une d'elle que j'ai rencontré Étienne, que le l'ai retrouvé, comme par miracle.

Quand je l'ai vue, dans cette grande salle, je suis restée pétrifiée, j'ai joint mes mains devant ma bouche et j'ai pleuré et prié. J'étais parcourue de frisson de peur et de joie, et mon ventre me tiraillait tellement j'avais peur qu'il ne me rejetât, qu'il ne m'ignorât, qu'il ne me rendît tout le mal que je lui avais fait subir dans les temps bénis où nous étions ensemble, à Nice. Georges s'est approché de moi pour me demander si j'allais bien, et j'ai réalisé alors que je n'étais qu'un objet pour lui, j'ai réalisé que je ne l'aimais pas, que je ne le pourrais jamais, et qu'il était un être odieux et prétentieux, comme moi j'avais pu l'être avec Étienne. Je lui dis calmement que tout était terminé, et qu'il ne comptât pas me revoir ou même me parler. Je fus discrète, je ne voulais pas non plus d'un nouvel ennemi, mais il était faible, en vérité, et il reste idiot et bouche bée, comme si d'un coup son charme factice, sa fortune qu'il n'avait même pas amassée, et son charisme inexistant de politicien en herbe n'agissaient subitement plus. J'avoue que je n'ai plus jamais entendu parlé de lui, à sa prétention s'ajoutait l'orgueil, et il fit croire, à ce que j'avais compris, que ce fut lui qui me laissât, trop monotone à son goût. Sa faiblesse et sa bêtise me firent rire plus qu'autre chose.

Je me dirigeai vers Étienne, et il me vit, finalement. Il vint vers moi et m'embrassa, me demandant comment j'allais et qu'est-ce que je faisais là. Je ne sus que dire, ne voulant pas m'embarasser d'un gênant cavalier, même congédié ; je bégayait puis tombais dans ses bras, et je pleurais à chaude l'arme, n'aillant pas le courage ou la force de dire tout ce que j'avais sur le coeur, tout ce que j'avais enduré pour le revoir, pour le retrouver, pour le prendre dans mes bras.

Il s'excusa et me proposa que nous nous revissions le lendemain, je fus blessée qu'il ne laissât pas tomber sa soirée pour partir avec moi, mais l'image qu'il avait de moi sans doute encore gravée dans sa mémoire était celle de la gamine odieuse et fière qui voulait se débarasser de lui en l'envoyant au front. J'étais déjà chanceuse qu'il voulut me parler, mais Étienne était bon et non rancunier, et aussi mal aurais-je pu lui faire qu'il n'aurait jamais voulut, lui, me blesser.

Je pleurais de joie et de peine toute la nuit, plus encore que quand je le croyais mort, je priais et priais encore, remerciant Dieu de sa bonté, je lui promettais, s'il me donnait Étienne, de l'aimer plus que tout toute ma vie et plus encore, de toujours l'aider, le chérir et le soutenir. J'avais tellement peur qu'Étienne ne se soit lancé dans une nouvelle vie, qu'il ait trouvé fiancée et plus du tout envie de me revoir.

Je lui avais donné rendez-vous sur les quais de Seine, pour que nous fussions tranquille et pussions discuter sans modération. Il fit beau en ce dimanche 29 septembre 1918. Je fus en avance à notre rendez-vous de 16 heures, mais Étienne encore plus, et je pris cela comme un signe positif, mais c'était malheureusement parce qu'il avait un autre rendez-vous par la suite. Je n'avais donc aucune chance de passer la soirée en sa compagnie. J'avais trop peur, j'étais trop désespérée de le perdre de nouveau, et je lui avouais mon amour avant même de le saluer. Je me blottis dans ses bras en lui demandant de me pardonner, et en lui disant que je ne voulais qu'une chose c'était être avec lui, maintenant et pour toujours, que je ne pourrais pas survivre sans lui, que je regrettais tant de l'avoir envoyé au front, que je m'en voudrais toute ma vie, et que ma vie loin de lui n'était que purgatoire.

Il me repoussa tendrement, sècha mes pleurs et me proposa de marcher un peu. Il m'expliqua qu'il était lui-aussi amoureux, plus que de raison, d'une personne formidable, et qu'il ne pensait pas que je l'attendisse autant. Je devins triste et sévère, ne sachant que dire ou que faire, partir pleurer pour le restant de mes jours, cesser de vivre, rentrer à Nice et ne plus voir d'homme de ma vie, ou le suivre sans cesse, sans cesse jusqu'à ce qu'il m'aimât. Il préféra ne pas s'attarder, il préféra ne pas me faire du mal, et que nous nous séparassions ainsi, remettant dans un futur plus lointain les retrouvailles. Il me convint de ne rien espérer, car son amour pour sa compagne était plus fort que tout. Et il me laissât.

Je pleurai pendant des jours, n'ayant plus goût à rien, puis Paris me dégoûta et je rentrai chez moi. Je retrouvai avec plaisir mes parents et mon grand frère, qui m'accueillirent les bras ouverts sans même me demander ni me repprocher plus que cela mon abscence de presque dix mois. L'armistice du 11 novembre fut accueillie avec joie, pourtant en un sens pour moi cette guerre était perdue, j'avais perdu Étienne, et aussi égoïste que ce fut, mon réconfort était bien faible, peut-être aurais-je voulu alors mourir quand j'étais sur le front, ne jamais avoir retrouvé sa trace, ne jamais être passée par Paris, être restée seule...

Mon frère avait tant bien que mal fait vivre les deux épiceries et le bar de mon père, et je me plongeai alors du mieux que je pus dans le rétablissement des affaires. Je réussis rapidement à revenir avec une profitable situation, mettant toujours à profit mes talents de négociatrice, associés à l'étude des personnalité que m'avait enseignée mon Étienne. Je n'avais que l'once de son talent, mais elle me permit de sortir définitivement ma famille de la médiocrité, et d'apporter, presque comme pardon de ma longue absence, une retraite paisible et à l'abri du besoin à mes parents. Je n'avais jamais connu mes grand-parents. Ma mère était orpheline, mon grand-père paternel mort à la guerre de 70, deux ans après avoir eu mon père, et ma grand-mère paternelle décédée en janvier 1908, après un hiver trop rigoureux.

Je me consacrai corps et âme à nos affaires grandissantes. Début février de l'année 1919, trois mois après mon retour, l'état satisfaisant des finances familiales m'avaient redonné le sourire, même si je pleurais entre trop souvent mon Étienne. Maintes fois j'avais pensé retourner à Paris, l'emmener de force, ou me tuer devant ses yeux pour qu'il comprenne combien je l'aimais. Mais autant mon amour ne se ternissait pas, autant mon orgueil et ma fierté était encore là, et seul en secret je dévoilais ma faiblesse, ma tristesse et mon désespoir.

Nombreux étaient les jeunes hommes qui, appâtés tant par ma beauté que par mon argent, défilaient sous les recommendations d'un tel ou d'un tel autre. Je n'avais que 16 ans et demi, encore bien jeune et pourtant déjà tellement femme. J'avais refusé mon adolescence pour pénitence de ma malédiction. Mon grand frère, travaillant toujours avec moi, insistait pour que je prisse un peu plus de temps pour vivre ma jeunesse, d'autant que bien vite viendrait l'âge ou il me faudrait trouver époux, et où je regretterais sans doute la liberté et la joie de cet après-guerre que je pouvais vivre avec insouciance.

Mais non, mon seul réconfort était alors dans la volonté de mener d'une main de fer notre patrimoine, et de devenir seule ce dont j'avais rêvé qu'un beau chevalier m'apportât étant jeune. Je n'avais pas besoin d'homme, je n'en avais plus besoin.

Le 3 mars 1919, en un lundi matin pluvieux, où le soleil se reposait après une semaine précédente splendide nous donnant espoir d'un printemps magnifique, alors que j'expliquais à mon frère les différentes consignes à donner, je tentais le plus possible de passer par son intermédiaire pour transmettre les directives, il n'était pas encore vu d'un très bon oeil qu'une femme dirigea les affaires d'une famille, mon frère a subitement perdu son attention à mon égard pour regarder une personne entrant dans le bar. Je me retournai pour voir qui donc lui fit tant d'effet, et j'avoue que je suis, moi-aussi, restée bouche bée devant tant de beauté. Et mon coeur battit à m'en rompre la poitrine quand je vis entrer Étienne à sa suite.

Vous l'aurez compris, cette fille était à la fois celle qui avait levé les mutineries sur le chemin des Dames, à la fois celle que j'avais poursuivi sans jamais la trouver, en qui j'avais trouvé un modèle, alors que je cherchais mon Étienne, et celle qui me l'avait pris, dont il était tombé follement amoureux.

À cet instant j'eus envie de mourir, j'eus envie qu'il ne me vit pas. J'étais habillée sans attention, à peine présentable, et je me sentis comme un crapaud à côté d'une fée, à côté de cette fille dont j'étais presque tombée amoureuse en la voyant. Mais je n'eus pas d'aigreur envers elle, car elle était bien plus que je ne pourrais jamais être, et Étienne la méritait, il la méritait bien plus que moi... Mais en fait personne ne méritait Seth, aucun homme ne la méritait.

Mais tout se passa si vite, toutes ses idées qui tourbillonnaient dans ma tête alors qu'elle s'approchait de moi. Elle ne me salua pas, me sourit simplement, et une bouffée de chaleur m'envahit, je détournais le visage, de peur d'être rouge comme une pivoine, mais elle d'un doigt sur ma joue elle me le fit tourner, mais pas vers elle, vers Étienne. Elle me pris la main, la mis dans la sienne, puis serra nos deux mains jointes entre les siennes, embrassa Étienne sur la joue, et partit.

Ce moment fut le plus fort que je vécus dans ma vie, plus fort que toute ma vie réunie, j'étais transportée, le bonheur même coulait dans mes veines. Étienne me prit dans ses bras, je pleurai, pleurai des larmes de joie qui effacèrent en une seconde toutes celles de peine que j'avais versées. Me moquant des manières, j'embrassais Étienne d'un long baiser, qu'il me rendit tellement bien que j'en frissonnai.

Seth nous avait unis, et pour cette raison à jamais je lui devrais reconnaissance et gratitude, car elle est le bien, elle est peut-être ce qui se rapproche le plus de ce que chaque homme imagine comme étant Dieu. Et depuis ce jour, c'est Dieu à travers elle que je remercie.

Étienne m'aima de ce jour jusqu'à sa mort, le 13 juillet 1997, à l'âge de 99 ans passés. Je suis aujourd'hui âgée de 101 ans, et chaque jour je prie toujours Dieu pour ce jour béni, pour ce lundi 3 mars 1919 où Seth m'apportât mon Amour.

Mais vous vous demandez sans doute quelle fut l'étrange histoire d'Étienne et de Seth ? Repassons dans le salon, nous pourrons satisfaire notre gourmandise par ces excellents petits biscuits que sait concocter le talentueux cuisinier de notre pâtisserie de la rue de la Buffa et je terminerai alors par l'histoire qu'il ne me racontât que plus tard.

Je raconte aussi cette histoire à mes arrières-petits-enfants, en les gardant bien de la répéter à leurs parents, pour qu'ils sachent que tout n'est pas dans ce monde aussi simple que veulent nous le faire croire les sages d'aujourd'hui.

Étienne

En août 1917 il fut plus que grièvement blessé dans les tranchées du Chemin des Dames et éloigné du front pour se faire soigner. Plusieurs balles lui avaient traversé la colonne vertébrale et il était immobilisé sur son lit, attendant patiemment que la mort veuille bien de lui, ne sentant ni n'entendant plus rien du monde environnant. Il m'a certifié être mort ce jour là, d'avoir vu son esprit flotté au-dessus des champs de mort et de misère qui entouraient l'hôpital de fortune.

Mais la mort ne voulut pas de lui, et c'est un ange qui le ramena sur terre et se matérialisa, comme il aimait à le dire, pour lui apporter la sagesse qui lui manquait, sous la forme de Seth.

C'est elle qu'il vit trois semaines après sa blessure, quand il ouvrit les yeux dans cette petite ferme de Champagne, loin de tout.

- Je m'appelle Seth, je vous ai emmené avec moi pour vous soigner, vous êtes encore gravement blessé, mais je vais vous aider à vous rétablir. Je suis moi-même très éprouvée, et votre rétablissement prendra du temps. Ne parlez pas, reposez-vous simplement, je passerai vous voir une fois par jour, pour vous donner nourriture et eau, et faire votre toilette.

Du temps passa. Des jours et des jours, Étienne retrouvait petit à petit ses esprits, et finalement un jour put de nouveau enfin parler.

- Mais ? Qui êtes-vous ? Et où sommes-nous ?

- Nous sommes en Champagne, dans une petite ferme plus qu'isolée, loin de la guerre, tout du moins pour l'instant.

- Mais... Quelle date sommes-nous ? Depuis combien de temps suis-je ici, je me rappelle de vous comme d'un rêve, mais...

- Nous sommes le 13 novembre 1917, vous avez été gravement blessé le 18 Août, je vous ai amenée ici pour vous soigner.

- Mais ? Pourquoi ne suis-pas resté à l'hôpital du front ? Vous êtes infirmière ? Pourquoi suis-je seul ici, il y d'autres personnes ?

- Non, vous êtes seul. Je ne suis pas infirmière, pas vraiment, tout du moins. Mais ne vous fatiguez pas trop à tenter de comprendre pour l'instant, attendez d'être rétabli, vous comprendrez alors.

Et il resta ainsi, allongé sans pouvoir bouger, pendant presque trois mois, chaque jour Seth venait lui donner nourriture, eau et prendre soin de lui. Au mois de décembre 1917, enfin il put bouger, simplement quelques doigts d'abord, puis, jour après jour, au gré des soins de Seth, il réapprit à bouger les bras, ses jambes, à se dresser, à marcher, manger, se laver.

Il sortit enfin sous le soleil blafard du mois de décembre 1917. Il était perdu dans une petite maisonnette en pierre, chauffée par un feu de bois alimenté chaque jour par Seth. Il ne voyait rien à perte de vue, seulement des bois et des champs. Il avait encore du mal à bouger, et il ne put guère plus que faire le tour de la petite ferme, plus une maisonnette abandonnée qu'une ferme, à ce titre. Il ne vit qu'un petit sentier arrivant de la forêt, se demandant si Seth arrivait par là. Il rentra ensuite, car il faisait froid en ce 23 décembre.

Seth arriva plus tard ce jour là, et elle le prévint aussi qu'elle ne viendrait plus pendant une semaine, lui laissant un sac rempli de provision, et lui indiquant la réserve de bois pour le chauffage. Elle lui fit promettre de marcher tout les jours, et d'utiliser la plume et le papier qu'elle lui donna pour réexercer sa main à l'écriture.

Il passera Noël seul, intrigué, étonné, curieux de cette situation si calme, de ces mois de tranquilité et de douceur, sans même savoir ce qu'il en était de la guerre. Seth lui en avait très peu parlé, ce n'était que dernièrement qu'elle lui apportait coupure de presse et quelques nouvelles du front, pas vraiment bonnes.

Seth revint le 2 janvier 1918, elle paraissait fatiguée, même si elle rayonnait toujours autant la beauté, la douceur et la sagesse. Étienne lui avait écrit un poème, qu'il lui récita. Elle en fut touchée et le remercia par un baiser. Il l'a prit dans ses bras et elle se laissa faire, se blottissant comme pour prendre un peu de chaleur humaine dans cette époque bien noire.

Ils restèrent l'un contre l'autre ne nombreuses minutes. Étienne s'aperçut que Seth pleurait. Elle ne lui dit pas pourquoi et sécha ses larmes, puis ils parlèrent de nouveau de la guerre, elle lui parla du gouvernement, de la nomination de Clémenceau à la tête du conseil par Raymond Poincaré, de l'entêtement de celui que l'on appelait "Le Tigre", et qui deviendrait aussi le "Père la victoire", à vouloir faire la guerre, à vouloir la gagner à tout prix et écraser les Allemands. Qu'importait-il, après tout, d'être Français ou Allemands ! Les hommes ne pouvaient-ils pas vivre simplement en paix, sans toujours vouloir devenir plus forts que leur voisin ? Qu'importaient-ils à tous ces malheureux dans les tranchées que ce soit bien ou mal, si c'était pour finir rongés par les rats ?

- C'est vous qui avez contribué aux mutineries, en avril, sur le chemins des Dames ?

- Oui c'est moi, mais que pouvais-je d'autre ? Laisser ces hommes mourir sous un commandement aveugle et forcené ? De quel droit peut-on imposer à un homme de mourir dans des conditions atroces pour le bon plaisir de gouvernements aussi mauvais les uns que les autres ?

- Mais pourtant il faut bien se défendre, il faut bien se protéger ?

- Se protéger contre quoi ? Se protéger contre d'autres hommes comme nous qui ne comprennent pas pourquoi il se battent, à qui l'on fait croire que le monde sera meilleur quand ils en seront les maîtres ? Combien de morts, de désespoir, de famines, de guerres vous faudra-t-il pour comprendre que vos États stupides ne sont que les jouets d'hommes assoiffés de pouvoir qui se moquent du reste ? Combien de morts vous faudra-t-il pour comprendre que vos ennemis, ce sont vos chefs, ce sont ces hommes qui se jouent éperdument du bien ou du mal, du marxisme, de la démocratie ou de la dictature, et qui ne veulent qu'assouvir leur soif de domination, leur certitudes et leur orgueil.

- Mais... Je... Il faut bien que des gens dirigent les pays, il faut bien que des personnes soient responsables, organisent, gèrent ?

- Vous n'en êtes donc pas capables, vous, d'être responsable, de vous organiser et vous gérer ?

- Si, moi, mais le pays ?

- Et s'il n'y avait pas de pays, si c'était juste vous ?

- Mais... Comment ? Il faut bien des institutions, il faut la police, l'armée, il faut des écoles.

- Pourquoi ? Pourquoi faut-il la police ? L'armée ? Des écoles, vous pensez que vous n'êtes pas capable d'élever vos enfants et de les surveiller, vous pensez que vous ne connaissez personne qui puisse leur apprendre le bon sens, l'esprit critique, la solidarité ?

- Si, sans doute, mais les mathématiques, l'histoire...

- A-t-on besoin de l'armée pour ça ? A-t-on besoin de la police, de gouvernements, d'institutions ?

- Non, mais, il faut gérer la construction des chemins de fers, l'entretien des chemins...

- Vous pensez que vous n'êtes pas capable de savoir si vous devez construire ou pas une route entre votre voisin et vous ? Vous pensez que pour votre bonheur il vous faut absolument un chemin de fer entre Paris et chez vous ?

- Mais, ça ne marcherait jamais sans autorité, ce ne serez que querelles sur querelles, ce ne serez que cacophonie !

- Vaut-il mieux se quereller avec son voisin et mettre cinq jours pour aller à Paris, ou tuer des millions de personnes pour une cause qui nous échappe ?

- Non, bien-sûr, mais, on ne peut pas refuser le progrès, et l'État permet d'assurer une cohésion, il permet de satisfaire le plus grand nombre, et puis le pouvoir est au peuple dans une république.

- Pensez-vous vraiment que si l'on donnait le choix à chaque mère de ce pays ou d'Allemagne entre cette guerre qui leur a tué leurs enfants ou de laisser le monde tel qu'il était en 1914, elles choisiraient la guerre ?

- Non, bien-sûr, mais les femmes n'ont pas une vision claire de la politique, elles ne voient pas assez loin, elles...

Seth fondit en larmes et s'éloigna et criant :

- Elles choisissent la vie plutôt que la mort ! Et elles ont tort pour ça ?! Elle ne méritent donc pas le pouvoir car elles élèvent vos enfants et les protègent ! Elles refusent votre soif idiote de pouvoir, de politique et de domination ! Pauvre fou ! Vous n'êtes que des pantins !

Seth sortit et ne revint pas de plusieurs jours. Étienne médita longuement sur les paroles de Seth, imaginant un monde sans État, un monde ou on se querellerait avec son voisin. Il marcha un peu sur le chemin, celui par lequel il pensait pouvoir partir, mais au bout d'un kilomètre, déjà exténué, et toujours perdu dans la forêt, il revint vers la maison. Trois jours plus tard Seth arriva un soir, le soleil déjà couché. Il l'a salua, ne sachant trop si elle lui en voulait, et ils dînèrent en silence. Étienne avait écrit quelques pensées sur ce que lui avait inspiré les paroles de Seth. Il lui les montra et elle fut ravit. Ils parlèrent encore longuement de politique, d'États, de guerre, des révolutions russes, de Lénine.

Pendant un mois encore, Étienne passa du temps à écrire et à se remettre, il marchait dorénavant plusieurs heures par jour, trottinant même un peu. Seth passa la dernière semaine du mois de janvier 1918 exclusivement en sa compagnie. Il fut convaincu, jour après jour, que cette guerre n'était que chimère.

Quand il fut complètement remis, grâce au soin de Seth, celle-ci lui demanda alors d'aller à Paris, et de consacrer toute son énergie à convaincre chaque personne, importante ou pas, que cette guerre ne menait nulle part, et que l'obstination de Georges Clémenceau ne ferait que ruiner le pays, tant de ses ressources que de ses hommes vigoureux.

C'est ainsi qu'Étienne se retrouva à Paris, participant à toutes les discussions ou réunions politiques, écrivant dans diverses gazettes, utilisant sa capacité à comprendre et à convaincre. Seth ne le voyait que dans l'ombre, pour échanger avec lui quelques nouvelles et un peu d'amour. Car ils furent amants, oui, et Étienne l'aima encore toute sa vie, tout comme il m'aima moi.

Quand il m'a rencontré, à Paris, la guerre touchait à sa fin, mais il avait encore beaucoup de rancoeur à effacer, et Seth le retint encore. Il savait, en un sens, que Seth l'avait choisi, que Seth l'utilisait, que Seth voulait qu'il parlât pour elle, car personne n'écoutait une femme, alors.

Puis elle me le ramena.



Ylraw 2 Sydney 22 décembre 2002 - Stycchia jour 130

Sydney 2

Jour 130

J'arrive enfin à me servir de ce maudit bracelet.

Du temps a passé, combien, je ne suis sûr de rien, j'ai compté cent vingt-cinq jours, mais ce peut être plus. Voilà donc maintenant longtemps que nous sommes ici, plusieurs semaines, plusieurs mois, incapable de savoir si je suis si loin de la vérité.

Mais gardons nos vieilles habitudes, soumettons nous au temps, et contentons-nous d'ordonner nos souvenirs.

Jour 131

J'ai perdu une grande partie de ce que j'avais "écrit" hier, fausse manipulation ; je ne suis pas encore très au point avec ces bracelets. Quoi qu'il en soit voilà la suite de l'histoire, après notre départ de chez Martin, à Melbourne, si loin d'ici...

Nous sommes donc chez Martin, dans son attente. Erik sommeille profondément, se remettant de ses blessures. Quant à moi je termine l'écriture de mes aventures et discute avec Naoma, résistant à ses indécentes propositions d'aller faire un somme, même si la fatigue a repris le dessus sur mes interrogations et que l'envie ne m'en manque pas. Du bruit parvient d'en bas, nous pensons que Martin revient avec, nous l'espérons, de quoi au moins bander correctement les blessures d'Erik, et les miennes tant que nous y sommes.

Ce n'était pas lui. Quelques secondes plus tard, alors que j'ai à peine eu le temps de me lever de ma chaise, six hommes entrent subitement dans la pièce. Six hommes, immenses, de vraies armoires à glace, armés de nombreux couteaux et sabres. Six hommes habillés de façon très étrange, type touristes allemands égarés, le tout saupoudré de ponchos, sans doute pour cacher leurs armes blanches. Chacun porte soit un couteau soit une épée. Six hommes aux visages presque identique, comme des clones. Nous comprenons à leurs mines que ce ne sont pas de grands enfants nostalgiques de Halloween. Ils nous font signe de les suivre. Ils ne disent pas un mot. Naoma est pétrifiée.

- Qui sont ces gens... Mon Dieu... Ylraw... Tu les connais ?

Nous nous sommes levés, Naoma s'est blottit derrière moi.

- Je n'en ai aucune idée, jamais vu des Conan le barbare pareils.

Vu mon état il m'est difficile de tenter une quelconque rébellion, d'autant que Naoma ou Erik pourraient en souffrir si ces hommes la réprimaient avec leurs épées. Deux hommes nous tirent violemment par le bras Naoma et moi, alors que deux autres réveillent Erik et lui retirent sans mesure le boîtier que j'avais installé pour tenter de limiter les émissions électromagnétiques de l'émetteur que je pensais présent dans son mollet. Ce réveil brutal ne manque pas de le faire sursauter et surtout crier de douleur. Il est bien sûr complètement déboussolé. Les hommes nous incitent à enfiler nos chaussures, ils jettent à Eric un tee-shirt et ses jeans. Deux m'agrippent et m'emmènent déjà, ils tirent sans ménagement sur mes blessures, je ne peux retenir des cris de douleur.. Eric ne comprend pas ce qui lui arrive :

- Mais qu'est-ce que... Qui sont ces gens, François ?!

Je suis déjà dans la pièce voisine entraîné, écarteler presque, par ces hommes quand je lui répond en criant :

- Je ne sais pas Erik ! Nous n'avons rien vu venir ! Je suis désolé !

Désolé de vous attirer avec moi dans ces histoires. Désolé de ne pas avoir eu le courage et la force de rester seul... J'ai du mal à marcher, mais Erik d'autant plus et je ne mérite pas de me plaindre. Je me rapproche de lui pour l'aider à descendre les escaliers. Sa blessure à la jambe saigne, tout comme ma blessure au bras. Les hommes nous font rapidement sortir de la maison. Nous arrivons péniblement dans la rue. Il doit être 18 heures passées, il fait encore grand jour et très chaud.

Les hommes se sont recouverts de leurs ponchos, masquant leurs couteaux et épées. Je suis tenu en respect par l'un d'eux qui maintient collé à mon bras droit, sous son poncho, un couteau près à trancher au moindre geste non conforme. J'aide tant bien que mal Erik à marcher en le soutenant sur mon épaule gauche. Il est lui-même accompagné à sa gauche par un autre homme. Deux autres se tiennent derrière nous, encore un accompagne Naoma devant, et la marche est dirigée par le sixième, qui avance avec quelques mètres d'avance sur nous, faisant office d'éclaireur.

Un petit car nous attend au coin de la rue, une personne se trouve déjà au volant. Nous montons, nous trois accompagnés des six hommes, et le véhicule démarre aussitôt. L'intérieur est composé de trois rangées de trois sièges, deux d'un côté et un de l'autre, terminé par une rangée de quatre sièges. Nous sommes chacun, Erik, Naoma et moi, assis sur le siège presque central, entourés de deux des hommes. Personne n'a dit un mot depuis le départ. Ces hommes sont étranges. Ils laissent dégager une impression dérangeante, quelque chose que je n'arrive pas à décrire. Le chauffeur lui est plus conforme à l'idée de baroudeur filou que l'on engage au forfait pour quelques mauvaises besognes.

J'ai du mal à supporter cette soumission, et à défaut de pouvoir physiquement leur tenir tête, étant bien trop faible, je tente d'engager la conversation avec le chauffeur.

- Il fait plutôt beau vous ne trouvez pas ? On va faire une balade ? Vous nous emmenez où comme ça ?

- À l'aérop...

Il est coupé par l'homme assis juste derrière lui qui lui fait signe de se taire. Naoma laisse échapper un cri de douleur. L'homme à mes côtés me soulève pour me forcer à me tourner et voir la lame du couteau du voisin de Naoma lui entailler légèrement le bras. Je serre le poing, je bouillonne de colère. L'homme à la gauche de Naoma le sent et il lui saisit le poignet et lui place un couteau sous la gorge. Elle est en plus plaquée contre le siège par l'homme à sa droite qui lui tord le bras droit. Il me fait un signe de la tête signifiant sûrement qu'au moindre écart supplémentaire ils n'hésiteront pas. La peur qu'il lui fasse le moindre mal me fait redevenir raisonnable ; mais malgré mes tentatives de leur faire comprendre que je vais rester sage, ils laissent Naoma dans cette position très inconfortable pendant pratiquement tout le trajet.

L'aéroport de Melbourne est à une dizaine de kilomètres du centre, et nous devrons y être en moins de vingt minutes. Malheureusement nous nous rendons à un aéroport plus petit, sans doute pour les vols domestiques, "Avalon Airport", il nous faut sans doute presqu'une heure pour nous y rendre, le chauffeur conduit très doucement. Les contrôles sont inexistant et notre petite compagnie traverse rapidement l'aéroport pour se retrouver sur les pistes. Les six hommes, le chauffeur n'étant plus avec nous, nous dirigent jusqu'à un jet à bord duquel nous montons. Il y a une vingtaine de places et les hommes nous répartissent loin les uns des autres. Je me trouve au fond, je vois Naoma quelques sièges en avant et Erik juste devant le poste de pilotage. S'ensuit une longue attente, où la parole nous est toujours interdite. Le pilote doit sans doute attendre l'autorisation de la tour de contrôle. Je n'ai toujours pas de montre mais plus d'une heure doit facilement s'écouler. Erik semble s'être assoupi, et je ne vais pas tarder à faire de même, nous sommes tous deux épuisés de notre journée. Naoma pleure en silence ; je vois sur ses joues couler des larmes. Mais elle ne dit rien, attendant patiemment. Je ne sais vraiment que faire, pas plus qu'où nous emmènent ces hommes. Mais je ne suis pas de taille. Erik est très mal en point et ne pourra pas m'aider, Naoma n'en a de toute évidence pas les moyens, et les miens sont tellement limités... Je suis contraint de prendre mon mal en patience, et le désespoir et la fatigue prennent petit à petit le dessus.

Nous décollons finalement, une heure ou deux plus tard, alors que la nuit tombe, et je prends la résolution de mettre à profit le vol pour récupérer des forces. Je meurs de soif, et l'atmosphère sèche de l'avion n'arrange pas les choses. Je baisse mon attention et tente de m'endormir. Il nous sera de toute façon difficile de mettre en oeuvre quoi que ce soit avant l'atterrissage. La décision prise je m'endors en quelques secondes, mon éveil ne tenant qu'à la tension que je m'imposais, mon corps mourant de fatigue.

Je serais incapable de dire combien de temps à duré le vol, profondément endormi je ne suis réveillé que par quelques perturbations qui secouent l'avion à l'approche de notre arrivée. Sydney ! Je reconnait au loin l'Opéra illuminé dans la nuit maintenant profonde. Voilà notre destination. Une fois de plus bien des efforts qui s'avèrent vains... Plus d'un mois de cavale pour me retrouver au même endroit. Ah... Lassitude... Je me dégourdis tant bien que mal les membres sentant qu'approche de nouveau le moment où une action sera possible. Mais que puis-je réellement risquer ? Ils se vengeraient sur Naoma et Erik à la moindre tentative. Il me faudrait les éliminer tous d'un coup, c'est impossible ! D'autant que je n'ai aucune arme et au mieux je ne pourrai que leur subtiliser une de leurs épées. Mon espoir serait que nous passions dans un lieu public où la foule protégerait une initiative de ma part ; je ne pense pas qu'ils oseraient se servir de leurs armes dans une telle situation. Comme pour notre départ de Melbourne, nous n'atterrissons pas sur l'aéroport international de Sydney, mais un plus petit, "Bankstown Airport". L'avion roule pendant d'interminables minutes avant de se garer à distance raisonnable des halls de l'aéroport, qui semble tout de même avoir une taille conséquente. Nous descendons sur la piste toujours encadrés chacun par deux des hommes.

Un homme me tient par le bras droit, j'y ai une blessure à peine soignée et l'épaule m'est très douloureuse. Mais j'ai l'impression qu'au plus la douleur perdure, au plus la rage de me révolter monte en moi. Je serre les dents pour garder mon calme, pour chercher le moment opportun. J'attends difficilement que nous arrivions dans le hall de l'aéroport après une longue série de couloirs trop calmes pour qu'une action porte ses fruits. Nous avançons aussi vite que ces hommes parviennent à faire marcher Erik, qui a beaucoup de mal. Naoma ne dit pas un mot. Je pensais au premier abord que le passage des détecteurs de métaux serait une barrière, mais comme à Melbourne, venant d'un avion privé sur une ligne intérieure, nous n'en avons traversés aucun. Le hall contient beaucoup de monde, malgré l'heure tardive, sans pour autant que ce soit une foule suffisamment dense pour qu'une personne se débattant puisse passer inaperçue ; de plus plusieurs policiers patrouillent.

Je suis parcouru de quelques frissons, quelques contractions musculaires fruits de ma colère montante, colère physique, comme si mon corps voulait outrepasser mon esprit. Pourtant je ne m'emporte pas habituellement, et j'ai toujours une assez forte capacité à garder mon calme, mais peut-être toutes ces aventures finissent-elles par me pousser à bout. Peut-être mes blessures, ces douleurs qui me minent, tapent sur mes nerfs depuis trop longtemps ; peut-être encore cette impuissance, cette incompréhension, cette exténuation emplie de désespoir viennent-elles à bout de mes limites. J'ai peur en effet que sous peu je ne puisse plus contrôler mon envie de révolte. Je suis entouré de deux personnes, l'homme à ma droite maintient mon bras sous son poncho avec la lame de son couteau prête à me tailler les veines tandis que l'homme à ma gauche cache lui une épée d'une main, et a l'autre posée sur mon épaule.

Je souffle, ferme les yeux un court instant et récupère ma pierre dans la main gauche. Ma pierre, mon soulagement, ma folie sans doute, ma force aussi... Tout change, mes douleurs semblent s'atténuer, et cette brûlure, presque connue, presque réconfortante, qui écrase de son poids l'ensemble des autres souffrances. Trouver du réconfort dans une douleur plus grande, quelle démence ! Je la conserve quelques minutes, quelques minutes pour reprendre des forces et du courage. Trop peut-être, peut-être ne fait-elle qu'attiser ma colère. Mais qu'importe, il suffit ! Je m'arrête de marcher et la range dans ma poche. Les deux hommes m'accompagnant s'arrêtent.

Je reste immobile, ils s'impatientent. L'homme à ma droite me tire par le bras, celui à ma gauche me pousse. Je me laisse aller et tombe en avant, l'homme à ma droite me retient et je me retrouve suspendu par le bras, je ne suis guère étonné qu'il soit assez fort pour y parvenir, mais le tiraillement de l'épaule m'arrache des cris de douleur, qui font leurs premiers effets sur la foule. Dans le même temps celui à ma gauche se baisse pour me relever, mais, toujours soutenu par mon bras droit, je me retourne et m'agrippe au poncho du premier pour prendre de l'élan et donner un puissant coup de pied dans la tête de l'autre. L'homme qui me tient est déstabilisé en avant et tente de se retenir mais ne me lâche pas. L'homme à qui j'ai donné le coup de pied est projeté en arrière mais ne laisse pas tomber son épée. Après ce coup de pied, voyant que l'homme ne m'avait pas lâché, je bloque avec ma jambe son pied et pousse fortement tout en tirant avec mon bras et tentant de pivoter. Cette fois-ci il part en avant et laisse mon poignet pour parer sa chute. Je me retourne, tombe sur lui et me jette sans attendre sur l'homme à qui j'ai donné un coup de pied alors que les quatre autres hommes s'apprêtent à intervenir. Naoma hurle, la foule s'espace. Il est gêné par son poncho et hésite à sortir son épée. Hésitation fâcheuse pour lui car je lui saute dessus par sa gauche et place ma jambe derrière la sienne et la tirant en avant, il perd l'équilibre et tombe en arrière. Je tombe lourdement sur lui. À travers le poncho je saisis l'épée, la fait pivoter pour placer le tranchant contre lui et la remonte tout en m'appuyant de tout mon corps. Il laisse échapper un cri étouffé. Je pars tout de suite en avant en emportant le poncho avec moi de façon à ce que celui-ci lui recouvre le visage. Deux des quatre hommes restants qui hésitaient à agir jusqu'à présent, pensant sans doute que deux seraient assez pour me maîtriser, se lancent vers moi et soulèvent leur poncho pour sortir leurs épées au grand jour. Je récupère sans trop de mal celle de l'homme que j'ai envoyé à terre et pare tout juste un coup impressionnant de l'un d'eux. Elle pèse des tonnes ! Je suis projeté en arrière par la puissance du coup. Trois policiers crient à tout le monde de lever les mains en l'air. Les hommes s'en moquent et ne relèvent même pas. Les deux hommes manient leurs épées d'une seule main avec une dextérité remarquable alors que je ne peux guère, malgré toute ma rage, que parer difficilement les coups qu'il me porte avec mon épée, tenue à grande peine à deux mains. Mais le jeu ne dure pas longtemps, en moins de quelques secondes ils se coordonnent et attaquent simultanément, et alors que je soulève mon épée pour me protéger d'un tranchant du haut de l'un, je ne peux éviter un coup pointant de l'autre, je suis transpercé de part en part au niveau du ventre...

La tension retombe... Le calme... Je lâche mon épée... Elle n'a même pas le temps d'atteindre le sol, un des hommes la récupère alors que l'autre, une fois son épée retirée de mon ventre, se rapproche et me prend sur son épaule. Les policiers continuent de crier, tout comme la foule. Tout tourne... Sans attendre ils partent en courant. Ma pierre, il faut que je la prenne dans ma main... Je suis ballotté... Je ne vois plus clair, pas plus que je n'entends... J'arrive à la récupérer dans ma poche... Je la serre du plus que je peux, le mal s'atténue mais j'ai toujours la tête qui tourne... Je ne crois pas que les policiers aient tiré de coups de feu... Je ne sais pas... J'ai une absence... Il y a du bruit, tellement de bruit... Je ferme les yeux, oublie tout... Je reprends connaissance quand je suis allongé sur le sol d'un fourgon... Je n'ai plus ma pierre, c'est foutu... Je crois qu'Erik et Naoma sont proches de moi... Je leur demande pardon... J'entend Erik, au loin, il répond que c'était de toute façon le moment ou jamais, et s'excuse de n'avoir pas pu réagir... Naoma pleure...Elle me parle, je crois... Je perds de nouveau connaissance quelques minutes plus tard.

L'Au-delà

Réveil difficile... Quand j'ouvre finalement les yeux je me trouve allongé dans une sorte de demi-tube penché en arrière, sans doute avec un angle d'une trentaine de degrés avec le sol. Je suis nu. Il fait un peu frais. Je suis dans une pièce circulaire, composée de cinq tubes identiques au mien, vides. Une sorte de table métallique leur fait suite puis cinq sièges, le tout disposé le long de la paroi. Paroi qui est elle aussi d'apparence métallique, lisse. Il se dessine néanmoins ce qui semble être une porte, et ce que je pense être un placard. La lumière n'est pas éblouissante, mais j'ai l'impression qu'elle s'intensifie petit à petit. J'ai un peu de mal à me lever, mais je me sens plutôt bien. Je suis engourdi, il me faut quelques minutes avant de marcher correctement. Je fais rapidement le tour de la salle mais ne trouve rien de supplémentaire. J'ai peur que la porte soit fermée, mais en cherchant le mécanisme d'ouverture, je mets naturellement la main sur une tablette, à même le mur, qui se révèle être le bouton d'ouverture. En sortant prudemment j'arrive dans une autre pièce entourant la première, qui forme une sorte de grand anneau. Il n'y a toujours personne, pas un bruit. Je reste méfiant et tente de ne pas faire trop de bruit, mais tout parait désert. Soudain j'aperçois Naoma et Erik au travers d'une fenêtre. Ils se trouvent à l'extérieur. Je sors alors rapidement par une porte plus grande que la première, mais au mécanisme d'ouverture identique. Naoma se précipite vers moi.

- Franck ! Franck !

Elle me saute au cou. Elle me harcèle de questions :

- Franck, mais qu'est-ce que tu fais là, mais comment c'est possible ? C'était donc toi dans le dernier tube ? Ils t'ont ressuscité ? C'est toi qui est entré quand nous étions en train de partir ? C'est Bakorel qui t'a aidé ? Et où est-il, lui ? Oh je suis si contente ! Ça va ?

Naoma sautille sur place, elle semble folle de joie, je ne comprends rien.

- Euh et bien oui je crois que je vais bien. Mais je comprends rien à tes questions, où sommes-nous ?

- Mon Dieu Franck, mais, tu ne te rappelles de rien ?

- Ben non, je comprends absolument rien, c'est qui Bakotruc ?

- Oh Franck ! Je suis tellement contente de te retrouver enfin ! Je vais tout te raconter, ça te rafraîchira la mémoire !

Elle me tire encore vers elle et me prend dans ses bras. Erik est à côté d'elle, lui aussi me salue :

- Bienvenue parmi nous, Ylraw, c'est vrai que ça fait plaisir de te revoir enfin ! Franchement je n'y comptais plus trop...

Je ne comprends rien. Mais je ne suis pas normal, mon esprit est comme embrumé. C'est alors que je m'aperçois que je n'ai plus de blessures, mon ventre n'a presque rien, plus de marque d'épée, juste une cicatrice qui ne semble qu'un reste d'un passé lointain. Il en va de même pour mes autres marques, ma brûlure au poignet, mes cicatrices aux jambes, aux bras, il n'en reste que des taches diffuses.

- Mais qu'est ce qu'il se passe, où sommes-nous ? Au paradis ? Pourquoi n'ai-je plus de blessures ? Qu'est-ce que...

Erik est amusé par cette idée :

- Au paradis ? Ah ! Oui, peut-être, après l'enfer ! Pour être francs nous ne savons pas encore où nous sommes. Je me suis réveillé il y a à peine une heure ou deux, et Naoma quelques heures auparavant.

- Oui c'est comme la première fois j'étais encore la première.

- Quelle première fois ? Et pour les blessures ?

J'ai soudain un flash. Paniqué.

- Et ma pierre, où est ma pierre ? Où sont nos affaires, nos habits ?

Erik sourit et me répond :

- J'ai bien peur qu'il ne faille quelques temps pour que nous retrouvions nos affaires, si on les retrouve. Ne compte pas trop dessus en tous les cas...

Je ne comprends strictement rien à ce qu'il se passe, je suis complètement déboussolé... Je peux sans doute désormais me passer de ma pierre, les effets du bracelet s'étant dissipés, mais j'ai tout de même peine à l'accepter, elle m'apportait un peu de courage quand j'en manquais. Je fais la moue, Erik et Naoma rigolent. Naoma me serre de nouveau dans ses bras.

- Ah mon Franck ne t'inquiète pas nous allons tout te raconter, mais nous ne comprenons pas tout nous non plus ! Mais va donc te chercher un habit, je vais me faire des idées si tu restes ainsi !

C'est vrai que je suis nu, mais il fait très chaud et j'ai loin d'avoir froid. La pièce où je me suis réveillé était sans doute climatisée. Je suis Erik et Naoma et nous retournons à l'intérieur de la pièce comportant les tubes, et Naoma m'accompagne jusqu'à une paroi où, après avoir placé ma main contre un détecteur identique à ceux commandant l'ouverture des portes, une petite trappe que j'avais identifiée comme celle d'un placard s'ouvre. Je trouve à l'intérieur d'un petit espace une combinaison pliée, similaire à celles de Naoma et Erik. Je l'enfile. Elle est tout à fait à ma taille. C'est une sorte de matière extensible avec une seule ouverture au niveau du cou, assez lourde, plus qu'on l'imaginerait, elle doit faire plusieurs kilos. La combinaison comporte aussi des renforts au niveau des pieds et permet de se passer de chaussures, c'est vachement bien foutu. Elle a de plus une sorte de couche au niveau de la culotte qui rentre un peu entre les fesses. C'est très agréable à porter et on ne se sent pas du tout serré comme on pourrait le croire de prime abord. Je bouge un peu avec, pendant ce temps Erik m'explique la situation :

- Depuis que nous sommes arrivés nous sommes sortis jeter un oeil, Ylraw. Il semble que nous soyons en plein milieu d'une forêt.

Je m'accroupis, saute, bouge les bras et les jambes :

- Au milieu d'une forêt ? Mais c'est quoi ce délire ? On était à Sydney. Vous ne voulez vraiment pas m'expliquer ce qu'il s'est passé, même dans les grandes lignes ?

- Je pense que nous allons avoir pas mal de temps avant de nous sortir de ce nouveau pétrin, nous allons te raconter.

Naoma se propose :

- Oui, je vais tout te raconter depuis le début, de toute façon on semble complètement perdu, ici. Quel est ton dernier souvenir ?

Mon dernier souvenir date de l'instant précédent mon évanouissement dans le fourgon à la sortie de l'aéroport de Sydney, après mon coup d'épée dans le ventre. Naoma et Erik semblent trouver cela logique. Naoma prend alors la parole pour raconter ce dont elle se souvient.

" J'étais alors affolée, m'imaginant qu'ils allaient te laisser mourir sur place. Je pleurais tellement, je ne voyais presque plus rien ! "

Naoma fait une parenthèse :

- Je dois aussi avouer que j'ai tendance à pleurer pour un rien. Il ne faut généralement pas trop y faire attention, la moindre émotion se traduit souvent sur moi par des larmes. Ce n'est pas pour autant un signe grave ou inquiétant. Ça me joue souvent des tours, à la première colère je verse assez rapidement des pleurs, ce qui a le don de déstabiliser mes interlocuteurs.

Elle reprend :

" Mais à bien y réfléchir, en t'imaginant en train de mourir, déjà mort peut-être, je crois que j'étais vraiment triste, affolée, paniquée. C'est vrai que nous ne nous connaissions pas tant que ça après tout, et depuis pas très longtemps en fait, mais tu sais j'étais déjà très attachée à toi et puis tu avais été tellement gentil à Melbourne, quand je n'allais pas bien. J'avais tellement envie de t'aider ! Mais j'étais tellement démunie ! Je tentais tant bien que mal de te venir en aide en suppliant les hommes de me laisser bouger. Mais ils ne voulaient rien savoir et ils continuaient à nous plaquer tous les trois au sol, j'étais complètement écrasée. Ils avaient sûrement peur qu'on tente de nouveau de nous évader. Je ne savais vraiment pas quoi faire, j'étais découragée mais je me débattais tellement que les hommes ont dû me maintenir à trois pour m'empêcher de bouger ! Ils ont parlé entre eux alors qu'avant ils n'avaient pas dit un mot. Mais je n'ai rien compris, ils parlaient sans doute la langue des gens de l'organisation, comme tu me l'avais raconté.

Mais même ! Je me moquais de ce qu'ils pouvaient bien dire ! Je ne voulais pas me laisser faire, pas cette fois-là, pas encore ! Alors je me suis encore plus énervée, je bougeais dans tous les sens, me débattais du plus que je pouvais, je criais ! Mais manque de chance ils en ont eu vite marre et le conducteur a dû leur donner un somnifère ou quelque chose comme ça. Il m'ont mis un mouchoir devant la bouche, et j'ai eu beau bougé dans tous les sens et retenir ma respiration je n'ai pas résisté et je me suis endormie en quelques secondes. Il ne restait plus qu'Erik de réveillé, mais il ne se rappelle pas trop de ces moments. Quand il m'avait raconté il m'avait dit qu'il était lui aussi en piteux état et tout ce qu'il a pu me dire c'est que le trajet a duré près d'une heure. Ensuite les hommes nous ont descendus à côté d'une sorte de château et ils nous ont portés pendant de longues minutes dans un dédale de couloirs et d'escaliers, et encore et encore. Ils ont fini par nous installer dans des compartiments un peu comme ceux dans lesquels nous nous sommes réveillés tout à l'heure, ces sortes de tubes. "

Naoma fait une pause alors que nous nous apprêtons à ressortir. La pièce dans laquelle nous nous trouvons ne doit pas faire plus d'une trentaine de mètres carrés, environ six mètres de diamètre. La lumière provient d'une sorte de lampe diffuse au plafond, peut-être un ensemble de petites loupiotes ou diodes. Une lumière presque réconfortante. Je demande à Naoma et Erik s'ils ont fait un tour approfondi de la pièce. Erik répond :

- J'ai fait le tour de cette pièce rapidement, oui, mais nous avons pu manquer des choses. Il y a plusieurs autres pièces. Celle-ci se trouve au centre de l'autre pièce circulaire que tu as traversée pour sortir, qui donne elle-même sur encore d'autres pièces, mais nous allons te montrer. C'est Naoma qui a trouvé pour les combis, ne sois pas jaloux je n'ai pas eu la chance de la voir toute nue...

Naoma se sent visée par cette remarque :

- Pfff ! Je n'en ai pas vu beaucoup plus, avant que vous ne vous réveilliez le tube reste fermé de toute façon, et je t'ai montré pour les combinaisons juste après. Oui en attendant j'ai aussi fait un tour, mais toute seule j'avais un peu peur et j'ai préféré attendre que l'un de vous se réveille. Dans cette pièce à part les combis je n'ai rien vu d'autre.

Erik s'apprête à sortir, en déclenchant l'ouverture de la porte il commente :

- Il semble que toutes les portes fonctionnent avec des détecteurs d'empreintes. La bonne nouvelle c'est que ça marche pour Naoma et pour moi, et apparemment pour toi puisque tu es sorti.

- Oui c'est vrai. Mais plus logiquement ce n'est peut-être pas un détecteur d'empreintes, juste un bouton, et ça marche pour tout le monde, vous ne pensez pas ? Comment sinon pouvaient-ils avoir nos empreintes ? Ils faudraient que les gens qui nous ont amené là les aient programmé.

- Hum, c'est vrai, je ne sais pas... D'autant que les gens qui nous ont amenés là... Toutefois ça ne ressemble pas tellement à un bouton, et étant donné ce que nous avons déjà vu auparavant je suis bien prêt à croire n'importe quoi. Tu changeras peut-être d'avis quand nous continuerons de te raconter.

Tous ces mystères m'énervent.

Nous sortons de la pièce pour arriver dans celle qui englobe la précédente. Cette configuration ressemble un peu à la structure du bâtiment secret du Pentagone dans lequel j'étais enfermé. À ce propos j'imagine que ce doit être les mêmes personnes qui en sont à l'origine. Je ne me rappelle pas par contre s'il y avait des pièces circulaires à Sydney, non il ne me semble pas. Je reste de nouveau impressionné par la luxuriante forêt visible au travers des fenêtres. La pièce comporte une série de tables arrangées contre les parois. Une seule porte permet de sortir vers l'extérieur. Nous avançons sur la gauche. Une nouvelle pièce, séparée de celle où nous nous trouvons par une grande porte, se trouve accolée à la première à quatre-vingt-dix degrés environ par rapport à la porte de sortie. La porte est ouverte. La pièce est toujours de forme circulaire, seule une table centrale avec des sortes de cages et de tiges métalliques sur le pourtour attirent notre attention. Elle possède une grande baie vitrée qui dévoile encore un peu plus de la superbe végétation extérieure. Une porte sur le côté donne sur ce que je qualifierais d'un couloir, ou un hall, qui est en fait une petite pièce ronde, elle aussi, qui s'ouvre sur quatre portes, cinq en comptant celle d'où nous arrivons, et deux sortes d'ouvertures, de trous, qui laissent supposer la présence d'un sous-sol. Ces deux ouvertures se trouvent de part et d'autre d'une porte centrale. La configuration nous paraît passablement dangereuse, d'autant qu'il n'y a aucune barrière pour prévenir une éventuelle chute. La première porte à gauche redonne sur la pièce principale. La seconde, en face, permet d'accéder à une nouvelle pièce circulaire, meublée uniquement de trois tables, elle aussi fournie en grandes baies vitrées donnant vue sur la forêt. La troisième porte, sur la droite, donne sur un petit espace, avec un étrange tube muni d'une sorte de coussin au bout, plus exactement une sorte de couche-culotte, qui a la forme pour épouser un fessier. Je reste perplexe, tout comme Erik, face à l'utilité de cet élément :

- C'est peut-être pour se reposer, il n'y a presque aucune chaise dans ces trucs.

Naoma est plus pragmatique.

- À mon avis ce sont les toilettes, un videur de combi quoi.

Erik est d'accord :

- Ah oui, bien sûr ! Tu as sans doute raison.

Je suis pour ma part perplexe, je ne comprends pas trop ce qu'elle entend par là :

- Un videur de combi ?

- Je t'expliquerai...

Ce serait en effet logique que ce soient des toilettes, dans la mesure où à part le sous-sol, nous n'en avons trouvées aucune pour l'instant, et que les gens qui vivent ou vivaient ici devaient bien avoir des besoins. "Videur de combi" ? Celles-ci se comportent peut-être effectivement comme des couches-culottes, et ce bidule permettrait d'aspirer le tout ? Je suis impatient que Naoma et Erik me racontent ce qu'ils savent, je reste vraiment pour l'instant complètement dans le flou. La quatrième porte, toujours sur la droite, celle au centre des deux ouvertures, est fermée, le capteur d'empreintes ne nous permet pas de l'ouvrir, et comme toutes les autres portes elle ne comporte aucune poignée manuelle. Erik, qui commentait la visite, termine :

- Voilà, c'est le tour rapide que nous avons fait tout à l'heure, ensuite nous sommes allés voir dehors. Retournons-y au moins ça te donnera une vision d'ensemble sur les bâtiments. On tentera d'aller dans ces trous un peu plus tard, ils ne m'inspirent pas confiance.

La forêt est vraiment magnifique, de puissants arbres immenses le tout baigné dans une abondante végétation, parsemée de fleurs, de lianes et de plantes grimpant le long des troncs. Nous avançons un peu pour avoir une vue d'ensemble sur les bâtiments. La structure dans laquelle nous nous trouvions est composée de quatre dômes, imbriqués les uns dans les autres. Le premier, le principal, est le plus grand, et les trois autres, plus petits, lui sont accolés autour. Chacun devant correspondre à l'une des pièces visitées. La construction se trouve au centre d'une clairière, assez grande, presque parfaitement ronde, peut-être cinquante mètre de diamètre, où étrangement aucun arbre ne pousse, simplement une pelouse rase, laissant supposer que le lieu est entretenu. Je remarque que le dôme principal est beaucoup plus grand que ne le laissait suggérer la hauteur du plafond.

- Il doit y avoir une autre pièce au-dessus, le dôme fait au moins six mètres de haut et le plafond était à tout casser à trois mètres dans la pièce principale.

En effet, après vérification, dans les autres pièces le plafond épousait les formes sphériques de leur dôme respectif, contrairement à celui, plat, du dôme principal. Nous ressortons dehors pour faire le tour des bâtiments. En levant la tête je suis interpellé par la couleur du ciel, d'un bleu si profond que jamais mes multiples randonnées aux sommets des montagnes ne m'avaient permis de voir. Je reste rêveur un instant, Erik regarde comme moi le ciel si pur :

- Oui c'est vrai, je me demande bien où nous sommes...

Un brin de nostalgie se laisse deviner dans sa voix. Je pense tout haut :

- On doit se trouver dans une forêt tropicale sûrement, en Afrique sans doute. Peut-être que c'est Etiola qui nous a fait venir ici. La température et l'humidité ont l'air élevées. Cela dit c'est étrange car si je sens bien qu'il fait chaud sur mon visage la combi semble être toute fraîche. Vous ressentez la même impression ?

Erik et Naoma rigolent. Naoma répond :

- Ah mon Franck il faut que je continue mon histoire !

Erik poursuit :

- J'espère que nous sommes en Afrique... Quoique je n'en sais rien après tout... Comment savoir...

Naoma reprend donc la suite de l'histoire alors que nous nous éloignons un peu des bâtiments pour explorer les environs :

" Quand je me suis réveillée j'étais allongée dans un tube, une sorte de tube penché, je pense que c'était un peu le même que ceux dans lesquels nous nous sommes retrouvés en arrivant ici, mais je n'ai pas eu vraiment le temps de regarder en détails. Tout d'un coup plusieurs hommes sont rapidement venus vers moi et ils m'ont tirée, presque traînée, hors de la pièce dans laquelle je suis arrivée. Je ne comprenais rien, j'étais toute engourdie, j'avais du mal à marcher et les hommes devaient presque me porter. Il m'a fallu plusieurs minutes avant de voir clairement. Je n'étais pas encore complètement réveillée et j'ai mis un petit moment avant de faire le point dans ma tête, me rappeler de Sydney, l'enlèvement et le reste. Mais je m'attendais à trouver les mêmes hommes qui nous avaient enlevés à Sydney, mais je ne les reconnaissais pas, ils étaient tous différents, et plus petits, enfin il me semblait. En tous cas ils n'étaient plus habillés du tout avec leur ponchos et leurs habits ridicules. Une chose de sûre c'était qu'ils étaient beaucoup plus nombreux, et beaucoup plus excités, il y avait beaucoup de bruit, les gens criaient, d'autres courraient dans tous les sens, mais je ne comprenais absolument rien à ce qu'ils disaient. En fait sans doute trois ou quatre hommes m'accompagnaient, et ils devaient en repousser d'autres qui se pressaient pour me voir. C'est à ce moment que je me suis aperçue que j'étais toute nue, et j'ai compris que c'était sûrement l'origine de tout ce remue-ménage. C'était affreux je ne pouvais même pas cacher ma poitrine et mon sexe avec mes mains, ils me traînaient presque par terre par les bras, j'étais obligée de courir presque pour ne pas tomber ! C'était vraiment horrible... Et puis ils me serraient si fort, j'avais terriblement mal. Je ne pouvais même pas me débattre tellement il fallait que je marche vite pour ne pas tomber ! Et il y avait toujours cette cohue qui nous suivait. Ça a duré très longtemps, peut-être vingt minute, une demi-heure, je ne sais pas trop, je n'en pouvais plus.

Nous avons marché dans plein de couloirs et d'escaliers, puis enfin nous avons fait une pause devant l'entrée d'une zone qui devait avoir un accès restreint parce qu'à partir de là seuls quatre hommes sont restés avec moi. Ce n'étais pas trop tôt j'en étais presque à me laisser traîner et me moquer de mon sort. Je me sentais déjà un peu mieux, et nous avons pu marcher un peu moins vite. Nous avons marché jusqu'à un ascenseur, qui a descendu pendant au moins dix minutes, puis nous avons changé encore une fois ou deux d'ascenseur. C'était si long, je grelottais de froid, sans compter que j'avais aussi du mal à respirer, je ne sais pas si c'était le froid, ou si j'étais essoufflée parce que nous avions couru. Nous ne faisions que descendre et descendre encore, toujours plus profond. Finalement les hommes m'ont laissée dans une cellule. Il y avait juste une petite lumière c'était terrible. J'ai bien cru qu'ils allaient me laisser mourir de froid. Finalement quelques minutes plus tard, peut-être dix minutes, ils se sont enfin décidé à me lancer une combinaison pour m'habiller. C'était une combinaison d'un seul tenant, qui ressemblait beaucoup à celle que nous avons désormais, plus légère il me semble, mais je n'en suis pas certaine. Je l'ai enfilée rapidement en passant par le col, qui était aussi la seule ouverture, ne sachant pas comment faire autrement. Je me suis sentie un peu mieux, j'avais déjà moins froid, mais ce n'est pas pour autant que je n'étais pas pétrifiée de peur. Je me trouvais dans une petite salle sans fenêtre, à peine éclairée par une toute petite lampe. Les parois étaient métalliques, toutes grises, si froides, c'était vraiment triste. La pièce était fermée par une grosse grille. J'étais vraiment dans une cellule de prison. J'ai un peu secoué la grille mais il n'y avait rien à faire, elle n'a même pas vaciller. Il n'y avait absolument personne dehors, et je n'entendais pratiquement aucun bruit, juste le souffle léger de la ventilation, et des échos lointains que j'étais incapable d'identifier, des sortes de bruits sourds, comme un peu des machines, ou je ne sais pas. J'ai passé les longues heures qui ont suivi à pleurer en me demandant ce qu'ils allaient bien pouvoir faire de moi. Je m'étais calée, prostrée dans un coin. Je ne savais vraiment pas qu'espérer, je me pensais séparée de vous pour de bon. Je crois que je ne n'ai jamais eu autant peur, que je n'ai jamais été aussi désespérée.

Je suis restée toute seule pendant plusieurs heures, c'était interminable. Enfin, j'ai entendu des hommes venir, je ne savais pas trop si être rassurée ou pas, mais au moins j'allais peut-être être fixée sur mon sort. Ils ramenaient Erik. Je ne savais pas trop alors si j'étais contente de le revoir vraiment, c'était surtout toi que j'attendais. Mais bon j'étais quand même bien rassurée de ne plus être toute seule. Même si depuis le début je ne lui avais jamais vraiment fait confiance, l'imaginant plus comme un bandit sans scrupule qu'autre chose. Je ne comprenais vraiment pas pourquoi tu étais resté avec lui. Il était tout nu lui aussi et comme pour moi il lui ont lancé une combinaison quelques minutes plus tard. Mais avant de l'enfiler il est resté un moment à s'observer. Je n'osais pas trop regarder, mais voyant qu'il ne s'habillait pas je lui ai finalement demandé pourquoi il ne s'habillait pas. Et en fait il était déboussolé de s'apercevoir que toutes ses blessures étaient cicatrisées. Et j'ai réalisé que c'était vrai pour moi aussi, la coupure au bras que l'homme m'avait faite dans le car, à cause de toi d'ailleurs, se remarquait à peine, parfaitement soignée. Mais c'était encore plus spectaculaire chez Erik, sa jambe qui était encore complètement ensanglantée par la blessure par balle, quand les hommes sont arrivés chez Martin et nous avaient emmenés, et son épaule aussi, étaient complètement guéries, comme si des mois s'étaient écoulés. Il ne restait que des petites marques et il ne ressentait plus aucune douleur. C'est à ce moment que nous nous sommes demandés si ces tubes n'étaient pas une sorte de méthode de soins accélérés. Mais ça voulait dire que nous y étions resté plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être, ou plus encore !

Je dois quand même bien avouer que je me sentais un peu mieux de ne plus être seule. Mais je m'inquiétais énormément pour toi. Nous ne savions toujours pas si tu étais encore vivant ou pas ! Tu avais quand même reçu un coup d'épée dans le ventre, et déjà dans le fourgon j'avais eu peur que ça ne te tue. Mais nous avons eu la réponse quelques heures plus tard quand enfin tu nous as rejoins à ton tour. "

J'interromps l'histoire de Naoma.

- Moi ? Mais... Je ne me souviens de rien, ce n'était pas dans les mêmes tubes où je me suis réveillé tout à l'heure ?

Naoma sourit.

- Non pas du tout, mais ne sois pas si impatient. Je crois que nous ne comprenons pas tout nous-mêmes, mais il faut que je te raconte toute l'histoire si tu veux espérer saisir quelque chose.

J'accepte de ne plus l'interrompre, alors que nous suivons Erik dans l'exploration de la forêt aux alentours des bâtiments. Il semble y avoir les reste d'un petit sentier, mais il commence à être envahie par les plantes, contrairement à la clairière. Naoma reprend son histoire :

" Tu étais tout nu, toi aussi, ce qui n'avait plus rien de vraiment étonnant pour nous. Mais je n'ai pas eu la patience d'attendre qu'ils te fassent parvenir une combinaison pour te serrer dans mes bras. J'étais si contente de te revoir en vie. Et comme Erik tu es resté perplexe en regardant ton ventre, étonné de n'y voir qu'une légère marque. J'avoue que ton air bêta m'a fait sourire, et je n'ai pas pu m'empêcher de te prendre encore dans mes bras pendant de nombreuses secondes. Erik t'as expliqué que lui aussi était guéri de ses blessures. Tu nous as posé une foule de questions mais malheureusement nous n'en savions pas beaucoup plus que toi, un peu comme maintenant. J'étais vraiment rassurée de nous voir à nouveau réunis, même si rien ne nous expliquait encore où nous étions et surtout ce qu'il se passait. Mais je crois bien que d'être avec toi était tout ce qui m'importait, je te faisais confiance pour le reste.

Quand vous avez, à chacun votre tour, bien regardé que ce que je disais sur la grille était vrai, parce que bien sûr ni l'un ni l'autre vous ne m'aviez cru, et qu'il était impossible de trouver un moyen de l'ouvrir, nous avons tenté tous les trois de réfléchir un peu plus à la situation. Une de tes premières suppositions a été de faire référence à Matrix, le film. Le plus fou c'est que tu avais vraiment l'air sérieux quand tu racontais que nous nous étions réveillés de notre monde antérieur qui n'était en réalité qu'un rêve, et que c'était le vrai monde dans lequel nous nous trouvions à présent. Mais Erik a été plus terre-à-terre et il t'a rappelé qu'il se souvenait que les hommes nous avaient transportés dans des tubes après de longs couloirs et escaliers, et qu'ils venaient de nous déplacer de nouveau de tubes identiques à travers d'autres couloirs, laissant supposer que nous étions toujours dans la banlieue de Sydney, là même où ils nous avaient conduits avec le fourgon. D'après lui ces couchettes ne devaient être qu'un moyen pour nous soigner. Mais tu nous as fait remarqué que cette hypothèse n'expliquait pas vraiment tout :

- Mouais, c'est sûrement le plus proche de la réalité, mais combien de temps sommes-nous restés à l'intérieur ? Pour que nos blessures disparaissent, même en considérant que cette technique permette une accélération des activités biologiques du corps humains, il faudrait plusieurs semaines pour qu'il ne reste que des marques si insignifiantes de nos blessures ! J'étais quand même presque mort !... Je n'ai pas fait attention, mais vous n'auriez pas vu une horloge ou un truc du genre entre la salle des tubes et ici ?

Je t'ai avoué tout comme Erik que j'étais bien trop préoccupée pour penser à ce genre de détails. Tu a poursuivi :

- Si ces hommes voulaient faire quelque chose de nous, je ne pense pas qu'ils auraient eu la patience de nous laisser croupir pendant des semaines dans ces tubes. Sauf s'ils voulaient juste nous empêcher de nuire, enfin m'empêcher de nuire, parce que je ne pense pas que vous ayez quoi que ce soit à voir dans cette histoire.

Erik a continué le raisonnement :

- Et même s'ils voulaient juste t'éloigner pourquoi te soigner ? Pourquoi ne pas t'avoir simplement laissé mourir de tes blessures ?

- Oui tu as raison. Ils veulent forcément quelque chose de nous, ou de moi. Ça tendrait donc à soutenir que nous ne sommes pas restés trop longtemps dans ces tubes. Mais nous n'avons absolument aucun élément qui nous permette de déterminer ni l'heure ni la date. Il ne fait pas très chaud, mais même en plein été si nous sommes à plusieurs dizaines ou centaines de mètres sous terre il est impossible de faire la différence entre l'été et l'hiver.

Pour être francs nous n'avions Erik et moi pas beaucoup plus d'idées. Tu as jeté à nouveau un coup d'oeil à la fermeture de la grille, mais elle était solidement maintenue par une sorte de serrure électronique, un gros boitier avec des lumières. Même en nous y mettant tous les trois nous n'avions aucun espoir de la faire bouger, les tiges de fer faisaient au moins trois centimètres. Il ne nous restait guère plus qu'à attendre. J'ai même commencé à douter un peu de toi, avec toutes ces histoires :

- Mais que te veulent ces hommes ? Qui es-tu pour eux ? Qu'est-ce que tu as fait ? Ou à eux, qu'est ce que tu leur as fait ? Est-ce que tu m'as vraiment tout raconté ?

- Je ne crois pas avoir oublié de choses importantes. Pourquoi ? Tu penses que je te cache des choses ? C'est vrai que je suis profondément désolé de vous avoir entraînés dans ces histoires, même si je suis bien content de ne pas me retrouver seul ici.

Erik a tenté de nous remonter un peu le moral.

- De toute façon ma vie était merdique, alors...

J'ai repris un peu confiance en toi :

- Je ne sais pas trop Frank, enfin Ylraw... Il faut que je m'habitue à t'appeler comme ça ! Mais tu comprends je suis un peu perdue... Et puis tu m'as déjà menti, justement, sur ton nom, sur ton histoire.

- Oui c'est vrai. Mais je ne t'ai menti presque que sur mon nom. C'est juste que j'ai gardé mon histoire pour moi au début. Je n'aurais peut-être pas dû aller chez toi ce jour-là, finalement, tu serais peut-être tranquille avec Martin à l'heure qu'il est...

J'ai eu des remords et l'impression de t'avoir blessé. Je me suis approchée et je t'ai pris dans mes bras :

- Non ne dis pas ça. Je suis désolée si j'ai douté. Je suis contente que tu m'aies raconté ton histoire. Et puis qu'aurais-tu pu faire de plus ? Comment prévoir ? C'est peut-être une chance pour nous, après tout. Peut-être allons-nous sauver la planète d'un dangereux complot !

Tu m'as décoché un sourire.

Erik est resté plus pragmatique, comme d'habitude :

- Complot ou pas, en attendant c'est mes fesses que je voudrais sauver.

Nous avons passé un peu de temps à regarder plus en détail la salle dans laquelle nous étions, mais à part des petits trous dans le plafond, sûrement l'aération d'après Erik, il n'y avait pas grand chose. Mais en fait nous n'avons pas vraiment eu le temps de nous impatienter, quelques minutes plus tard des voix se sont faites entendre dans le couloir, et rapidement plusieurs hommes sont apparus à la grille. Ils l'ont ouverte et sont entrés dans la pièce, bien en rangs. Ils n'avaient vraiment pas l'air gentils et vu leur nombre je ne pense pas qu'aucun de nous n'a eu l'envie de tenter quelque chose, je me suis serrée contre toi, je t'ai pris par le bras.

Ils sont restés immobiles pendant un petit moment, puis ils se sont écartés, pour laisser la place à un homme, enfin... Je ne sais pas trop ce que c'était, il avait l'apparence d'un homme en tous cas.

Samedi 29 janvier 2005 jour 648

Une exception, je m'accorde une exception en rajoutant ce paragraphe alors que je me relis, en bafouant l'ordre chronologique.

Jour 648, 29 janvier 2005. Je ne me rappelle de rien et c'était Naoma qui racontait, mais je sais que c'était lui, lui que je voyais pour la première fois. Il est entré, majestueux sûrement, si grand, légèrement bleuté, ne conservant que la perfection du corps humain, sans défaut, sans d'autres courbes que de lisses et douces lignes, et prenant plaisir à provoquer les pauvres hommes de leur laideur. Il m'a parlé sans doute, comme il le fera encore plus tard. Il s'est adressé à moi, rien qu'à moi, dans mon esprit. Ni Naoma ni Erik ne pourront me dire ce qu'il m'a confié. J'avoue que je serais curieux de savoir ce que tu m'as dit, alors...

Fin de l'exception

Jour 131

Naoma continue son histoire :

" Il était très grand, plus grand qu'Erik, plus grand que tous les autres, il devait mesurer largement plus de deux mètres. Il n'avait pas vraiment de visage, comme s'il portait un masque. Son corps entier était bleu, tout lisse. Il n'avait pas de sexe, pas d'yeux, pas d'oreilles, pas de poils. Je ne sais pas trop en fait s'il portait une combinaison, ou une armure... Mais je ne pense pas, c'était trop, je sais pas, trop unis pour être un habit ? À vrai dire c'est un peu comme si toutes les parties habituellement peu harmonieuses du corps humain étaient remplacées par des courbes douces et parfaites. De plus, mais je ne sais pas trop comment te décrire, il y avait comme une lumière, comme un rayonnement, une sorte d'aura bleutée qui l'enveloppait, ou qui se dégageait de lui. Quand il est arrivé les hommes ont mis un genou à terre. Je sentais de la force qui émanait de lui, et je crois que l'espace d'un instant je pensai être devant Dieu... Je suis tombée à genoux, sans le vouloir, toi tu es resté debout. Je... Je ne sais pas trop ce que je croyais, peut-être que je voulais me faire pardonner, comme si nous étions morts et dans l'attente du jugement... J'ai pensé à tellement de chose en si peu de temps...

Personne n'a dit un mot, peut-être cinq minutes, peut-être plus, puis soudain le silence s'est brisé. Il est brisé par un cri, un hurlement même. J'étais quasi hypnotisée et il m'a fallu quelques instants avant de revenir à la réalité, avant de comprendre que c'était toi, c'était toi qui criais, hurlais même. Tu est tombé à genoux puis sur le côté au sol. Tu te tenais la tête entre les mains, tu semblais souffrir affreusement. J'ai voulu m'approcher de toi mais je ne pouvais pas, j'étais paralysée. Je ne suis parvenue que difficilement à tourner la tête pour te voir agoniser... C'était terrible... Terrible... "

Naoma s'arrête de raconter. Depuis qu'elle a commencé ce passage de grosses larmes coulent sur ses joues. Je tente de la réconforter, même si j'ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi je ne me rappelle de rien. Je la prends dans mes bras.

- Allons, c'est pas grave, je suis là non ? Tout s'est bien terminé finalement.

- Oui, enfin pas tout à fait comme tu le penses. Mais il ne faut pas trop t'inquiéter si je pleure. Dès que j'ai une émotion ou me rappelle un moment fort, je ne peux rien contre, je fonds en larmes.

- Je crois que j'ai trouvé des fruits !

Erik, qui était un peu en avant, moins intéressé par l'histoire de Naoma, nous interpelle près d'une sorte de grand buisson, un arbuste, recouvert d'un type de fruit jaune orangé, de forme ovoïde, de la taille d'une petite pomme. Je prends un fruit dans ma main :

- C'est comme une sorte de mangue, mais en plus petit.

- C'est vrai, mais quant à savoir s'ils sont comestibles ?

Naoma est toujours un peu prudente, Erik est plus pragmatique :

- Il faudra bien que l'on se débrouille pour manger, de toute façon... Je goûte.

Il essuie son fruit sur sa combinaison et mord à pleines dents à l'intérieur.

- Hum, c'est plutôt bon, c'est vachement sucré.

- Tu devrais faire attention, tu ne devrais en manger qu'un petit bout et attendre pour voir si ça ne te fait pas mal...

- Naoma a raison, Erik.

Erik acquiesce et ne termine pas, à regret, son fruit. Il le jette alors au loin, en direction d'un fourré. Bien mal lui en a pris, car en bondit alors un fauve, une sorte de léopard. Nous paniquons, je crie à Naoma :

- Attention, il nous fonce dessus, Naoma, cours !

Naoma part en courant en direction des bâtiments, mais nous avons marché une bonne vingtaine de minutes, et la clairière n'est pas toute proche. Le léopard se lance à la poursuite d'Erik qui se fait rapidement rattraper, mais il a au passage réussi à casser une branche morte et le léopard se voit asséner un violent coup au moment où il saute sur Erik. Il se retrouve propulsé au sol où il roule habilement pour se remettre en position d'attaque. Malheureusement pour Erik sa branche s'est brisée au moment du choc et il ne lui reste plus qu'un court bâton avec lequel il tente désespérément de tenir en respect le léopard qui tourne autour de lui, s'apprêtant à lui sauter dessus. Je fais de mon mieux pour ramasser une grosse pierre enfouie sous la mousse que je lance de toutes mes forces sur le léopard. Il est sévèrement touché au garrot, tombe mais se redresse aussitôt et se prépare à se lancer vers moi. Erik, qui s'est trouvé une nouvelle branche, prends son élan et le frappe de toutes ses forces sur la tête. Sa branche est sans doute beaucoup plus solide que la précédente mais le léopard n'en est pas assommé pour autant, il recule simplement de rage en boitant légèrement du côté où je l'ai blessé. Je trouve alors moi aussi un solide morceau de bois. Le léopard observe tête baissée, en crachant de rage vers Erik et moi. Notre dernier assaut simultané est vain, il ne demande pas son reste et se retourne pour bondir dans les profondeurs de la forêt.

Erik et moi retournons en courant en direction des bâtiments, en espérant que Naoma est saine et sauve et n'aura pas fait de mauvaises rencontres. Nous la retrouvons en chemin, alors qu'elle revient avec une barre de métal qu'elle a trouvée là-bas dans l'espoir de nous venir en aide.

- Vous allez bien, que s'est-il passé ? J'ai trouvé cette barre, mais vous avez réussi à le tuer ? Vous n'êtes pas blessés ?

Erik lui détaille la situation :

- Non, nous avons réussi à le faire fuir sans qu'il ne nous fasse de mal. Mais nous allons devoir être beaucoup plus prudents à l'avenir. Ce n'est pas pour arranger nos affaires si en plus d'être perdus et sans rien à manger nous devons nous prémunir de bêtes sauvages

Cette simple évocation me rappelle que mon ventre me tiraille.

- C'est vrai que je commence à avoir faim. Dommage qu'on ne l'ait pas assommé, on aurait pu faire un petit méchoui de léopard.

Naoma protectrice des animaux dans les situations extrêmes :

- Le pauvre, il était joli quand même. On aurait dit un gros chaton.

La remarque de Naoma me semble un peu déplacée :

- Le pauvre ? Je te rappelle qu'il a bien failli nous bouffer ton chaton.

- Oui c'est vrai, tu as raison... Et que fait-on maintenant ?

- En attendant, retournons aux bâtiments pour les fouiller un peu plus, peut-être trouverons-nous des armes ou au moins de quoi nous protéger.

- Tu as raison, Franck. Tu crois que c'est le fruit qu'a lancé Erik qui l'a réveillé ? Ou alors nous observait-il depuis un moment ?

- Je pense qu'il nous observait, mais ça n'a pas beaucoup d'importance.

Erik n'est pas très enchanté par notre plan :

- J'aimerais bien continuer à faire le tour des environs. Je n'ai pas envie de moisir ici pour le reste de mes jours, et je suis pas spécialement du type boy-scout. Retournez aux bâtiments si vous voulez, je vais prendre la barre de Naoma et continuer mon inspection.

Je n'apprécie guère la proposition d'Erik :

- Je ne pense pas que ce soit super prudent qu'on se sépare, tu ne veux pas que nous allions juste au moins chercher chacun une barre comme Naoma, histoire d'être un peu plus protégés ? En plus nous pourrions essayer de trouver un sac ou un panier pour ramasser des fruits et d'autres trucs qu'on pourrait manger. Il y avait d'autres barres comme la tienne, Naoma, si je me rappelle bien, non ?

- Oui oui, il y en avait plusieurs, je n'en ai pris qu'une car je voulais faire vite.

Erik se laisse convaincre de nous accompagner. Naoma a trouvé les barres dans la salle sous le deuxième dôme, là où se trouve la grande table et la baie vitrée. Ces locaux pourraient bien être une sorte de poste d'étude ou d'observation des animaux et de la forêt. Les cages devaient servir à enfermer des petits animaux pour les étudier. Elles peuvent être transportées car elles sont munies d'une poignée. Nous en prenons une chacun Naoma et moi, en plus d'une barre en métal. Je me demande à quoi elles pouvaient être utiles :

- Peut-être que ces barres servent bien à se protéger des animaux, par exemple en lançant de petites décharges électriques, toutefois il ne semble y avoir aucun bouton ni mécanisme dans ce but.

- Oui c'est vrai qu'elles sont étranges, elles ont l'air très solides mais en même temps elles sont si légères. Elles sont faites de quoi à votre avis, d'aluminium ?

- C'est peut-être un alliage spécial, mais je dirais plutôt du titane en ce qui me concerne, c'est un métal plus léger et plus solide que l'acier, et la couleur ressemble.

- Tu connais la couleur du titane ?

Erik nous coupe :

- On s'en moque un peu de savoir en quoi sont ces barres, ne traînons pas, je ne sais pas quelle heure il est mais nous ne sommes pas spécialement dans de beaux draps, et si ça se trouve de nouveaux copains sont à notre recherche et peuvent nous tomber dessus d'une minute à l'autre.

Cette réflexion d'Erik me fait froid dans le dos. Certes je ne me considère pas comme sorti d'affaire, mais depuis ce matin tout est tellement étrange. Le fait que je m'évanouisse presque mort avec une entaille dans le ventre, et que je me réveille, à deux doigts de ce que je considère comme le jardin d'Eden... J'ai du mal à imaginer le lien, à faire la connexion, un peu comme si tout n'était, depuis le début, qu'un immense rêve... Depuis mon réveil sur l'île de Ré en fait, je suis peut-être bien mort à ce moment... Quoi que j'avais le bracelet avant, tout ne peut donc pas être parti de là. À vrai dire je pense que j'attends beaucoup du récit de Naoma. Il me manque tellement d'éléments que je n'essaye même pas de vraiment comprendre ce qu'il se passe. Mais Erik a raison, le monde ne s'est pas arrêté de tourner, et si je ne sais pas comment j'ai atterri ici, rien n'empêche pour autant mes poursuivants d'être sans doute toujours à mes trousses.

- Je suis d'accord avec toi, Erik, mais je suis encore un peu perdu, peut-être que j'y verrai un peu plus clair quand Naoma aura fini de me raconter ce qu'il s'est passé avant que nous n'arrivions ici. Repartons dans la forêt, nous devons trouver comment partir d'ici, tu as raison. Pendant ce temps Naoma tu peux continuer à raconter ?

- Oui si tu veux.

Nous repartons, avec nos barres et nos cages, en direction de la forêt, et Naoma reprend son récit :

" Je ne saurais dire pendant combien de temps tu as crié, plusieurs dizaines de secondes, et puis plus rien. Tu ne faisais plus un bruit, ne disais plus un mot, tu es resté allongé au sol. Tu tremblais un peu, comme après une décharge électrique. L'être bleu est resté encore un instant, tu as eu un soubresaut, puis il a fait demi-tour et il est reparti. Je suis parvenue enfin à me lever. Je me suis précipitée vers toi, mais... Je ne sais pas vraiment comment expliquer, ce que t'avait fait cette chose... Quelques minutes se sont écoulées et puis tes tremblements ont passé. Erik a profité que le groupe d'hommes était en train de sortir, hypnotisé par la présence de l'être, pour tenter une évasion. Il s'est précipité vers le dernier d'entre eux et l'a pris en étranglement. Celui-ci a été surpris mais il a réussit à l'empêcher de crier. Ensuite Erik est parvenu rapidement à quitter la cellule. Aussitôt dehors, il a lâcher l'homme et il a pris la fuite en courant. J'ai entendu ses pas dans le couloir. Je suis resté là, j'étais perdue, toi, qui semblait sans vie, Erik qui s'échappait tout seul, et moi, toute seule, démunie... Il y a eu une grande agitation chez les hommes, certains sont partis à la poursuite d'Erik, d'autres ont gardé la cellule. Ils parlaient tous entre eux, une langue que je ne comprenais pas, une sorte d'arabe ou plutôt la sorte d'hébreu dont tu m'avais parlé, la même langue que parlaient tous les hommes que tu avais rencontrés au long de tes aventures...

Je suis restée seule avec toi. Tu n'étais pas mort, mais tu ne bougeais plus. Je me suis mise à pleurer de nouveau, toujours désespérée que rien ne te fasse réagir. Pourtant tu respirais, tu clignais des yeux... Je ne savais vraiment pas quoi faire, je me suis levée, je t'ai tournée autour, j'en ai même été jusqu'à te secouer violemment, en te criant de me parler, de me dire ne serait-ce qu'un mot... Mais rien... J'avais tellement peur qu'il ne t'eût détruit le cerveau, volé ton esprit ou une atrocité similaire... Je suis restée sans doute une vingtaine de minutes, recroquevillée sur toi, à pleurer en répétant ton nom, te suppliant de me répondre...

Erik est finalement revenu au bout de quelques temps, vingt minutes peut-être. Il s'est fait ramené par plusieurs hommes, qui le tenaient solidement les bras bloqués dans le dos. Ils l'ont poussé comme un malpropre dans la cellule et ils ont refermé la grille en lui envoyant des injures ou des menaces. Il est rentré sans dire mot et je lui ai moi aussi lancé des regards noirs de colère de nous avoir abandonnés. Il est allé s'asseoir contre une paroi sans même venir te voir. Au bout de quelques instants il a quand même demandé après toi :

- Qu'est-ce qu'il a ?

Je n'avais pas vraiment envie de lui parler :

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Je crois que ma remarque ne lui a pas plu :

- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu m'en veux parce que j'ai tenté de m'évader, tu crois que c'est mieux de rester là à pleurnicher ?

Cette réflexion m'a mise hors de moi, j'ai hurlé en pleurant :

- Je t'en veux parce que tu nous as laissés sans même t'en préoccuper ! Tu n'en as rien à faire de nous, tout ce qui t'intéresse c'est sauver ta peau !

- Oh calme-toi petite ! Depuis quand on est potes toi et moi ? Ylraw m'a sauvé la vie et j'ai une dette envers lui, OK. Mais ce n'est pas parce qu'il est mal en point que je n'ai pas le droit de tenter quelque chose. C'est bien aussi ce qu'il avait fait à l'aéroport, non ? Et c'est pas pour autant que je vous aurais laissés tomber, même si je ne vois pas trop à quoi tu nous sers.

Je n'ai même pas eu la force de lui répondre, tellement il me dégoûtait. Et je crois qu'il m'a fait un peu peur, et j'ai préféré l'ignorer. Oh mon Dieu j'aurais tant aimé pouvoir te réveiller et partir rien qu'avec toi... Mais tu n'avais pas bougé depuis que cette chose t'avais jeté son sort ou son maléfice. Après quelques temps Erik s'en est aussi inquiété.

- Il a parlé depuis ?

- Non.

- Tu as essayé de le bouger ?

Erik s'est approché et s'est agenouillé près de toi pour prendre ton pouls et tenter de te faire réagir, mais rien, bien sûr... Il t'a ensuite tourné pour t'allonger sur le dos. Je n'étais pas très confiante dans ce qu'il faisait, c'était plus une personne qui devait tuer les gens plutôt que les soigner. J'avais peur qu'il ne soit trop brutal.

- Il ne faut peut-être pas le bouger.

- Et tu veux qu'on le laisse crever dans cette position ? Et arrête de chialer bordel !

Sa remarque n'a fait que provoquer le redoublement de mes larmoiements. J'en avais trop marre, je me suis levée en m'éloignant un peu, au cas où il s'énerve, pour lui crier dessus.

- Je pleure si j'ai envie ! OK ! Tu ne me prends pas la tête ! Je pleure pour un rien, c'est comme ça ! Alors m'embête pas avec ça !

Il m'a regardé d'un air curieux, comme une gamine qui fait son caprice, puis s'est retourné vers toi, me prenant sans doute pour une folle ou une hystérique.

- C'est bon, c'est bon, fais pas un cake, pleure si tu veux... Il a vraiment l'air dans un sale état, il ne réagit plus à rien. Merde, putain, mais qu'est-ce que lui a fait ce machin ?...

J'ai attendu trente seconde pour me calmer un peu, sécher mes pleurs, et je me suis rapprochée :

- Il avait raconté que lorsqu'il était prisonnier au Pentagone puis à Sydney il avait ressenti une douleur terrible au cerveau, et que c'est grâce à sa pierre qu'il s'en était sorti. C'est peut-être la même chose ?

- Mouais, j'ai pas vraiment cru à ces histoires, mais finalement, c'était peut-être vrai, de toute façon ce mec en bleu n'était pas normal, je n'arrivais plus à bouger, j'étais paralysé, toi aussi ?

- Oui, je n'ai pu bouger que quand il est sorti.

- Ouais, c'est vraiment bizarre... Aide moi, nous allons l'appuyer contre le mur, peut-être n'est-ce juste qu'un état comateux qui va passer.

J'ai aidé Erik à te tirer et t'appuyer dos à la paroi. Ensuite je t'ai parlé, mais tu avais toujours le même regard vide. Je ne sais pas du tout combien de temps nous sommes restés à te parler. Nous n'avions vraiment aucune idée de l'heure. Nous étions toujours dans la même faible pénombre transpercée seulement par une petite lumière au plafond. C'était un peu comme si le temps s'était arrêté.

Il a dû s'écouler plusieurs heures. Plusieurs heures où je suis restée près de toi, mais rien. Tu n'as même pas bougé, et seule ta respiration me rappelait que tu étais encore en vie. J'ai fini par m'endormir quelques heures sur tes jambes, rêvant que tout ceci n'était qu'un cauchemar et que je me réveillerais le matin dans tes bras, comme si ce n'avait été que la fin de la seule nuit que nous avions passée ensemble, et que toutes ces histoires n'avaient été que le fruit de mon imagination suite au récit de tes aventures...

Mais bien sûr que non ! Ça aurait été trop beau ! Quand je me suis réveillée tu n'avais toujours pas bougé ; Erik dormait profondément dans un coin, et on n'entendait juste le ronronnement d'une machine, sûrement le système de ventilation. Je t'ai murmuré doucement à l'oreille, en laissant glisser des larmes sur ma joue. Je t'ai pris le bras pour le lever, mais il est retombé sans susciter la moindre étincelle d'espoir. J'ai pleuré encore et encore, mais cette fois là je crois que j'étais vraiment triste, ce n'était pas juste des larmes d'émotion. J'étais tellement perdue. Qu'allais-je bien pouvoir faire ? Qu'allions-nous devenir ? Maintenant qu'ils t'avaient fait tout ce mal, allaient-ils nous laisser mourir de faim ? J'étais vraiment désespérée.

Je n'ai pas réussi à me rendormir, j'avais trop peur, j'étais trop triste... J'ai attendu, presque résolue à me laisser mourir, pour que tout ça finisse...

Mais en fait nous n'étions pas vraiment abandonnés, et le matin des hommes nous ont apporté à manger. Ils ont glissé au travers de la grille des sortes de galettes. Erik a été moins méfiant que moi et je pense qu'il avait très faim, tout comme moi. Il en a mangées avidement plusieurs d'affilée. J'avais très faim aussi, et si j'ai mordu timidement dedans au début, rapidement j'ai imité Erik. Elles avaient un goût plutôt bon, légèrement salées, assez dures, de couleur jaune orangée. C'était un peu entre une galette et un paim. Elles collaient un peu aux dents mais on pouvait aussi les laisser fondre dans la bouche. Vers la fin on trouvait un petit goût sucré, c'était très bon. Je n'avais jamais mangé de trucs pareils. Les galettes étaient accompagnées de sortes de "pains" d'eau. C'était très marrant c'était comme des petits pains un peu mous, un peu flasques, un peu transparents, et quand on mordait dedans ils fondaient dans la bouche. Mais ils n'avaient pas vraiment de goût, c'était vraiment comme de l'eau. Le fait de boire me rappela qu'il n'y avait pas de toilettes dans la cellule, et que ce n'était pas génial si nous devions faire nos besoins dans un coin. J'ai demandé à Erik :

- Tu sais comment faire si on a envie de faire pipi ?

- Non, je ne sais pas comment faire, il faut peut-être leur demander.

- Mais s'ils ne parlent pas anglais comment est-ce qu'on peut faire ?

- Et bien je ne sais pas, on peut leur mimer, ils devraient comprendre.

Je me suis rendu compte que ces préoccupations étaient bien futiles par rapport à ton état. Je me suis retournée vers toi, tu n'avais toujours pas bougé, tu étais encore appuyé au mur. Et j'ai eu de la peine rien que de savoir que j'avais mangé sans même penser à toi. Je t'ai apporté un bout de galette, mais bien sûr tu n'as pas plus réagi. J'en ai coupé un petit morceau et te l'ai mis dans la bouche, mais rien. J'ai fondu en larme en te voyant ainsi, je me suis retournée vers Erik, en espérant sans doute qu'il puisse faire quelque chose de plus que moi, qu'il puisse te ramener, qu'il puisse te sauver...

À ce moment là deux hommes sont passés dans le couloir, ils avaient sans doute fini la tournée des cellules pour distribuer la nourriture. Erik les a interpellés. Il a tenté de leur demander pour les toilettes ; il a parler en disant quelques mots en différentes langues ; je lui ai soufflé comment on dit toilettes en français, je croyais m'en rappeler, mais bien sûr les hommes n'ont pas compris. Finalement Erik se décida à miner l'action de faire pipi et je crois qu'ils ont saisi. Ils se sont éloignés, et nous avons pensé avec Erik qu'ils étaient allés sans doute chercher la clé de la cellule. Mais un seul homme est revenu et il a tendu à travers la grille une combinaison à Erik. Erik l'a récupérée par réflexe mais l'homme ne l'a pas lâchée, et par ses signes nous avons compris qu'il demandait à Erik de se changer et de lui donner la combinaison qu'il portait en échange de la nouvelle. Nous nous sommes demandés si en fait ils n'avaient pas compris notre demande, ou s'il nous était nécessaire de revêtir une combinaison spéciale pour sortir, mais la nouvelle ressemblait comme deux gouttes d'eau à l'ancienne. Finalement Erik s'est changé et il a donné son ancienne combinaison en échange de la nouvelle, mais l'homme est reparti tout de suite. Erik l'a rappelé, mais celui-ci n'a répondu qu'en nous lançant ce qui devait être un juron, il était sûrement énervé de nos manières, puis il a disparu.

- Tu crois qu'il n'a pas compris, pourtant j'ai été assez clair, comment auraient-ils pu comprendre que je voulais une nouvelle combi ?

- Peut-être que ces combis ont des sortes de couches-culottes intégrées ? Et quand tu lui as dit, il a compris que la tienne était utilisée et devait être changée ?

- Ah ouais c'est pas bête ! C'est vrai qu'on sent comme une couche au niveau du sexe et des fesses. C'est peut-être bien ça. C'est vrai qu'elles ont l'air assez épaisses, quand même.

Avant d'enfiler sa combinaison, Erik a jeté un coup d'oeil à l'intérieur. Il était recouvert de micro-alvéoles un peu gluante qui auraient très bien pu recueillir la transpiration ou le reste. Pour s'en convaincre, Erik a retourné le col et il a craché dessus. Je me suis levée pour venir voir, et effectivement le tissus avait l'air comme vivant, et la bave a été aspirée par la combinaison. Il me semble qu'il y avait une oeuvre de science-fiction qui exposait ce concept :

- Ça me rappelle un film où ils avaient aussi des combinaisons qui recyclaient la transpiration, c'est peut-être pareil.

- C'était un livre, non ?

- Je sais plus, peut-être.

- Enfin peu importe, toujours est-il que si on n'essaie pas on ne saura pas...

Erik a alors enfilé la combinaison. Et quelques secondes plus tard la preuve semblait concluante, il était toujours au sec. J'étais un peu plus réticente mais rien que le fait d'y penser j'avais une envie terrible de faire pipi. J'ai essayé de faire juste un tout petit peu, mais je n'ai pas pu me retenir et j'en suis même allée jusqu'à pousser un soupir de soulagement, ce qui n'a pas manqué de faire sourire Erik, bien sûr. Et c'est vrai que la combinaison semblait tout absorber.

- Mais, Erik, à ton avis comment fait-on pour savoir quand elle est pleine ? Tu crois qu'elle absorbe vraiment tout ?

- Je ne sais pas, peut-être y a-t-il un voyant, ou une marque qui apparaît ? Et je pense que cela absorbe tout, oui.

- Comment tu peux en être aussi sûr ?

- Parce que...

J'ai compris par son sous-entendu qu'Érik était plus téméraire que moi.

- Ah... Et, euh, tu crois que ça permet aussi de ne pas avoir à se laver ? Ou qu'ils vont nous emmener aux douches à un moment ?

- J'en sais rien ! Comment veux-tu que je le sache, je n'en sais pas plus que toi !

Je me rendis bien compte que je l'énervais avec mes questions, et qu'il se serait bien passé de moi. Je me suis excusée et je suis retournée près de toi. J'ai essayé de nouveau de te faire manger un peu de la galette, mais tu étais toujours amorphe. "

- Bon à propos de manger, on peut les manger ces fruits alors ?

Je coupe Naoma alors que nous nous retrouvons à côté de l'arbuste où nous avions trouvé les fruits, juste avant que le léopard ne nous attaque. Erik mord déjà dans l'un d'eux :

- Vous faites comme vous voulez, mais moi cette fois-ci je le mange en entier.

Naoma se rappelle notre malheureuse première tentative :

- Ça vaut mieux de toute façon, si tu le lances ça risquerait de réveiller une autre bête.

- Bof ce ne serait pas pour me déplaire de faire un petit barbecue !

- Toi Franck ça va bien, je croyais que tu ne mangeais que du soja.

- Je varie mes apports protidiques, c'est très différent, et ça fait très longtemps que je n'ai pas mangé de léopard grillé, donc pas de problème !

- Ha ! T'es bête !

Naoma me file une tape, puis nous recopions Erik en mangeant chacun deux ou trois fruits. C'est vrai qu'ils sont fameux. Mais quelques fruits ne nous nourriront toutefois pas suffisamment, et nous serons bien obligés, si nous devons rester ici longtemps, de piéger quelques animaux. Toutefois si je me rappelle bien ce que disait Pixel, la société du temps où l'homme vivait de cueillette et de chasse était celle où les gens travaillaient le moins. En effet quelques heures par jour, pas plus de trois ou quatre, suffisant à assouvir leurs besoins alimentaires, ils pouvaient consacrer le reste de leur temps à se reposer et s'amuser. Je me demande quand même si j'arriverai à subsister sans ne plus jamais aller sur Google News ou linuxfr.org ? Il s'est déjà sans doute passé une éternité depuis mon départ de France, et je serai vraisemblablement à mon retour incapable de comprendre quoi que ce soit suite aux révolutions quotidiennes du monde linux... Bah ! L'heure n'est pas à la mélancolie ! En attendant ce moment, finalement pas tellement redouté s'il marque mon retour au pays, où je serai bon à aller dans un musée, je donne un coup de main à Naoma et Erik pour remplir un des paniers avec des fruits, en mangeant deux ou trois fruits de plus au passage. Nous reprenons notre exploration. En ce qui concerne les animaux, il semble y en avoir beaucoup même si ceux-ci sont apeurés par notre présence. De nombreux et bruyants oiseaux occupent également la coiffe de la forêt, mais la hauteur des arbres est quelque peu rebutante à tout espoir de vouloir y grimper. Les barres de fer nous permettent de progresser plus rapidement en écartant les plantes et lianes qui barrent le passage, même si Erik, qui ouvre la voie, répète à plusieurs reprises qu'il donnerait cher pour avoir une machette. Nous n'avons pas trop d'inquiétudes de nous perdre, la forêt est tellement dense que notre piste pourrait être suivie les yeux fermés.

Nous progressons encore un peu, plus dans l'espoir de trouver quelque chose à manger que d'une issue ; ces quelques fruits nous ont ouvert l'appétit. La forêt semble interminable et il est impossible de savoir quelle direction permettrait de trouver autre chose que des arbres encore des arbres et toujours des arbres. Quand je pense que certains se lamentent de la disparition des forêts tropicales, il est évident qu'ils n'ont jamais été perdus au beau milieu !

Mais notre progression est vite stoppée par une pluie soudaine et intense. Et si la cime des arbres nous évite la douche froide, nous décidons rapidement de remettre à plus tard notre exploration, tant la très forte humidité et la végétation de plus en plus mouillée nous procurent une sensation de chaleur humide et étouffante très désagréable. Naoma me montre comment utiliser la combinaison pour créer une capuche ; il suffit pour cet usage d'étirer au niveau du col pour s'en recouvrir la tête, c'est ingénieux et efficace. Elle m'explique que cette capuche à l'avantage supplémentaire de laver les cheveux, ou en tout cas de les rendre tous jolis. Nous trottinons alors avec nos paniers et nos barres jusqu'aux bâtiments. Les combinaisons sont bien imperméables, et nous n'avons somme toute que quelques rafraîchissantes grosses gouttes sur le visage ; la température devant toujours friser les trente degrés, ce qui devrait nous mettre à l'abri d'un rhume, qui reste j'en ai peur le pire de mes cauchemars, ou le second, après le sable...

L'intérieur du bâtiment aurait tout pour être glauque pourtant il y règne une ambiance réconfortante. La douce lumière doit sans doute y contribuer, ou peut-être la vision de la luxuriante forêt. Nous retournons dans un premier temps à l'intérieur de la pièce avec les tubes, la seule comportant de quoi nous asseoir, et un peu plus fraîche. Nous nous reposons de notre course en mangeant encore un fruit ou deux. Alors qu'Erik entreprend l'exploration méticuleuse de la pièce, Naoma reprend son histoire :

" Donc, nous venions tout juste de découvrir le fonctionnement des combinaisons, et j'étais toujours terriblement inquiète de ne pas parvenir à te faire manger. Tous nos efforts avec Erik pour te faire avaler quelque chose étaient vains, ou presque. Tout ce que nous espérions, c'était que la galette, qui avait la propriété de fondre quand on la gardait dans la bouche, te permette de récupérer un peu d'énergie, mais nous avions peur de t'étouffer si tu n'avalais pas correctement. C'était tellement désespérant que le simple fait de te voir me faisait pleurer. Je me sentais tellement démunie... "

Naoma soupire.

- Je crois que je n'ai pas tellement l'envie ni la force de raconter la suite, Erik le voudra peut-être ?

Je me retourne vers Erik, qui tâte la paroi millimètre par millimètre à la recherche d'une trappe, ou un bouton quelconque. Il prend la suite de l'histoire :

" Naoma a pété les plombs, complètement. Personnellement je sentais bien ce qui allait se passer, dans l'état dans lequel tu étais, sans manger ni boire, je ne donnais pas cher de ta peau. Je passais le plus clair de mon temps à la regarder, j'avais déjà abandonné l'idée d'ouvrir la grille ; et depuis ma tentative d'évasion, ils ne l'avaient ouverte à aucun moment, autant dire que c'était pas le mieux barré du monde. Nous n'avons revu personne de ce qui devait être notre deuxième jour en cellule, et j'en ai déduis que les galettes et les pains d'eau devaient être notre seule ration quotidienne, suffisante cela dit, leur trucs étaient plus nourrissants qu'ils en avaient l'air. Je suis resté sans grand espoir d'évolution plusieurs heures durant à regarder Naoma sangloter, tenter de voir à travers la grille ou encore essayer d'en comprendre le fonctionnement. Je n'osais même pas lui parler, tellement elle était désespérée, elle ne m'écoutait pas, de toute façon. Lors de ma fuite, juste après le départ du clown en bleu, j'avais parcouru une bonne centaine de mètres dans les couloirs. Ceux-ci étaient composés exclusivement de cellules, vides pour la plupart, à l'exception d'une ou deux. L'extrémité de la section dans laquelle nous nous trouvions semblait donner sur une zone condamnée. J'avais réussi à enfoncer une première porte mais je m'étais retrouvé dans une pièce sans lumière remplie de caisses, de barres de métal et autres débarras. Tout ce que j'avais remarqué c'était que les deux autres portes de cette salle étaient bloquées avec des barres de métal soudées ou fixées, et une trappe, sans doute d'aération, où un homme pouvait, je m'étais dit à ce moment, se glisser. Mais il faut dire que je n'étais resté que quelques secondes avant l'arrivée de mes poursuivants. Mes yeux s'étaient à peine accoutumés au noir et je n'avais pas vraiment eu le temps d'en découvrir davantage. Je ne savais donc pas encore si nous pouvions aller plus loin ou pas. Bref seul dans une voie sans issue face à une dizaine je n'avais aucune chance, et j'avais préféré la jouer conciliant en rentrant sagement dans la cellule.

Pour en revenir à Naoma, son état empira de manière progressive. Elle pleurait sans arrêt, te suppliant de boire ou de manger, mais bien sûr tu restais toujours sans bouger. J'ai tenté à un moment de l'éloigner un peu de toi, pour lui parler et lui faire comprendre que ce n'était plus vraiment toi, que tu étais déjà parti, mais elle n'a rien voulu entendre, rétorquant que bien sûr pour moi c'était déjà la fin, que je m'en moquais, mais qu'elle ne t'abandonnerait pas, qu'elle ne devait pas s'éloigner, et qu'elle devait continuer à tenter de te faire boire et manger. Bref elle m'a jeté comme un malpropre et m'a énervé, je l'ai laissé faire, je n'aurais peut-être pas dû.

La nuit fut calme, et au petit matin nous avons retrouvé des galettes et de l'eau comme la veille, cette fois-ci nous en avons mis de côté pour manger un peu plus tard ; mais nous devions sans doute avoir ta portion en plus, ce qui faisait que nous avions largement assez pour nous deux. Nous t'avions allongé le soir pour la nuit, sans que cela change grand chose, tu restais toujours immobile et le regard dans le vide. Naoma n'avais sûrement pas beaucoup plus dormi cette nuit là à la vue des cernes sous ses yeux. Elle était sans cesse contre toi, te parlant, tentant toujours de te faire avaler un peu de galette. Elle était complètement perdue. Et franchement j'étais pas beaucoup plus avancé moi moi non plus, et je ne savais pas du tout combien de temps il nous faudrait attendre avant qu'il se passe quelque chose. Son état allait en empirant, tellement qu'à un moment, tentant de nouveau de l'éloigner, je suis même devenu violent et je l'ai giflée pour tenter de la faire revenir à la raison. Elle s'est mise alors à sangloter dans mes bras, répétant qu'elle ne voulait pas que tu meures, qu'elle ne voulait pas te laisser là...

Ce matin là tu as gardé les yeux fermés, la fatigue t'avais peut-être finalement endormi, à moins que tu n'ais sombré dans le coma, impossible à dire. Quand Naoma s'en est aperçue son état a encore empiré. Je suis moi aussi venu tenter de te réveiller, mais rien n'y a fait. Pour être franc j'avais déjà accepté depuis longtemps que tu finirais de cette façon, que petit à petit les réserves de ton corps s'épuiseraient, et que tu mourrais de faim ou de déshydratation. Mais j'avais peur que Naoma ne pût même pas ne serait-ce qu'envisager que ta fin pût être telle, à côté de nous, sans que nous ne pussions rien faire. Comme elle ne réussissait pas à te ranimer, elle s'est levée et a commencé à marcher nerveusement de long en large dans la pièce, en réfléchissant tout haut à un moyen de nous sortir de là. Mais les moyens étaient plus que limités, c'est rien de le dire, sans aucun outil, avec une grille digne d'un coffre fort ; nous n'avions guère de possibilités. Elle a fini par s'acharner sur la grille, la tirant, poussant, secouant sans que celle-ci ne vacille. Je suis intervenu alors que les hommes, attirés par ses cris, approchaient. Une fois de plus, blottie dans mes bras, elle a passé de longues minutes à sangloter. Je dois dire que j'était un peu mal à l'aise, j'ai pas trop le profil de baby-sitter, j'ai toujours eu tendance à plutôt envoyer balader les capricieuses. Depuis la veille elle avait refusé de manger, par "solidarité", n'importe quoi, mais je suis finalement parvenu à lui faire avaler doucement une galette, et à lui faire accepter qu'il ne fallait pas craquer, qu'il nous fallait rester calmes car sinon nous allions nous aussi finir comme toi. Franchement je me serais cru son père, ça m'a fait réfléchir à deux fois à l'idée d'avoir des gamins.

Elle s'est endormie finalement, sans doute épuisée. Je décidais de la conserver dans mes bras, assis contre la paroi. Je n'aurais pas aimé que les potes me voient dans une situation pareille. Mais bon, je n'avais rien d'autre à faire, de toute façon. Mais elle ne dormit que quelques heures, et aussitôt réveillée elle a repris son manège frénétique entre tenter de te réveiller, tenter de te faire manger, tourner en rond dans la pièce et secouer la grille. Je crois qu'elle s'approchait aussi de ma limite de tolérance, commençant significativement à me taper sur le système. Il faut dire que dans une cellule qui ne devait pas dépasser dix mètres-carrés, sans rien à faire, ce n'était déjà pas évident de rester calme sans qu'en plus elle fasse son caprice hystérique. Je savais que je devais rester serein et attendre une opportunité, mais l'enfermement et les phrases que répétait sans cesse Naoma me faisaient petit à petit moi aussi sombrer dans un état d'énervement dangereux.

C'est vraiment horrible de rester enfermé, et encore plus quand on ne sait pas le sort qui nous attend, franchement ça m'a fait penser aux pauvres diables des camps pendant la guerre. J'avais déjà été retenu prisonnier pendant plusieurs jours il y a quelques années, et j'étais devenu complètement fou. Pourtant je savais que je devais rester calme, mais c'était plus une réaction incontrôlable, peut-être un manque d'air, de lumière, d'espace, un réflexe claustrophobe, enfin... Bref, pour ne pas que cette même situation se reproduise, j'ai pris alors la décision de faire des pompes et des abdos pour me calmer et passer mon énervement, pour limiter l'état de tension. Mais tout allait en empirant, et Naoma a commencé à s'en prendre à moi, à me faire des critiques. Je n'ai même pas relevé ses premières remarques, de simples sous-entendus sur mon incapacité à avoir réagi avec toi à l'aéroport, et surtout d'avoir voulu te vendre pour de l'argent. Mais ses attaques étaient de plus en plus claires, et si je continuais, indifférent, à faire mes exercices physiques, elle en est venues bientôt à me crier dessus, à me demander de répondre, de m'expliquer. Je me contentais alors de dire que cela ne servait à rien de parler du passé.

La journée passa, et elle ne me laissait même plus m'approcher de toi, criant que je ne voulais que ta mort depuis le début, et qu'elle te protégerait, contre moi, contre eux, contre tout.

La pire journée fut la suivante. J'ai très peu dormi, et Naoma pas du tout. Elle parlait constamment à voie basse, et je ne pouvais plus en faire abstraction. Au matin, à bout de nerf, je décidais finalement de la calmer avec une paire de gifles. Je haussais considérablement la voix en lui disant de se taire et de reprendre ses esprits. Mais elle a tenté de se défendre. Elle m'a griffé, ce qui m'a mis dans une colère noire et rapidement je l'ai envoyée au sol avec un coup sûrement beaucoup trop fort. Mais j'étais à la limite, moi-aussi, de perdre les pédales. Étourdie par le choc, elle s'est traînée et est allée se prostrer dans un coin à pleurnicher. J'espérais ne pas lui avoir fait trop mal et je regrettais tout de suite de m'être emporté, mais il valait mieux sans doute que je ne laisse pas trop mon exaspération et mon énervement s'accumuler. Elle a alors pris peur de moi et je n'ai pu l'approcher pour m'excuser. Je me suis résolu à ne pas tenter quoi que ce soit. J'ai toutefois pu constater ton état, alors qu'elle était enfin loin de toi. État qui n'était pas fameux, ton pouls ne devait pas dépasser trente battements par minute. Ensuite je suis moi-aussi retourné dans mon coin et j'ai enfin pu dormir quelques heures.

Quand je me suis réveillé, Naoma t'avais emporté avec elle dans un coin, me menaçant de me tuer si je m'approchais d'elle ou de toi. Franchement je ne pensais pas qu'on pouvait casser un câble à ce point. Elle refusa même la galette que je lui tendis, en gage d'apaisement, prétextant que je l'avais sans doute empoisonnée. Elle se précipita par contre sur la ration du jour pour sûrement s'assurer de la récupérer avant que je n'ai le temps de la toucher.

Bakorel

C'est ce jour là que je fis la connaissance de Bakorel. J'avais repris comme la veille ma séance d'exercices physiques quand j'entendis un sifflement inhabituel. Il ne me fallut pas longtemps pour trouver l'origine du sifflement, elle était aussi celle de la chute de petit bout de métal ou de sable : l'une des trappes d'aération au plafond. Les trappes en elles-mêmes étaient petites, pas plus de dix centimètres, mais elles devaient donner sur un conduit beaucoup plus large, du même genre que celui que j'avais vu lors de ma tentative de fuite. Le plafond était assez haut, mais je distinguais tout de même un visage. Cette personne me parlait, mais je ne comprenais rien. Je lui parlai à mon tour, pour qu'il s'aperçoivent que je ne parlais ni connaissais sa langue. Après un instant je compris qu'il tentait de se présenter. Il répétait quelque chose comme "Bakorel". Je ne savais pas du tout qui était ce type, mais après tout il pouvait peut-être nous aider à nous sortir d'affaire. Je répétai moi aussi mon nom, en me désignant, puis le sien, en pointant le doigt vers lui. Mais causer avec une bouche d'aération a vite ses limites, et si je distinguais plus ou moins son visage, il ne pouvait faire de gestes pour que je puisse apprendre un peu plus de sa langue.

Je devais être fatigué car il me fallut une bonne heure avant d'avoir l'idée non pas d'apprendre sa langue, mais de lui apprendre la mienne. J'en oubliais Naoma, qui restait dans son coin, pour mimer diverses actions en énonçant le nom ou le verbe correspondant : marcher, manger, parler, droite, gauche... Au bout de quelques heures mon interlocuteur savait compter jusqu'à dix, et reconnaissait la plupart des membres de mon corps. Je lui faisais réciter en pointant du doigt l'objet ou en mimant l'action, et en attendant qu'il donnât le nom correct. Puis il disparut, sans doute plus préoccupé alors à trouver de quoi manger, ou déjà lassé de son nouvel ami. Je fis encore quelques pompes, puis je m'endormis enfin pour une bonne et longue nuit, alors que Naoma restait invariablement au même endroit.

La journée suivante ne fut qu'une répétition de la précédente, Naoma ne m'adressait plus la parole. Je ne pense pas qu'elle avait dormi, toujours à pleurer en tentant de te soigner. Dans l'après-midi Bakorel revint, et je tentais cette fois-ci de lui faire comprendre que je voulais sortir, en mimant l'ouverture des grilles. Il avait l'air d'avoir retenu de manière impressionnante tous les mots de la veille. La seule chose que j'avais retenu pour ma part, c'était la façon de dire "bonjour" ou "salut" ; cela ressemblait à quelque chose comme "moyoto", ou "mioto". Nous parlâmes quelques heures, et j'espérais qu'il avait saisi que je lui demandais des outils, un couteau, ou des tiges métalliques. Il me réveilla un peu plus tard, en laissant tomber par la bouche d'aération plusieurs petites barres en métal. Certaines restèrent coincées par la grille, mais je pus récupérer deux tiges suffisamment solides pour servir d'armes. Je tentai ensuite de les utiliser pour ouvrir la grille, mais le système était trop résistant pour que je réussisse quoi que ce soit. J'avais déjà pensé tenter d'attraper l'homme qui nous apportait la nourriture en étranglement, mais celui-ci était méfiant et nous demanda de nous reculer avant de faire passer les galettes au travers de la grille. En me couchant, j'imaginai un plan où nous ferions tous les morts, pour les inciter à entrer dans la pièce.

Mais je n'eus même pas besoin de ça. Le lendemain matin Naoma n'était pas éveillée. Je m'en inquiétai et fut rassuré de constater qu'elle dormait profondément. Toi, par contre, tu étais bien mort. Et sans doute depuis déjà longtemps, un jour, peut-être plus. Tu étais glacé comme le métal des parois, et tes muscles commençaient déjà à perdre de leur rigidité. Tu n'avais toutefois pas encore ces tâches vertes sur le ventre qui apparaissent généralement après deux ou trois jours. J'emportais Naoma, qui dormais toujours aussi profondément, et la couchais de l'autre côté de la pièce.

Quand elle se réveilla finalement elle allait un peu mieux. Je dus lui faire comprendre que tu étais mort. J'imaginais qu'elle allait de nouveau faire un crise et devenir hystérique, mais elle ne dit pas un mot et sombra en sanglot dans mes bras. À bien y réfléchir je me dis qu'elle devait déjà le savoir, mais qu'elle ne l'avait pas encore accepté. De dormir enfin lui avait fait reprendre le sens des réalités. Elle réfléchit alors qu'il était peut-être toujours temps de te renvoyer dans les tubes pour te soigner, et pris l'initiative de crier pour faire venir quelqu'un. Pensant qu'un telle initiative pouvait servir mon idée et qu'ils ouvrissent enfin la grille, je me joignis à elle pour appeler de l'aide.

Un homme ne tarda pas à arriver. Je tentai de pousser Naoma de la grille ; elle parlait à toute vitesse en anglais. Elle recommença à faire une crise, mais je pus m'intercaler et mimer plus calmement à l'homme, en te désignant, que tu étais mort. Je faisais semblant d'abord de laisser pendre ma tête en tirant la langue, puis je signifiai l'arrêt du coeur avec mes deux mains sur la poitrine qui simulaient les battements qui ralentissaient puis stoppaient. L'homme me demanda de me reculer pour qu'il pût observer. Je tirai Naoma avec moi et il jeta un oeil vers ton corps sur le côté. Il fit un signe de la tête laissant supposer qu'il avait compris et partit. Naoma me bombarda de question, savoir s'il avait compris, ce qu'il allait faire, s'il allait revenir. Elle m'énervait plus qu'autre chose et je tentais de la rassurer en répondant positivement à ses questions pour qu'elle se calmât enfin, qu'ils allaient venir te chercher, t'emmener dans les tubes et te soigner.

Nous attendîmes facilement une demi-heure avant qu'un petit régiment ne revînt. Ils se méfiaient sans doute et ne voulaient pas répéter le même scénario que la première fois. Naoma était près de toi, quant à moi je dus me reculer jusqu'au fond de la cellule avant qu'ils fussent suffisamment confiants pour ouvrir et entrer. Mais ils ne se méfirent pas de Naoma et ce fut ma chance, car au moment d'emmener ton cadavre, ils le mirent simplement dans un bac à roulettes vide, du même genre avec lequel ils amenaient la nourriture. Ceci provoqua une crise d'hystérie chez Naoma, qui s'accrocha au bac en hurlant qu'il fallait t'emmener dans les tubes, qu'ils devaient te guérir. Il y avait en tout huit hommes, et je ne bougeai pas tant qu'ils ne sortirent pas de la pièce. Deux d'entre eux tiraient le bac, et quatre autres tentaient de maîtriser Naoma. Maîtriser n'est toutefois peut-être pas le mot, car sans doute il ne leur fallut pas grand-chose pour l'immobiliser à quatre. J'avais l'impression qu'ils jouaient avec, profitant chacun leur tour de la peloter avec entrain en la tirant en arrière. Il me semblait que Naoma ne s'en rendait même pas compte, se moquant éperdument que l'on lui touchât les seins ou ailleurs, et elle ne pensait qu'à s'accrocher au bac en envoyant balader à grands coups de pieds ou de poings tout ce qui tentait de l'en séparer. Bref elle n'eut pas trop de mal à sortir de la cellule avec eux, alors que ceux-ci rigolaient entre eux de la voir si enragée. Quand les deux hommes près de moi s'avancèrent pour sortir de la cellule, alors qu'ils étaient focalisés sur Naoma, et sans doute bien jaloux de leurs camarades en train de s'amuser avec elle, ce fut alors que je les attaquai.

J'avais une tige en fer dans chaque main. En arrivant par derrière le premier homme, je lui plantai une tige au niveau de la carotide et le repoussait rapidement avec un grand coup de pied. J'avais déjà testé la solidité de ma combinaison, et celle-ci étant trop solide pour que je puisse facilement la transpercer avec une tige, je devais me concentrer sur la tête et les partie non couvertes. Sur ce le second se retourna mais il n'eut le temps de réagir quand je le projetai vers le fond de la cellule et refermai la grille sur lui. La grille bloquée j'avais deux assaillants de moins. J'eus alors un moment d'hésitation, partir avec ou sans Naoma.

Je décidai de prendre le risque de l'emmener avec moi. Elle m'avait beaucoup tapé sur les nerfs, mais pour autant je me sentais un peu responsable. Je savais que tu ne l'aurais pas laissée, toi, et j'avais des remords de n'avoir rien pu faire pour te sauver. Et surtout dans le quart de seconde que j'avais pour prendre ma décision, je craignais que l'un d'eux ne tentât d'abuser d'elle si je la laissais entre leurs mains. La grille fermée deux hommes se précipitèrent vers moi, mais non armés je les blessai avec mes tiges métalliques. Ils n'eurent pas le temps de prendre Naoma en otage, je la tirai vers moi en poussant violemment du pied le bac où se trouvait ton corps. Trois des hommes furent bousculés et je n'attendis pas mon reste pour partir en courant en entraînant Naoma. Sur le moment si elle n'avait pas couru je l'aurais sans doute laissée là. Mais elle courut avec moi, rapidement même, j'en étais étonné. "

Naoma interrompt Erik.

- Ben oui comme je l'avais déjà raconté à Franck je suis sprinteuse dans un club d'athlétisme. Je ne me rappelle pas trop encore de ces instants, mais dès qu'il faut courir je cours ! J'ai dû avoir une sorte de réflexe...

- Eh ! Regardez ce que j'ai trouvé !

- Oh non...

Je laisse échapper un soupir de désespoir suivi d'un rire sarcastique quand je vois Erik nous montrer un bracelet ! Du même genre que tous ceux que j'ai déjà vus. Il se trouvait dans un petit compartiment sur le côté d'un des tubes. Et après vérification il s'avère que les trois tubes dans lesquels nous nous trouvions en possède un, mais seul la personne qui se trouvait dans le tube peu l'ouvrir, par un mécanisme de détection d'empreintes digitales, similaire à celui qui commande l'ouverture de la trappe pour les combinaisons. Naoma s'interroge sur ma réaction :

- Pourquoi tu dis "oh non" ? C'est le même bracelet que tu avais au tout début ?

- Ben ouais, c'est par un truc comme ça que tout a commencé. Mais à quoi il sert vraiment je n'en sais rien. Je ne pense pas qu'ils soient tous aussi dangereux que celui que j'avais, mais franchement je ne sais pas à quoi ils servent, en tout cas ils semblaient tous en avoir dans l'organisation.

Erik regarde le sien et tente de l'inspecter :

- Ce bracelet ne peut pas être qu'un bijou, c'est peut-être une sorte d'émetteur pour ne pas se perdre, ou une sorte de téléphone portable ?

C'est sans doute un truc dans le genre, mais rien que de le voir je ressens un manque cruel de ma pierre.

- Peut-être, mais bien malin celui qui m'expliquera comment il marche, il n'y a aucun bouton, aucune partie mobile...

Naoma en profite pour ouvrir et récupérer celui qui se trouvait dans la petite trappe de son tube.

- Bon bref il ne nous sert à rien quoi... Peut-être qu'on devrait le mettre, il pourrait ouvrir des portes secrètes ou des trucs dans le genre ? La porte fermée dans l'autre pièce, peut-être ? Hum, c'est pas trop mal. Il n'a pas l'air très méchant...

Naoma l'enfile et se regarde avec. Je préfère refermer la petite trappe sans le toucher.

- Mouais, perso je fais gaffe, j'en ai déjà bien assez bavé à cause de ces saloperies, et je me méfierais. Tout ce qu'il pourrait faire, c'est qu'il leur permette de nous repérer de nouveau et que l'on se retrouve dans le même pétrin...

- Bon on verra, on a qu'à les laisser là pour l'instant.

Erik et Naoma replace leur bracelet respectif dans leur petite boîte, quand à moi je ne tente même pas d'ouvrir la mienne.

- Tu continues l'histoire, j'aimerais bien savoir la suite quand même.

- OK

Erik continue son histoire tout en reprenant son inspection.

" Donc, nous tentions de nous échapper. La chance que j'espérais avoir, c'était d'abord qu'ils ne soient pas capables de nous rattraper avant que nous n'aillons réussi à atteindre la salle du fond où j'avais dû baisser les bras la première fois, mais surtout d'arriver à bloquer la porte suffisamment longtemps pour que nous puissions nous échapper par la bouche d'aération. J'ai eu un premier réconfort quand j'ai vu qu'ils n'avaient pas réparé l'ouverture de la porte. Une fois dans la pièce, je me suis dépêché de pousser tout ce que je trouvais contre la porte, tout en criant à Naoma de faire de même. Les hommes n'ont pas tardé à tambouriner contre la porte, mais j'ai eu la chance de pouvoir renverser toute une étagère, un échafaudage presque, pour la bloquer. Pendant cinq bonnes minutes nous avons continué à pousser des bacs à roulettes plein de gravas, des grosses tiges en fer et des plaques de métal. Puis quand je suis parvenu à bloquer une grosse barre de fer, qui avait par chance la bonne taille pour aller de l'amoncellement contre la porte jusqu'à la paroi opposée, j'ai jugé que cela nous donnerait bien un quart d'heure de tranquillité, peut-être moins si par malchance ils décidaient d'utiliser une arme pour forcer l'entrée.

Malheureusement je ne me suis aperçu qu'à ce moment là que la bouche d'aération était plus petite que je ne l'avais imaginée, et que nous ne nous y glisserions pas si facilement que ça, même si l'option restait envisageable ; Je n'avais guère envie de finir bloqué dans un tuyau à je ne sais pas combien de mètres sous terre. J'ai changé mes intentions et en premier lieu j'ai tenté de m'attaquer à l'une des portes cloisonnées, celle à l'opposé de celle par laquelle nous étions arrivés, elle semblait être la moins bloquée et plus susceptible de constituer un échappatoire. Nous avons poussé à plusieurs reprise un bac rempli contre cette porte, et les barres ont commencé à céder, nous donnant bon espoir. Il nous fallait faire vite nous entendions les hommes eux aussi sans doute en train de projeter par répétition quelque chose contre la porte. J'espérais simplement que ce n'était pas le bac dans lequel ils avaient mis ton corps. Mais dans l'urgence je n'avais pas vraiment le temps pour ce genre de pensée et je redoublais d'efforts. Quand enfin la porte a commencé à céder, une puissante aspiration s'est faite sentir, comme si l'autre côté était dépressurisé. Il a fait rapidement très froid dans la pièce, mais les combinaisons nous protégeaient efficacement. À ce moment j'ai entendu les hommes cesser de taper contre la porte et crier d'affolement sans doute suite à l'aspiration qui a suivi à leur niveau, une fois l'air de notre cellule épuisé. Pas totalement épuisé toutefois car nous pouvions encore respirer, même si la quantité d'oxygène disponible était sans doute bien moindre, à la vue des halètements que nous devions faire. Quand il y a eu assez d'espace pour me laisser glisser une barre de fer entre la porte et la paroi, je m'en suis servi de pivot et j'ai réussi à ménager rapidement assez de place pour que nous pussions nous faufiler Naoma et moi.

Mais nous n'étions pas pour autant sortis d'affaire. La lumière s'échappant par l'ouverture faite nous permettait à peine de distinguer le gouffre devant nous. Il faisait horriblement froid, et il nous était toujours aussi difficile de respirer, nous ne pouvions rester là très longtemps, il nous fallait une issue.

Après quelques dizaines de secondes nos yeux se sont accoutumés un peu plus à l'obscurité, et j'ai distingué alors que nous nous trouvions vraisemblablement dans une ancienne section des locaux sans doute détruite par une explosion ou un effondrement. Cela se présentait comme un trou conique dont je ne distinguais pas le sommet. Au niveau où nous nous trouvions, le tour était constitué des restes des parois métalliques, et en face il me semblait distinguer la suite du couloir. Nous pouvions faire le tour, il restait suffisamment de sol praticable sur le bord pour arriver jusqu'à l'autre côté. Mais si cette zone était vraiment condamnée, je pensais que nous ne trouverions rien en allant plus avant. D'autant que vues les conditions de froid et de manque d'oxygène, je n'avais aucune idée à combien de centaines de mètres voire de kilomètres nous nous trouvions sous terre.

La température était vraiment glaciale, il devait largement faire en dessous de zéro ; Naoma tremblait de froid. Elle m'a montré du doigt le fond du trou en me demandant de regarder. On n'y distinguait de la lumière à quelques dizaines de mètres en contrebas. Pour arriver là-bas il nous faudrait descendre la paroi, mais les pierres et les rochers éboulés ne devraient pas nous rendre la tâche trop dure. Il nous fallait juste espérer que tous ces gravas n'allaient pas s'effondrer de nouveau sous notre poids.

De toute façon nous ne pouvions pas attendre, et si les hommes semblaient avoir abandonné l'idée de nous poursuivre, c'était sans doute car ils ne donnaient pas cher de notre peau une fois ici. J'ai entraîné Naoma avec moi et nous nous sommes lancés dans la descente, en direction des lumières. Ça a été très dur, j'avais les doigts gelés, un mal fou à respirer. De nombreux cailloux roulaient sous nos pas et dévalaient la pente pour tomber avec fracas au fond de la cavité. Je me forçais à respirer très rapidement pour ne pas perdre connaissance, et malheureusement ce n'a pas été le cas de Naoma, qui s'est évanoui vers le milieu de la pente. Je ne pouvais pas la prendre avec moi, j'avais peur de m'évanouir à mon tour. Elle était juste en dessus de moi et je l'ai secouée vigoureusement pour tenter de la réveiller, mais rien n'y a fait. Soudain j'ai tendu l'oreille, j'ai cru en effet entendre mon nom ! J'ai pensé tout d'abord à une hallucination mais j'ai entendu encore plus clairement quelqu'un criant "Erik" à répétition. Bakorel ! Bien sûr ce ne pouvait être que lui, il avait sans doute entendu le tapage de notre évasion, et connaissant les plans des bâtiments il tentait de nous retrouver. Je criais à mon tour son nom. Il s'est guidé fortuitement grâce à ma voix jusqu'à ce que la sienne devînt claire. Il était juste en dessous de nous. Il a alors crié "Sortir" plusieurs fois avec insistance. Il voulait sans doute nous faire comprendre que l'endroit était dangereux, la belle affaire, j'aurais imaginé qu'il avait compris que ce n'était pas vraiment le genre d'endroit idéal ou nous aimions faire la sieste. Je devais lui demander de venir m'aider, et je n'avais pas beaucoup de vocabulaire pour le faire, j'ai tenté néanmoins d'utiliser "blesser", terme qu'il devait avoir appris quand je mimais pour avoir une arme. Après quelques secondes il comprit et vint me rejoindre. À nous deux, surtout lui pour être franc, nous avons réussi à descendre Naoma jusqu'au niveau des éboulis au fond du trou. Ensuite nous avons dû nous faufiler entre les blocs de roche pour arriver dans la zone d'où provenaient les quelques lumières que nous avions vues du haut de la paroi rocheuse.

Je respirais toujours autant pour ne pas m'évanouir. Il fallait rapidement sortir Naoma d'ici où elle allait s'asphyxier. Je suivais Bakorel dans un amoncellement de décombres, de restes humains, d'outils, de chariots, de bras robotisés. La zone devait être une mine dont l'accès avait été condamné sans doute après l'éboulement qui avait tout détruit. C'était un vrai cauchemar, entre les odeurs, présentes malgré la température, le froid, le manque d'oxygène. Notre marche me semblait durer des heures. Nous passions dans des couloirs et des couloirs... Enfin nous sommes arrivés auprès d'un ascenseur. Il y a eu un violent souffle quand la cabine est arrivée à notre niveau. La montée a été lente. Je pensais à Naoma mais je n'avais pas la force de m'en occuper. Quand la porte de l'ascenseur s'est ouverte, j'ai enfin respiré à grandes bouffées. Mais sans perdre de temps j'ai fait du bouche à bouche à Naoma. Heureusement après quelques dizaines de secondes elle s'est réveillée... "

Naoma reprend la parole :

" Je crois que ce n'est vraiment qu'à ce moment que je repris vraiment conscience. Je n'avais que des souvenirs très partiels de ce qui s'était passé avant, un peu comme si j'étais éveillée mais pas consciente. Tout était flou, un peu comme un rêve. Je crois me souvenir qu'Erik m'avait frappé, cela avait dû me marquer. Je me rappelais un peu mieux de la course puis du froid. Par contre je ne savais pas du tout qui était la personne avec nous et je le demandai tout de suite à Erik :

- Mais c'est qui lui ?

- Bakorel. Ne t'inquiètes pas, il est avec nous, enfin je crois.

- Mais c'est qui ?

- Je ne sais pas, je l'ai connu dans la cellule alors qu'il passait dans les conduits d'aération. Ce doit être un clandestin ou un prisonnier évadé, cela dit je ne sais pas pourquoi il reste ici. Peut-être que c'est un ancien SDF qui trouve à manger et de quoi s'occuper dans ces couloirs...

J'avais mal à la tête, très froid et j'étais toute essoufflée. Erik m'a expliqué alors ce qu'il s'était passé depuis deux jours pendant que nous nous reprenions. Bakorel s'est absenté pendant ce temps. Je crois que j'étais consciente que tu étais mort, mais je ne sais pas vraiment si je ne pensais pas encore que tout cette histoire n'était qu'une farce, tellement j'étais perdue. J'ai demandé à Erik que faire, je n'avais aucune idée de ce que nous pouvions bien entreprendre :

- On fait quoi maintenant ?

- Il faut qu'on se tire d'ici. Mais on doit être vachement profond, j'ai jamais eu un froid pareil, et il manquait de l'air, c'est incroyable, je pensais pas que c'était comme ça si profond... Enfin, il nous faut remonter.

- Ben oui plus près du centre de la Terre il devrait faire plus chaud ? Mais tu dis que l'on doit se trouver près d'une ancienne mine ?

- Oui, en tout cas par là où nous sommes passés ça y ressemblait, il y avait des outils, des chariots...

- Mais une mine en plein coeur de Sydney, c'est du délire !

- Les galeries sont peut-être très longues, ils nous on fait marcher vachement longtemps, et puis avec ces ascenseurs, nous sommes peut-être à plusieurs kilomètres du centre.

Bakorel est revenu à ce moment, en nous ramenant une pâte qui avait le même goût que les galettes que nous avions dans les cellules. Nous l'avons beaucoup remercié et nous avons mangé avec appétit. Il a fait des gestes vers moi et j'ai compris qu'il me demandait mon nom. Je lui ai dit. Il m'a salué d'un "moyoto". Il était marrant. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il n'était pas très grand, il devait faire ta taille tout au plus. Il n'avait pas de combinaison, il était habillé de bouts de tissus mal cousus les uns aux autres.

Bakorel nous a alors fait des signes pour que nous le suivions. Il était impatient, semblait-il, de nous faire visiter ce qui avait l'air d'être sa maison. Comme me l'avait expliqué Erik, cette section avait sans doute été cloisonnée comme le reste après l'éboulement dans la mine, et Bakorel devait pouvoir être tranquille en restant ici. Le tout était constitué d'une petite dizaine de salles. Il s'était aménagé dans l'une d'elle une chambre à coucher avec un amoncellement de bouts de tissus et de combinaisons déchirées. Il y avait aussi dans la pièce une sorte de machine qui, après quelques mimes avec Bakorel, semblait tout simplement être un radiateur.

Dans une salle voisine se trouvait la salle de bain, ou tout du moins le faible équivalent. Une cuvette de métal surmontée d'une sorte de robinet d'où coulait un fin filet d'eau servait de lavabo. Bakorel nous a montré l'usage en buvant une gorgée avec un bol à côté. Il semblait tenir à ce que pas une goutte ne soit perdue. L'équivalent de la baignoire était un grand bac de fortune fabriqué avec des bouts de métal rempli d'une sorte de plastique à bulle, un peu comme celui présent dans les emballages. Nous avons compris que c'était le moyen de se laver quand Bakorel a mimé d'enlever ses habits et de se frotter avec le plastique tout le corps. Ensuite il a réussi à nous expliquer que ce plastique n'était autre que le revêtement intérieur de nos combinaisons.

Nous avons passés une salle puis nous sommes arrivés dans celle qui servait de toilettes. L'odeur n'était pas terrible. Elles étaient constituées simplement d'un WC mais qui bizarrement se trouvait en hauteur. Bakorel avait créé, pour y arriver, comme un échafaudage sur lequel il montait avec une petite échelle, comme pour les lits superposés. Nous avons conclu qu'il ne devait pas y avoir d'évacuation simple et qu'il fallait profiter au maximum de la gravité.

Mais c'était en réalité un peu plus compliqué encore, et nous nous en sommes aperçus en revenant dans la salle que nous avions évitée, entre la salle de bain et les toilettes. Bakorel nous a prévenu que l'odeur ne serait pas géniale et il nous a donné deux bouts de tissus pour que nous respirions au travers. En effet l'odeur empestait dans la salle. Bakorel nous a présenté une machine très complexe, qui expliquait entre autre pourquoi les toilettes étaient en hauteur. Leur évacuation arrivait en haut de l'appareil, et passait dans tout un tas de tuyaux et de systèmes. Bakorel nous a malheureusement fait l'honneur d'une démonstration. Il y avait un ensemble de feuilles plastiques à bulles usagées dans un coin. Il en a pris deux ou trois qu'il a introduites dans une sorte de petit four. Ensuite il a versé une sorte de liquide visqueux dans un orifice, nous a bien montré une fois de plus l'arrivée des toilettes, et pour terminer il a actionné la mise en marche de son appareil. Il s'est déplacé alors de l'autre côté de la machine, et quelques secondes plus tard il a actionné une manette pour produire un petit cube. Petit cube qui n'était autre que ce qu'il nous avait fait manger tout à l'heure, je l'ai compris quand il en a mangé un bout ! En voyant la scène je n'ai pas pu m'empêcher de vomir, écoeurée d'avoir manger une chose pareille. Mais le pire ne s'arrête pas là ! Bakorel est alors accouru et s'étant assuré que j'allais bien, il a ramassé le vomis avec une petite pelle et il est allé l'introduire dans une autre entrée de son appareil ! Sur ce rebelote j'ai vomis de nouveau ! Erik a éclaté de rire. Bakorel a fait de même quand il a dû comprendre la raison pour laquelle j'avais la nausée. Nous sommes alors rapidement sortis de la pièce, et j'ai respiré un peu mieux une fois dehors. "

Erik coupe de nouveau la parole à Naoma.

- C'est pas tout ça mais nous-aussi il faudrait peut-être qu'on trouve où on est et autre chose à manger que des fruits non ? Et où dormir ?

Naoma prenait petit à petit des habitudes de boy-scout, ou de girl-scout, je ne sais pas si ça se dit.

- Boah on peut dormir dans ces tubes non ? Tu veux retourner dans la forêt ? Ah ouais il ne pleut plus et il fait encore pas mal jour, on pourrait tenter de continuer à explorer un peu. Peut-être que l'on peut trouver des plantes ou des racines à manger ?

Erik n'est pas très convaincu.

- Mouais bouffe des plantes si tu veux moi je préférerais un peu de viande, on y va ?

Je propose de prendre les paniers :

- Reprenons les paniers si ça se trouve il y aura des champignons après la pluie ?

Et voilà notre petite expédition repartie en direction de la forêt. La pluie s'est bien arrêtée mais le sol est complètement détrempé. Toutefois l'humidité a eu pour effet de faire sortir une flopée de bestioles diverses qui courent dans tous les sens. Petite souris, lézards, insectes... Ils grouillent de toutes parts.

Je partage mon expérience des lézards :

- Si vous voyez un lézard n'hésitez pas j'en ai mangé en Australie c'est pas mal.

Naoma s'inquiète de la cuisson :

- Oui mais comment va-t-on faire du feu, en frottant des bouts de bois les uns sur les autres ?

L'idée me rappelle un film que j'avais vu en revenant d'un séjour au ski à Courchevel, à Moutier, en attendant notre train.

- Ah oui je me rappelle Tom Hanks faisait un truc comme ça dans "Seul au monde" et c'était pas super évident.

Erik toujours très terre à terre :

- Super tes références.

- T'as mieux ?

- Non mais je la ferme.

- Je t'emmerde...

Je tente de détendre l'atmosphère en changeant de conversation :

- Ça pourrait être utile si par chance la salle des WC fonctionnait pareil que la machine à bouffe de Bakorel que vous avez vu.

Naoma est écoeurée.

- Berk, quand j'y repense, dire que j'ai mangé de ce truc pendant je ne sais pas combien de jours...

- Vous êtes restés là-bas autant que ça ?

- Ben en fait on n'en sait rien, il n'y avait pas vraiment de jours et de nuits, et puis tu verras dans la suite que ce n'est pas si simple que ça.

Erik s'impatiente :

- Vous feriez mieux de tenter de trouver le dîner plutôt que de papoter.

Erik a raison et sur ce je prends la décision de quitter la voie qu'il trace pour en créer une moi-même, dans l'espoir de trouver quelques animaux. Naoma se contente elle de ramasser les fruits et autres plantes qui pourraient être comestibles. Je lui recommande cependant, comme elle n'a pas de barre, de rester derrière Erik, au cas où une bête sauvage nous attaque de nouveau. Mais la chasse est d'une facilité déconcertante. Et en moins de deux heures nous assommons deux petits rongeurs de la taille d'une marmotte et trois gros lézards aussi épais que le bras. Jugeant notre chasse et notre cueillette suffisants, et de plus le jour commençant à décliner, nous retournons vers les bâtiments et tentons de ramasser des branches de bois pas trop humides. En prévision des jours prochains nous amassons un tas conséquent de manière à disposer de bois sec plus facilement.

Mais l'épreuve du feu se révèle difficile, d'autant que le manque d'herbe sèche ou de papier ne facilite pas la tâche. Nous profitons de l'expérience infructueuse pour aussi couper de l'herbe et la mettre de côté de façon à la faire sécher. D'autant que sans outils, ni hache ni couteau, nous finissons par nous retrouver tous les trois assis autour d'un tas de branche, le regard dans le vide... Frotter des bouts de bois, faire tourner un bâton contre un autre, taper des pierres l'une contre l'autre, contre une barre metallique... Rien, même pas un semblant de fumée ou une étincelle, désespérant... Erik n'est pas très inspiré devant le tas de lézards et de marmottes :

- On ne va quand même pas les manger crus ?

Naoma désespère :

- C'est nul Robinson...

Je suis perplexe sur ces bâtiments :

- Ils devaient bien manger les gens qui habitaient ici ! Il y a peut-être une cuisine qu'on a loupé, ou au sous-sol ?

Erik est d'accord :

- Oui il faudrait que nous allions au sous-sol, maintenant que nous avons ces barres je me sens un peu plus confiant, j'avoue que je n'était pas très rassuré à l'idée de me retrouver là-bas dessous dans le noir.

Je me moque de lui :

- Tu deviens froussard Erik ? T'as peur de quoi ? Il n'y a personne par ici ?

Naoma tente de calmer le jeu :

- Commencez pas OK ? On ira là-bas tous ensemble, comme ça si on se fait attaquer on se fera manger tous les trois !

Erik est ravi :

- Super idée.

Je m'impatiente un peu :

- On mange un fruit et on y va ? On verra demain pour le feu...

Le soir commence à tomber, et le ciel revêt un panel de couleur vraiment superbe. J'ai presque envie d'escalader la coupole principale pour voir au dessus des arbres. Mais plus que pour observer le couchant, cette idée m'inspire pour avoir une vue plus claire d'où nous nous trouvons. Toutefois si dans un premier temps je remets au lendemain cette escalade, jugeant risqué de me casser la figure en montant alors qu'il fait déjà sombre et que je ne verrais sans doute pas très loin, Erik me fait justement remarquer qu'au contraire la nuit nous permettrait de distinguer des lumières au loin. Ils m'aident alors à grimper sur le dôme le plus petit, et par suite de là je parviens à me hisser sur l'un des deux accolés au plus haut. Je ne suis pas encore suffisamment haut pour dépasser la cime des arbres, mais j'ai bon espoir de parvenir à grimper sur le principal qui, de ses deux ou trois mètres de plus, devrait convenir. C'est moins évident que la première partie de l'ascension et je dois m'y reprendre à deux ou trois fois, glissant en éclatant de rire contre le métal lisse sans pouvoir trouver à quoi me retenir, avant de réussir à m'accrocher finalement sur un rebord au sommet. Rebord se révélant celui d'une parabole encastrée dans le haut du dôme. Celle-ci n'est pas complètement fixe, elle semble pouvoir pivoter sur des vérins, ou tout autre mécanisme la soutenant.

Le paysage est magnifique, des reflets du soir aux premières étoiles apparaissant, tout semble si pur. La forêt s'étend à perte de vue, et on distingue clairement le relief sous le manteau d'arbre, la canopée encore un peu fumante de la chaleur de la journée. Mais l'horizon n'est pas si loin, et nous nous trouvons au centre d'une sorte de cirque, entouré d'une barre rocheuse en dessinant le pourtour. Le tapis vert de la jungle s'étale sur le fond légèrement ovoïde d'une immense coupelle, qui doit faire à vue d'oeil plus de cinquante kilomètres de rayon, peut-être cent, et dans laquelle nous semblons nous trouver en plein centre. Difficile de trouver quelle direction serait la meilleure. J'ai du mal à croire que je n'ai jamais vue d'image satellite d'une telle formation, qui doit sans nul doute être du plus bel effet vu de l'espace. Nous devons nous trouver en plein centre de l'Amazonie, à moins que la jungle africaine n'offre de mêmes paysages. Mais quoi qu'il en soit il nous faudra atteindre cette barre rocheuse avant de pouvoir sortir d'ici. Je reste pensif, regardant les étoiles apparaître. Comment ces bâtiments ont-ils été construits ? Il n'y a aucune trace de route. Par voie aérienne, sans doute, un poste d'observation de la faune et la flore loin de toute civilisation ?

Erik et Naoma me sortent de mes pensées en me demandant ce que je vois. La descente est un peu plus ardue que la montée, mais en se laissant glisser le long de la paroi pour atteindre le dôme inférieur, elle se passe plutôt bien. Une fois revenu à leur niveau, je leur explique la situation, puis nous réfléchissons par où partir :

- Il nous faudra prendre une direction au hasard, j'en ai peur...

Naoma tente de se creuser la tête :

- En observant le ciel demain, nous pourrions peut-être voir d'où viennent les nuages, ce qui indiquerait la direction de la côte ?

La proposition de Naoma est séduisante, mais il n'empêche que les côtes peuvent se trouver à plusieurs centaines de kilomètres d'ici. Erik est moyennement convaincu.

- Mouais, ça peut nous mener loin, ce serait plus pratique si nous voyions un avion ou quelque chose dans le genre. Nous pourrions remonter là-haut un peu plus tard, pendant la nuit noire. Peut-être aurons-nous plus de chance d'apercevoir les lumières d'une ville dans le ciel nocturne, même au-delà des montagnes.

Nous acquiesçons à la proposition d'Erik, mais dans un premier temps nous retournons tous dans les bâtiments pour l'exploration du sous-sol. La porte d'accès à ce qui doit être l'escalier ou l'ascenseur pour le sous-sol est toujours fermée, le détecteur ne fonctionnant pas, et les rares prises à sa surface sont insuffisantes pour que nous puissions tenter de la forcer. Il nous reste ces deux trous dont nous distinguons à peine le fond environ trois mètres plus bas. Je suis perplexe quant à ce que nous pourrons voir là-bas dessous :

- Ça m'a l'air bien sombre, nous n'allons rien y voir, même pas pour allumer, on devrait peut-être essayé de trouver une lampe, ou peut-être attendre de parvenir à faire du feu ? Ça me fait penser qu'on aurait dû rentrer les lézards, si ça se trouve un autre prédateur va nous les voler. Erik insiste :

- Oui nous les rentrerons tout à l'heure, mais j'aimerais quand même descendre, il y a peut-être un tunnel ou une issue.

Après tout pourquoi pas ?

- Tu penses vraiment ?... Bof, si tu le dis, allons-y alors.

Je me lance donc... Sans grand succès. Je comptais m'agripper au rebord et me laisser tomber une fois pendu, pour limiter la hauteur de chute, mais peine perdue. Un plateau, une plaque métallique, glisse sous mes pieds lorsque je m'engage sur le vide. Vraisemblablement un ingénieux système d'ascenseur qui explique l'inutilité d'une protection contre une chute. Le rebord doit être parsemé de capteurs qui, détectant une présence, actionnent l'avancée du plateau. Je m'extasie devant ce système, Erik est plus terre à terre :

- Oui c'est très cool mais comment on descend avec ce truc ?

Je me retourne sur la plaque pour tenter de dénicher un mécanisme.

- Il doit certainement y avoir un capteur ou un bouton.

Mais, malchance, si cette commande existe, elle nous est restée introuvable. Que ce soit sur un trou comme sur l'autre, nous avons sauté, tenté de bloquer la plaque avec les barres de fer, sommes montés tout trois dessus, mais toujours le plateau se glissait avant nous, et ne louvoyait que légèrement face à nos assauts. Il ne semble maintenu en équilibre par aucun mécanisme visible, seulement un puissant champ magnétique, ou un équivalent, doit le stabiliser. Je reste vraiment perplexe :

- Il doit bien y avoir un moyen, une clé, une commande bon sang !

Naoma a une idée :

- Peut-être avec les bracelets ?

- Pas bête, mais perso je ne me risquerais pas à mettre ces trucs, je préfère encore bouffer du lézard cru.

Erik s'énerve un peu :

- C'est quand même pas croyable, il y a bien un moyen !

En tous les cas si ce moyen existe, les deux heures suivantes passées à chercher un poste de commande, un interrupteur ou un quelconque disjoncteur, ou encore un moyen autre pour bloquer ces plateaux ou les actionner, ne nous permirent pas de le trouver.

Après une dernière tentative de faire du feu, soldée bien entendu par un nouvel échec, nous rentrons le reste des fruits et les prises de chasse à l'intérieur, puis, la nuit étant maintenant profondément noire, et le ciel dégagé, je décide de remonter sur le toit, en quête de quelques lumières de civilisation. C'est peu convaincant. La nuit semble si pure, c'est vraiment un lieu privilégié pour l'observation des étoiles, et c'est plus à leur lumière que je me consacre à défaut d'en trouver à l'horizon. J'ai du mal à croire que nous n'ayons installé de télescope par ici, le ciel est d'une pureté extrême. Plus jeune, enfant même, j'avais une passion pour l'astronomie, les planètes, les autres mondes, tout cela me fascinaient. Mais j'ai beaucoup oublié et je suis dans l'incapacité totale de reconnaître la moindre constellation, pas même la grande ourse, pourtant si simple à trouver. Toutefois cela indique sans doute que nous sommes dans l'hémisphère sud, et explique que le ciel me soit si étranger. Je contemple néanmoins de longues minutes la douce traînée de la Voie Lactée, que j'ai rarement vue aussi belle, avant qu'Erik et Naoma ne m'interpellent, impatients. Je les rejoins.

- Je n'ai absolument rien vu, pas une seule lumière, même un semblant. Le ciel en est magnifique, d'ailleurs, mais je n'ai reconnu aucune constellation, à mon avis nous devons nous trouver dans l'hémisphère sud.

Erik n'est pas convaincu.

- Mouais... Tu devrais terminer ton histoire, Naoma...

- Oui tu as raison.

Je commence à être un peu fatigué :

- Nous devrions plutôt aller nous coucher, non ? Il est sûrement tard et il faudra bien demain que nous trouvions comment faire du feu pour avoir autre chose à manger que ces fruits.

Naoma est d'accord avec moi :

- Allons dans les tubes, ils sont assez confortables, et de plus je pourrai continuer un peu l'histoire.

Jour 132

Une fois tous trois confortablement allongés, Naoma reprend son récit :

" Une fois la visite de sa maison terminée, Bakorel nous a emmené dans une nouvelle pièce aux murs recouverts de graphitis, d'inscriptions, de dessins. Il s'est ménagé un espace vierge en effaçant une partie du mur, et avec une sorte de bout de roche, une sorte de craie, il a commencé à dessiner. Il a dessiné deux cercles, sur le premier il a rajouté un carré avec une flèche et nous a fait comprendre que ça représentait l'endroit où nous nous trouvions. Ensuite il a semblé nous demander si nous venions de l'autre cercle. Erik m'a suggéré que Bakorel pensait que nous venions d'une autre planète. Peut-être avait-il toujours été sous terre, ou peut-être n'avait-il jamais vue de noirs, car c'est vrai que moi et Erik avions la peau de couleur, et nous n'avions vu que des personnes blanches ici.

- Tu crois qu'il est né ici et n'a jamais mis les pieds dehors ?

- En tous les cas ça en a l'air.

Je tentais alors de mimer à Bakorel que nous ne venions pas d'une autre planète, mais que nous venions d'en haut, de la surface. J'ai aussi essayé d'indiquer que c'était là que nous voudrions retourner. J'ai été étonnée quand il a employé le terme "sortir", mais Erik m'a expliqué qu'il lui avait appris quelques mots de vocabulaire. Bakorel était perplexe et il a tenté de nous dissuader en répétant que sortir égalait mort. Bakorel semblait très curieux, et ensuite il a écrit son nom sur le tableau, dans une langue qui devait sûrement être de l'hébreu, la même que celle sur les cahiers que tu avais trouvés, puis il nous a demandé d'écrire nos noms. J'ai écrit "Naoma" et "Erik", et il a regardé nos deux noms d'un regard surpris. Sans doute s'attendait-il à ce que nous utilisions le même alphabet que lui. Alphabet qu'il a semblé ensuite écrire, tout comme il a écrit les chiffres de zéro à neuf. J'ai fait de même à mon tour et j'ai été très impressionnée par sa capacité à retenir et à prononcer correctement l'alphabet anglais. Nous avons continué ce jeu en prononçant et écrivant des mots communs, parfois assorti d'un dessin. Il était beaucoup plus fort que moi pour la mémorisation. Et il semblait bien ne jamais avoir rien connu d'autre que la vie dans ces bâtiments souterrains, car il ne connaissait pas ce qu'est un arbre, une voiture, un lapin... Nous sommes arrivés à bout de la patience d'Erik après avoir vainement tenté de lui demander son âge, mais il n'a pas compris pas la notion d'année, je ne suis même pas sure qu'il comprenait ce qu'était le Soleil dans mes dessins tentant d'expliquer le tour que fait la Terre autour de celui-ci.

Bref nous avons cessé ce petit jeu et Erik est revenu sur notre volonté de remonter à la surface. Bakorel semblait refuser et Erik et moi nous sommes alors partis seuls à la recherche d'une issue pour sortir d'ici. Mais toutes les issues étaient verrouillées. La zone était vraiment condamnée et ça expliquait pourquoi Bakorel était tranquille ici, il avait dû trouver un moyen d'y accéder alors que tous les autres pensaient que la zone était complètement inaccessible. Erik m'a expliqué qu'il devait persister une conduite de ventilation non obstruée, et nous avons entrepris dès lors de trouver un moyen de nous glisser dans l'une d'elle dont nous avions trouvé l'ouverture dans le couloir près de l'ascenseur. Elle était haute et Erik m'a fait la courte échelle pour m'aider à parvenir jusqu'à la grille. Mais impossible de l'ouvrir, celle-ci était si solidement fixée qu'à mains nues nous n'avions aucune chance de la retirer.

Bakorel nous regardait d'un air amusé, et il s'est enfin décidé à nous appeler pour nous indiquer son moyen d'accès. Et je crois qu'il nous aurait fallu des jours ou des semaines pour parvenir à le dénicher, et surtout en comprendre le fonctionnement. Il nous a fallu dans un premier temps débloquer puis ouvrir une lourde porte, et nous avons aidé Bakorel à la pousser puis à la refermer. Nous sommes ensuite arrivés dans un couloir non éclairé où j'ai tenu le bras de Bakorel pour le suivre. Il a compté tout haut en anglais pour nous indiquer le nombre de pas à effectuer. Il était vraiment formidable. Il en a profité d'ailleurs pour apprendre à compter de dix à vingt, il fallait dix-neuf pas. Il a alors sauté pour s'accrocher à une échelle escamotable qui est descendu sous son poids. Nous sommes montés avec lui et il a fallu ensuite pousser une plaque avec une poignée pour arriver dans un conduit. Une fois tous rentrés, il a bien fait attention à refermer l'accès. Le conduit était suffisamment large pour que nous puissions nous y déplacer à quatre pattes. Il était bordé de multiples tuyaux et fils, et plus qu'une conduite d'aération il devait être un moyen de maintenance pour réparer ou intervenir quand il y avait un soucis au niveau des câbles.

Nous avons avancé pendant dix à quinze minutes avant d'arriver à une paroi. À mesure que nous avancions il faisait de plus en plus chaud. et la paroi, si elle n'était pas brûlante, était quand même très chaude. Nous avons entendu des bruits de machines, et parfois même j'ai cru distinguer des voix. Alors a commencé la partie périlleuse. Cette paroi était en réalité une porte, ou plus exactement un bouchon, que Bakorel a poussé le long du conduit jusqu'à ce qu'une lumière rouge vive nous éclaire par l'ouverture qu'il avait révélée sur le bas de la conduite. Les câbles et les tuyaux étaient sectionnés à ce niveau, c'était sans doute la conséquence de l'isolement de la zone. Il restait juste un fil dans une rainure, sûrement faite par Bakorel, qui devait être l'arrivée d'électricité qu'il avait rétabli. Bakorel s'est glissé dans l'ouverture et s'est suspendu alors aux rebords. Le trou n'étant que sur la partie centrale de la conduite, il y avait des rebords auxquels on pouvait s'accrocher. Nous avons compris qu'il passait ainsi par dessous le bouchon et atteignait l'autre côté de la paroi.

Autant en le voyant faire ce passage ne me faisait pas peur en imaginant être au dessus d'un couloir avec deux ou trois mètres de hauteur sous plafond, comme dans les couloirs ou nous étions, autant la découverte du contrebas m'a refroidi. Je devrais plutôt dire réchauffer pour être exacte, aux vues des immenses forges qui parsemaient la salle gigantesque qui se dévoilait sous moi. Plusieurs dizaines de mètres plus bas, peut-être trente ou cinquante mètres, des centaines d'hommes s'affairaient à manier les bacs remplis d'acier en fusion qui était déversé dans les moules. Je ne distinguais pas clairement ce qu'il se fabriquait ici, le champ de vision étant réduit par les maints conduits et barres de fer traversant la salle et soutenant toute la structure. Mais c'était sans doute tout cet enchevêtrement qui permettait que personne ne remarque Bakorel. Erik m'a poussée finalement, s'impatientant :

- Alors ! Tu avances !

- Mais, c'est énorme, je... Il y au moins cinquante mètres de vide !

- Écoute, il est passé lui non, ou alors laisse moi ta place !

Je pouvais difficilement faire marche arrière, tant physiquement que pour mon honneur, et je me suis lancée dans le passage. Ce n'était pas si facile, et sans l'aide de Bakorel je ne sais pas si j'y serais arrivée. Il m'a indiqué, tout en me tirant, que je pouvais m'accrocher aux câbles pour faciliter ma remontée. Erik arrivant je lui ai aussi indiqué de faire de même et nous voilà tous les trois de l'autre côté... Erik a admis quand même que le tout était plutôt impressionnant, à mon grand étonnement il s'est même excusé :

- Excuse-moi Naoma, j'admets que j'ai moi aussi eu quelques secondes d'hésitation avant de me lancer, c'est vraiment surprenant.

Bakorel nous a alors fait signe de ne pas faire de bruit, et nous l'avons suivi silencieusement en jetant un coup d'oeil rapide chaque fois qu'une petite ouverture nous permettait d'observer ce qui se trouvait en-dessous. Nous sommes passés ainsi par-dessus de multiples autres grandes salles ou travaillaient des centaines ou peut-être des milliers d'hommes. Une échelle nous a amené ensuite dans des quartiers plus calmes, puis de nouveau des grandes salles. Dans ces dernières il m'a semblé voir une fabrication de galettes, telle que celles que nous avions pour nos repas en cellule. C'était d'ailleurs tout près d'ici que Bakorel nous a demandé de l'attendre. Il est descendu dans l'un des couloirs au moment ou personne ne passait et il a pris soin de refermer l'accès. Erik m'a alors demandé de me mettre sur le côté pour qu'il tente de se glisser près de moi pour discuter doucement, je lui ai alors fait part de mon étonnement :

- Tu as vue toutes ces salles ? C'est fou, mais que fabriquent-ils ?

- Dans les dernières salles j'ai vu qu'ils en sortaient des galettes...

- Oui mais celle d'avant ? Les premières ? La forge et celle d'après ? C'est dingue toutes ces installations ici sous terre, comment personne ne peut-il être au courant ?

- Aucune idée, on dirait comme une communauté indépendante, c'est peut-être une secte, à moins que là-haut à la surface nous soyons tous menés en bateau depuis des années et qu'il existe une sorte de société secrète souterraine...

- Mais c'est impossible, avec les appareils modernes, les radars et tout, et même le bruit, ce ne doit pas être dur à trouver, on arrive quand même à détecter des nappes de pétrole à des kilomètres sous la surface !

- Tu as raison, mais Ylraw disait que ces hommes avaient des entrées dans les gouvernements et les sphères du pouvoir, peut-être qu'ils aident à garder toutes ces installations secretes.

- Bakorel semblait dire que c'était dangereux de sortir, tu crois que nous ne pourrons pas partir d'ici ?

- Je n'en sais rien, peut-être l'a-t-on juste tellement mis en garde qu'il n'a même pas tenter de sortir. Mais c'est aussi très étrange, nous n'avons vu aucune femme ou enfant depuis notre arrivée, dans les forges je veux bien, mais même dans les usine de nourriture il n'y en a pas.

- Ça a l'air très grand, peut-être sont-elles dans d'autres sections, celles qui fabriquent les habits par exemple.

- Oui c'est possible, il faudra que nous demandions à Bakorel. Qu'est-il allé chercher, d'ailleurs, il te l'a dit ?

- Non il m'a juste fait signe de rester ici et d'attendre sans faire de bruit, du moins c'est ce que j'ai compris, puis il est descendu.

Nous avons parlé encore quelques instants de diverses autres choses, de cet attention que Bakorel avait de ne pas gaspiller de l'eau, pourtant l'eau ne devait pas faire défaut si profond, et ces combinaisons étranges recouvertes de ce tissus qui permet de se laver, puis chacun est parti dans ses pensées, silencieusement... J'étais si triste de ne plus t'avoir à nos côtés, si triste que cette histoire, qui était finalement la tienne, tout d'un coup ne fût plus ton affaire... Je me disais que je devrais poursuivre ton récit, mais que je ne savais pas trop comment faire pour retrouver la première partie que tu avais déjà écrite, peut-être si j'arrivais à retrouver l'adresse dans l'ordinateur de Martin. J'ai été tirée de mes rêvasseries par des cris et du vacarme. Erik est repassé derrière moi au cas ou il faille repartir en arrière. Il ne fallait vraiment pas être claustrophobe dans ces conduites, je crois que je ne serais même pas parvenue à me retourner pour rebrousser chemin, il me faudrait reculer.

Tout d'un coup les cris se firent plus proches, et des personnes sont arrivées en courant de la direction vers laquelle était partie Bakorel. Bakorel qui n'a pas tardé à passer en courant juste en-dessous sans s'arrêter, suivi de cinq ou six hommes le poursuivant. J'ai cru comprendre qu'il m'avait fait signe de partir en arrière, mais je n'en étais pas sûre. Mais Erik était d'accord avec moi qu'il était plus prudent de retourner dans la cachette de Bakorel, endroit où nous serions le plus susceptibles de le retrouver. Nous avons alors parcouru le chemin inverse. Au début la multitude de croisements et de bifurcations ont commencé à nous perdre. Je me suis mise à m'affoler un peu à l'idée d'être complètement désorientée et loin du bon trajet. Heureusement grâce au bruit des forges nous sommes parvenus à retrouver le parcours. Une fois le chemin de retour plus facile à suivre, nous avons observé plus précisément les salles sur lesquelles nous passions. Il y avait bien deux salles de fabrication de galettes, une autre où je n'arrivais pas à distinguer à quoi s'affairaient les hommes, plusieurs couloirs et des salles vides, et enfin les suffocantes et bruyantes forges proches de l'entrée de la cachette. J'avais toujours un peu d'appréhension à me suspendre dans le vide, et j'ai manqué de crier quand une de mes mains a glissé un peu, mais je suis parvenu sans trop de mal à passer de l'autre côté. Erik m'a conseillé de ne pas refermer derrière nous, ce passage étant sûrement la seule issue pour Bakorel. C'était aussi très compliqué pour arriver jusqu'à la cachette, car nous étions alors dans le noir. Mais finalement nous avons retrouvé l'échelle escamotable et nous sommes retournés attendre Bakorel tapis dans un coin, au cas où quelqu'un d'autre que Bakorel n'arrive jusqu'ici.

Nous avons attendu plusieurs heures, puis, finalement quelqu'un tenta d'ouvrir la lourde porte. Erik avait étudié le mécanisme actionnant l'ascenseur, qui aurait pu être une sorte de sortie de secours, mais c'était inutile car c'était bien Bakorel qui est arrivé souriant les bras et les poches chargés de bouteilles et de galettes. C'était sans doute de cette façon qu'il récupèrait les compléments pour fabriquer ses propres galettes. Mais ce soir, c'était repas de fêtes, et nous avons eu droit à une demi galette encore un peu chaude comme festin !

Avant de nous coucher, j'ai parlé encore plusieurs heures avec Bakorel, pour nous amuser un peu, apprendre de nouveaux mots, mais aussi pour lui poser plein de questions. Je croyais comprendre que les grosses forges servaient à fabriquer des avions et des armes. Bakorel comptait le temps en nombre de cycles de sommeil, et cela fait plus de quatre mille cycles qu'il comptait, et il pensait que cela faisait huit mille cycles qu'il était né. Si un cycle faisait à peu près un jour, il avait donc aux alentours de vingt-deux ans, ce qui semblait correspondre, même si je lui aurais donné trois ou quatre ans de moins. Il s'était caché ici avec sa mère avant qu'elle ne se soit faite attrapée, puis emmenée et peut-être tuée par ces hommes. Il n'y avait pas de femme ni d'enfant ici, ceux-ci étaient tous ailleurs, je n'ai pas très bien saisi où... "

Je me suis endormi alors que Naoma raconte ses dernières découvertes avec Bakorel. Au petit matin elle me dit avoir arrêté de me parler quand elle s'est aperçue que je ne répondais plus à ses questions pour savoir si j'écoutais ; elle m'a alors fait un bisou sur la joue avant de s'endormir à son tour.

C'est Erik qui nous réveille de bon matin, avec sa finesse habituelle. Je me suis réveillé plusieurs fois dans la nuit, inquiet, et ce n'est que tard que je me suis réellement endormi. Erik est toujours un peu distant, et je crois qu'il se méfie encore, ou n'est pas des plus joyeux de se retrouver je ne sais où perdu avec nous. Je ne sais pas encore grand chose de sa vie, de ce qu'il faisait avant, s'il a des enfants, mais je ne crois pas d'après ses commentaires, s'il avait une copine... Naoma a un peu peur de lui je crois, elle ne lui fait non plus pas totalement confiance, malgré le temps qu'ils ont pu passé tous les deux quand j'étais mort, enfin presque mort je pense, puisque je suis toujours ici...

- Debout, j'ai fait du feu.

Je suis réveillé en sursaut, mais rapidement sur pattes.

- Tu as réussi ! Cool.

Naoma baille et s'étire, toujours dans son tube :

- Mais on ne va quand même pas manger un lézard ou un rat grillé au déjeuner !

Erik repart sans plus attendre vers son feu.

- Tu fais comme tu veux moi j'ai faim !

Nous rejoignons Erik, il a déjà installé un petit montage pour faire griller un lézard. Il a placé le feu dans l'entrée, à l'extérieur, de cette façon le feu sera protégé en cas de pluie.

- On devrait peut-être tenter de faire pousser du blé, je pourrai ensuite faire de la farine et du pain.

Naoma est enchantée :

- Oh oui ! Du bon pain comme tu faisais à la boulangerie !

Erik est moins enjoué :

- Pourquoi pas creuser une rivière et construire un moulin tant que vous y êtes, je n'ai pas envie de passer ma vie ici moi.

Naoma lui fait la moue en allant se chercher un fruit.

- pfff.

Je me suis mis à m'occuper de tourner les lézards, pour surveiller la cuisson :

- Mouais, en attendant je ne sais pas comment nous allons partir, il nous faudra sans doute aller jusqu'à la barre rocheuse, et le voyage prendra plusieurs jours, peut-être même des semaines à travers cette jungle.

Erik, assis en face de moi, pense à autre chose :

- C'est vrai. À moins que l'on arrive à faire marcher ces tubes.

Je ne sais toujours pas vraiment le fin mot de leur histoire.

- Ces tubes ? Qu'est ce que tu veux dire ? Ces tubes permettent de se déplacer ? Ce sont des téléporteurs ?

Erik me tend un lézard puis se tourne et interpelle Naoma :

- Tiens, mange donc ce lézard, il a l'air bon. Naoma, continue de lui raconter, il bosse dans l'informatique après tout, si ça se trouve il trouvera comment ces trucs marchent.

Naoma accepte finalement de manger aussi un bout de lézard, pendant qu'Erik prépare un des gros rats. Elle me rappelle les deux trois éléments qui n'étaient pas très clairs juste avant que je m'endorme, et continue l'histoire :

" Bakorel nous a préparé un coin pour dormir dans sa chambre, et il m'a particulièrement gâté en me donnant le meilleur lit. Il n'était pas forcément très confortable, mais j'étais tellement fatiguée que je me suis endormie en quelques secondes. Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi, mais quand je me suis réveillée j'étais toute seule dans la pièce. J'ai eu d'abord un peu peur et je me suis précipitée au dehors, mais j'ai été rassurée de retrouver Erik et Bakorel en pleine discussion dans la salle d'écriture. Bakorel m'a tendu un bout de galette un verre d'eau, et Erik m'a résumé la situation.

- Il y a bien un moyen de remonter, et il semble qu'il y soit déjà allé, ce que je ne comprends pas très bien. Toujours est-il qu'il connaît le chemin et il peut nous aider à arriver à la surface. Mais c'est très long et il nous faudra au moins deux jours entre tous les conduits et les échelles. Il semble connaître la structure des bâtiments par coeur, c'est impressionnant, il sait tous les endroits où il y a un danger, où il faut faire attention, enfin... Il nous faut juste prendre de quoi manger pour arriver là-haut.

- OK.

J'aurais bien demandé s'il était possible de se laver les cheveux, mais je pense qu'Erik l'aurait mal pris. À défaut j'ai demandé à Bakorel s'il savait combien de temps nous pouvions conserver les combinaisons sans les changer. J'étais un peu gênée de lui expliquer que nous faisons nos besoins dedans, mais il n'a pas eu l'air d'en être étonné le moins du monde, et il m'a alors montré qu'aux bouts des manches il y a de minuscules petits points de couleurs bleus et rouges, et qu'une fois tous ceux-ci à rouge, il fallait changer ou vider la combinaison. De plus il semblait indiquer qu'en sus de ces indicateurs, il existait une sorte de pression sur le ventre quand la combinaison était pleine. Je tentais d'être subtile en lui demandant si la combinaison pouvait servir à se laver les cheveux, et j'ai été surprise quand il m'a indiqué qu'il suffisait d'étirer le col pour qu'il devienne une capuche et lave les cheveux par la même occasion. J'ai été impressionnée de l'efficacité de cette sorte de shampoing, mes cheveux en ressortirent plus propres que jamais. J'ai compris alors que je pouvais faire de même pour me laver les mains, juste étirer la combinaison pour les glisser à l'intérieur.

Départ

Mais nous n'avons pas perdu de temps, et une fois un peu de nourriture emballée, nous nous sommes préparés à partir. Erik s'est inquiété quand même que nous n'avions pas d'eau, mais Bakorel avait heureusement quelques pains d'eau qui étaient une vrai merveille pour transporter de quoi boire facilement. Nos paquetages prêts, nous avons repris sans tarder le chemin de la veille pour sortir. J'étais toujours pétrifiée par cette sortie au niveau des forges, et il ne faudrait pas que je fasse ce passage souvent si je ne voulais pas mourir d'une crise cardiaque.

À marcher à quatre pattes en permanence je compris rapidement qu'il nous fasse deux jours, c'était très éprouvant ; je me suis demandée comment faisait Bakorel qui se promènait dans ces couloirs depuis plus de dix ans ! Heureusement que tout s'est plutôt bien passé, nous avançions doucement mais nous ne faisions que de rares et courtes pause. Par contre nous traversions toujours et toujours les même enchaînement de couloirs, de salle de fabrication de combinaisons, de galettes ou de je ne sais encore trop quelles armes dont parlait Bakorel. Après cinq ou six heures, nous nous sommes enfin arrêtés enfin pour manger et nous reposer un peu.

Erik et Bakorel ne m'ont pas laissé plus d'une demi-heure de pause, nous sommes repartis. Mes genoux me faisaient horriblement souffrir, je ne savais pas si je pourrais tenir très longtemps. La combinaison avait beau amortir un peu, ce n'était pas tellement le frottement mais juste le poids du corps qui fatiguait. Je bénissais les passages où nous devions monter une échelle, permettant de se dégourdir les jambes et de s'étirer un peu. Nous nous sommes attardés quelques instants au-dessus d'une salle où une trentaine d'hommes s'entraînaient au maniement de l'épée. Sans doute de ceux qui nous avaient amenés ici. Mais combien d'hommes y avait-il dans ces sous-sols ? Je profitais d'une nouvelle pause quelques heures plus tard pour le demander à Bakorel. Il lui a fallu quelques temps pour m'expliquer le principe de la multiplication, qu'il décrit en représentant des petits groupes virtuels sur le mur. Finalement il estimait, si j'ai bien compris, entre dix mille et trente mille le nombre d'habitants, ce qui me parut énorme. Peut-être n'était-ce plus justement qu'entre mille et trois mille, comme le pensait Erik. Mais en y réfléchissant s'il fallait fabriquer la nourriture, les combinaisons, et toutes leurs usines et forges pour les armes et les avions, c'était peut-être cohérent. Il me paraissait juste incroyable qu'il y ait dix mille, voire même trente mille personnes qui vivent cachés sous le sol depuis des dizaines d'années.

Nous avons continué notre avancée, et nous nous sommes arrêtés pour le soir, autant qu'il puisse y avoir un soir au milieu des lumières artificielles, après être montée à des échelles pendant sans doute près d'une heure. J'avais les bras en compote. Je ne sais pas combien de centaines de mètres nous avions montés. Bakorel nous avait emmené dans un petit recoin un peu plus large, ou il faisait un peu plus chaud, pour la nuit. Je tentais de lui demander la distance entre sa cachette et ici, et entre ici et la surface. Il m'indiqua tout d'abord son unité de mesure, quelque chose qui ne devait pas faire loin d'un pied, soit de l'ordre de trente-trois centimètres. En utilisant cette mesure, nous avions monté environ six cent mètres dans la journée, et je fut heureuse d'apprendre qu'il ne nous restait que quatre cent mètres pour le lendemain. Nous étions descendu à près d'un kilomètre sous terre, c'était vraiment incroyable.

Je dormis mal, très mal, inquiète et réveillée au moindre bruit qui résonnait dans la conduite. Je ne savais pas trop s'il y avait des bêtes qui couraient, ou des insectes, mais rien que d'y penser j'en avais la chair de poule. Bakorel, lui, semblait dormir profondément, et je n'ai pas entendu Erik, mais quand Bakorel s'est finalement réveillé et que nous avons mangé un bout, à la vue de sa mauvaise humeur, pas tellement qu'il n'en eut pas d'habitude, mais à ce moment d'autant plus, je me suis dit qu'Erik n'avait pas dû lui non plus faire de si beaux rêves. Le déjeuner a été frugal mais ces galettes tenaient bien au corps.

Nous n'avons pas traîné et nous avons repris rapidement notre route. La conduite a changé un peu après, elle était désormais circulaire et non plus rectangulaire, et plus étroite. Cette nouvelle forme ne me gênait pas encore trop mais Erik avait plus de mal, il était beaucoup plus grand et large que moi et Bakorel. En plus le bruit était beaucoup plus fort quand nous nous déplacions et nous devions stopper au moindre signe suspect. J'en regrettais presque la première journée. Et les tracas ne se sont pas arrêtés là, après deux ou trois heures, Bakorel a semblé perdre un peu son orientation et nous avons fait plusieurs fois marche arrière face à des culs de sac. De toute évidence il ne reconnaissait plus le chemin, ou celui-ci avait changé depuis son dernier passage. Il nous a finalement demandé de l'attendre, seul il aurait plus vite fait d'explorer les différentes possibilités pour retrouver la bonne voie.

Cette nouvelle pause ne m'a pas déplu, au point que je m'endorme même avant le retour de Bakorel. Il a bien confirmé qu'il y avait eu un changement dans la configuration des conduites, et que si nous désirions continuer il nous faudrait traverser rapidement quelques couloirs, où le danger guettait, avant de retrouver plus tard la suite du chemin. De toute façon nous n'avions pas le choix, nous n'étions pas montés jusqu'ici pour nous arrêter, nous voulions coûte que coûte ressortir au grand jour.

J'ai eu très peur, traverser ces couloirs, me cacher le coeur battant dans une salle ouverte au hasard quand des hommes approchaient, courir vite et silencieusement en longeant le mur d'une salle remplie de personnes travaillant sur des sortes d'ordinateurs, et enfin monter sans bruit le long d'une échelle couinant au moindre mouvement brusque. J'espèrais de tout mon coeur qu'il ne faudrait pas qu'on retournât là-bas ! Je me disais presque que je préférais être attrapée plutôt que revivre toute cette angoisse.

Heureusement la suite a été plus simple, au moins les premières heures, et on voyait à l'état des installations que nous arrivions dans des parties plus anciennes, beaucoup plus anciennes. J'ai tenté de demander à Bakorel l'âge de ces bâtiments, en lui faisant l'analogie entre son âge de huit mille jours, et en lui demandant l'équivalent pour tout ce qui nous entourait, il m'a répondu qu'il pensait que cette structure avait entre vingt mille et trente mille jours, ce qui faisait à peu près soixante à quatre-vingt dix ans. Je ne trouvais pas dément qu'une telle structure puisse avoir été commencée au début du siècle, enfin, au début du siècle dernier, et qu'il eut fallu toutes ses années pour en faire un si gros complexe abritant vingt mille personnes. De plus il semblait rajouter, mais je ne suis pas sûre d'avoir bien saisie, que depuis quelques mois tout était plus rapide, qu'ils fabriquaient plus d'avions, alors qu'avant c'était plus tranquille. Il mimait plutôt bien et il m'amusait à me représenter l'ouvrier qui travaillait sur un avion puis passait plusieurs jours à ne rien faire, puis le même ouvrier qui mourrait désormais sous la charge de travail. Il allait donc sans doute se passer quelque chose dans peu de temps, peut-être l'organisation avait bien peur que tu découvres quelque chose...

Nous avons avancé et grimpé tout le reste de la journée, mais j'étais épuisée et nous n'allions pas assez vite pour Bakorel qui nous réprimandait de vouloir faire des pauses. Mais je ne me sentais pas complètement la petite fille capricieuse dans la mesure où s'il ne disait rien, Erik n'avait pas l'air mécontent de s'arrêter de temps en temps. Et pour terminer Bakorel décida finalement de faire une nouvelle coupure de sommeil, remettant au lendemain l'arrivée en surface. Je dormis mieux cette nuit là, sans doute plus par fatigue que par le fait que je me sentais rassurée.

Nous avons eu encore trois bonnes heures de montée le lendemain matin, même si j'avoue ne plus avoir alors très bien la notion du temps, je ne sais pas trop si on se rend compte des minutes et des heures quand on n'a plus de montre pendant plusieurs jours. Sur la fin Bakorel paraissait de plus en plus stressé. À un moment nous avons fait une pause pendant laquelle nous avons mangé un peu et surtout pendant laquelle il nous a expliqué qu'il n'y avait plus de conduites qui nous permettaient d'avancer tranquillement ; nous allions devoir emprunter les couloirs, et, naturellement, affronter les dangers associés. Je reconnaissais facilement la façon dont il disait que c'était dangereux, car il mimait alors avec une tête bizarre en la laissant pendre sur le côté, la langue tirée, les yeux mi-clos. Bref nous nous sommes retrouvés dans les couloirs, ce qui m'a rendu extrêmement nerveuse, sursautant au moindre bruit. Nous avons pourtant marché sans encombre jusqu'à un premier ascenseur, qui nous a permis de gravir une dizaine de niveaux rapidement. Malheureusement à l'ouverture des portes des personnes marchaient dans le couloir, et Bakorel a commandé tout de suite la redescente d'un niveau en se cachant derrière moi et Erik, qui tournions le dos, en espérant que les hommes n'y verraient rien, dans la mesure où nous portions des combinaisons similaires aux leurs. Nous avons attendu quelques secondes au niveau inférieur puis nous sommes remontés, et la voie étant libre nous avons marché rapidement jusqu'à un second ascenseur. Mais Bakorel ne l'a pas utilisé après un rapide coup d'oeil et nous l'avons suivi jusqu'à trouver une salle vide dont la porte était ouverte ; Bakorel est entré et nous l'avons suivi. Il a fermé la porte et nous a expliqué alors qu'il y avait quelques ascenseurs avec une caméra, il fallait donc faire très attention. Il a dit qu'il y avait beaucoup de caméras aussi dans les couloirs, mais que la plupart étaient cassées. Par contre celle des ascenseurs l'étaient plus rarement. Il nous a aussi indiqué que nos combinaisons étaient normales et que tout le monde en portait ici, par contre notre visage, je pense qu'il voulait dire notre couleur de peau, n'était pas normal. Il était vraiment très fort pour mimer tout ces messages, et au passage apprendre quelques mots de plus. Je pense qu'il t'aurait plu.

Une fois ces éclaircissement faits, Bakorel a jeté un oeil au dehors et nous sommes repartis. Il nous a fait trottiner dans plusieurs couloirs, à croire qu'il connaissait tout par coeur, puis nous avons dû monter un plan incliné pendant un bon moment. C'est là que soudain une voix s'est faite entendre derrière nous, nous avions été repérés ! Bakorel nous a crié "sortir ! Sortir !". Sans doute voulait-il que nous courrions du plus vite que nous pouvions, de toute façon nous l'avions bien compris. Courir en montée n'est pas chose aisée et les hommes à nos trousses semblaient entraînés. Heureusement que nous avions un peu d'avance car ceux-ci gagnaient du terrain. Cette avance nous a permis, au détour de quelques autres couloirs, de prendre plusieurs intersections et finalement d'entrer dans une salle sombre pour nous cacher. J'espérais de tout mon coeur que ces hommes auraient perdu notre trace. Nous sommes restés de nouveau plusieurs minutes sans dire mot, à l'affût du moindre bruit. Mais ce n'a pas été de l'extérieur qu'est venu le danger, mais de la salle même quand la lumière s'est allumée et que nous avons compris que nous étions dans une salle de repos. Un homme était en train de se réveiller. Fortuitement avant qu'il ne le soit complètement nous avons quitté discrètement les lieux et nous avons repris notre marche. Nous avons enfin trouvé un nouvel ascenseur, Bakorel semblait satisfait et nous sommes montés encore de cinq niveaux.

Mais c'est à ce moment que les choses se sont vraiment compliquées, quand les portes se sont ouvertes, trois hommes nous faisaient face, et nous n'avons guère pu les éviter, Bakorel a réagi au quart de tour et leur a foncé dedans, il en a renversé un et est parvenu à passer. Erik lui aussi ne s'est pas fait attendre et il a poussé les deux autres en rajoutant un puissant coup de point. Quant à moi, j'ai sauté et j'ai marché sur le premier qui se relevait avant de partir au pas de course à la suite de Bakorel. Mais il ne leur a pas fallu longtemps pour nous repartir après, et la situation est devenue critique, les lieux étant beaucoup plus habités que ceux que nous avions traversés jusqu'à présent. Nous fûmes ainsi bientôt la cause d'une véritable débandade, des dizaines d'hommes nous courant après.

Jusqu'alors nous trouvions une voie de libre aux intersections rencontrées, mais à celle-ci nous avons dû choisir celle avec le moins de personnes, et nous préparer à les affronter. Ingénieusement Bakorel a retiré sa veste pour leur lancer à notre approche, et il a glissé au sol pour les déséquilibrer. Erik a profité de l'effet de surprise, tout comme moi, et un crochet de sa part assorti d'un grand coup de pied de la mienne nous a permi d'en envoyer deux à terre alors que le troisième tentait de maîtriser Bakorel qui se débattait comme une furie. Erik lui est tout de suite venu en aide et nous sommes repartis de plus belle, quelques secondes seulement avant que la troupe de nos autres poursuivants n'arrive.

J'ai eu bien peur à ce moment que nous ne soyions faits, je ne savais pas trop où nous emmenait Bakorel, mais la situation ne faisait qu'empirer, et lui-même semblait dépassé. Nous ne pourrions jamais tenir tête à tous ces hommes, ils allaient finir par nous coincer, nous avions eu de la chance, mais ça ne durerait pas... Je me voyais déjà de nouveau en cellule... Mais c'était sans compter sur l'imagination de Bakorel. Après un tournant, celui-ci accélèra brutalement pour sprinter du plus vite qu'il pouvait, il nous a crié "sortiiiiir" en même temps ; si la situation n'avait pas été aussi critique j'en aurai exploser de rire. Bref nous l'avons imité et ainsi nous sommes parvenus à une sorte de ponton sans que personne n'ai le temps de nous voir. Bakorel s'est alors jeté sous la barrière en s'accrochant à l'un des piquet la soutenant. Nous n'avons guère eu le temps de comprendre et Erik et moi avons fait de même à deux autres piquets, sans réfléchir. Rapidement nous avons laché le piquet comme lui pour nous accrocher à des barres de fers sous la plate-forme. Toujours en l'imitant nous avons aussi passé nos jambes sur les barres, pour être plus à l'aise et pour tenir plus longtemps. Pendant ce temps nous avons entendu les hommes au pas de course passer au dessus de nous. Bakorel nous a fait signe de regarder en bas, il nous a désigné du doigt, puis il a indiqué le bas, ensuite il nous a montré les choses présentes en bas et semblait demander si l'une nous appartenait.

Je suis restée sans voix. Ces choses, une trentaine de mètres en contrebas, sans doute en réalité ce qu'ils fabriquaient ici, étaient des sortes d'avions de combats, ou plus justement des vaisseaux comme on voit dans les films de science-fiction, des gros, des petits, des centaines d'hommes autour aidant les pilotes à les déplacer, sur les bords de grands containers de missiles. La salle immense avait tout d'un garage, ou les mécanos réparaient ou ajustaient... C'était incroyable...

Bakorel lui n'y a trouvé, bien sûr, rien de particulier et quelques minutes après le passage des hommes il est remonté sur le pont. Il m'a aidé à le rejoindre et il est reparti prudemment de l'autre côté du plateau. Nous sommes alors arrivés dans un nouveau hangar, et Bakorel nous a demandé de nouveau si nous avions quelque chose à nous dans les avions au sol. Nous lui avons fait signe que non, mais nous n'arrivions pas dans le faible temps que nous avions à lui faire comprendre que nous n'étions pas arrivés en avion. Je commençais à me poser de sérieuses questions sur l'endroit où nous étions. Nous avons continué et avons traversé un nouveau bâtiment avant d'arriver en vue d'une autre hangar. Erik et Bakorel étaient devant, et j'ai aperçu quelque chose qui m'a fait faire un détour. J'ai appelé Erik tout de suite :

- Erik !

Il n'a répondu pas, j'ai crié plus fort.

- Erik ! Viens voir !

Finalement il a répondu, il se trouvait avec Bakorel au-dessus d'un nouveau hangar, j'avais, moi, pris un petit couloir qui donnait sur une grande baie vitrée.

- Non viens toi, il faut qu'on parte d'ici, on va pas tarder à se faire choper, il faut lui faire comprendre qu'on n'est pas venue avec ces trucs, dépêche toi !

J'ai insisté :

- Non toi viens, vite, c'est important !

Erik s'est rapproché. Il est apparu dans le couloir et m'a prise par le bras.

- Il vaut mieux suivre Bakorel, sinon nous allons rapid... Oh chiottes !

Il s'est tu en voyant ce que je voyais par la baie vitrée. J'avoue que j'avais du mal à comprendre moi-aussi, et j'étais bouche bée.

Nous étions au dessus du sol, devant nous s'étendait une grande plaine de poussière et de roche grise, jusqu'à une barrière rocheuse probablement à plusieurs kilomètres de là. Aux pieds des bâtiments se trouvaient des pistes d'envol où étaient stationnés des vaisseaux similaires à ce que nous avions vus dans les hangars. Certains d'entre eux décollaient ou atterrissaient, légèrement de biais. Des hommes en combinaison spatiale s'afféraient autour des vaisseaux, alors que d'autres véhicules à chenilles tiraient ou poussaient les vaisseaux sur les pistes. Le ciel était noir, et rempli d'étoiles, et un peu au dessus de l'horizon on distingue une planète bleue et blanche, toute petite.

Bakorel est rapidement venu nous tirer de notre stupéfaction, et il a aussi sans doute compris que nous ne nous attendions pas à trouver ce paysage à la surface. Rapidement nous sommes tombés d'accord de repartir nous cacher, et nous avons couru à toute allure dans les couloirs pour revenir sur nos pas. Bakorel a finalement choisi une pièce vide à la porte déjà ouverte ou nous sommes rentrés et avons refermé tout de suite la porte. "

Je ne peux m'empécher d'interrompre Naoma.

- Mais tu veux dire que vous n'étiez pas sur la Terre ? Tu es sûre que c'était bien l'extérieur, que ce n'était pas un écran ou quelque chose comme ça ?

Erik s'exclame :

- Prends nous pour des cons aussi, c'était bien l'extérieur, et non nous n'étions pas sur la Terre. Le plus probable était que nous fussions sur la Lune, la planète au loin ressemblait bien à la Terre, mais elle semblait un peu petite.

Naoma acquiesce. Je ne comprends pas :

- Petite ?

- Oui petite. Quand on voit la Lune de la Terre, celle-ci n'a pas toujours la même taille mais bon en gros elle à un certain diamètre.

- Diamètre apparent...

- Oui on s'en fout tu comprends ce que je veux dire, et bien là la planète était beaucoup plus petite que la Lune ne l'est vue de la Terre, alors que ce devrait plutôt être le contraire.

- Mais ce n'était pas la Lune alors, et la gravité, vous aviez l'impression de peser plus lourd ou moins lourd que sur Terre ?

Naoma répond :

- Et bien je ne sais pas, je dirais pareil ? J'ai pas trop fait la différence, et toi Erik ?

- Non plus.

- Ce n'est sûrement pas la Lune alors mais c'est où ? C'est les tubes ! Les tubes ! C'est des téléporteurs ! C'est pour ça qu'on s'est retrouvé dans les tubes en arrivant ici ! Mais alors on n'est peut-être pas sur la Terre ?

- Ben...

- Oh bordel c'est dingue !

Erik reste plus serein :

- Mais on peut très bien y être quand même, il faut avouer que ça ressemble pas mal, et puis tu verras quand Naoma te racontera la fin de l'histoire. En attendant, allons chasser.

Nous partons de nouveau à la chasse avec nos barres et nos paniers, mais j'avoue que je suis bien pensif sur ce que m'ont raconté Naoma et Erik. Les hommes nous auraient enlever sur Terre pour nous emmener sur la Lune ou une planète je ne sais où, tout cela pour que je rencontre un mec bleu qui m'a détruit le cerveau ? Mais qui ces gens pensent que je suis ? C'est complètement invraisemblable... Mais comment expliquer autrement ? Un rêve, l'emprise de la drogue, une sorte d'agonie de mon cerveau, ce n'est pas beaucoup plus crédible... Sans réponse je finis par me consacrer plus activement à la chasse de façon à accélérer notre chasse et plus rapidement avoir la suite du récit de la part de Naoma. Je fais remarquer que nous devrions tenter de trouver de quoi faire un récipient pour récolter de l'eau à la prochaine pluie. Bien sûr sans outils c'est plus facile à dire qu'à faire. Si nous avions ne serait-ce qu'un petit canif, il permettrait déjà de creuser une branche de bois. Toutefois les fruits que nous ramassons sont gorgés d'eau et désaltèrent énormément, sans compter qu'en espérant avoir une pluie aussi violente que la veille, en dix minutes en créant un creux dans nos mains nous pourrons sans doute boire plus qu'il n'en faut. Mais c'est toujours plus rassurant d'avoir à porter de main un peu d'eau plutôt que de tabler sur le bon vouloir de la météo. Jusqu'à présent nos progressions dans la forêt ne nous ont pas permis de découvrir une rivière ou une retenue d'eau.

La chasse tout comme la cueillette ne sont pas mauvaises, la forêt regorge d'animaux et de fruits. Nous restons tout de même proches les uns des autres, percevant de temps en temps quelques gros animaux qui nous tournent autour. Mais, s'il a le don de faire partir toutes nos proies, le vacarme fait en tapant deux barres l'une contre l'autre ou sur une des cages en fer fait aussi partir en courant les gourmands qui nous voudraient comme plat principal.

En deux ou trois heures nous avons largement de quoi manger pour la journée, de plus n'ayant pas de moyen de conserver nos aliments, il est inutile d'en chasser plus que nécessaire. Nous ramenons l'ensemble aux bâtiments, et repartons chercher du bois mort pour le feu. Ceci fait, notre journée de labeur étant terminée, il ne nous reste plus qu'à profiter du Soleil pour continuer notre exploration des environs. Cette fois-ci c'est au tour d'Erik de monter sur le toit, non pas pour repérer la lueur d'une ville, il fait bien trop jour, mais étant le plus grand de nous trois il aura peut-être plus de chance de découvrir une clairière ou d'autres bâtiments à proximité. Mais rien, des arbres, des arbres, des arbres...

Nous décidons tout de même de continuer l'avancée dans la forêt, dans l'espoir de trouver quelque chose. Je supplie Naoma de poursuivre son récit, alors qu'Erik nous fraye un passage dans les sous-bois.

" Bakorel avait bien compris, au vue de notre étonnement, que nous ne nous souvenions pas être arrivés par vaisseaux. Mais, comme me l'a fait remarquer Erik, autant on pourrait admettre que des mines dans le sous-sol puissent rester secrètes, et encore, il était plus difficilement crédible que des vaisseaux partent incognito sur la Lune sans que personne ne s'en inquiète :

- À moins que ce soit la première fois ?

- Oui mais même dans cette hypothèse, il devient tout de suite plus difficilement imaginable que cette base existe depuis soixante ans, comme le dit Bakorel. Et si on pousse le bouchon plus loin en admettant que cette base a été commencée dès l'arrivée de l'homme sur la lune, c'était quand ?

- Hum, en 1969 je crois

- Oui, donc en imaginant qu'elle ait été commencée en 69, et donc qu'elle n'ait que trente ans, c'est impossible que personne ne l'ait vue dans des télescopes amateurs ou autre !

- J'avais lu qu'il y avait des rumeurs laissant penser que les images de la NASA de l'homme marchant sur la Lune étaient fausses.

- Oui... Après tout peut-être que tout le monde est de mèche et que l'on nous mène en bateau depuis toujours, mais dans ce cas là plus rien n'est vrai et je jette l'éponge.

Pendant que nous discutions avec Erik, Bakorel semblait vouloir nous dire quelque chose. Quand finalement je l'ai écouté, enfin, je le regardais mimer, pour être exacte, il a répété que nous ne pensions pas être venue en vaisseau. Puis il nous a représenté tout deux endormis, allongé dans une sorte de couchette penchée. Les tubes ! Je demandai des précisions en mimant le système d'ouverture des tubes et le fait que nous soyons nus, il a confirmé ! J'essayai alors de lui dire que nous étions sur la planète que nous avons vue dans le ciel, que là-haut nous étions allés dans des tubes, puis que nous avions disparu pour apparaître dans les tubes, ici. Bakorel a acquiescé et poursuivi en nous demandant, je crois, si nous voulions retourner là-bas. Nous avons bien sûr été affirmatifs. Il nous a prévenu que ce serait dangereux, mais nous lui avons confirmé que nous voulions bien y aller quand même.

Bakorel nous a dessiné un plan imaginaire sur le sol et nous a fait comprendre que la salle des tubes n'était pas très loin d'ici, à environ deux cent mètres, et que nous allions y aller en courant. J'avais le coeur qui tambourinait rien que d'y penser, mais je ne me sentais pas non plus de faire tout le chemin inverse pour retourner dans sa cachette, alors...

Bakorel a jeté un oeil dans la salle où nous nous trouvions, sans doute à la recherche d'une arme ou de quoi se défendre, mais il n'y avait qu'un ordinateur sur un bureau avec une chaise proche et des piles de chaises entassées les unes sur les autres contre une paroi. Question autodéfense je crois que l'on a vu mieux qu'une chaise, alors ni de une ni de deux nous avons pris une grande inspiration, puis nous avons ouvert la porte et nous sommes partis au pas de course.

Il ne faudrait pas longtemps avant que nous soyons de nouveau repérés, mais cette fois-ci ce n'était plus la même histoire. Les hommes ayant perdu notre trace, et ils s'étaient sans doute armés et mis à patrouiller. J'en fis les frais et j'ai été touchée au bras en traversant une intersection. Erik a alors pris alors la direction des opérations. Nous avons semé le premier groupe d'hommes après deux trois zigzags, et je louai Dieu que ces bâtiments soient de vrai labyrinthes. Bakorel a voulu continuer à courir mais Erik l'a retenu et nous avons avancé lentement jusqu'à une nouvelle intersection. Erik a donné un rapide coup d'oeil, la voie étant libre nous avons continué. À la suivante nous avons redoublé de prudence en entendant deux hommes discuter. Ils s'approchaient, au moment ou les deux hommes débouchaient du couloir, Erik les a surpris et Bakorel lui a prêté main forte. Bakorel a tout de suite récupéré l'arme du premier et n'a pas hésité une seconde à s'en servir. J'ai retenu un cri. Les armes étaient silencieuses mais très efficaces. C'étaient des sortes de petits fusils avec un prolongement pour prendre appui sur l'avant-bras. Erik semblait décontenancé, il n'y avait pas de gâchette. Nous sommes repartis et Bakorel lui a expliqué le fonctionnement. J'avoue que je n'ai pas suivi à ce moment, pensant plus à ma blessure et à rester derrière Erik. "

Naoma stoppe et s'adresse à Erik :

- Erik, tu pourrais raconter la fin peut-être, pour moi c'est un peu flou.

Erik prend la suite de l'histoire :

" L'arme en question était pilotée par la pensée. Ce que Bakorel m'a expliqué en courant, c'était que je devais glisser les capteurs sous ma combinaison pour les avoir au niveau de la peau. En effet c'est vrai que les hommes avaient eux les manches retroussées. Une fois cette tenue prise, il fallait regarder sa cible fixement et s'imaginer tirer dessus, et alors l'appareil, qui en plus de recevoir des ordres des nerfs dans le bras pouvait aussi en donner quelques uns, me donnait des indications sur comment placer mon bras correctement pour avoir la cible que j'étais en train de regarder. C'était très impressionnant, l'appareil donnait de petites impulsions au bras pour le déplacer à droite ou à gauche, ou encore en haut et en bas. Enfin bref je ne tardai pas à en tester l'usage. Nous n'avions encore personne à nos trousses et ne restions jamais très longtemps en ligne droite, car ces armes étaient très efficaces et nous n'aurions pas fait long feu. Heureusement pour nous ils ne semblaient pas tous en avoir, et l'approche de la salle des tubes s'est faite plutôt facilement. Enfin facilité toute relative car Naoma a été de nouveau touchée, à la jambe cette fois, et la blessure avait l'air sévère, et moi sur le côté du ventre. J'ai dû la traîner tant bien que mal avec moi dans la salle n'ayant pas le temps ni les moyens de faire plus, ma blessure étant aussi très douloureuse. De plus je tirais simultanément autant que je pouvais sur les hommes approchant pour les empêcher de nous avoir en ligne de mire. Ces armes étaient vraiment fabuleuses. Bakorel une fois à l'intérieur a été on ne peut plus expéditif et n'a pas hésité à tirer sur quatre des cinq hommes présents dans la pièce, les envoyant au tapis. Il a parlé au cinquième, qui a verrouillé la porte et a commencé à s'afférer sur les ordinateurs proches des tubes. Heureusement qu'il était là, sinon nous aurions eu un mal fou pour faire comprendre ce que nous voulions, d'autant qu'une fois dans les tubes l'homme aurait bien pu nous envoyer au fin fond de l'enfer, ou nulle part... Bakorel nous a indiqué alors de retirer nos vêtements et de nous placer dans les tubes. Je me suis occupé tout d'abord de Naoma qui avait perdu connaissance, et une fois allongée dans un tube, je me plaçais moi-même dans un deuxième. Bakorel parlait toujours à l'homme restant alors que l'on entendait que ceux à l'extérieur tentaient de défoncer la porte. Les tubes se sont refermées sur nous, et je n'ai plus rien vu. Je suis resté éveillé quelques minutes, la dernière chose que j'entendis fut une grosse explosion suivie de nombreux bruits caractéristiques des armes ; c'était sans doute la porte qui avait explosé avant l'entrée de la cavalerie. "

Naoma reprend la parole.

- Pauvre Bakorel, il a sûrement été tué quand les hommes sont entrés. C'est vraiment bête, alors qu'il nous avait sauvés. Tu comprends maintenant pourquoi je t'ai parlé de Bakorel quand tu t'es réveillé, nous étions persuadé qu'il avait finalement réussi lui aussi à entrer dans un tube.

- Mais alors ça veut dire que je suis vraiment mort là-bas ?

- Et bien oui, nous te l'avons dit, que croyais-tu ?

- Et bien je me disais que je n'étais pas vraiment mort, ou en tous les cas que les hommes m'avait emmené dans les tubes pour me soigner. Mais vous êtes sûr que je n'étais pas dans l'un des tubes à ce moment là et que j'ai été transporté par la même occasion ?

Erik semble négatif :

- Les tubes étaient vides. Peut-être qu'il y en avait d'autres dans une autre salle, mais ceux dans lesquels nous sommes partis, qui étaient les mêmes que ceux dans lesquels nous sommes arrivés, étaient bien vides, j'en suis sûr.

Naoma hausse les épaules :

- Moi je ne sais pas, je n'étais pas consciente, seul Erik a vu.

- Mais comment est-ce possible alors ? Est-ce que j'aurais pu être là avant vous ? Où Bakorel aurait-il réussi ensuite à me faire passer ? Combien de temps prends la téléportation ?

Erik donne son avis :

- Aucune idée. C'est assez rapide puisque les hommes n'ont pas réussi à nous arrêter après quelques minutes seulement dans les tubes, mais vu que cela guérit toutes nos blessures, ce doit être tout de même assez long. Peut-être que le corps est transmis tel quel au début, et il est ensuite soigné de l'autre côté.

- Et vous ne savez pas où était sensé vous envoyer Bakorel ?

Naoma rappelle les détails de leur aventures :

- Et bien plus ou moins, de la façon dont nous lui avons fait comprendre, c'est la planète que nous avions vu dans le ciel. Mais peut-être a-t-il indiqué à l'opérateur de nous renvoyer simplement de là d'où nous venions, ce qui voudrait dire que nous sommes de retour sur Terre.

Je suis un peu dubitatif :

- Comment pourrait-on savoir ? C'est vrai que tous ses arbres, cette jungle, et même les bêtes que nous voyons n'ont pas l'air d'extra-terrestres, mais qui sait, la vie s'est peut-être développée sous la même forme ailleurs ?

Erik est toujours plus pragmatique :

- Ça j'en sais rien, ce qui est sûr c'est que l'on peut respirer normalement, que le Soleil brille normalement, que le ciel est bleu et que j'ai la trique au réveil, jusque là, rien d'anormal.

Naoma rigole.

- T'es con Erik des fois.

- Moi aussi j'ai la trique au réveil.

Naoma hausse la voix en rigolant :

- Toi aussi t'es con. C'est pas ça qui va nous sortir de là !

Erik redevient sérieux :

- De toute façon nous n'aurons pas trente-six manières de partir d'ici, il nous faudra trouver une direction et nous y tenir, une fois sur ces montagnes on pourra avoir plus de choix. À moins que vous préfériez que nous nous installions ici définitivement ?

Je pense que je pourrais m'accommoder de cette vie, au moins quelques temps :

- La vie n'a pas l'air trop dure, un peu de chasse et de cueillette le matin, puis sieste l'après midi et balade le soir, c'est plutôt pépère, par contre on risque de s'ennuyer un peu à force.

Humour fin d'Erik :

- Et puis je suis pas partageur.

Naoma ne comprend pas.

- Quoi ?

- Non rien.

Stycchia

Si ce n'est pas la Terre, cette planète lui ressemble beaucoup, tant par sa nature magnifique que par les rythmes de pluie et de Soleil, les nuages traversant le ciel bleu si pur... Nous avons nourriture et logis sans effort, qu'espérer de plus ? l'Éden ne devait pas être très différent...

Deux jours s'écoulent, nos explorations ne donnent rien de bien probant. Nous envisageons de plus en plus sérieusement notre départ, sans doute notre isolement commençant à peser. Combien de temps depuis mon départ ? Des mois, depuis début novembre, fin décembre à Sydney, et puis ? Nous sommes sans doute déjà bien avancés en 2003... Et qui sait peut-être sommes-nous restés des mois dans ces tubes, comment savoir ? Mes cheveux et mes ongles n'ont pas l'air d'avoir poussé pendant mon sommeil prolongé, mais rien n'indique que le processus n'est pas une sorte d'hibernation... Naoma me parle souvent, qu'elle a peur, qu'elle s'inquiète... Je la rassure comme je peux, je n'ai pas plus d'éléments qu'elle, mais il est vrai que je suis un peu la cause de toutes ces mésaventures, et qu'elle serait sans doute tranquillement en train de vendre le nouveau pain au levain de Martin si je n'avais décidé d'aller à la boulangerie ce dernier jour... Erik est plus discret, c'est sans doute le personnage qui veut une telle attitude, impassible et indestructible, je ne sais vraiment si nous pourrons être amis un jour, où s'il gardera cet éloignement...

Ah, et vous mes amis, que pensez-vous donc ? Vous m'imaginez sans doute tous mort... Et cette histoire ? Qu'est-ce que toutes ces incroyables choses, ces hommes, ces vaisseaux, ces téléporteurs, ces bases lunaires ou je ne sais... Mais où est la vérité ? Où est le réel ? Que croire ? Soleil oh mon Soleil ! Toi, je ne sais même plus si c'est toi qui est là-haut, je ne sais même pas te reconnaître avec certitude, je ne sais même pas si ta douce chaleur caressant ma peau m'est familière...

Nous sommes tous un peu inquiets, inquiets que subitement des hommes arrivent par ces téléporteurs pour nous récupérer. Mais partir ainsi, à l'aventure, sans savoir si aller vers le sud ou vers le nord, sans d'autres outils que ces barres de fer, je crois que cette perspective nous étonnait un peu. Peut-être aurions-nous voulu un signe. Il ne tarda pas.

Comme tous les matins depuis cinq jours nous partons tous trois en forêt pour la ration quotidienne. Nous innovons un peu de jours en jours en capturant de nouveau petits animaux, inconnus jusqu'alors. Nous n'avons curieusement plus été embêtés par un quelconque léopard ou autre félin peu avenant depuis que nous emmenons ces barres de fer avec nous. Sur le chemin du retour, je suis un peu en avance et porte les proies, Erik et Naoma finissant de remplir une cage avec des fruits. Soudain j'aperçois dans l'allée que nous avons tracée, à une cinquantaine de mètres, une fille, plutôt une femme. Une femme ! Là, devant moi ! Elle me regarde, je ne sais que faire, je pose mon fardeau et m'avance vers elle. Elle se recule et part en courant dans la direction opposée. J'hurle à Naoma et Erik :

- Erik, Naoma, venez ! Vite, j'ai trouvé une meuf !

Nous devons nous trouver à deux ou trois cent mètres de la clairière, mais je ne parviens pas à la rattraper, elle court vraiment très vite ; ce qui ne manque pas de me rappeler quelque chose... Bref, quand j'arrive à la clairière, je trouve un groupe de cinq personnes en train de piétiner notre feu, tandis que la fille les rejoint. Ils se retournent, il y a trois filles et trois garçons, habillés de manière à peu près identique, aux couleurs près, en combinaisons ressemblant aux nôtres. Je ne sais que faire. Quelques secondes plus tard arrive Erik essoufflé :

- Qu'est ce qui se pass... C'est qui eux ? Bordel le feu !

Au moment ou Erik crie, les six hommes s'élèvent dans les airs dans un gros bourdonnement. Ils ont comme des ailes d'abeilles dans le dos, c'est incroyable, ils se sont envolés au quart de tour ! Nous nous approchons, je tente de calmer le jeu, pour qu'ils ne partent pas, mais ils s'envolent plus haut et tels des insectes disparaissent tous en volant à toute vitesse... Naoma n'est arrivée que pour les voir partir, elle portait les trois barres au cas où nous en aurions eu besoin, elle les laisse tomber en les voyant. Erik note leur direction :

- Ils sont partis par là, retenons-le, c'est quoi, le nord ?

Je confirme :

- Nord-nord-est je dirais, oui.

Naoma s'inquiète :

- Pourquoi sont-ils partis ? Vous vous êtes battus ? Vous leur avez fait peur ? Et c'est qui ?

Erik lui résume la situation à Naoma :

- J'ai crié en les voyant piétiner le feu, ça les a effrayés, et quand Ylraw s'est approché, ils sont partis.

Naoma ne comprends toutefois pas tout :

- Mais comment ils volaient comme ça dans le ciel ?

Je lui explique :

- Ils avaient des sortes d'ailes dans le dos, comme des abeilles, qui leur permettaient de voler, c'est fou !

Erik confirme :

- Ça faisait le même bruit d'ailleurs, un gros bourdonnement.

Ce dernier commentaire d'Erik m'ouvre les yeux :

- Mince mais oui, mais bien sûr, quand la nana m'a retiré mon émetteur au bord de la route, quand je me suis retourné et que j'ai entendu un bourdonnement, c'était ça ! Et la combinaison, oui c'est sûr, cette nana est l'une de ceux-là ! Bordel c'est dingue !

Erik n'est pas plus avancé :

- Ça veut dire quoi, qu'ils sont gentils ?

- Ah, ça je ne sait pas, mais en tous les cas ça veut dire que tout n'est pas complètement décorrélé, et que des bouts se recoupent.

Erik le pensait déjà :

- On avait déjà trouvé les bracelets qui montraient que ce n'était pas n'importe quoi.

Il a raison.

- Oui tu as raison Erik.

Naoma tente d'interprêter les faits :

- Donc il est possible que l'on soit bien sur la Terre.

Je ne pense pas que ce soit un signe suffisant :

- Pas forcément, mais c'est sûrement la preuve qu'il existe des hommes avec une technologie plus avancée et qu'ils font des trucs pas très catholiques, même chez nous, sur Terre.

Naoma soupire :

- Ça ne nous avance pas beaucoup quoi... Vous croyiez qu'ils vont revenir ?

Je n'en sais pas beaucoup plus qu'elle :

- Je pense qu'ils sont allés chercher du renfort oui, bien que je n'en sois évidemment pas sûr.

Naoma est toujours plus optimiste :

- À moins qu'ils ne passaient juste par là et on crut que le feu pouvait représenter un danger ? Voyant que les lieux étaient habités ils ont compris qu'ils nous avaient dérangés et sont repartis ?

Je suis moins confiant :

- Tu as peut-être raison Naoma, mais pour l'instant tous les gens que l'on a rencontrés n'étaient pas spécialement de notre côté, il n'y a guère que cette fille qui m'ait aidé.

Depuis le début Erik voulait partir au plus vite :

- De toute façon nous voulions nous tirer d'ici, non ? Autant en profiter, c'est le moment ou jamais.

Naoma n'est pas enchantée à l'idée de partir tout de suite :

- Mais peut-être qu'ils pourraient nous aider ? Ils n'avaient pas l'air méchants ?

Erik n'est pas d'accord :

- Mouais, je préfère prendre les devants.

Je suis cependant du même avis qu'Erik :

- Moi aussi, nous attendons que la pluie passe et nous partons ? Qu'est-ce qu'on emporte ?

Naoma fait notre maigre inventaire :

- Et bien nous n'avons pas beaucoup de choix, à part les barres et les cages, nous n'avons trouvé rien d'autre...

Alors qu'Erik s'affère à amorcer un nouveau feu, nous sortons avec Naoma deux barres pour chacun et trois cages. Nous avions déjà testé le mécanisme de vidage des combinaisons, et nous profitons de ces derniers moments ici pour les recharger, ou les décharger, suivant le point de vue. Il suffit pour cette opération de s'asseoir sur le petit siège, le tout ne prend pas plus d'une minute. Une combinaison semble pourvoir fonctionner pendant une bonne semaine, il nous faudra faire sans par la suite, ou plus intelligemment tenter de l'économiser. Pas plus de deux heures plus tard nous avons fait un digne festin de départ et nous sommes prêts à partir. Naoma se pose tout de même quelques questions sur la direction.

- Mais, si vous pensez qu'ils peuvent être dangereux, c'est pas un peu bête de justement partir dans leur direction ? On ne devrait pas plutôt partir en sens inverse ?

Je donne mon point de vue :

- Hum, c'est vrai mais en partant dans une autre direction ce n'est pas sûr que nous trouvions quoique ce soit, et de plus je préfère pouvoir observer d'où ils viennent avec un peu de distance plutôt que d'y être retenu prisonnier.

Erik va dans mon sens :

- Je suis assez d'accord avec Ylraw, si nous sommes sur la Terre nous devrions trouver un ville où un village, et si nous ne sommes pas sur la Terre je ne veux pas terminer ma vie en sauvage donc il faudra bien qu'on tente de partir d'ici.

Naoma réfléchis encore au départ :

- Bon, ben, si tout le monde est d'accord, allons-y alors ! On ne fait pas un dernier tour pour voir si nous n'avons pas manqué quelque chose ? On pourrait peut-être prendre un de ces bracelets avec nous ?

Erik est impatient :

- On a déjà fait des dizaines de tours et nous n'avons rien trouvé, il y a juste ce sous-sol où nous ne sommes pas parvenu à rentrer, mais c'est pas maintenant que nous allons réussir. Et pour le bracelet Ylraw est contre.

- Disons que je pense que c'est une mauvaise idée, après si vous êtes pour tous les deux, vous pouvez en emporter, mais je pense que c'est un moyen pour eux de nous repérer.

Naoma annonce alors le départ :

- Bon, on y va alors, c'est reparti !

Elle n'était au début pas très enjouée à l'idée de s'enfoncer dans la forêt, elle semble maintenant au contraire toute excitée, décidément, les femmes... Nord-nord-est, je ne sais si nous conserverons la direction correctement, d'autant que le Soleil ne fait que se laisser deviner à travers la cime des arbres. Les premiers kilomètres sont aisés, nous avions déjà progressé dans une direction proche de celle que nous désirons suivre, bien sûr ce n'est plus la même histoire quand nous devons de nouveau ouvrir la voie. Nous nous relayons Erik et moi, mais souvent les buissons ou autres lianes nous obligent à faire des détours. Naoma a la bonne idée de toujours rester face à la direction souhaitée, et nous évitons ainsi les trop grosses déviations. Quelques providentiels nouveaux fruits nous permettent de temps en temps une réconfortante et désaltérante pause. La chaleur est étouffante, nous le ressentons d'autant plus en quittant la combinaison pour faire nos besoins. Celle-ci ont une certaine capacité à isoler ou absorber notre chaleur pour donner une impression de fraîcheur. Naoma jette un oeil en arrière :

- S'ils nous cherchent vraiment, ils n'auront pas beaucoup de mal à nous retrouver, vue l'autoroute qu'on laisse...

Naoma a raison, et nous décidons alors d'être plus discrets, nous contorsionnant plutôt que les plantes pour nous faufiler. Sûrement quelques heures s'écoulent encore avant que l'habituelle pluie ne nous indique que nous avançons dans l'après-midi. Nous ne faisons pas de pause pour autant, et profitons simplement de quelques passages privilégiés ou de petites douches nous permettent de nous rafraîchir et boire abondamment. Nous parlons peu, chacun plus concentré à se frayer un passage et perdu dans ses pensées. Le soir arrive vite, et nous n'hésitons pas à le faire arriver plus vite pour justifier une pause. La journée nous a permis de capturer quelques proies, et une fois un tapis moelleux d'herbes confectionné, nous ramassons du bois mort dans l'espoir de pouvoir faire un feu, si ce n'est le soir même, au moins le lendemain matin.

Ne sachant si un tour de garde est nécessaire, nous admettons un compromis en plaçant les barres de métal en équilibre autour de nous de façons à ce qu'elles tombent si quelque chose ou quelqu'un s'approche. Je crois cependant que nous n'avons pas beaucoup dormi cette nuit là, inquiets de tous les bruissements de la nature. C'est quand la lumière du jour pointa son nez qu'enfin je m'endormis de fatigue, pour être réveillé quelques heures plus tard par les jurons d'Erik ne parvenant pas à faire du feu. Dans ce climat le bois mort pourri vite, et il est toujours humide, sans abri où l'entreposer comme nous le faisions dans la clairière, j'ai bien peur que nous devions nous habituer aux crudités... Mais la faim justifie nos faibles moyens et les petits animaux se laissent manger, une fois dépecés et nettoyés.

La matinée ressemble à la précédente, si ce n'est que nous avançons moins vite. Vers la mi-journée nous engageons une nouvelle tentative de faire un feu, c'est un échec, et le gros lézard capturé par Erik fini tel quel dans nos estomacs, accompagné de quelques fruits pour faire passer... Soudain Naoma nous fait taire, et le temps de faire abstraction des bruits d'oiseaux et autres animaux nous entendons comme elle, un bourdonnement. Tout le monde aux abris ! Nous nous séparons pour nous glisser sous divers arbustes et broussailles. Le bourdonnement s'amplifie puis se stabilise en dessus de nous, nous sommes sans doute repérés. Commence alors une virevolte digne d'un essaim, pendant plusieurs minutes voire dizaines de minutes. Ils nous cherchent, c'est certain, mais sans doute appréhendent-ils de traverser le couvert pour venir jusqu'à nous. Ils s'en iront finalement, nous laissant quelques temps dans l'incertitude.

Je demande enfin :

- Vous les entendez encore ?

Erik répond :

- Non, depuis un moment.

Naoma s'interroge :

- Ils ont eu peur vous croyez ?

J'ai un avis moins optimiste :

- Je pense qu'ils ne savaient pas trop comment descendre jusqu'à nous, ils avaient l'air nombreux.

Nous nous relevons finalement et repartons. Naoma s'inquiète toujours :

- Vous pensez qu'ils savaient que c'était nous ?

Mais je lui rappelle que les éléments ne sont pas vraiment en notre faveur :

- Ils ne seraient pas restés si longtemps sinon, je doute qu'ils se soient donné rendez-vous là par hasard. Ils doivent avoir des détecteurs ou des trucs du genre.

Erik remarque cependant que pour l'instant ils n'ont entrepris aucune action :

- Toutefois, ils n'ont pas l'air armé, sinon ils auraient pu tirer de là-haut.

Naoma tente toujours de se remonter le moral :

- Peut-être qu'ils ne nous veulent pas de mal ?

Erik plus pragmatique :

- Peu importe ce qu'ils nous veulent, ce qui est sûr c'est qu'ils nous cherchent.

Naoma se désespère :

- Mais qu'est ce qu'on peu faire ?

Mais moi comme Erik n'avons pas beaucoup d'idées :

- Pas grand chose, j'en ai peur, juste trouver autre chose avant qu'ils ne nous trouvent.

Naoma cherche quelque chose à quoi se raccrocher :

- Mais quoi ?

- Ta mère...

Erik en a vite marre des questions de Naoma, elle se retourne les yeux tous tristes vers moi, je lui fais un bisou et nous continuons silencieusement. La pluie ne se fait pas trop attendre, et nous arrivons vite au soir, épuisés comme la veille, peut-être plus encore. Toujours sans feu, mais je crois que nous nous faisons une raison, nous n'aurons pas de viande grillée avant longtemps.

Je fais une suggestion :

- Nous devrions peut-être marcher la nuit et dormir le jour ?

Erik ne comprend pas :

- Pourquoi ?

- Et bien la nuit précédente j'étais suffisamment inquiet par les bruissements de la nuit pour que cela m'empêche de dormir, et je ne me suis endormi qu'au petit matin. De plus ils nous chercheront sûrement de jour, et si nous dormons peut-être que leur capteurs nous trouverons moins facilement.

Naoma m'interrompt :

- Pourquoi moins facilement ?

- Et bien j'imagine que ce sont des détecteurs à infrarouge, et en plus de pouvoir se cacher sous des buissons en dormant, le corps a une température moins élevée dans ces moments là.

Erik approuve :

- Oui, ce peut-être une idée.

Naoma n'est pas très satisfaite :

- Ça veut dire que nous devons repartir encore ! Je suis crevée moi !

Je la rassure :

- On pourrait dormir quelques heures puis marcher jusqu'au petit matin, et dormir jusqu'à se faire réveiller par la pluie ?

Nous tombons d'accord et disposons comme la veille les barres pour nous signaler la venue d'un intrus. En me couchant je me gratte la joue et réalise alors une chose étrange. Ma barbe ne semble pas avoir poussé. Pourtant voilà plusieurs jours que nous sommes ici.

- Erik, tu n'as pas remarqué que ta barbe ne pousse pas ?

- Oh, tu sais, je n'ai jamais vraiment eu de barbe, je ne peux pas vraiment dire.

Naoma confirme :

- Ah oui mes jambes sont encore toutes douces, c'est génial !

- C'est surtout très bizarre...

Erik ne semble pas plus étonné que ça :

- Oui, boah ben ce n'est qu'un mystère de plus, nous ne sommes plus à ça près...

Je crois que nous sommes trop fatigués pour vraiment réaliser combien ce phénomène est anormal. Naoma se blottit contre moi et nous nous endormons tous les trois en quelques secondes. Quelques hululements nous réveillent un peu plus tard, et nous levons le camp sans trop tarder. L'idée de marcher de nuit, si elle est bonne, n'en est pas moins que faiblement lumineuse, et nous progressons à une vitesse d'escargot dans un noir quasi complet. Naoma ne lâche pas mon bras, inquiète à chaque murmure de la nuit. Nous accueillons avec bonheur les lumières matinales qui nous redonnent courage pour encore quelques heures de marche. Et c'est enfin épuisés que nous sélectionnons un grand arbuste couvert de fruits pour abriter notre sommeil. Naoma toujours blottie contre moi, je m'endors en quelques secondes.

C'est bien la pluie qui me réveille, après un somme sans doute de cinq ou six heures. Erik est déjà debout, Naoma dort encore, toujours sur moi. Je me retire doucement et je rejoins Erik.

- Tu es debout depuis longtemps ?

- Je ne me suis pas rendormi après leur passage.

- Ils sont revenus ? Fichtre, j'ai rien entendu !

- Tu as de la chance, ils ont tourné un bon moment. Mais tu avais raisons, ils ne sont pas restés au-dessus de nous, et passaient et allaient, sans doute nous cherchaient-ils mais ne nous ont-ils pas repérés directement. Je vais allé chasser le petit-déj, tu restes près de Naoma ?

- Si tu veux je peux y aller moi.

- Non c'est bon.

Naoma se réveille un peu plus tard, Erik n'est pas encore revenu.

- Erik n'est pas là ?

- Il est allé chassé, il va revenir.

- Tu les as entendu ? Ils ont tourné un bon moment.

- Non Erik m'a dit mais je n'ai rien entendu. Ça va toi ?

- Ben, je crois, enfin, je ne sais pas trop. Je crois que je suis contente d'être là avec toi, perdue je ne sais pas où, c'est un peu un fantasme de jeune fille de se retrouver avec un prince charmant dans un pays inconnu pourchassée par des méchants. Peut-être que l'histoire aurait été mieux si Erik n'était pas là, enfin, tu comprends...

- Erik est un mec bien, Naoma, et s'il y a un prince charmant entre nous d'eux c'est sans hésitation lui.

- Je crois qu'il ne m'aime pas trop.

- Oh je ne dirais pas une chose pareille, je pense plutôt qu'il est un peu jaloux que tu restes si près de moi.

Mais Erik arrive justement à ce moment là :

- Ne vous inquiétez pas ! Je ne vous aime ni l'un, ni l'autre ! Petit-déj !

Erik nous surprend et jette à terre deux rongeurs aux longues oreilles, des sortes de lapins sans doute. Nous ne tentons même pas de faire du feu, et ce déjeuner avalé, nous partons sous là pluie. La barre rocheuse ne doit sans doute plus être très loin si nous avançons, comme je le pense, d'une quinzaine ou une vingtaine de kilomètres par jours. Nous marchons jusqu'à la nuit tombée, et répétons le même programme que la veille, quelques heures de sommeil, puis nous repartons pour une lente progression nocturne.

La pente se fait progressivement sentir, et la forêt laisse place à une modeste végétation sur les flans de la montagne, poussant sur d'imposant talus de limon sans doute lessivé de la montagne par les averses quotidiennes. Les lueurs du jours se laissent deviner à l'est, mais la nuit est encore profonde. Il n'y a pas de lune et les étoiles sont encore magnifiques. Je ne reconnais encore aucune constellation, si ce n'est la molletonneuse traînée de la Voie Lactée. Nous décidons finalement de nous arrêter alors et de retourner dans la forêt dormir un peu, pour aviser une fois le jour levé comment procéder. Il peut en effet être risquer d'entreprendre l'ascension dans le noir, d'autant que nous serons complètement à découvert.

Nouvelle confection rapide d'un petit abri, puis sommeil jusqu'aux fortes chaleurs de midi. Je suis le premier réveillé cette fois-ci et je me charge donc de partir en quête du repas. Je suis vraiment impressionné par la facilité avec laquelle nous attrapons ces petits animaux, moi qui me rappelle encore mourir de faim dans la brousse australienne... À mon retour Erik et Naoma mangent les fruits que nous avions ramassés la veille.

Je leur demande :

- Vous les avez entendu ? Moi pas.

Erik termine sa bouchée et confirme :

- Non moi non plus, ils ont peut-être abandonné.

Je me tourne vers la cime de la paroi rocheuse :

- Espérons, parce qu'une fois là-haut, on pourra difficilement se cacher.

Naoma termine son fruit et demande :

- Qu'est ce que l'on va voir là-haut ? Et si on ne voit rien ? Qu'est ce qu'on va faire ?

Je n'en sais pas plus qu'elle :

- Je n'en sais rien, de toute façon on est paumé alors, on ne pourra pas l'être plus. Si vraiment on ne peut rien faire on pourra retourner aux bâtiments et tenter autre chose, je ne sais pas, peut-être attendre que ces gars reviennent, ou tenter de faire marcher les tubes, utiliser les bracelets, je ne sais pas...

Erik nous remet en route :

- On verra une fois en haut, en attendant, allons-y.

Nous profitons de deux bonnes heures de montée au Soleil avant que la pluie ne rende le terrain beaucoup plus glissant et difficile, même si les chaussures intégrés aux combinaisons sont de très bonne qualité. Nous arrivons même directement au niveau des nuages, et nous nous autorisons une pause à quelques centaines de mètres du sommet, alors que notre visibilité est quasiment nulle, et que la pluie battante nous a épuisés, tant physiquement que moralement. Nous trouvons un abri providentiel nous permettant d'attendre avant de profiter de la vue une fois les nuages dissipés et le ciel dégagé. Nous apprécions de ne pas être en bas à ce moment là, la pluie entraînant dans une multitude de ruisseaux se transformant en torrent des quantités impressionnantes de sable et de roche. Je m'étonne d'une telle érosion.

- C'est incroyable que la montagne existe toujours ainsi malmenée tous les jours par ces averses !

Naoma a bien une explication :

- Peut-être qu'elle pousse toujours ?

- Oui c'est possible, mais cette formation montagneuse est tout de même d'une structure assez bizarre. Mais tu as peut-être raison j'avais lu je ne sais où qu'il existe des massifs dont la croissance est juste compensée par l'érosion.

Erik propose une autre possibilité :

- Où alors il ne pleut pas depuis longtemps...

Cratères

Et c'est Erik qui avait raison, comme nous l'observons, la pluie terminée, dressés sur le sommet de la montagne. Montagne qui n'en est pas une, mais le rebord d'un immense cratère abritant la dense forêt que nous avons traversée, et dont le centre ou presque laisse deviner la clairière et le brillant reflet des bâtiments métalliques. Mais notre étonnement ne s'arrête pas là. Ce cratère n'est en effet pas le seul, bien au contraire, et à perte de vue nos horizons en sont emplies, séparés par une mer d'un bleu parfait. Une certitude apparaît donc, cette planète n'est pas la Terre, et au vue de tous ces cratères-îles à peine érodés, elle ne doit pas avoir été colonisée depuis bien longtemps. Ce qui est tout de même très étrange, et la roche imperméable de la surface devant expliquer le phénomène, c'est que ce soit l'extérieur des cratères qui soit sous les flots, et non pas l'intérieur, pourtant d'altitude bien moindre. Nous nous trouvons sans doute sur le plus grand cratère des environs, ce qui expliquerait pourquoi il a été choisi pour la construction des bâtiments. Nous distinguons nettement une dizaine de cratère plus petits autour du notre, eux-mêmes la réplique conforme de celui-ci, avec une dense forêt en leurs seins.

Nous restons de longues minutes à contempler la vue, croyant avec peine la réalité de cet étonnant paysage. C'est Erik qui le premier à l'idée de regardé vers le Nord-Nord-Est, d'où sont sensés venir les hommes-abeilles que nous avons vus.

- Ils se peut qu'ils viennent de cet immense cratère à l'horizon, il a l'air au moins aussi grand que celui dans lequel nous sommes.

Nous nous tournons tous vers la direction indiquée par Erik, silencieux quelques secondes, puis Naoma demande :

- C'est vrai, mais comment peut-on aller jusque là-bas ?

Je m'interroge moi-aussi :

- Ça m'a l'air très loin, on dirait même qu'il est de l'autre côté de l'horizon.

Naoma imagine déjà comment faire pour aller jusque là-bas :

- Il faudrait que nous construisions un radeau, c'est pas le bois qui manque.

Erik la ramène à la réalité :

- Peut-être, mais niveau cordes et outils, c'est plus limite.

Je ramène mes références culturelles :

- Dans "Seul au monde", il fabriquait des cordes avec des lianes je crois.

Erik toujours très positif :

- Et il pétait dans l'eau pour avancer ?

Je réponds sérieusement :

- Non je crois qu'il avait des rames.

Erik rigole et me file une tape.

- Il faudra bien qu'on se débrouille de toute façon, tu as raison...

Naoma regarde le cratère le plus proche :

- On pourrait même peut-être y aller à la nage, d'un cratère à l'autre, il n'a pas l'air si loin.

L'idée ne séduit guère Erik :

- Je préfère encore tresser des cordes...

Mon ventre crie famine :

- Je commence à avoir faim pour ma part :

Erik est le premier à se lancer sur la descente vers la mer.

- Bon, ne restons pas là trop longtemps non plus, ça vous dit du poisson au dîner ?

Naoma est enchantée :

- Oh oui et un feu sur la plage ! Il nous faudrait une guitare...

- Tant qu'à faire des cordes...

Je crois que j'aime assez l'humour d'Erik...

Nous nous élançons vers la mer. Le dénivelé jusque là ne doit pas faire la moitié de celui que nous avons monté depuis la forêt. Je suis bon dernier tout de même, je n'ai jamais aimé les descentes. Le soleil est bas sur l'horizon et déjà s'annonce le plus beau coucher que je n'aie certainement jamais vu, le ciel s'irisant de milles feux. Le pourtour du cratère est constitué d'une bande forestière d'une bonne centaine de mètres, et nous sommes déçus de découvrir que le bord de mer n'est pas une paradisiaque plage de sable fin, ce qui n'est guère étonnant si la planète n'a été que récemment terraformée, le roulis de la mer n'ayant pas eu le temps de transformer les rochers pourtant déjà érodés en grains de sable. Toutefois cette hypothèse de terraformation reste loin d'être certaine, mes connaissances en formation des planètes étant bien loin d'en juger. Après tout c'est peut-être une planète naturelle, ou le vrai berceau de l'humanité, ou je ne sais encore quel monde découvert par cette organisation qui semble nous cacher tant de chose...

La mer est très peu profonde, et ne doit pas dépasser quelques dizaines de mètres entre les bandes séparant les pentes douces des cratères. Nous aurions pu nous en douter, la mer regorge de poissons, à croire que tout est fait sur cette planète pour nous persuader de nous installer là pour toujours, en petits Robinsons. Ce qui est peut-être la volonté des personnes qui nous ont envoyés ici, après tout. Avec quelques remords de nous éliminer, ils ont préféré nous donner une retraite au Paradis ? Il fait beaucoup moins chaud et humide qu'à l'intérieur de la cuvette, et je me demande si les pluies quotidiennes ne sont pas un microclimat propre au cratère. Le bois beaucoup plus sec et moins pourri que nous trouvons dans les sous-bois confirmerait cette hypothèse. Nous sommes tentés par faire un feu, mais sur le bord de mer il serait sans doute rapidement repéré. De plus si ces étranges hommes-abeilles ont réellement perdu notre trace, comme pourrait le suggérait le fait que nous ne les ayons vu aujourd'hui, ce serait bien inopportun de la leur rappeler.

Mais avant de me payer un bain dans les eaux tièdes et transparentes, j'entreprends de vérifier quelque chose qui me turlupine depuis quelques temps. Je ne retrouve pas les sensations habituelles de mon corps. Je n'ai pas ressenti le classique mal à la plante des pieds pourtant systématique dans mes précédentes randonnées ; pas plus que je n'ai relevé de douleurs aux genoux dans la descente, certes rapide, mais conséquente tout de même, de la pente du cratère. Pourtant tout semble là, mes cicatrices, mes tâches de rousseurs... Mais je ne sens pas mon corps comme je le sentais auparavant. J'ai une sensation diffuse de calme, comme si la tension que j'ai toujours connue s'était envolée. De plus ma peau semble plus douce, plus belle, mes veines ne ressortent pas autant sur mes avant-bras... Naoma me regarde, curieuse, elle sort de l'eau où Erik se trouve à attraper des poissons avec nos petites cages, que nous avons toujours avec nous. Elle est nue, magnifique, je reste un moment extasié devant ses formes parfaites.

- Qu'est ce que tu fais, tu ne viens pas te baigner ? Et me regarde pas comme ça ! Tu me gênes !

- Je crois que ce n'est pas mon corps.

- Comment ça ?

- Ce n'est pas mon corps, il lui ressemble, mais ce n'est pas lui. Et toi, es-tu sûre que c'est bien ton corps, es-tu sûre que tes seins étaient aussi beaux ? Ta peau aussi douce ?

- Mais ? Eh, tu crois que je te vois pas venir avec tes excuses pour pouvoir vérifier par toi-même !

- Non Naoma, je suis sérieux, regarde bien, et quand tu cours, tu n'a pas l'impression de ne pas avoir les mêmes sensations ?

- Et bien, c'est vrai que je suis étonnée par la capacité de souffle que j'ai, je ne sais pas même au meilleur de ma forme si j'ai eu autant d'endurance avant, mais je me suis dis que c'était peut-être juste parce que depuis deux semaines on n'arrête pas de courir dans tous les sens...

- Peut-être, je ne sais pas après tout...

- Et puis comment est-ce que l'on aurait pu changer de corps, tu crois qu'ils auraient changer notre cerveau de corps pour le mettre dans un autre ? Remarque, pour toi peut-être, comme tu étais mort ou pas loin sur la Terre, et vraiment mort sur la Lune, c'est peut-être vrai, peut-être qu'il ton mis dans un nouveau corps.

- C'est vrai que je suis mort deux fois déjà... Quelle vie !

- Allez, oublie un peu tout ça et vient te baigner au milieu des poissons !

Erik a déjà attrapé plus de poissons qu'il n'en faut pour tout un régiment. Je nage un petit moment avec Naoma, et c'est vrai que le cratère le plus proche n'a pas l'air très loin, un petit kilomètre tout au plus.

- On pourrait nager jusqu'à l'autre cratère ?

Je suis un peu réticent :

- C'est un peu loin non ? On ne devrait pas plutôt aller aider Erik et commencer à fabriquer le radeau ?

- On peut prendre un peu de repos non ? On pourrait juste se balader un peu, enfin, être un peu tous les deux quoi...

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, même si c'est bienheureux que nous soyons dans l'eau ; ce que je t'avais dit à Melbourne tient toujours.

- Oui, enfin bon plus vraiment, c'est un peu foutu pour ne pas m'entraîner dans tes histoires maintenant, je crois qu'on va devoir terminer ensemble.

- C'est vrai, mais ce serait injuste face à Erik, et il...

- Et puis quoi encore ! Tu voudrais que je fasse un coup chacun ? J'ai le droit d'en préférer un non ? Si c'est juste pour vous permettre de tirer votre coup je suis d'accord, c'est une mauvaise idée. Bon si c'est comme ça je rentre...

Sur ce elle se retourne et part en crawl vers la plage. J'ai quelques difficultés à la rattraper, et je la stoppe en lui agrippant le bras. Elle se débat.

- Naoma ! Naoma, écoute !

Je ne me rends pas compte si l'eau sur ses joues sont des pleurs ou de l'eau de mer.

- Quoi encore ? Tu voulais pas me blesser et tout, c'est ça ? Et c'est mieux qu'on soit ami ? OK je connais. Tu peux le dire si je ne te plais pas ! Ce serait un peu moins hypocrite que tes excuses à la con !

- Écoute, je meurs d'envie d'aller avec toi de l'autre côté, mais là n'est pas la question. Nous ne devons pas créer de déséquilibre entre nous trois, ou bien l'un va se sentir à l'écart ou de trop. Si on veut s'en sortir, il faut que l'on soit au maximum entre nous trois, ou nous allons perdre de l'énergie dans des querelles stupides.

- C'est Deborah, hein ? C'est elle, tu l'aimes...

- Non ! Enfin je ne sais pas... Et puis on s'en fout ! Je ne la verrai sans doute plus jamais, alors là n'est pas la question, pour l'instant on doit se sortir d'ici. Ne crois pas que tu ne me plaise pas ou que je te rejette, mais c'est à cause de moi que vous êtes paumés ici, et je veux vous sortir de là tous les deux.

- Tu sais ça ne me dérangerait pas de devoir rester ici avec toi...

- Peut-être mais moi je ne pourrais jamais rester ici sans savoir le fond de cette histoire, et je veux vous sortir de là avec moi, et par dessus tout je ne voudrais surtout pas avoir à choisir à un moment entre l'un ou l'autre, tu comprends ? Tu n'aimes pas Erik mais c'est quelqu'un de bien, j'en suis persuadé.

- C'est un bandit, un voyou, comment peux-tu dire ça ?

- Et les gens qui m'ont poursuivi, c'étaient qui ? Des personnes qui avaient leur entrées dans les gouvernements ? Où est le bien ou le mal ? Erik n'a peut-être pas un passé recommandable, mais il est digne de confiance, tu ne devrais pas te méfier de lui comme ça... Enfin... On rentre ?

- OK.

Je lui fais un bisou sur la joue et nous repartons vers la plage.

Naoma sort de l'eau et va renfiler sa combinaisons, je passe près d'Erik, il m'interroge.

- Un problème ?

- Non, c'est bon, elle a peut-être juste un peu de mal à se retrouver toute seule ici.

- Tu sais il ne faut pas te gêner pour moi, je comprends très bien, et puis peut-être que ça l'aiderait à tenir le coup.

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, je veux qu'on se sorte d'ici, et je ne veux pas perdre du temps à autre chose.

- Perdre du temps ? T'es dur ! Elle est quand même superbe.

Naoma revient vers nous :

- C'est quoi ces messes basses ! De quoi ça cause ici.

Erik a toujours une bonne répartie :

- Rien, on causait poisson.

Je rentre dans son jeu en désignant le poisson ridicule que tien Erik :

- Oui, il est superbe, tu ne trouves pas ?

Naoma comprend bien que nous rigolons :

- Pff, vous n'êtes pas gentils, vous vous moquez.

- Erik disait qu'il te trouvait superbe, il a partiellement raison, mais je trouve quand même que niveau cuisine c'est pas la panacée depuis qu'on est au paradis, et franchement si tu veux qu'on s'installe ici va falloir faire quelques progrès...

Naoma apprécie moyennement :

- Je vais te faire une tarte au poisson, tu verras une fois que tu te la serras prise en pleine figure tu deviendras tout de suite plus raisonnable !

Elle attrape le poisson d'Erik et me le lance à la figure. S'ensuit un bataille de poissons, sous l'oeil furieux d'Erik qui s'est fatigué à le pécher, mais il ne manque pas de prendre part au combat quand il en reçoit un en pleine figure.

Il s'écrit :

- C'est malin ! Et maintenant ! Vous êtes fiers j'espère.

Je suis fautif :

- Moi pas trop.

Naoma, qui rigole encore, lui fait des yeux de chien battu :

- Moi non plus, pas trop, désolé Erik... On va aller en repêcher...

Erik est furieux :

- Non non vous n'allez pas en repêcher du tout, on ne va rien gaspiller, vous allez nettoyer celui-là et le manger !

Je m'étonne de la position d'Erik :

- Depuis quand tu es écolo toi ?

Erik me lance un faux regard de colère et Naoma regarde rêveusement les arbres à vingt mètre de nous.

- Vous êtes sûr qu'on ne peut pas faire de feu, ce serait bien quand même...

Pas de feu, mais une fois le poisson mangé cru, se pose le problème de l'eau, car autant la jungle regorgeait de fruits juteux et était quotidiennement témoin d'averses, autant rien de tel sur le bord de mer. Rapidement assoiffés par le sel, nous comprenons que de rester ici ne pourra pas se faire sans un moyen de produire de l'eau potable. Avant le radeau la priorité est donc de confectionner un récipient, soit pour tenter par un mécanisme d'évaporation et de condensation d'éliminer le sel, ou, à défaut, de retourner dans la cuvette pour faire une réserve. Et le vrai travail de Robinson commence alors, tresser des cordes avec des lianes et des herbes, tailler des pierres pour les rendre tranchantes et couper le bois. Il y a bien quelques baies dans les sous-bois, mais rien de comparable au désaltérants fruits que nous trouvions de l'autre côté. Deux jours sans averses nous permirent de confectionner nos premiers pseudo-bols dans des troncs d'arbres, mais si le système d'évaporation fonctionne, celui de condensation moins, et impossible de récupérer de l'eau douce. Nous avons par contre profusion de sel, et décidons de l'utiliser pour tenter de conserver quelques poissons mis de côté.

Sans trace de nuages de pluie à l'horizon, nous décidons d'organiser pour le lendemain une expédition de l'autre côté du rebord, vers la cuvette. Nous sommes maintenant en possession de plusieurs récipients, certes plutôt lourds, pas très esthétiques et aux capacités modestes, sans doute pas plus de quelques litres, et de nombreuses cordes pour les transporter en bandoulière. Malheureusement ils ne nous donneront pas plus d'un jours ou deux de réserve, mais nous n'avons guère le choix, et nous espérons que cette eau ne s'évaporera pas trop vite...

Difficile nuit la gorge sèche, avec mal de tête et mauvais souvenirs de la chaleur australienne. Nous mangeons peu le matin, un peu de poisson séché au soleil, mais il ne fait que nous enflammer la gorge un peu plus. Nous continuons à l'ombre nos travaux d'élagage de tronc et en vue de la confection d'un radeau. Mais trop impatient d'une douche rafraîchissante, nous partons le soleil encore loin de son plus haut vers les sommets. Somme toute la montée est plus longue que nous le pensions, et sans doute deux bonnes heures si ce n'est plus nous sont nécessaires avant d'entrevoir de nouveau notre résidence d'accueil. Il est encore tôt et, après avoir descendu un bon quart de la pente vers la jungle, nous nous plaçons tant bien que mal dans les rares ombres que nous trouvons, et attendons impatiemment l'arrivée de la pluie. Elle arrivera comme toujours, quelques heures après que le soleil soit passé à son zénith.

Nous buvons et nous rinçons sous les tièdes et grosses gouttes. Mais nos récipients sont loin d'être la panacée, et après bien des labeurs nous ne ramenons sur notre petit chantier même pas de quoi subsister un jour de plus, à ce déprimant constat s'ajoutant que la descente au soleil a chauffé l'eau et la rend imbuvable. Mais qu'importe, elle se rafraîchira pendant la nuit et nous n'avons quoi qu'il en soit guère le choix. Nous convenons que l'un de nous ira de nouveau le lendemain remplir deux nouveaux récipients. Je m'affaire le reste de la soirée à justement creuser et augmenter la contenance de ceux que nous possédons déjà, alors qu'Erik continue à rassembler des rondins en vue de la fabrication du radeau, et que Naoma tresse de nouvelles cordes. Les arbres sont des types de palmiers, le coeur en est tendre et le bois facile à travailler, ce qui est une aubaine face à nos faibles outils.

Le poisson séché au soleil est assez bon, et nous avons presque complètement cessé d'en manger du cru. Nous complétons notre alimentation avec quelques algues qui ont l'air comestibles, et surtout les baies et ces sortes de racines que nous déterrons facilement. La vie n'est pas aussi facile que dans la cuvette, mais le travail quotidien et le radeau progressant nous donne du courage. Je tente de récapituler le temps depuis lequel nous sommes partis de Sydney, ou au moins, si nous ne savons pas le temps que prend la téléportation, le nombre de jours que nous avons connus. Sur la Lune, Erik et Naoma me disent avoir passé huit jours. Nous sommes restés cinq jours aux bâtiments avant que les hommes-abeilles n'arrivent, puis notre trajet jusqu'ici a pris trois jours. Et ce soir voilà six jours que nous sommes là, soit vingt-deux jours au total, plus de trois semaines. Il est difficile de dire si les jours sont plus longs ou plus courts ici, mais ils ne semblent pas significativement différents de ceux sur la Terre.

Le vingt-troisième et vingt-quatrième jours sont très semblables, nous terminons notre radeau et je suis de corvée d'eau. Nous pouvons désormais transporter une dizaine de litres dans deux gros récipients, faits de bois et de lianes tressées, auxquels s'ajoutent une dizaine d'autres plus petits ou moins réussis que nous abandonnerons sans doute pour notre départ. Notre outillage est devenu plus conséquent, formé de trois ou quatre haches et plusieurs pierres taillées qui nous permettent de creuser le bois. De plus nous possédons plusieurs lances avec lesquelles nous attrapons des poissons. Notre radeau, qui se trouve au bord de l'eau, car nous avons eu peur de ne pas pouvoir le déplacer en le fabricant trop loin de la mer, représente un rectangle de trois mètres sur deux environ. Il est constitué de trois couches de bois bien sec attachées par bien plus de corde qu'il ne faut, mais nous avons quelques doute sur l'effet de l'eau et du sel sur nos tressages.

Le vingt-cinquième et vingt-sixième jour nous avons droit à de la pluie ! Enfin ! Cette aubaine tombe à pic et nous permet de ne pas avoir à nous préoccuper de l'eau et terminer les rames et des cages en bois avec lesquelles nous comptons attraper et stocker les poissons. La pluie cesse en soirée du vingt-sixième jour, et c'est à ce moment que nous embarquons toutes nos affaires sur le radeau, barres de fer, cages, outils, réserve d'eau et de poissons... Notre première traversée est modeste, et sert principalement à mettre notre radeau à l'épreuve. Nous parcourons le petit kilomètre qui nous sépare du cratère voisin. Et nous aurions quoi qu'il en soit guère fait plus, le radeau s'enfonçant beaucoup trop dans l'eau une fois chargé. Nous nous refusons à faire demi-tour, mais il nous faudra rajouter une couche de rondin de bois et rehausser encore le plateau pour espérer voyager au sec.

Le petit cratère où nous nous trouvons doit tout de même faire quelques kilomètres de diamètre, mais la végétation à l'intérieur est beaucoup plus sèche et nous n'aurons pas la chance d'avoir des averses quotidiennes. Ses rebords ne doivent pas faire plus de cent ou trois cent mètres de dénivelée. La pluie des jours précédent a bien formé plusieurs petites retenues d'eau, mais nous avons quelques remords à boire de cette eau stagnante. Nous économisons donc l'eau que nous avons, dans l'espoir de fabriquer rapidement l'amélioration à notre radeau, et de pouvoir partir en direction d'un cratère beaucoup plus gros, toutefois encore petit en comparaison de celui duquel nous venons, qui doit lui se trouver à plusieurs dizaines de kilomètres de là où nous sommes.

Erik et Naoma s'entendent un peu mieux, et ont un peu appris à se connaître ; elle n'a plus peur désormais de rester seule avec lui, même si elle continue à se blottir contre moi chaque nuit. Je ne sais pas si ces deux personnes auraient pu devenir mes amis si les conditions avaient été plus normales... Ce qui est sûr, c'est que j'aurais eu du mal à rencontrer Erik sans quitter mon travail à Mandrakesoft. Je me demande combien de temps nous allons nous supporter avant que l'un ne dépasse ses limites. Je tente d'être le plus calme possible quand Naoma ou Erik font des bêtises ou quelque chose qui me déplaît, mais j'admets que par moment j'ai besoin d'aller faire un tour un peu tout seul... Ce qui est rarement une solution car souvent Naoma insiste pour venir avec moi quand elle me voit partir...

Mais dans l'ensemble tout se passe plutôt bien, et le vingt-septième jour tout comme le vingt-huitième, nous rajoutons assez fièrement la touche finale à notre rafiot. Nous ne partons pas ce même jour, mais attendons plutôt le petit matin suivant pour partir, cette fois-ci pour la grande traversée. Nous avons eu la chance de trouver plus de fruits sur le bord de mer de ce petit cratère que nous n'en avions sur notre précédent, et cette cueillette nous aidera à supporter le voyage jusqu'à notre prochaine étape.

Vingt-huitième jour, nous naviguons toute la journée, et sous le soleil j'avoue que c'est assez difficile à supporter, heureusement que nous piquons une tête de temps en temps pour nous rafraîchir. Notre radeau rehaussé ne prend plus du tout l'eau, et nous pouvons rester au sec. Nos réservoirs d'eau nous permettent juste de terminer le voyage sans que nous n'ayons à souffrir de soif. Toutefois une grande quantité d'eau s'évapore, et nous buvons beaucoup plus que deux litres par jour sous le soleil. Nous n'arrivons à notre destination que le soir déjà bien avancé.

Le temps se couvrant, annonçant, nous l'espérons, de la pluie pour la nuit ou le lendemain, et nous trouvant sur le bord du cratere opposé à la direction d'où venaient les hommes abeilles, nous décidons de fêter notre glorieuse traversée par un feu. Et la fête ne s'arrête pas là car en sus du poisson, nous attrapons deux petits animaux. Nos réserves de sels nous autorisent même un assaisonnement, le vrai Paradis !... Il y a maintenant plusieurs jours que nos combinaisons ont montré signe de fatigue, et leur fonction de régulation thermique devenant inopérante, il devenait difficile de les supporter ; nous les portons donc en bandoulière, Naoma s'autorisant une petite exception en déchirant la sienne, ce qui n'a pas été chose aisée, pour se confectionner un petit haut des plus affriolant.

Vingt-neuvième jour, il pleut, aucun espoir de prendre la mer, beaucoup trop mouvementée. Nous pêchons donc et entreprenons le rajout d'une gouverne à notre radeau. Lors d'une accalmie nous grimpons en haut du rebord, mais le ciel trop chargé ne nous permet pas de voir suffisamment loin. Ce cratère est plus petit que ce que j'aurai cru au début, et ne doit pas dépasser quelques kilomètres de diamètre, peut-être dix. Il ne comporte d'ailleurs pas une jungle aussi dense que la cocotte minute géante de notre cratère d'accueil nous avait concoctée.

Erik regarde l'horizon :

- On ne voit plus le gros cratère d'où ils semblaient venir.

Je confirme :

- Non le ciel est trop bas.

Naoma n'est même plus très sûre de la direction :

- C'était par où ? Pourtant on voit l'horizon.

Je crois me rappeler :

- Par là je crois, mais sans soleil c'est difficile à dire, toutefois il était à peu près dans l'alignement entre le cratère dans lequel nous sommes arrivés là-bas et le petit où nous avons fait notre première pause.

Erik s'interroge lui-aussi :

- C'est à quelle distance tu penses ?

Mais je reste indécis :

- Difficile à dire, je me rappelle pendant mes randonnées dans le Sud de la France que nous étions supposés, par endroit, voir la Corse qui est une île qui se trouve à plusieurs centaines de kilomètres. D'ailleurs Naoma a raison, comme on voit l'horizon, le cratère doit se trouver derrière la courbure de la planète ; on peut tenter de calculer une estimation de la distance.

Je trouve une pierre et un rocher adéquat pour ma démonstration et entreprend quelque menue géométrie.

- Si nous considérons que cette planète à un rayon de six mille kilomètre, un peu moins que la Terre, que c'est une sphère parfaite et que le rebord de notre cratère d'accueil est à un kilomètre au dessus du niveau de la mer. Si nous admettons de plus que le cratère vers lequel nous allons dépasse aussi le niveau de la mer d'un kilomètre, la distance maximale à laquelle nous pouvons voir l'autre du haut de l'un se trouve en cherchant la longueur du troisième côté d'un triangle dont les deux premiers mesure chacun six mille un kilomètres...

Naoma écoute attentivement :

- On peur arrondir à six mille...

- Non surtout pas ! Car c'est ce kilomètre qui fera toute la différence ! De plus nous savons de ce triangle que la hauteur, qui est un rayon de la planète, perpendiculaire au troisième côté mesure six mille kilomètres.

Erik s'intéresse aussi au calcul :

- On peut faire Pythagore.

- Tout à fait, cela nous donne le calcul de deux fois la racine carrée de six mille un au carré moins six mille au carré. Tu vois que si j'avais arrondi à six mille, et bien je serai tombé sur six mille moins six mille, soit zéro.

Erik entreprend déjà le calcul de tête :

- Six mille un au carré, ça fait combien ? Hum, ça fait trente six quelque chose et..

- Attends, vous vous rappelez peut-être de vos formules remarquables à l'école, l'une disait que 'a' au carré moins 'b' au carré, cela fait 'a' moins 'b' facteur de 'a' plus 'b', ce qui donne dans ce cas 1 au carré facteur de douze mille un. Et donc racine carrée de douze mille un.

Naoma a compris quand on pouvait arrondir ou pas :

- Dans ce cas nous pouvons arrondir à douze mille, car le un est bien négligeable, non ?

- Oui effectivement il est négligeable. Pour calculer une approximation de la racine carrée on peut utiliser la formule de la tangente de Newton.

Naoma a oublié ses cours de maths :

- C'est quoi la formule de la tangente ?

- C'est une méthode inventée par Newton pour trouver la valeur pour laquelle une fonction s'annule. Par exemple si je prends la fonction qui a X associe X au carré moins douze mille. Cette fonction s'annule pour X égale racine carrée de douze mille, ce que nous cherchons. La méthode consiste à choisir un point si possible pas trop loin de la valeur que l'on cherche, puis de trouver pour ce point pour qu'elle valeur de X la tangente s'annule. Ensuite avec cette nouvelle valeur on recherche de nouveau pour quelle valeur la tangente à la courbe s'annule, et ainsi de suite... La formule générale c'est que le terme suivant de la suite égale le terme actuel moins la valeur de la fonction pour ce terme divisé par la valeur de la dérivée de la fonction pour ce terme.

Je crois que je les ai semés, mais sans papier ce n'est pas très étonnant :

- C'est compliqué...

- Non pas trop tu vas voir, ces calculs constituent une suite. Il suffit de calculer quelques termes pour avoir une très bonne approximation. Pour la fonction X au carré moins A, la formule se simplifie en un demi de X plus A divisé par X. Nous allons calculer deux ou trois termes tu vas voir. Par exemple pour 12000, 100 fois 100 donnant 10000, on peut amorcer la suite avec ce nombre, la valeur suivante dans la suite se calcule comme étant la moitié du terme actuel plus le nombre dont on cherche la racine divisée par le terme actuel, dans notre cas cela donne un demi de 100 plus 12000 sur 100, soit 100 plus 120, qui font 220. Divisée par 2 cela donne 110. Si on calcule le terme suivant on trouve un demi de 110 plus 120000 sur 110, soit...

Je fais rapidement le calcul sur le rocher...

- 219 sur deux, soit cent neuf et demi, qui doit être déjà une bonne approximation. Donc on peut dire, comme il faut deux fois cette longueur, que ce cratère est au plus à environ deux cent vingt kilomètres...

Erik, pour une fois, fait preuve d'optimisme :

- Il peut être à moins cela dit. Combien ça ferait si on ne considère qu'ils ne mesure chacun que cinq cents mètres de haut ?

Je refais mes calculs et je tombe cette fois-ci sur presque quatre-vingt kilomètres, guère moins. Erik n'est pas très rassuré.

- Mouais, c'est pas beaucoup moins, en plus il avait quand même l'air assez grand, mais c'est difficile à dire à cette distance.

- Oui mais il me semble que nous n'en distinguions que le haut, ce qui voudrait dire qu'il était derrière la courbure de la Terre, donc à plus de deux cent kilomètres.

- En considérant qu'il fait bien un kilomètre de haut, et puis on en voyait pas que le haut, une bonne partie quand même, peut-être la moitié de la hauteur.

- Oui, bon mais c'est l'ordre de grandeur, de toute façon je ne sais pas non plus la taille de la planète, c'est juste que nous n'avons pas l'air beaucoup plus lourd ou plus léger, je pense qu'il ne faut pas compter sur moins de cent cinquante kilomètres, de toute façon. Et si on peut aller jusqu'au cratère qu'on voit là-bas, qui doit se trouver à une trentaine de kilomètres, et encore pas vraiment dans la direction, nous devrons nous préparer à plusieurs jours de voyages.

Erik regarde attentivement le petit cratère un peu sur la gauche :

- Oui en plus je ne pense pas que ça vaille le coup que l'on passe par cette petite escale, ça nous rallongera considérablement la distance totale, et en plus il nous faudra toujours faire une longue traversée : il n'a pas l'air beaucoup plus près de notre direction...

Naoma, pensive jusqu'alors, s'exclame enfin :

- Plus de cent kilomètres, cent cinquante, peut-être deux cents ! Mais vous êtes fous comment peut-on y arriver ? Nous n'aurons jamais assez d'eau ! Combien faut-il de temps pour faire une traversée pareille ? Déjà aujourd'hui tu disais que la distance faisait entre dix et vingt kilomètres et il nous à fallu toute la journée.

Erik fait rapidement le calcul :

- Oui si on est optimiste et qu'on compte vingt kilomètres en vingt heures ; à un kilomètre par heure en considérant qu'on se relaie pour ramer il faudra entre cent et deux cent heures, ça fait entre quatre et huit jours, on aurait à peine tenu deux jours en se rationnant avec nos réservoirs actuels, on ne tiendra jamais une semaine, en plus elle s'évapore.

- Il nous faudrait une véritable citerne !

Je n'ai pas beaucoup d'idée ?

- Que nous n'avons pas... Je ne sais pas comment faire...

Erik se moque de moi :

- Il faisait comment dans "Seul au monde" ?

- Ben je ne sais plus, je ne suis pas sûr qu'il pensait à l'eau...

Erik rigole :

- Pfff, encore un film pour fillette.

J'ai une brillante idée :

- On pourrait utiliser les combis, elles sont étanches, remplies elles devraient facilement contenir une soixantaine de litres, si on compte large avec douze jours, cela fait cinq litres par jour par personne. Dans le désert il faut compter dans les dix litres pour survivre par les grosses chaleurs. Ici il ne fait pas aussi chaud et on pourra se rafraîchir dans la mer, en plus avec un peu de chance il pleuvra une fois ou deux, donc ça devrait être largement suffisant.

- Hum, sauf que j'ai déchiré la mienne...

- Arg ! Tant pis avec deux, soit cent vingt litres, ça fait encore trois litres par jour par personne, c'est juste mais si on arrive à destination en huit jours au lieu de douze et qu'on fait un petit abri pour se protéger du soleil, ça devrait être suffisant.

- Si nous ramons toute la journée il nous faut un paquet d'eau, trois litres ne suffiront pas, en tout cas pas si on doit tenir dix jours. En plus avec l'évaporation.

- Bah avec de l'ombre et en plus si nous arrivons à placer les combinaisons dans l'eau de mer, ça éviterait que l'eau à l'intérieur ne se réchauffe trop. Et puis Naoma es beaucoup trop habillée, elle nous donnera des bouts de la sienne pour que nous nous fassions des jupes.

Erik fait la moue :

- Mais, euh, en plus elles sont pleines non ? Ce n'est pas une peu crade à l'intérieur ?

- On fera avec, sauf si tu as une meilleure idée.

- Non j'ai pas d'idée...

Je deviens prévoyant :

- Par contre il faudrait faire un essai, ce serait un peu la misère de se retrouver en plein milieu et s'apercevoir qu'elles fuient ou qu'elles ne marchent pas comme prévu.

La marche à suivre convenue, nous redescendons vers notre radeau et attachons une première combinaison à l'arrière. Toutefois nous n'avons pour l'instant pas d'eau, et il serait bien malheureux qu'il ne repleuve pas de nouveau avant que nous partions, et que de nouveau plusieurs jours de sécheresse s'enchaînent. Mais de gros nuages continuent à arriver, et s'il ne pleut pas ce soir, d'ici à demain matin nous devrions avoir de quoi faire... Nous profitons de la soirée pour mettre en place, grâce à des feuilles de palmier, de quoi faire de l'ombre sur le radeau, trois petits carrés de feuilles maintenus par une armature en bois.

La chance nous sourit, et une pluie fine et continue commence vers le milieu de la nuit. Il fait très sombre, aucune lumière, cette planète ne semblant pas posséder de lune, ou tout du moins nous ne l'avons pas vu pendant les trois semaines depuis lesquelles nous sommes arrivés. Nous avons placé les récipients sur le radeau, et une fois ceux-ci plein, nous les vidons dans la combinaison. Le tout n'est pas très rapide, d'autant que la pluie n'est pas aussi chaude que celle de la cuvette, et nous sommes vite transis par le froid. Heureusement l'eau de la mer, elle, est encore toute tiède et nous réchauffe à tour de rôle. Nos deux récipients doivent représenter à peu près cinq litres chacun, mais leur ouverture est trop étroite et leur remplissage est très lent. Nous tentons d'utiliser le fond des cages métalliques pour canaliser l'eau, mais cette technique reste encore trop lente pour espérer remplir la combinaison. Les petits filets d'eau qui se forment sur la pente du cratère auraient plus de débit, mais ils ont tellement l'air chargé de limon que nous hésitons à nous en servir.

Bref, le petit jour se lève et nous n'avons pour l'instant versé que quatre récipients dans la combinaison, soit une vingtaine de litres. Finalement en désespoir de cause nous utilisons les écoulements venant de la paroi. Le débit y est important et en quelques minutes le récipient est rempli. Nous laissons ensuite l'eau se stabiliser à l'abri sous les arbres et les particules en suspension se déposer au fond pendant une dizaine de minutes. Naoma tente elle d'utiliser quelques feuilles de palmiers d'où s'échappe un mince filet d'eau pour remplir un autre récipient. Le temps que les limons se déposent, sa méthode n'est pas beaucoup plus longue que la notre pour obtenir un récipient plein. Mais en confectionnant nous même avec les feuilles un tuyau d'écoulement, l'idée de Naoma devient même brillante.

Quand la pluie cesse, en fin de matinée, et qu'exténués nous allons nous coucher, nous avons les deux combinaisons remplies ; toutefois leur tissus étant extensibles, et l'eau sans doute pas assez dense pour créer une pression suffisante partout, les jambes sont correctement remplie mais le torse n'est pas aussi plein qu'il le pourrait. Mais nous avons tout de même compter sept ou huit récipients plein par combinaison, ce qui doit nous faire une quarantaine de litres, soit quatre-vingts au total. En répartissant sur les douze jours de voyage, notre ration ne correspond plus qu'à un peu plus de deux litres par personne et par jour, ce qui devient beaucoup plus limite, mais nous n'avons guère le choix.

Nous nous réveillons pour un superbe coucher de soleil, en début de soirée, en ce trentième jour, premier mois que nous fêtons par un feu et un festin de poisson grillé. Nous ne sommes plus du tout fatigués d'avoir dormi toute la journée et plutôt impatient de reprendre la route, enfin. Le radeau chargé, nous décidons de partir le soir même, le temps s'éclaircissant et la fraîcheur de la nuit rendant le maniement des rames plus supportable. Naoma s'absente un dernier instant alors que nous vérifions avec Erik que les combinaisons ne fuient pas.

- Regardez ce que j'ai trouvé en allant faire pipi un peu plus loin.

Naoma revient avec des sortes de roseaux, Erik se moque :

- Tu veux faire un bouquet de fleur pour fêter notre départ ?

- Mais non, regarde, les tiges sont longues et creuse, elles pourront servir de pailles pour boire dans les combinaisons, sinon nous en aurions sans doute renversé à chaque fois !

- Pas bête !

Erik la taquine :

- Ça m'étonne de toi...

Naoma le prend sur le ton de la plaisanterie :

- Tu vas pas commencer, je te rappelle que nous allons devoir nous supporter encore plus que d'habitude pendant huit ou dix jours !

- C'est bien ce qui m'effraie...

Je me demande si les combis sont vraiment la bonne solution :

- Et les combis, elles fuient ?

Mais Erik semble positif :

- Si elles fuient c'est pas beaucoup, en tous les cas on ne s'en rend pas compte.

- On fera avec quoi...

- Oui.

Un denier petit tour sur la plage pour vérifier que nous n'oublions rien, et nous mettons le rafiot à l'eau. Nous avons trois rames, dont deux sont attachées de façons à rendre leur maniement plus aisé. De plus un petit lit composé d'herbe et de feuilles mortes permettra, nous l'espérons, à celui dont ce n'est pas son tour de dormir un peu. Nous avons en effet convenu qu'alors que deux ramaient le troisième dormirait, puis il remplacerait celui qui rame depuis le plus longtemps et ainsi de suite. Si nous dormons tous de manière à peu prés identique, nous devrions parvenir à faire trois périodes par jour. Reste à savoir toutefois si ramer seize heures d'affilée n'est pas trop illusoire.

Traversée

Naoma et Erik prennent le premier tour. Je n'ai pas vraiment sommeil mais vue la dure journée qui m'attend, je n'utilise pas la troisième rame et me repose allongé sur le lit de feuille, ou donne un peu de courage à Naoma qui a déjà des ampoules aux mains après quelques heures. N'apercevant pas notre destination, nous nous fixons de toujours garder le petit cratère et notre cratère maternel toujours bien dans l'axe, puisque c'est ce qui nous semble le plus fiable indice, si ce n'est le seul, indiquant la bonne direction.

Bercé par le clapotement de l'eau contre le radeau, et le grincement des rames, je m'endors finalement. C'est un cri qui me réveille en sursaut, je me redresse, Naoma me regarde les larmes aux yeux :

- Franck, il m'a dit de mettre mes mains dans l'eau pour soigner mes ampoules !

Je me rassure en voyant que rien de grave n'est arrivée, je baille et lui demande :

- Elles avaient éclaté ?

- Oui, elles saignaient même...

- Forcément...

Erik s'étonne :

- Quoi ? C'était pas une bonne idée ? Tu ne lui aurais pas proposer toi ?

- Disons que je l'aurai prévenu que ça allait être douloureux.

- Oui quand je lui ai demandé si le sel allait faire mal, il a dit pas trop...

- Elle ne l'aurait jamais fait sinon...

Je la sermone :

- Tu aurais dû me réveiller, j'aurai pris ta place, c'est pas très malin si tu ne peux plus ramer à cause de ça.

Mais elle ne veut pas se laisser faire :

- Je ramerai !

Erik ne veux pas perdre de temps :

- Oui bon OK vas donc te reposer.

Je regarde où nous nous trouvons :

- Mais vous avez dérivé !

Naoma regarde aussi :

- Non, pas trop... À si un peu...

Qu'importe, ce n'est pas le moment de perdre courage :

- Bon pas grave on va rattraper...

Naoma regarde vers notre direction :

- En tous les cas moi je ne vois toujours rien à l'horizon...

Je regarde moi dans la direction opposée :

- Rien d'étonnant regarde d'où l'on vient, nous n'avons pas dû faire plus de dix kilomètres.

Erik tente de l'expliquer :

- Il faut dire que le radeau n'est pas des plus aérodynamique, et il pèse son poids ! En plus je ne suis pas sûr que les courants soient bien en notre faveur, c'est sans doute pour cette raison que nous avons dérivé.

Je change de sujet :

- Vous avez bu ?

Erik répond :

- Oui, elle est restée fraîche, mais c'était la nuit, on verra ce soir... Les pailles de Naoma sont pas mal...

Naoma est fière de ses pailles :

- Un peu qu'elles sont pas mal ! Bon sur ce, bonne nuit les garçons !

Trente-et-unième jour. Nous avançons à bonne allure avec Erik, mais je sens qu'il est épuisé. Le soir arrivant, Naoma n'étant pas encore réveillée, Nous faisons un pause pour pécher quelques poissons. Naoma se réveille, mange un bout avec nous, et elle remplace Erik. Le rythme est moins soutenu, mais il me permet de me reposer un peu. La journée est restée couverte, et nous n'avons pas eu trop chaud, c'est une aubaine. Toutefois le ciel se dégage, et le lendemain sera sans doute beaucoup plus caniculaire.

Erik se réveille au milieu de la nuit, le ciel est splendide, aucun nuage, aucune lumière.

- Vous avez vu cette traînée lumineuse ?

Je lève leux yeux, reste une seconde silencieux devant les milliers d'étoiles ressortant dans le ciel d'un noir parfait, la Voie Lactée s'étend comme une brume d'étoiles :

- Le truc molletonneux là ? C'est la Voie Lactée, c'est le cen...

- Non non pas ça, le trait fin qui part de l'horizon là et s'arrête là.

Je vois effectivement le trait fin et lumineux dont parle Erik :

- À oui, qu'est ce que c'est ?

Naoma aussi regarde :

- Et regardez, il reprend de l'autre côté, de là à l'horizon opposé !

Je m'écrie :

- Et ! Mais ce doit être un anneau ! La planète doit avoir un petit anneau !

Naoma complète :

- Mais, pourquoi est-il coupé ?... Ah ! C'est l'ombre de la planète !

- Oui sans doute.

Cette découverte faîte, nous nous octroyons une pause commune de dix minutes, Erik mange un bout puis me remplace. Je mange moi aussi un bout, bois un bon quart de litre et je m'allonge pour contempler ce petit anneau. Il se voit à peine, il doit vraiment être tout petit ou très loin. Mais, épuisé, je m'endors sans guère plus de réflexions... Naoma à peut-être raison, peut-être que je pense un peu trop à Deborah...

Cinq jours s'écoulent. Cinq jours de canicule. Ramer le jour est très éprouvant, d'autant que l'eau s'épuise beaucoup plus vite que prévu, même en nous rationnant. Nous doutons de plus que les combinaisons ne soient pas un peu perméables, et la chaleur et l'évaporation sont peut-être aussi responsables de l'épuisement de nos ressources. Il nous semble en plus qu'un léger goût salé se laisse deviner, confirmant que les combinaisons doivent laisser filtrer un peu d'eau. Mais notre destination est désormais en vue, et nous conservons moral et courage.

Fin du trente-sixième jour, début du trente-septième jour, je remplace Naoma qui fatigue plus vite que nous, et ses périodes plus courtes nous font décaler un peu chaque jour les horaires de passage. Ce n'est pas plus mal ainsi chacun a aussi l'inconvénient de dormir de jour. Nous mangeons ensemble encore et toujours du poisson, et nous nous reposons un peu en pataugeant et pêchant pendant une petite heure. Puis Naoma se couche et nous reprenons les rames.

Quarante-et-unième jour. Il n'a toujours pas plu, nous n'avons plus d'eau depuis deux jours. Naoma ne rame plus, et nous ne le faisons Erik et moi que la nuit, quand la chaleur est moins forte. Nous passons notre journée appuyé au radeau, le corps dans l'eau. Nos petits parasols ne servent pas à grand chose tellement l'air est chaud, sans compter la réverbération. Dix jours que nous sommes partis, notre destination s'est considérablement rapprochée, mais au rythme actuel il nous faudra au minimum encore cinq jours. Nous n'apercevons désormais plus notre cratère de départ pas plus que celui où nous avons atterri au tout début. Nous avons tous la migraine, nous ne nous parlons presque plus.

Il fait encore plus chaud aujourd'hui que les jours précédent, et nous avons tout juste le courage de pêcher et nettoyer encore des poissons, d'autant qu'ils sont plus rares depuis que nous sommes loin des côtes. La mer s'est approfondie, et si les premiers jours nous en apercevions toujours le fond dans l'eau claire, ce n'est maintenant plus le cas. Je redoute quelques plus gros poissons qui pourraient s'avérer dangereux, mais c'est rester dans l'eau où mourir desséché par le soleil... Tout ce que j'espère c'est que cette chaleur étouffante provoquera l'évaporation de suffisamment d'eau pour entraîner rapidement un orage...

Mes espoirs sont satisfaits, et en fin d'après-midi de gros nuages noirs se montrent à l'horizon. La pluie et les tonnerres ne se font pas attendre, et alors qu'Erik et moi reprenons avec enthousiasme les rames, Naoma tente de récupérer le plus d'eau de pluie possible. Mais bien vite notre rêve tourne à l'aigre. La mer se creuse et il nous devient impossible de ramer, nous devons nous afférer à nous accrocher tant bien que mal au radeau dans des creux de plusieurs mètres, en espérant que nos cordes tiennent bon et que le radeau ne se disloque pas.

La tempête dure plusieurs heures, pendant laquelle nous perdons notre gouverne, la plupart de nos outils, une rame et une combinaison. Nous avons tant bien que mal sauvé nos deux principaux récipients, solidement attachés, et récupéré une vingtaine de litres d'eau dans la combinaison restante. Naoma s'est salement blessée au dos à un moment ou le radeau s'est presque retourné, et nous avons tous les mains en sang de nous être retenus pendant des heures à des cordes tranchantes. Nos mains font peur à voir, couverte de cicatrice, de blessures ; nous avons peine à les ouvrir. La fin de la nuit est plus calme, et nous dormons tous trois, épuisés.

Au petit matin je réveille Erik pour que nous nous remettions à ramer. La tempête nous a fait considérablement dériver, et ne nous a pas rapprochés de notre destination, loin de là. Heureusement en ce quarante-deuxième jour la mer est de nouveau calme, et la température un peu plus fraîche, bien qu'encore caniculaire. Nous ramons de nombreuse heures avec Erik et nous inquiétons pour Naoma qui ne se réveille pas. Mais rien de grave, sa blessure lui fait très mal, mais elle semble se cicatriser et elle va bien, hormis qu'elle est très fatiguée.

Notre radeau a tout de même beaucoup souffert, et même si tant bien que mal nous l'avons réparé en resserrant quelques cordes et en retirant quelques rondins qui ne tenaient plus, il ne résistera pas à une nouvelle tempête. C'est la raison pour laquelle nous forçons la cadence ; nous ramons un tiers du temps tous les deux, et un tiers du temps seul alors que l'autre se repose. Naoma est désolée de ne pouvoir nous aider, mais sa blessure lui empêche tout mouvement du bras gauche.

Trois jours s'écoulent et la côte ne doit pas être désormais à plus d'une vingtaine de kilomètres, mais la chaleur a repris de plus belle, et d'inquiétant nuages noirs nous font redouter le pire. Et le pire arrive, même s'il ne dure pas. Le soir du quarante-cinquième jour une tempête digne de la précédente éclate de nouveau. Heureusement nous trouvant plus près des côtes, la mer est moins profonde et les creux moins important que trois jours auparavant. Mais notre crainte était juste, le radeau ne tient pas, et nous nous retrouvons rapidement tant bien que mal à nous accrocher à des rondins de bois pour ne pas trop boire la tasse. Je maintiens Naoma avec moi, qui a du mal à s'agripper avec sa blessure, et je ne sais ce qu'il advient d'Erik. Les courants nous sont plus favorables cette fois-ci, et si nous dérivons vers le nord-est, cela nous rapproche sensiblement de la côte. Au petit matin, alors que nous avons pédalé toute la nuit, en interpellant Erik de temps en temps, nous ne sommes qu'à une dizaine de kilomètres de la côte. Aucune trace d'Erik, mais nous n'avons guère la force de faire plus de recherche que quelques appels, et n'aspirons qu'à une chose, atteindre le rivage. Naoma y met du sien et pédale vigoureusement avec ses jambes, appuyée sur moi et le rondin. Je donne pour ma part aussi des mouvements du bras droit, me tenant avec le gauche.

Plusieurs heures s'écoulent, et nous ne baissons pas les bras. Naoma m'arrête toutefois alors qu'elle a vu quelque chose sur la plage maintenant plus qu'à quelques centaines de mètres, un kilomètre peut-être. Une personne sur la plage nous fait de grands signes avec les bras, c'est Erik ! Nous redoublons de courage, et vingt minutes plus tard nous nous serrons tous dans les bras les uns des autres...

Jour 133

Erik est enchanté de nous retrouver enfin, il s'est précipité vers nous pour nous aidé à sortir de l'eau :

- Oh bon sang ! Vous allez bien ? Ça me fait plus que plaisir de vous revoir, j'avais tellement peur que vous ayez été assommés, et finis noyés ! Mais je n'ai rien pu faire ! Quand le radeau s'est disloqué, je suis resté coincé dans la corde par une jambe et dans la tempête j'ai dû batailler pour me maintenir à la surface pendant une bonne heure avant de finalement pouvoir me retirer. Ensuite j'ai nagé du plus vite que j'ai pu, mais il y avait tellement de vagues ! Je ne voyais ni n'entendais rien, je vous ai appelé un bon moment, j'ai tourné autour des restes du radeau. Au petit matin j'ai finalement décidé d'aller directement vers la plage, en espérant que vous y seriez, je ne savais pas trop quoi faire d'autre, et puis j'étais exténué. Ça fait plusieurs heures que je suis arrivé, j'ai parcouru plusieurs kilomètres le long de la plage vers l'est, le courant allant dans cette direction je pensais avoir plus de chance de vous voir par là. Mais ne trouvant rien, même pas de restes du radeau, je suis un peu monté le long de la pente pour avoir un point de vue. C'est là que je vous ai vue en train de nager. Je vous ai appelé et fait des signes, mais vous ne m'avez pas vu ni entendu. Le temps de redescendre, vous étiez déjà presque arrivé, et comme vous n'aviez pas l'air trop amoché, je ne suis pas allé à votre rencontre, j'ai une sale blessure à la jambe, et le sel n'est pas très agréable dessus...

Naoma, épuisée, s'allonge par terre :

- Comme j'étais blessée, Franck m'a aidé à m'accrocher, c'est pour cette raison qu'il n'a pas pu aller t'aider, c'est ma faute...

Erik la rassure :

- Mais non c'est la faute de personne, on est tous là non ? Oublions ça et reposons-nous, nous l'avons bien mérité, quelle aventure ! Bordel je pensais vraiment pas qu'on s'en sorte...

Je m'allonge avec Naoma, je suis aussi à bout de forces. Nous nous endormons tous les deux épuisés.

Lagon

Fin du quarante-sixième jour, nous sommes sur ce nouveau cratère, mais que va-t-on y découvrir ? Nous avons perdu tous nos outils, il ne nous reste guère que les quelques bouts de la combinaison de Naoma avec lesquels nous conservons un semblant de pudeur, et encore, Erik ayant perdu le sien, je dois couper la mienne en deux pour qu'il ne reste pas nu. Nous refusons tout deux poliment que Naoma lui prête le bout avec lequel elle masque sa poitrine, non pas que l'idée nous aurait déplu, toutefois...

Le soir tombant, nous n'avons guère plus de force qu'il n'en faut pour arracher quelques feuilles et nous confectionner une couche pour nous endormir quasiment instantanément, malgré notre sieste dans l'après-midi, l'épreuve nous a vraiment vidée de toutes nos forces. À l'ombre des sortes de palmiers, nous dormons sans doute plus de dix heures. Je me réveille à plusieurs reprises, inquiété par un bruit d'animal ou d'oiseau, mais je me rendors bien vite.

Le jour est déjà bien avancé quand nous nous levons enfin. Nous mourrons de faim, mais nous n'avons pas une envie foudroyante de poisson, et tombons d'accord pour nous contenter de quelques baies ce matin et de remettre à de l'autre côté de la montagne le festin royal, imaginant que ce cratère aura sans doute la même configuration que celui par lequel nous sommes arrivés sur cette planète étrange. Nous entamons l'ascension au plus vite, ne voulant pas avoir trop à supporter la chaleur qui s'annonce une fois de plus caniculaire. S'il n'est pas plus haut, le rebord de se cratère n'est sûrement pas plus bas que celui des bâtiments. Son ascension nous demande toute la journée, d'autant que pieds nus, elle est rendue très difficile. Nous n'allons certes pas vite et nous ne marchons pas durant plusieurs heures dans les fortes chaleurs de l'après midi, mais son sommet culmine sans doute bien au-delà des mille mètre au-dessus du niveau de la mer, peut-être mille cinq-cents. Nous n'y arriverons que le soir.

C'est une fois de plus par un superbe coucher de Soleil que nous atteignons le sommet, et nous sommes loin d'être déçu du point de vue. Soleil, enfin, c'est un abus car ce n'est pas mon Soleil qui se couche dans des rougeurs magnifiques... Mon Soleil qui se trouve tellement loin, et que je ne sais même pas reconnaître parmi la multitude d'étoiles peuplant le ciel nocturne... Mais pourrais-je même le voir ? Ne suis-je pas si loin que je ne puisse même distinguer sa lumière ? Ah, Terre...

Nous sommes aussi étonnés du cratère, il a une forme différente des précédents, quand bien même qu'il en soit effectivement un. Il possède une forme allongée, sans doute le météore l'ayant formé percuta le sol avec un angle faible, créant une longue bande de terre émergeante dont nous sommes à l'extrémité. Il est échancré et la mer pénètre à l'intérieur par la partie Nord, qui s'ouvre dans une baie bordée à l'Est par une large langue de terre qui s'étend à perte de vue au delà de l'horizon. La pente à l'intérieur est assez abrupte et ne laisse qu'une bande forestière de quelques kilomètres à peine de largeur autour du lagon. Le lagon lui-même doit faire plusieurs dizaine de kilomètre de large, cinquante, soixante, peut-être quatre-vingt. Aucune ville ou village ne nous apparaissent, mais nous ne distinguons pas clairement les détails de l'étendu au Nord qui s'efface dans la nuit à l'horizon.

Nous mourrons de faim, et si beau soit la vue il nous tarde de trouver de quoi nous sustenter. Mais aussi pressés soyons-nous, la descente est longue et pénible, et la fatigue, la soif et l'épuisement nous gagnent. Mais il nous sera difficile de passer une nuit supplémentaire sans boire et manger, et nous ne pouvons nous permettre d'abandonner, après tout ce que nous avons parcouru... Il fait nuit noire quand, enfin, nous atteignons la forêt. Nous nous ménageons un petit lit en contre-haut, Erik reste avec Naoma et je pars à la recherche de nourriture. Il fait très sombre et j'ai peine à distinguer ; de plus j'ai quelques craintes à trop m'introduire dans la forêt, et je reste à la lisière.

Il me faut une bonne demi-heure avant de trouver enfin une sorte de fruit qui semble ressembler à ce que nous avions l'habitude de manger au début. Mais je n'ai rien pour les transporter et ce serait dommage de n'en ramener que quelques uns. J'entreprends alors de démêler une touffe de ronces qui pourront constituer un petit panier si je m'y prends correctement. Elles sont cependant remplies d'épines et je casse tout d'abord un bâton pour en tirer un partie un peu à l'écart.

Bêtes

J'ai vu ses yeux, dans le noir de la forêt...

Je les ai vus, brillants, une fraction de seconde avant qu'il n'attaque. Une sorte de léopard, du même type sans doute que le tout premier, le seul autre que nous ayons vu. Il se lance sur moi les deux pattes en avant, j'ai tout juste le temps de me protéger le visage avec le bâton, qu'il mort férocement. Il me griffe aux deux épaules avec ses pattes avant et au ventre avec ses pattes arrières. Je tombe à la renverse et je parviens à le projeter sur le côté. Je n'ai pas le temps de me relever déjà il s'élance de nouveau. Il me mort à l'avant-bras et me griffe au ventre. Ses griffures font horriblement mal, et je sens mes blessures saigner. Je suis épuisé et j'ai du mal à avoir des initiatives. Je lui donne plusieurs coups de bâton du bras gauche, mais je n'ai aucune force. Je m'écrie :

- Corps de merde !

Il me lâche finalement et quand il ressaute je place le bâton droit sous lui et le projette plus loin, mais une fois de plus je n'ai pas le temps de me relever et je ne peux que parer son attaque avec mon bâton. Corps de merde ! Je ne sens rien, je n'arrive à rien, je n'ai pas cette rage qui décuple mes forces, je suis tellement fatigué, je me sens impuissant, livré à la mort comme un agneau. Je ne vais tout de même pas finir bouffé par cette sale bête !

Je déjoue une nouvelle de ses attaques et par chance parvient à le frapper vigoureusement sur la tête. Mon bâton se brise mais il est sonné un instant. Je saigne de toute part et je sens mes forces s'en aller, mais dans un dernier regain de rage je soulève une lourde pierre et lui envoie avec toute l'énergie qu'il me reste sur l'épaule. Il roule au sol et se redresse difficilement sur trois pattes en crachant. Il recule doucement vers la forêt mais je ne vais pas le laisser partir, oh non !

Je récupère rapidement ma pierre et alors qu'il se retourne pour s'enfuir il la reçoit directement sur la nuque. Il s'écroule à nouveau. Une troisième, quatrième et cinquième fois son crâne s'écrase sous ma colère, avant que, n'ayant même plus la force de soulever la lourde pierre, je me laisse tomber au sol.

Je reste quelques instants, allongé, à respirer profondément, pour reprendre mon souffle, et quelques forces. Puis je m'assois, je le distingue à peine dans le noir, à deux mètres de moi. Je suis salement amoché. Mais la crainte que l'un de ses confrères ne passe par là me fait me hâter, d'autant que je veux prévenir Erik et Naoma du danger. Je place le léopard sur mon dos, et me contente d'emporter trois fruits sur mon bras blessé. Il me faut encore un long moment avant d'arriver en titubant vers Erik et Naoma. Erik accourt :

- Ylraw, j'étais inquiet, mais je ne voulais pas laissé Naoma, j'ai l'impression qu'il y a des bêtes qui rod... Ah t'es au courant... Mais tu es blessé ! Tu saignes de partout ! C'est grave ! Attends, je vais t'aider à monter.

Erik attrape les fruits et le léopard, puis m'aide à grimper sur le rocher. Naoma dormait, elle est réveillée par le bruit.

- Mon Dieu Franck, mais tu saignes de partout ! Que s'est-il passé ? Ah ! C'est quoi cette bête !

- N'ais pas peur il est mort, et pas moi...

- C'est le même genre que celui que vous aviez fait fuir ?

Erik répond :

- Oui on dirait. Allonge toi Ylraw, nous allons regarder tes blessures, elles saignent toujours ?

- Je ne sais pas mais ça fait affreusement mal...

Je m'allonge en respirant profondément, j'ai la tête qui tourne, Naoma s'occupe de moi. Mais il n'y a pas grand chose à faire, nous n'avons ni tissus ni pansement. Je me contente de répandre le peu de bave qu'il me reste sur les blessures pour désinfecter... Quand je me sens un petit peu mieux j'accepte le fruit qu'Erik me tend, et qui me désaltère un peu. Nous mangeons ensuite à pleines dents le léopard qu'Erik a dépecé avec une pierre tranchante. Le ventre plein, je m'endors en quelques secondes juste après, sans même la force de discuter un peu.

Je suis réveillé plusieurs fois dans la nuit, soit par mes blessures qui sont douloureuses quand je bouge, soit par des bruits suspects. Je m'aperçois qu'Erik a dû ramener plusieurs branches de bois qu'il a disposées tout autour de nous.

Je suis pourtant le dernier debout quand le lagon reçoit enfin les rayons du Soleil par-dessus les hauts rebords du cratère. Erik s'aperçoit que je me suis réveillé :

- Ça va ?

- Oui je crois, j'ai faim.

- Il reste du léopard, je ne suis pas allé chercher de nouveaux fruits, je pense qu'il est plus prudent que l'on ne se sépare pas. J'avais mis des branches tout autour pour la nuit, je ne sais pas si elles nous ont protégés ou pas, mais je n'ai rien entendu, et vous ?

- Je me suis réveillé quelques fois, mais plus parce que mes blessures me faisaient mal. J'ai eu un peu froid par contre. Je pense que ce serait pas mal d'utiliser la peau du léopard.

Naoma s'exclame :

- Le pauvre ! Mais tu n'es pas contre les habits en peau d'animaux ?

Sa remarque ne me convient guère :

- Et oh ! Il est mort ton léopard ! Et vu ce qu'il m'a fait, c'est de bonne guerre ! Je ne l'ai pas dézingué au fusil, c'était à la régulière ! Et j'ai gagné, alors, hein ! J'en fait ce que je veux !

Erik coupe nos chamailleries :

- Mangeons un bout, puis allons chercher des fruits, j'ai toujours autant soif.

Naoma semble impatiente de bouger :

- Ne devrait-on pas partir tout de suite vers le Nord, si nous voulons trouver une ville rapidement ?

Pour ma part je préfèrerais encore un peu de repos :

- Nous pourrions installer un petit campement quelques jours, pendant lesquels on fabriquerait de nouveau des outils et des armes, et partir une fois plus équipé ? D'autre part je ne me sens pas de partir tout de suite.

Erik est d'accord avec moi :

- Oui je pense comme Ylraw, par contre vaut-il mieux rester ici proche de la falaise, ou nous auront peut-être plus de facilité à recueillir de l'eau, ou traverser la forêt vers la mer, où nous pourrons pêcher du poisson ?

Mais traverser la forêt ne me tente guère :

- Je suis d'avis de rester ici quelques jours, et nous traverserons la forêt si nous ne nous en sortons pas ici. Je préférerais ne pas m'y aventurer sans de quoi nous défendre.

Tombés d'accord, nous mangeons avec appétit de la viande maintenant froide du léopard, puis nous partons tous trois pour quelques cueillettes matinales. J'ai un mal fou à marcher. De jour la recherche des fruits est rendue aisée, et bien vite nous sommes repus de divers savoureux fruits. Mes blessures me fatiguent beaucoup, et le moindre geste me fait souffrir. Je mets quand même la main à la pâte quand nous entreprenons de nous refaire une trousse à outil digne de ce nom, et un abri pour dormir un peu plus sûr. L'emplacement un peu en hauteur sur le flanc de la montagne est sécurisant et nous donne un bon point de vue sur la forêt. Notre technique de tressage de corde dorénavant éprouvée nous permet, en quelques jours, d'être protégés et à l'abri sur un gros rocher que nous escaladons avec une petite échelle.

Quelques jours de plus. Cinquante-cinquième jour. Cette forêt est beaucoup plus dangereuse que la première, et à mainte reprise nous surprenons un léopard ou un autre félin à roder autour de nous, et nous dûmes déjouer les attaques de certains téméraires d'entre eux à deux reprises, ce qui valu à Erik une belle balafre, et à Naoma et moi un bon festin. Nous avons de quoi nous défendre et nous nourrir ; haches, gourdins et lances qui nous fournissent viande à profusion, et sécurité lors de nos déplacement. La pluie est suffisamment fréquente pour que nous ayons toujours suffisamment de quoi boire. Nous nous séparons peu, et même nos toilettes sont aménagées un peu plus loin dans un coin protégé, et nous n'y allons jamais tout seul.

Nous n'envisageons pas pour autant de rester ici éternellement, et maintenant que nous avons de nouveau récipients, armes, peaux de bête pour nous protéger du froid et fabriquer des gourdes, nous préparons notre départ. Je vais aussi beaucoup mieux, mes blessures sont cicatrisées et me valent une belle panoplie de croûtes, si jamais je peux retourner sur Terre avec de telle marques, je pourrai plus que pavaner en vantant mon combat avec un léopard. Nos explorations et l'expérience de la vie ici nous conforte dans l'idée que de rester proche de la falaise rendra notre progression plus rapide, plus sûre même si le terrain est un peu plus accidenté. Nous n'avons trace de civilisation, mais nous pensons qu'à une centaine de kilomètres vers le nord nous pouvons trouver un village, il nous a semblé par moment distinguer des petits points noirs se déplaçant dans le ciel, et les nuits claires une douce lueur teinte parfois légèrement le ciel nocturne, du moins nous en convainquons-nous...

C'est ce jour de départ, alors que j'accompagne Naoma aux toilettes, qu'elle me parle d'Erik.

- Franck, je peux te poser une question ?

Quelque chose ne doit pas aller.

- Et bien oui, tu as toujours pu me poser des questions jusqu'à présent, non ?

- Oui mais c'est un peu particulier, c'est à propos d'Erik.

- Que t'a-t-il fait encore ? Des misères ? Pourtant vous avez l'air de mieux vous entendre.

- Non non il est très gentil, et je crois que tu avais raison, c'est un gars bien, non c'est plus sur tes sentiments vis-à-vis de moi.

- Je ne comprends pas, qu'est ce que tu veux dire ? Que vient faire Erik dans cette histoire ?

- Et bien, je me demandais si tu m'avais tout dit sur tes sentiments pour moi ?

- Tout dit ? Comment ça, tu penses que j'éprouve certaines choses que je ne t'ai pas dites ?

- Non, je ne sais pas, je me demande...

- Si tu me le demande, c'est que tu le crois ou l'espère...

- Peut-être, tu ne veux pas répondre ?

Oh, ça va encore mal se finir... Restons vague.

- Je pense que je t'ai tout dis, oui. Une certaine forme d'attachement et de tendresse communément appelée amitié.

- Rien d'autre ? Pourquoi tu as dit avec tant de certitude que tu ne voulais plus faire l'amour avec moi ?

- Pourquoi tu me poses toutes ses questions ? Erik t'as déclaré sa flamme et tu dois lui répondre, c'est ça ?

- Oh, mais ? Il t'en a parlé ?

- Non.

- Mais comment as-tu deviné ?

- C'est pas sorcier, nous sommes trois ici je te rappelle, pour que tout d'un coup tu veuilles savoir précisément s'il n'y a plus d'espoir avec moi, c'est que tu es face à un choix, sinon, malheureusement je pourrais dire, tu aurais continué à espérer.

Elle se met à pleurer, elle me regarde avec ses grands yeux.

- Et bien oui c'est vrai, ça fait quelques jours déjà, en fait c'était le premier soir où nous sommes arrivés, le soir où tu t'es fait attaquer. Je pense que c'est pour me dire ça qu'il n'est pas parti avec toi, il s'en veut tu sais. Et chaque fois que je te vois souffrir à cause de tes blessures je m'en veux aussi, qu'il soit rester pour moi alors que tu aurais pu y laisser la vie...

- Oublions, qui aurait pu prévoir ? Nous n'avions eu un problème avec des animaux sauvages que le premier jour, et plus aucun depuis, nous avions baissé nos gardes, c'est normal, je ne suis pas sûr que je serais allé avec lui s'il était parti tout seul... Enfin si peut-être, enfin j'en sais rien, peu importe ; on ne pouvait pas savoir que ce serait plus dangereux par ici... Et toi qu'est ce que tu en penses ?

- De quoi ? D'Erik ?

- Et bien oui, Erik, il te plaît, je ne sais pas ? Tu as des sentiments pour lui ? Tu penses que tu pourrais en avoir ?

- Je ne sais pas trop, mais je crois que je m'attache un peu à lui, surtout depuis ses déclarations, j'y pense beaucoup... Mais je ne voudrais pas le faire sans ton accord.

- Mon accord ? Mais tu fais ce que tu veux, je suis pas ta maman !

- Non, c'est pas ce que je veux dire, mais... Et tu n'as pas répondu, pourquoi tu m'as dit que nous ne ferons plus l'amour, pourquoi tu étais si sûr de toi, tu n'as jamais changé d'avis sur ce genre de sujet ?

C'est clair, ça va mal finir...

- Je ne le veux pas.

- Mais pourquoi tu ne le veux pas, je ne te plais pas ? Pourtant, l'autre fois dans la mer tu n'as pas semblé dire ça.

- Disons que je ne me l'autorise pas.

- Pourquoi ?

C'est la galère ce genre de questions, le pire c'est que je sais que quelque soit la façon dont je vais tenter de m'en sortir, je vais la blesser...

- C'est difficile à dire, parce que je ne veux pas juste profiter de toi comme ça, juste, sans vraiment te connaître, sans...

Elle me coupe, s'énerve un peu :

- C'était peut-être vrai à Melbourne, la première fois, mais on commence à se connaître maintenant ! Et puis ce n'est pas profiter si je suis d'accord, c'est tous les deux, ce n'est pas égoïste, je ne comprend pas. En plus ce que tu dis n'est pas vrai, quand tu as couché avec Deborah, tu la connaissais depuis trois jours, tu ne peux pas dire que tu la connaissais plus que moi !

- C'est vrai, mais je veux pas te blesser, je veux pas...

Elle me coupe et elle est tout à fait énervée maintenant :

- Tu penses que je ne suis pas assez forte pour toi c'est ça ? Tu penses que je ne te mérite pas, qu'il te faut plus... Non, pas moi, quand même ! Moi la petite boulangère étudiante en histoire ! Deborah, elle, elle gérait toute l'exploitation, elle avait tous les beaux mecs du canton à ses pieds, ça c'est une fille pour toi ! Mais pas moi...

Elle pleure à chaudes larmes. Je m'approche pour la prendre dans mes bras.

- Ne me touche pas ! Réponds ! Allez réponds ! Ose dire que je n'ai pas raison !

- Tu n'as pas complètement tord, peut-être, c'est vrai, mon orgueil fait sans doute parti des raisons, mais c'est surtout parce que je pense que je te blesserais, parce que oui, je pense que tu n'es pas assez forte pour moi, que tu t'attacherais trop et que moi j'ai besoin de quelqu'un de fort, j'ai besoin pour aimer d'avoir une pente à gravir, si tant est que je puisse encore aimer vraiment...

Elle a un gros soupir.

- D'accord, OK... Tu veux juste conquérir en fait c'est ça ? Tu t'en fous que des gens puissent t'aimer ou vouloir être avec toi... Moi je t'aimais juste, c'est vrai, je suis pas superwoman... Mais après tout je ne sais pas trop ce que j'espérais... Peut-être que... Je pensais que... Et puis mince... C'est tant pis pour moi... T'as raison, je pourrai pas rester avec quelqu'un qui voudrait toujours plus... Mais c'est des mecs comme ça après qui tu cours, ou qui te courent après... Je sais pas ce que tu veux en fait, je te comprends pas... Et puis je m'en fous, c'est plus mon problème...

Ses sanglots ont redoublé d'intensité, mais elle me repousse quand je veux la réconforter et part en courant vers la cabane. Je reste quelques instants là, ne sachant trop où se trouve la réalité, ce que je n'ai pas dit et ce que je n'aurais pas dû dire... Je m'assois un instant. Dix minutes plus tard Erik vient me voir.

- Qu'est ce qu'il s'est passé avec Naoma ?

J'hésite à répondre. Je ne sais pas vraiment quoi dire, de plus.

- Je crois que... Je crois qu'elle a juste compris que je n'étais pas tout à fait comme elle pensait...

Erik s'assoit à côté de moi, il regarde au loin.

- À ce propos... Est-ce que... Je crois que... Je m'attache un peu à elle.

- Elle m'a dit oui... C'est super, c'est vrai. C'est bien non ?...

Je ne sais pas trop quoi dire d'autre.

- Ça ne te dérange pas si, enfin... Si on se rapproche ?

- Pas du tout, je trouve ça très bien, au contraire. Naoma a besoin de quelqu'un, mais pas de moi, surtout pas de moi.

Erik est gêné.

- C'est con à dire, mais je crois que je l'aime.

Je lui mets la main sur l'épaule.

- C'est pas con Erik, c'est pas con...

Il se relève.

- Tu veux que je te laisse un peu seul ? Il ne faudrait pas trop tarder à partir.

- Oui, cinq minutes et j'arrive.

Peut-être dix minutes en fait. Je ne sais pas vraiment si nous avons une bonne image de nous. Je ne sais pas si quand nous croyons être quelque chose nous le sommes vraiment, ou nous le voulons juste. Je ne sais pas si Naoma avait raison. Un peu sans doute... Peut-être que je me cours après... Ah Deborah, tu me manques, ou je sais pas, je ne sais même pas qui me manque, personne peut-être...

Quand je les rejoins tout est déjà prêt, et je n'ai qu'à endosser le simili de sac à dos fait de peau de bête et de cordes. Nous ne traînons pas et abandonnons sans grandes pompes notre petite maison. Nous avons chacun une partie des haches, lances, cordes, ainsi que de quoi boire et manger pour quelques jours. Notre objectif est de marcher le plus possible pour être rapidement fixés sur la présence ou non d'un village plus au nord. D'autant plus rapidement que l'ambiance n'est pas des plus joviale, Naoma ne m'adressant plus la parole, et Erik pris entre deux feux ne sachant pas trop s'il est en partie responsable ou pas.

Nous marchons plusieurs heures, notre marche est facilitée depuis que nous avons confectionné des sortes de sandales en peau, même si notre plante des pieds s'est depuis longtemps recouverte d'une dure couenne. Le soleil déclinant, les animaux commencent à se manifester, et il nous faudra bientôt partir en chasse. Naoma s'écrit :

- Un léopard !

Erik s'arrête et scrute les environs :

- Où ça ?

- La devant ! Enfin je ne suis pas sûre que ce soit un léopard, il m'a l'air plus gros que ceux que nous avons déjà vus.

- Je vais jeter un oeil, restez-là, ne bougez pas, attendez-moi, gardez mon sac et la nourriture.

Erik laisse son sac et part avant que je n'ai le temps de lui dire qu'il vaudrait mieux que nous restions ensemble. Nous attendons cinq minutes, en silence. Soudain j'aperçois une ombre un peu plus haut sur le flanc de la montagne en avant :

- Mince, regarde, il est en-dessus ! Je vais prévenir Erik, ne bouge pas !

Je laisse aussi mon sac à Naoma et je cours rapidement dans la direction prise par Erik à l'intérieur de la forêt. Je le trouve sans peine à quelques centaines de mètre de là, à l'affût dans un fourré.

- Erik, viens, il est au-dessus, en nous séparant nous le coincerons et l'attraperons sans...

Erik me coupe.

- Où est Naoma !

- Et bien elle est restée derrière, avec les sa...

- Il n'est pas en dessus ! Il faut retourner avec elle ! C'en est un autre, un plus gros, je n'ai jamais vu un truc par...

Nous sommes coupés par un cri. Un cri de Naoma.

- Mon Dieu !

Erik court à toute vitesse, je lui emboîte le pas mais il est plus grand et j'ai du mal à le suivre. Quand nous sortons de la forêt nous n'apercevons plus Naoma, nous accélérons encore, pour, une petite bute passée, voir cette bête, cet immense bête noire, presque de la taille d'un lion, peut-être plus grosse, tirer le corps de Naoma la gorge dans sa bouche. Erik crie, la bête surprise lâche sa proie et se retourne vers nous, prête à se défendre. Mais notre rage et nos cris doivent l'effrayer, elle se recule doucement vers la forêt. Quand je suis sûr de ne pas pouvoir blesser Naoma, je lui projette ma lance, qui la touche dans la patte arrière. La bête pousse un grognement assourdissant. Erik va directement auprès de Naoma, et je tente moi de tuer ou tout du moins mettre en fuite cette bête. Mais blessée et surprise, elle n'attend pas son reste et bondit dans la forêt. Je la poursuis quelques secondes pour m'assurer qu'elle ne reviendra pas, et je retourne rapidement voir Erik et Naoma.

J'arrive trop tard. Erik est prostrée sur elle. Il se retourne vers moi, les yeux en pleurs.

- Elle est morte... Ses dernières paroles furent : "Désolé, Erik".

Les forces me quittent, je laisse tomber ma hache. Je m'approche d'elle.

- Mais non, mais... Non, elle, on peut sûrement.

Erik m'empêche de m'approcher.

- Non ! Elle est morte, OK ? Morte ! Par ta faute !

Je ne peux rien dire. Je reste là, sans voix, regardant Erik pleurer sur son amour... Naoma...

- Peut-être que, peut-être qu'on peut la mener jusqu'à ce village, peut-être que... Peut-être qu'ils ont des tubes, peut-être qu'ils pourront la sauver, la guérir ?

- Ta gueule ! Tais-toi ! Tais-toi... Casse-toi !

Et le paradis s'est transformé en enfer...

Village

Erik a passé le reste de la soirée à construire une civière pour Naoma, avec les peaux de bête et les cordes que nous avions. Il a refusé que je l'aide, et je suis donc parti chasser. La chasse fut bonne, malgré l'obscurité de plus en plus prononcée, surtout dans la forêt. Pas de trace de la bête ayant tué Naoma. À mon retour Erik a presque terminé son travail, Et Le corps de Naoma est maintenant maintenu et protéger sur une civière de fortune. Erik veut repartir tout de suite, refusant que nous fassions une pause pour la nuit.

- Tu veux que je t'aide à porter Naoma ?

- Non, occupe-toi de surveiller les alentours.

Nous marchons toute la nuit jusqu'au petit matin. Sans doute épuisé, Erik fait alors une pause. Il s'endort rapidement. Pour la première fois je peux enfin m'approcher de Naoma. Erik lui a nettoyé sa plaie, et on ne remarque plus qu'à peine les traces de crocs acérés qui lui ont tranché la gorge.

Naoma. Ma Naoma... Je suis tellement désolé, je suis tellement désolé... Je pleure... Je pleure pour ces paroles dures qui t'ont faite pleurer, pour cet amour que je ne t'ai pas donné, pour cette histoire dans laquelle je t'ai entraînée... Mon Dieu, cette histoire ne se terminera donc jamais ! Faudra-t-il que tous ce que j'approche meurent ! Ah, Vie ! Tu es trop dure, parfois...

Mais il est trop tard pour regretter, trop tard pour te parler, trop tard pour le passé... Je m'éloigne un peu. Monte un peu la pente pour surveiller Erik qui dort proche de celle qu'il n'a pas eu le temps d'aimer. Je suis tellement désolé pour toi aussi Erik... Mais toi tu n'es pas mort, et je peux encore t'aider, je ne sais pas trop comment, mais je te sortirai de là, je te ramènerai chez toi, même si désormais ce sera dans la tristesse... Toujours la vie me rappelle qu'il faut se préparer à la tristesse et la solitude, serait-ce mon dû ? J'en ai peur...

Qu'est-ce que je vais devenir ? Où ces folies nous mênent-elles ? Je cours sans m'arrêter depuis mon départ de Paris, mais pour quoi, vers où ? Je ne sais même plus si je poursuis quelque chose où si quelque chose me poursuit... Je n'ai pas demandé ce combat... Mon combat c'était les logiciels libres, linux, un monde meilleur... Maintenant je suis redevenu un sauvage qui mange de la viande crue et qui parcourt la forêt à la recherche d'une hypothétique issue... Je suis fatigué... Tellement fatigué. Je pleure encore... Deborah... J'aimerai tant t'avoir pour me blottir dans tes bras, même juste un instant, oublier tout ça, me réveiller, là-bas, au Texas...

Erik ne dort que quelques heures, et il me réveille pour partir. Il est un peu moins dur avec moi même s'il ne m'adresse pas beaucoup la parole. Nous repartons sans tarder. Cinquante-sixième jour. Erik fait une pause quand le soleil est au plus haut, et j'en profite pour aller ramasser quelques fruits. Nous ne nous arrêtons qu'une dizaine de minutes et il refuse toujours que je le relaie. Nous marchons jusqu'au soir où lors d'une nouvelle pause, je vais chasser et ramasser de nouveaux fruits. Erik me demande de monter la garde pendant qu'il dort un peu, puis c'est à mon tour de dormir quelques heures. Nous repartons au beau milieu de la nuit, alors que le ciel se voile et nous masque les étoiles.

Il me semble que nous sommes suivis, à plusieurs reprise je me retourne pour voir une ombre dans la forêt. Je n'en dis mot à Erik. Au petit matin de ce cinquante-septième jour, il pleut, une pluie fine et fraîche. Il fait assez chaud et elle est donc plutôt rafraîchissante. Nous marchons de nouveau toute la journée. Toujours aucun signe de civilisation, Erik est de plus en plus fatigué, il titube plus souvent, et par deux fois a glissé et est tombé. Mais il s'obstine toujours à refuser mon aide.

Je ne sais que faire, je sais très bien ce qu'il me reproche, et je sais très bien que c'est ma faute... Mais que pourrais-je ? Que pourrais-je...

Le soir je vais de nouveau chasser. Nous avons marcher de nombreux kilomètres, sans doute près de quatre-vingt depuis notre départ de la cabane. Deux jours se sont écoulés depuis la mort de Naoma. J'ai peur que l'espoir de la sauver ne se soit évaporé... Mais je n'ose en dire mot à Erik, après tout nous ne devons pas perdre espoir, ce monde est tellement différent du notre, et je suis bien mort, moi-aussi, là-bas sur cette lune... Quand je reviens de la chasse Erik me dit qu'il pense qu'une bête nous rode autour, je lui livre alors mes inquiétudes, que c'est sans doute la bête qui a tué Naoma qui nous suit.

- Tue-la. Débrouille toi comme tu veux, mais tue-la.

Je n'ai pas autant de rage que lui. Car ce n'est pas cette bête la responsable, elle ne voulait que se nourrir, et nous avons nous aussi tué de nombreuses bêtes, des dizaines, depuis que nous sommes arrivés. Peut-être n'est-elle qu'une mère voulant nourrir ses petits... Le responsable c'est moi, et je vivrai avec. Je la tuerai si elle nous attaque ou s'approche de nouveau, sinon elle partira. J'imagine que si elle a des petits à nourrir elle ne nous suivra pas très longtemps, à moins qu'ils ne nous suivent, eux aussi.

Cette nuit là je ne dormis pas, je me mis en retrait, caché, pour surprendre les rôdeurs. Mais il n'en vint aucun, et quand mon attention déclina, je retournai me coucher près d'Erik, lui demandant de me remplacer tout de même pour deux ou trois heures.

Deux ou trois heures qu'il ne manque pas de respecter, et en ce cinquante-huitième jour naissant, notre attention, tout comme notre entente, sont au plus bas. Nous marchons encore toute la journée, avec une sieste peu après midi. Le soir le ciel s'est un peu dégagé, mais même en montant un peu plus haut sur la montagne, dont le sommet est désormais beaucoup plus bas, je n'ai rien vu indiquant la présence d'un village ou d'une activité humaine. Le jour suivant est guère différent.

La pause du soir, je m'aperçois que le corps de Naoma subit dorénavant les effets du temps. Son visage est blanc comme la neige, et sa peau s'assèche déjà. Les marques de ses blessures au coup s'amplifient, la peau se craquelant.

- Erik, je ne sais pas si on ne devrait pas l'enterrer peut-être, quatre jours se sont maintenant écoulés depuis qu'elle est morte. Ils ne pourront pas la ramener à la vie Erik, ils pourront peut-être se brancher sur le téléporteur et la ramener comme quand elle est arri...

- Tais-toi ! Qu'est ce que tu en sais. C'est moi qui la porte, c'est moi qui décide. Si tu veux abandonner pars donc ! Mais laisse moi décider de ce qui me regarde !

Toute cette histoire devient un petit peu difficile pour moi. Je ne sais pas si je n'aurais pas préféré que rien de toutes ces aventures n'arrive, que je reste tranquille à Paris, que je ne connaisse pas David, Deborah, mes quatre compagnons de Sydney, Steve, Gordon, Fabienne et Nicolas, puis Patrick, Martin, et enfin Naoma... Et Erik. Mais quoi ! Qu'ai-je tant fait de mal ? Qu'ai-je tant fait comme erreur ? Ah vie tu me trimbales ! Mais je ne baisserai pas les bras, non, je comprendrai tous ces mystères, je comprendrai qui est cette fille qui m'a donné le bracelet, ces gens qui me poursuivent, cette autre fille qui m'a aidé, cette base sur la lune, cette planète, ces hommes-abeilles...

Nous marchons encore et encore les deux jours suivants. Sans grand changement. Nous ne dormons que quelques heures par jour. Je chasse le soir venu et ramène des fruits et ce que je trouve comme herbes ou racines qui me paraissent comestibles. C'est ce soir du soixante-et-unième jour que je crois voir un village. La montagne n'est plus maintenant qu'une colline, mais elle est suffisamment haute pour que d'en haut ma vue surplombe la forêt. Et de l'autre côté de cette forêt, au niveau de l'embouchure du lagon, il me semble distinguer plusieurs habitations au bord de la mer. Si la bande forestière est ici beaucoup plus large, de l'ordre d'une trentaine de kilomètres, la forêt est par contre moins dense, et s'il est loin d'y avoir un sentier tout tracé, il ne nous sera pas si difficile de nous en frayer un. J'en touche mot à Erik et il est d'accord pour aller au plus vite vers ce village.

Je convaincs Erik qu'il ne me semble néanmoins pas prudent de nous lancer dans la traversée de la forêt alors que la nuit tombe. Il nous faudra sans doute toute la journée du lendemain, voire plus, avant d'arriver au niveau de la mer. Nous montons quelques centaines de mètres sur la colline jusqu'à atteindre la lisière de la forêt dorénavant haute sur les pentes douces. Je prends le premier tour de garde, et, sans aucun incident ni bête dans les environs, nous prenons le risque de dormir tout deux jusqu'au petit matin, en préparation de la journée empreinte d'inconnu qui s'annonce.

Aux premières lueurs du jours nous levons le camp. Je devance Erik dans la forêt traçant la route, coupant les buissons quand je le peux, ou trouvant le meilleur détour en tentant de conserver le cap. Un providentiel petit animal, une sorte de fourmilier, couplé à de juteux fruits nous incitent à une pause au plus chaud de la journée. Nous sommes tous deux anxieux de ce que nous allons découvrir. Allons-nous devoir nous battre ? Quel accueil pouvons-nous espérer ? Ces gens sont-ils les mêmes que ceux de la lune ? Notre espoir de pouvoir retrouver Naoma a-t-il vraiment une justification ?

Je ne parle plus à Erik, me contentant de répondre à ses questions et de lui donner des informations si nécessaire. Soixante-deuxième jour, Naoma est morte depuis une semaine. Avec la chaleur humide, son corps et en décomposition rapide. Nous l'avons enveloppée dans le maximum de peaux et de protection pour prévenir des insectes ou des mouches de l'attaquer. Insectes qui étrangement ne sont pas si présent, pas plus que nous n'avons subi de piqûres de moustiques depuis notre arrivée, même si nous en avons vu quelques uns.

Nous reprenons notre route, et celle-ci est facilitée à mesure que nous progressons par la forêt qui devient plus débroussaillée, sans doute entretenue à proximité du village. Village dont nous atteignons la première maison alors que la lumière du jour s'estompe. Nous ne nous arrêtons pas à cette habitation, un grand chalet sans doute construit avec le bois de la forêt, qui semble vide, aucune lumière ne s'en échappe. Nous sommes rassuré de trouver un simple chalet en bois qui ne comporte rien susceptible de nous rappeler une arme ou une protection. Nous faisons une pause pour boire et manger, prendre des forces si nécessaire, mais nous préférons continuer rapidement jusqu'à un endroit que nous pensons représenter la place du village, un grand espace en terre battue. Mais tout semble désert. Les bâtisses sont toutes différentes les unes des autres, toutes faites de bois toutefois. Nous nous trouvons au centre d'une place ou large rue entouré d'une dizaine de chalets. Nous en avons croisé cinq ou six avant d'arriver ici, et le village s'étend encore un peu en avant.

Erik s'arrête et dépose le travois. Il est épuisé est regarde en silence autour de lui. Il soupire.

- C'est foutu il n'y a personne, le village est désert, c'est foutu...

Il s'assoit près des restes de Naoma, pose une main sur le travois et repose sa tête sur son autre main, à bout de force et de courage. Nous qui pensions peut-être devoir nous battre ou affronter des hommes, nous voilà bien perplexes. Finalement je prends l'initiative de crier, d'appeler. Quelques secondes passent, je réitère mes appels. Soudain une douce lueur se laisse échapper d'une des maisons, une de celle tout au bout du village, un peu à l'écart. Nous en sommes un peu loin mais nous ne bougeons pas, apeurés par ce que nous allons découvrir, Erik se redresse. Une forme s'en dégage, que le soir tombant nous rend difficile à distinguer à cette distance. Elle se rapproche, doucement. C'est une femme ! Elle est vêtue de sorte de rubans qui virevoltent autour d'elles. Elle n'est plus qu'à quelques dizaines de mètres, nous intégrons sa superbe silhouette, rapidement complétée par un visage d'ange. Je ne lui donnerais pas plus de vingt ans.

- Moyoto.

Je suis étonné par Erik, mais bien vite je me souviens que c'est la façon dont les hommes de la lune saluaient. Elle répond.

- Moyoto.

Sa voix est aussi angélique que tout le reste. Elle ne s'est pas approchée à moins de cinq mètres. Elle parle, elle nous pose sans doute une question, mais nous ne comprenons pas et mimons que ce qu'elle dit nous échappe. Erik lui montre la civière. Elle reste immobile. Erik se baisse et retire les couches de peaux qui protégeaient le corps de Naoma. Voilà plusieurs jours que nous ne l'avions fait, et il s'en réchappe une forte odeur de corps en décomposition, j'en ai la nausée. Le corps de Naoma part en lambeaux... Erik pleure de nouveau, il se redresse et se tourne vers cette femme, tente de lui faire comprendre qu'il attend quelque chose d'elle, qu'il lui demande de l'aider. Elle se rapproche d'un mètre pour voir le corps, mais reste à bonne distance. On dirait qu'elle parle en elle-même, elle fait des petits gestes et mouvements de la tête comme si elle était en pleine conversation.

Plusieurs minutes s'écoulent et nous en sommes toujours au même point. Erik s'agace un peu et parle alors en anglais, il hausse la voix et lui demande de faire quelque chose, de la sauver, de la porter dans leurs tubes... La fille a un mouvement de recul, effrayée par l'envolée d'Erik. Elle fait encore quelques mouvements de tête, avec quelques "mmm, mmm" comme pour approuver quelque chose. Subitement elle fait quelques pas vers nous, en tendant le bras, un bracelet à son poignet.

J'ai un petit mouvement de recul, mais je ne peux rien de plus, elle nous paralyse. Je ne sais pas par quel moyen, sans doute une action du bracelet, mais nous ne pouvons plus bouger. Elle en profite pour s'approcher encore un peu et regarder plus attentivement le corps de Naoma. Ensuite elle nous fait marcher, littéralement, nos corps se mettent à avancer sans que nous ne puissions rien faire contre. Nous avançons, à quelques mètres devant elle, et elle nous dirige vers l'une des maisons. La porte s'ouvre et elle nous fait entrer à l'intérieur, puis referme la porte derrière nous.

Nous reprenons alors l'usage de nos membres. Nous nous trouvons dans un petit endroit cossu, constitué de deux lits, un canapé, une table et trois chaises, le tout en bois rustique. Cette prison ne nous semble pas très robuste, mais nous avons l'amère révélation que nous ne pouvons nous approcher des parois. C'est extraordinaire, dès que nous avons juste l'intention ou ne serait-ce que penser trouver un moyen pour sortir, nous sommes paralysés, et bien souvent nous perdons l'équilibre et tombons. Nous devons nous concentrer pour ne pas imaginer sortir. Nous pouvons penser à ce qui nous est arrivé, avant, dehors, mais je ne comprends absolument pas par quel moyen quelque chose détecte que nous pensons à ses murs et nous immobilise alors. Pourtant nous n'avons aucun appareil, aucune menotte, aucun bracelet. Ma seule explication est la présence d'un puissant champ électromagnétique qui interfère avec les impulsions du cerveau et bloque la liaison avec les membres quand des détecteurs, sans doute placés tout autour de la pièce, repèrent une mauvaise intention de notre part. Toutefois nous avons l'usage de la parole et nous décidons de nous installer confortablement dans le canapé, cette position nous évitera au moins de nous retrouver par terre si d'aventure nous avons quelque mal à contrôler nos pensées. Erik est inquiet pour Naoma.

- Tu crois qu'elle va faire quelque chose ?

- Je n'en ai aucune idée, elle n'a pas dit un mot, mais on aurait dit qu'elle parlait avec quelqu'un ou quelque chose, tu as remarqué ?

- Oui, sans doute une forme de communication que nous ne connaissons pas encore, peut-être demandait-elle avis à d'autres personnes sur que faire de nous.

- Oui, de plus le village a l'air désert, elle est peut-être juste là pour le garder.

- Elle aura compris, quand même, quand je lui montrais le corps ?

- Et bien je ne sais pas trop comment pensent ces gens-là mais je pense que moi j'aurais compris.

- Qu'est ce qu'on peut faire ?

- Je suis épuisé, dans un premier temps, vu la situation, c'est peut-être mieux que nous dormions un peu, peut-être si nous restons sages relâcheront-ils leur champ de protection.

Nous tombons d'accord et décidons d'aller nous coucher. Le lit d'apparence on ne peut plus rustique, est en réalité composé avec une sorte de duvet-couverture d'un seul tenant dans lequel nous nous glissons. Et de toute évidence cette couverture est recouverte d'un pellicule qui doit tenir du revêtement interne des combinaisons. Nous sommes plutôt sales, il faut bien le reconnaître, à marcher depuis des jours dans la poussière sous la chaleur, mais la couverture épouse notre corps et le nettoie. Il aura suffit que je me tourne une fois ou deux et que je passe la couverture sur mes cheveux pour que j'ai la sensation d'être de nouveau tout propre, comme après un bon bain, et en plus j'ai la douce sensation que cette super couverture a un effet bénéfique sur mes cicatrices et mes blessures. Sensation qui ne fait qu'accélérer l'irrémédiable plongée dans un profond sommeil, de toute façon déjà irréversible vue ma fatigue.

Soixante-troisième jour. Je me réveille sans doute tard dans la matinée, les vitres sont de nouveaux transparentes, elles étaient opaques la veille, et une douce lumière suggérant un beau soleil entre dans la pièce. J'ai dormi sans doute bien plus que dix ou douze heures, et ces lits sont une véritable merveille. Erik dort toujours, et j'ai la faiblesse de rester encore un peu au lit, je suis si bien installé. Mais je ne tiens pas plus d'une dizaine de minutes, j'ai toujours eu la grasse matinée difficile. Je me lève. À travers les grandes fenêtres se dévoile le village toujours désert. Le travois n'est plus là, je ne sais pas ce qu'aura fait cette fille avec, mais une chose est sûre, elle l'a déplacé. Je suis bien curieux de savoir si elle a réussi à le bouger toute seule, c'est tout de même assez lourd.

Je me demande si la protection nous empêchant de sortir est toujours active ; mais c'est bien le cas et je réveille Erik quand je me retrouve allongé parterre dans un gros raffut. Erik lui-aussi semble-t-il bénit ces couches ; il se lève pour regarder à travers les fenêtres.

- Naoma n'est plus là, tu as vu quelque chose ?

- Non, je ne suis debout que depuis dix minutes tout au plus.

- On ne peut toujours pas sortir ?

Je me relève difficilement.

- Non... Toujours pas... En tout cas pas moi...

Nous restons un dizaine de minutes à tourner et réfléchir un peu, mais notre marge de manoeuvre est considérablement réduite, tout comme notre imagination créative... Elle revient, finalement, nous l'apercevons, traversant lentement la place, regardant à droite à gauche et s'arrêtant par moment, sans doute pour contempler un oiseau s'envoler ou un joli nuage. Elle ouvre la porte du chalet et entre. Elle nous salue. Elle est vraiment magnifique. Elle nous invite à nous asseoir sur le canapé, ce que nous pouvons difficilement lui refuser. Une fois assis je me rends compte que je ne peux plus bouger mes jambes, sans doute se protège-t-elle d'un peu de véhémence de notre part. Elle dépose un petit panier sur la table, de toute évidence notre déjeuner, et nous donne de quoi nous habiller plus correctement. Elle se présente je crois, en répétant son nom : "Pénoplée". Nous nous présentons nous aussi, Ylraw et Erik. Erik tente de lui parler de Naoma, en lui faisant comprendre que c'est son nom, et qu'il voudrait des nouvelles.

Pénoplée hésite un instant, semble réfléchir, puis prend un des sortes de petits gâteaux qu'elle a amené et le place dans sa main et nous le présente. Elle fait alors un signe de haut en bas avec sa tête. Ensuite elle le repose et nous montre juste sa paume vide, et là fait un signe de droite à gauche. Nous comprenons qu'elle nous montre comment elle signifie oui et non. En indiquant Erik et le travois, elle fait alors un signe non de la tête, nous informant que les choses ne sont sans doute pas très positives concernant Naoma. Elle nous montre alors son bracelet, et semble nous demander si nous en avons un. Nous répondons que non. Elle continue et demande si Naoma en avait un. Nous sommes toujours négatifs. Elle nous mime ensuite que si Naoma avait un bracelet, elle aurait pu le prendre et le mettre dans un machine, et ainsi faire revivre Naoma. Voilà un élément de plus qu'Erik peut me reprocher dans la mort de Naoma. Erik s'emporte sur le champ :

- T'avais tout faux quoi, le bracelet, le léopard, t'avais tout faux...

Il a raison...

- Comment j'aurais pu savoir ?

- N'empêche que si tu n'avais pas été là nous les aurions pris ces bracelets.

- Et qu'est-ce que t'en sait, hein ? Merde, putain ! OK c'est ma faute, OK ! Mais j'ai jamais rien voulu faire pour vous faire du mal à l'un ou à l'autre, bordel ! Tu crois que ça me fait plaisir, peut-être !

- Tais-toi c'est bon, OK... OK...

Pénoplée sent que la situation se tend. Elle se lève alors, et nous fait signe que nous pouvons manger ce qui se trouve sur la table. Elle quitte la pièce et s'en va. Nous restons quelques instants sur le canapé, puis, sans même que je me sois rendu compte d'avoir récupéré l'usage de mes membres, je me lève, fouille dans le panier qu'elle nous a apporté, y récupère une sorte de gâteau et vais le manger en regardant par la fenêtre. Erik fait de même et va se rasseoir sur le canapé. Le gâteau est plutôt bon, je suis curieux de savoir si le goût ressemble aux galettes qu'ils mangeaient sur la lune, mais je préfère me taire, après la nouvelle évidence que tout est encore plus de ma faute, s'ajoutant à sa mort le fait que nous ne pouvions la sauver... Ah vie ! Mais comment aurai-je pu savoir ? Comment aurai-je pu prévoir ? Comment aurai-je pu ?...

La journée s'écoule et je reste mélancolique, la plupart du temps assis sur une chaise, à regarder dehors, sans dire un mot à Erik. J'ai récupéré l'habit que nous a apporté Pénoplée, il ne ressemble pas du tout aux combinaisons que nous avions à notre arrivée, pourtant il doit avoir les mêmes fonctions. L'habit est ample et agréable à porter, mais il est fabriqué dans une sorte de tissus intelligent qui par moment devient plus étroit. C'est assez étrange, d'un seul tenant, formé d'un court pantalon moulant au niveau des cuisses et d'un haut à manches courtes, plutôt moulant au niveau du torse. Ce n'est pas si léger qu'il en a l'air, sans doute car il doit intégrer un certain nombre de technologie pour allier l'aisance et la protection.

Erik aussi enfile le sien, mais ne fait aucun commentaire. Je ne pensais vraiment pas qu'il serait autant affecté par la mort de Naoma. Pourtant dans sa vie il a sans doute dû affronter déjà la mort de proches, d'ami, et d'autant plus qu'il était une crapule. Peut-être l'aimait-il beaucoup plus que je le pense, peut-être espérait-il y trouver l'occasion et l'opportunité de changer de vie, de repartir sur quelque chose de neuf, de sain, peut-être représentait-elle sa nouvelle vie, sa nouvelle morale. Ah Naoma ! Naoma... Je suis tellement triste, tellement triste de t'avoir fait de la peine, tellement triste que tu te sois fâchée contre moi, tellement triste de ne pas être resté près de toi... J'avais peut-être raison, à Melbourne, de ne pas vouloir t'aider, de ne pas vouloir me rapprocher, d'avoir peur que de ne t'attirer dans des ennuis. Mes erreurs t'ont été fatales... Et c'est moi qui aurait dû mourir deux fois déjà, David, toi... Mais quoi ! Qu'est ce que j'ai fait de si mal dans cette histoire ? Erik m'en voudra toute sa vie, si tant est que par ma faute il ne subisse pas aussi ton sort... Oh, mon Soleil, si loin, je ne sais pas ce que je peux faire, je ne sais pas ce que je dois faire... Je suis si seul...

L'après-midi se passe, nous restons silencieux. Je fais une sieste, tout comme Erik, puis quelques exercices physiques en fin d'après-midi, pour bouger un peu. Pénoplée revient nous rendre visite. Tout comme le matin nous sommes assis sur le canapé et elle occupe une chaise. La conversation est plus structurée. Elle nous fait tout d'abord comprendre, en prenant un gâteau rond, qu'il représente tout ce qui nous entoure, sans doute veut-elle dire la planète, et que celle-ci tourne autour du soleil. Elle nous pointe alors d'un air interrogatif, nous demandant d'où nous venons. J'essaie de lui faire comprendre que nous ne venons pas de cette planète, ce qui est rendu plus facile car elle nous a laisser l'usage de nos bras. Je tente de lui faire comprendre que nous venons d'une autre planète très très loin d'ici. Je lui explique, avec deux gâteaux qu'elle a bien voulu me prêter, que nous avons été téléportés. Elle nous regarde ensuite en silence pendant quelque temps, comme si elle réfléchissait à quelque chose, puis finalement, semble-t-il déçue de ne pas en avoir découvert plus, elle nous salue et nous quitte.

La nuit tombée, je ne tarde pas à aller au lit, et de nouveau je m'endors comme un bébé. Cette douce nuit me rappellerait presque mes nuits rue Crillon quand j'avais mon bracelet... Le réveil est moins plaisant, sortant d'un cauchemar où Naoma avait pris la place de l'homme qui m'avait attaqué au Mexique, et dont la mort, quand finalement je trouvais le pistolet et lui tirais dessus, me fait ouvrir les yeux avec une angoisse contrariante. Soixante-quatrième jour, le soucis de mon rêve passé, je suis pris d'un affreux doute ; tout tourne toujours autour des mêmes éléments, ces champs de force qui nous empêchent de bouger, cette fille qui nous paralyse, c'est toujours ces bracelets, toujours ces gens qui viennent de je ne sais où. Que veulent-ils ? Sont-ils réellement humains ? Que font-ils sur Terre ? Ma prison n'a pas changé, et j'ai eu beau parcourir le monde et maintenant la galaxie ou peut-être plus, j'en suis toujours au même point, avec tant de questions et si peu de réponses, et toujours sous l'emprise de ces bracelets... J'ai la tentation de mettre n'importe quoi en oeuvre pour sortir d'ici. Cette mauvaise pensée a pour effet direct de me faire retomber sur mon lit, comme une loque... Nous sommes vraiment complètement à la merci de cette protection. Si seulement j'avais ma pierre ! À Sydney grâce à elle j'avais réussi à combattre cette emprise ! Mais bien malin celui qui peut me dire si je la reverrai un jour... Si même je reverrai la Terre, la France, ma famille... Deborah...

Cette pause impromptue a toutefois le mérite de me faire réfléchir un peu. Pénoplée n'a pas l'air très méchante, en plus d'être charmante. Peut-être pourrait-elle nous aider si nous gagnions sa confiance. Il me faudrait faire des efforts pour apprendre sa langue, mais j'ai bien peur que les langues étrangères n'aient jamais été mon domaine de prédilection... Je me demande comment ce système parvient à trouver que nous voulons sortir, aurait-il une sorte de signature électromagnétique correspondant aux pensées prohibées ? Peut-être si je m'imagine marchant dans un champ au milieu de la nature il ne m'arrêtera pas ? De nouveau sur pieds, je tente l'expérience, je ferme les yeux et me représente marchant aux milieu d'une prairie. Je ne suis pas bloqué tout de suite, mais à environ un mètre de la paroi la protection se déclenche tout de même. Celle-ci doit avoir plusieurs facteurs de déclenchement. Nouvelle représentation, je suis en face d'un précipice et je dois prendre mon élan et bondir. Lamentable écrasement contre la porte, qui ne bronche pas... Elle ne doit pas être uniquement en bois... Et plus embarrassant résulat je reste paralysé au sol.

Le raffut à réveiller Erik, qui tarde pourtant à se lever et venir m'éloigner de la paroi. Mais encore plus gênante conséquence, je ne peux toujours pas bouger. Voyant ce résultat il prend la peine de me tirer sur le canapé. Il me demande si j'ai tenté d'enfoncer la porte, et je ne peux guère que cligner des yeux pour lui répondre. Je resterai ainsi jusqu'à l'arrivée de Pénoplée, un petit quart d'heure plus tard, et qui semble-t-il au courant de ma tentative me fait comprendre qu'il ne faut pas faire ce genre de choses. Elle me rend l'usage de la parole et de mes bras et je fais signe d'approbation, en tentant de signifier que je ne le ferai plus. Comme la veille elle nous apporte un petit panier pour nos repas de la journée. J'essaie de lui demander de quoi dessiner. Elle a l'air embêtée, et après un petit temps de réflexion elle sort de la pièce mais laisse la porte ouverte. Nous sommes toujours paralysés sur le canapé.

Elle réapparaît cinq minutes plus tard, avec un petit bâton à la main et nous fait signe de sortir ; elle veut sans doute nous faire dessiner dans le sable, ce qui est bien étrange pour une civilisation qui a l'air en avance sur nous... Toujours est-il que nous nous levons et sortons la rejoindre. Bien sûr tous nos déplacements s'effectuent sous son oeil attentif et j'imagine qu'au moindre faux mouvement nous nous retrouverions de nouveau immobilisés. Elle nous demande de nous mettre à genoux puis me donne le bâton.

À vrai dire je n'avais pas réellement réfléchi au message que je voulais lui délivrer, et je me contente dans un premier temps de tenter de lui expliquer d'où nous venons. J'indique le sud, et dessine approximativement dans le sable la forme du cratère dans lequel nous nous trouvons, ainsi que le village. Elle acquiesce et je passe alors à une sorte d'agrandissement ou je situe ce même cratère sur une carte plus grande avec le cratère d'où nous venons et en son centre les bâtiments dans lesquels nous sommes apparus. Elle est toujours d'accord et confirme déjà avoir connaissance de ces informations ; elle semble demander d'où nous venions avant d'arriver là. Je propose à Erik que nous ne parlions pas de l'épisode sur la lune, il est d'accord, ou plus exactement je crois qu'il n'accorde pas grande importance à la conversation.

La tâche se complique, décrire la Terre n'est pas chose aisée. Elle doit bien se douter que nous venons d'une planète habitée par l'homme, avec de l'eau, des animaux... Exactement comme celle-ci... Je réfléchis quelques instants et me dis que la description du système solaire pourrait lui donner une indication. toutefois je n'ai pas de notion de distance ni de longueur avec elle, et les systèmes avec huit planètes conséquentes doivent être monnaie courante. Je me lance néanmoins dans le dessin du Soleil, entouré de Mercure, puis Venus, en tentant de respecter au mieux mes lointains souvenirs de passionné d'astronomie. Je manque vite de place et je lui demande si je peux me lever. Elle accepte et me donne l'usage de mes jambes. Je dessine les orbites et tente au maximum de respecter une échelle pour la distance au Soleil, et une pour la taille des planètes. Je ne manque pas de spécifier la ceinture d'astéroïde entre Mars et Jupiter, les quatre lunes principales de Jupiter d'une taille comparable à celle de Mercure, les anneaux de Saturne, Neptune, Uranus et finalement je cède à aussi inclure Pluton et son satellite Charron, même si ceux-ci vus de l'extérieur ne sont pas vraiment des planètes, mais dont la trajectoire autour du Soleil coupant l'orbite de Neptune est tout de même remarquable; Je dois déranger Erik au passage, Pénoplée le fait lever et aller se rasseoir un peu plus loin.

Une fois le schéma terminé, je lui indique que nous venons de la Terre, la troisième planète, de laquelle je fais un agrandissement. Je dessine la lune, du tiers de la taille de la Terre, et sur cette dernière je tente de représenter l'Afrique et l'Eurasie aussi fidèlement que le petit bâton dans le sable me le permet. Je rajoute l'Australie pour ne pas vexer Erik, et je termine mon show en spécifiant à Pénoplée que je viens de Paris, donc je dessine la Tour Eiffel dans un coin, et Erik de Sydney, auquel j'associe le célèbre Opéra.

Pénoplée reste silencieuse un moment, puis elle répond négativement, sans doute peut-elle consulter quelques bases de données grâce à son bracelet ou un autre appareil qu'elle possède, peut-être comme ces implants dans le cerveau imaginés par Dan Simmons dans Hyperion. Toujours est-il qu'elle n'identifie pas d'où nous venons. Sans doute aussi mes schémas ne sont-ils pas d'une clarté éblouissante. Ne voulant pas rester sur cet échec, j'entreprends alors mes premiers cours de langue. Je lui désigne un objet et elle m'en donne le nom, que je répète souvent avec beaucoup de mal. Elle se prend au jeu et après avoir passé en revue à peu près tous les membres je m'attaque aux maisons et un peu tout ce que nous pouvons observer. Je parviens enfin à la faire rire, simplement par mon accent sans doute lamentable. Elle est superbe, je suis complètement sous le charme.

Erik ne le semble lui pas le moins du monde et il s'impatiente vite de nos chamailleries. C'est compréhensible il est un peu isolé sans pouvoir bouger assis au sol. Il interpelle Pénoplée et lui indique qu'il aimerait retourner dans le chalet. J'ai peur qu'elle ne me ramène aussi, mais si je dois les suivre pour qu'elle garde le contrôle sur moi, elle m'autorise à rester avec elle.

À la fois si belle et si sûre d'elle... J'ai du mal à croire qu'elle soit si jeune. Pourtant je suis plutôt doué dans l'estimation de l'âge des gens, quoiqu'il soit possible que leur tubes leur donne quelques liftings à bon compte. Empli de curiosité et prêt à éventuellement outrepasser quelques principes de galanterie interplanétaire, je m'investis dans la tâche de découvrir son âge. Je l'avais estimé à une vingtaine d'années vu le physique, mais le moral me ferait remonter le pronostic de quelques années. Je me rappelle de la méthode de Naoma de compter en jours sachant que ceux-ci ont l'air d'avoir une durée voisine des jours terrestres. Pour cette tâche il nous faut d'abord aborder l'écriture des chiffres et des nombres. Mais tout se complique quand je comprends qu'ils ne fonctionnent pas en base décimale, ce qui est très étonnant étant donné les dix doigts qu'elle possède comme moi. Elle compte en base six ! C'est très surprenant. Une fois assimilé le système, qui m'oblige a de nombreux calculs annexes pour composer les nombres, ainsi que la calligraphie de ses six chiffres, j'apprends que la durée de l'année sur cette planète, qui s'appelle "Stycchia", est de quatre cent cinquante trois jours environ. Ce qui fait à peu de chose près un quart de plus que nos années. Une fois que je sais comment elle dit "année", je lui indique alors que mon âge est de vingt-et-un an, en années de Stycchia, et je lui demande le sien. Elle paraît très étonné, et à plusieurs reprise elle cherche à vérifier que nous somme bien d'accord sur ce dont on parle.

Je crois que je n'aurais pas gagné grand chose si j'avais parié... Elle a réfléchi un petit moment avant de me donner la réponse, je pense qu'elle ne doit pas être né sur cette planète, ou plus justement que leur notion d'année est basée sur une autre référence. Mille deux cent trente-trois ans... Je lui fait répéter plus d'une fois. Cet âge représente, en année terrestre, dans les mille cinq cent quarante ans. Je reste sans voix devant mes petits calculs dans le sable. Elle sourit comprenant que je ne m'attendait pas du tout à une telle surprise. C'est sûr que niveau lifting je suis épaté.

Plus de mille cinq cent ans ! Ce n'est, en y réfléchissant, pas si étonnant si leur téléportation leur donne vraiment un nouveau corps à chaque fois, comme je le pense. Il y a peut-être des personnes qui sont encore beaucoup plus vieilles, il n'y a pas de limite, si ce n'est la date à laquelle ils ont crée cette technique. Mais à ce propos connaissant cette technologie depuis plus de mille cinq cent ans leur avance technologique doit être phénoménale. Je réalise tout d'un coup à quel point tous mes repères doivent avoir si peu de valeur avec elle. La notion de temps, de rapide, la notion de nouveauté... Comment pense-t-elle ? Comment peut-on occuper ses jours pendant plusieurs millénaires sans trouver la vie d'une mornitude désespérante ?

Alors que je suis profondément plongé dans mes pensées, accroupi devant mes calculs, elle me pousse légèrement, sans doute pour savoir si je vais toujours bien. C'est la première fois qu'elle me touche. Accroupi, je suis déséquilibré et je roule par terre, je me laisse rouler et je fais le mort, puis je souris. Elle semble toute gênée puis voyant que je vais bien elle rigole. Je me redresse et prend l'air très méchant. Elle recule d'un pas et s'apprête je pense à utiliser son bracelet. Je suis loin d'avoir sa confiance totale... Je tend la main en signe d'apaisement, pour prendre la sienne, elle hésite puis accepte. Je pensais lui faire un baisemain, mais j'ai peur que cette pratique primitive ne l'effraie, et je me contente d'une petite pression avant de la relâcher.

J'ai tant de questions à lui poser, mais tant de choses que je ne sais pas comment exprimer. Je me résous alors à reprendre mes cours de langue, pour apprendre plus de vocabulaire. Nous terminons ainsi l'après-midi en apprenant et baladant dans le village et la forêt alentours. Elle me raccompagne par la suite dans le chalet avec Erik. Il n'est pas spécialement chaleureux :

- Alors ? Ça s'annonce bien ? Tu te la fais quand ?

Je ne le regarde même pas.

- J'apprends la langue.

- Te fous pas de moi, tu oublies vite tes amis on dirait, remarque je ne peux pas vraiment te le reprocher j'étais pareil... Pourquoi tu ne t'es pas enfui quand elle t'a donné l'usage de tes jambes ?

- Tu me fais chier Erik, m'enfuir pour quoi, pour qu'elle me paralyse de nouveau et nous laisse crever ici ? Et même, en considérant que j'y sois arrivé, qu'est-ce que j'aurai bien pu faire ? Fabriquer une machine à remonter le temps avec du bois et des cailloux dans la forêt pour la ramener ?

- J'en sais rien, mais c'est pas en draguant l'autre pétasse que ça va la ramener non plus.

Jusqu'à présent je n'ai pas eu envie de m'énerver avec Erik, comprenant très bien la douleur qu'il pouvait ressentir et qui justifiait qu'il m'en veuille. J'espérais que la situation pourrait évoluer, et qu'il reprendrait confiance en moi, mais ce n'est pas vraiment ce qui se produit. Je décide alors d'être un peu plus incisif :

- Merde ! Tu vas continuer à me le rappeler combien de temps ? Oui c'est ma faute si elle est morte ! Et je sais les sentiments que tu avais pour elle ! Et je sais aussi qu'elle s'était fâchée après moi juste avant ! Et aussi que même si on la ramène ce ne sera jamais comme avant, parce qu'elle sera sans doute comme quand elle est arrivée sur Stycchia, plein de méfiance à ton égard. Et je sais aussi que David est mort par ma faute, et peut-être que Deborah a eu des ennuis par ma faute, et Marin, et Patrick, et mes amis de Sydney, et ma famille, mes amis! Mais mince ! Je peux pas tout Erik, je peux pas tout gérer... Je pense que c'est important de gagner la confiance de Pénoplée pour avoir plus d'informations sur ce qu'il se passe ici et aussi si nous pouvons sauver Naoma. Oui elle me plaît, OK, mais quoi ? Je devrais faire pénitence toute ma vie ? Je n'ai jamais été tourné vers le passé, la tristesse c'est pas mon truc, je vais de l'avant, c'est en moi, c'est pour survivre, pour ne pas baisser les bras, pour que tous ceux qui ne sont plus là par ma faute puissent être fiers de moi... Je ne suis pas contre toi Erik, je ne l'ai jamais été, mais je ne suis pas parfait, parfois je suis faible et fatigué, et je fais des erreurs, mais tu préfères quoi, que je reste ici à attendre le jugement dernier ? Moi aussi je suis mort, déjà...

Il m'a écouté sans rien dire, mais me répond à peine et s'allonge sur son lit.

- OK OK c'est bon.

Nous ne parlerons plus de la soirée, et après avoir mangé un bout des fameux petits gâteaus sucrés-salés, je me couche directement, alors qu'il fait encore bien jour dehors. Les remarques d'Erik m'ont rendu triste, alors que j'étais rentré plein d'espoir. Je suis tout de même resté libre tout l'après-midi, et je trouve avoir considérablement progressé dans l'apprentissage de sa langue. Bien entendu huit mots sur dix seront oubliés d'ici demain, mais à force de répétition et de volonté, je pourrai en un mois ou deux me débrouiller. Un mois ou deux... Déjà plus de deux mois que nous sommes ici, et quatre mois que je suis parti de chez moi. Pourtant je ne crois que pour rien au monde je voudrais que cette histoire ne soit pas arrivée, découvrir toutes ces nouvelles choses, même si c'est dans la douleur. Ma vie ne sera plus jamais ce qu'elle était, plus jamais peut-être même ne reverrai-je la Terre... Je suis si seul... Toujours...

Soixante-cinquième jour, comme chaque matin c'est plein d'entrain que je me réveille, décidé à continuer de construire ma relation avec Pénoplée. Mais de nombreuses heures passent et elle ne vient pas. Erik se réveille à son tour, et se contente d'un bref "salut". Nous restons toute la matinée sans nouvelle, et je la consacre à quelques exercices physiques, Erik fait de même et l'atmosphère se détend un peu quand nous commençons à faire des concours du plus de pompes. Mais tout s'explique en milieu de journée, quand nous voyons, à travers les fenêtres, Pénoplée atterrir avec ses ailes d'abeilles accompagnée semble-t-il de tout le reste du village, qui doit sans doute revenir d'un voyage ou d'un quelconque rassemblement auquel elle n'a pas désiré participer, à moins qu'elle ne fut désignée pour garder le village. Ou encore peut-être simplement des curieux qui viennent nous voir...

Pénoplée vient enfin nous saluer, et nous demande de sortir pour nous présenter aux autres personnes. Il y a là rassemblée une petite cinquantaine de personnes, la plupart sont jeunes et bien sûr très belles, hommes ou femmes, mais il y a aussi quelques personnes plus âgées, en apparence tout du moins. Mais elles sont toutes très différentes les unes des autres, il y a des noirs, des blancs, des jaunes, des rose foncé, un peu violacé, une couleurs de peau peu courante sur Terre... Ils sont habillées avec leur combinaison, et une fois au sol les ailes sont repliées et non visibles, sans doute dans le petit sac dorsal, identique à celui qu'avait la fille qui m'a sauvé plusieurs fois en Australie. Ils parlent tous entre eux ou écoutent Pénoplée qui doit leur expliquer ce qu'elle sait de nous. S'ensuit un débat très animé dont je serai curieux de savoir le sujet. Ils n'ont pas l'air d'accord entre eux.

Leur discussion dure très longtemps. Au bout de quelque temps Pénoplée s'aperçoit enfin que nous nous impatientons et elle nous raccompagne dans notre logis. Ensuite la petite troupe de personne se dirige vers une des plus grandes maisons du village, sans doute la salle des fête ou tout du moins l'endroit où il se réunissent. Nous n'aurons pas beaucoup plus de nouvelles ce jour-ci, simplement la visite de Pénoplée accompagnée d'un jeune-homme, si tant est qu'il n'est pas lui non plus mille ou deux mille ans, qui nous apportèrent de quoi manger. Je crois que je suis déjà un peu jaloux, j'espère que ce n'est pas son ami...

Les jours qui suivirent furent beaucoup plus chargés, car en plus de Pénoplée de multiples autres personnes désiraient s'entretenir avec nous. Je tentais toutefois de rester le plus clair de mon temps avec Pénoplée, à parfaire ma connaissance de la langue, et Erik avait finalement décidé de s'employer lui-aussi à son apprentissage. Dorénavant nous sommes simplement confinés dans le chalet pour la nuit, mais du moment qu'une personne est avec nous, nous sommes pratiquement libres de nos mouvements. Les gens ne semblent pas travailler, ils passent le plus clair de leur temps à se promener, discuter entre eux ou se consacrer à quelques passe-temps. Chacun semble avoir une maison qui lui est propre, même si bien souvent ils sont soit chez l'un soit chez l'autre. Tout à l'air si paisible, si parfait. La plupart des habitants semblent célibataires, même s'il existe quelques couples.

Deux mois s'écoulent. Ici les gens ne comptent pas en mois ni en semaines, mais en "sixièmes". Leur année officielle est divisée en six grands sixièmes eux-mêmes divisés en six petits sixièmes d'une quinzaine de jours. Quatre petits sixièmes, deux mois, donc, d'apprentissage presque exclusif de cette langue, et de la connaissance de ces gens, certes facilité par les efforts des habitants du village qui nous poussent à parler et à progresser. J'ai l'impression que nous les amusons et qu'ils nous aiment bien. Je n'ai pas trop de mal à concevoir qu'ils accueillent avec plaisir un peu de changement dans leur quotidien qui semble désespérément identique de jour en jour. Cent vingtième jour. Je pense que nous sommes désormais capable Erik et moi de tenir à peu près n'importe quelle discussion, dans la mesure ou l'interlocuteur ne parle pas trop vite et nous explique les mots que nous ne connaissons pas encore. Erik est plus doué que moi, il arrive à s'immiscer dans les conversations, alors que j'ai encore du mal à comprendre quand les personnes qui parlent ne font pas des efforts pour mieux articuler et parler un peu plus lentement. J'ai appris énormément sur ce monde, sur ces hommes, presque exclusivement grâce à Pénoplée, que je ne quitte presque plus. Elle m'a aussi beaucoup parlé d'elle, durant ces deux mois ; je connais maintenant presque toute son histoire. Celle-ci est sans doute un bon moyen d'en apprendre un peu plus sur ces gens, et un peu plus, beaucoup plus. J'ai rassemblé l'ensemble des éléments de sa vie appris au fur et à mesure, ce sont tous les petits bouts de conversations où elle me dévoilait son passé. J'ai tout de même tenté de convertir ses unités, quand j'y pensais ou que j'en étais capable.



Ylraw 2 Pénoplée

Enfance

Je viens de Ève, planète dont le nom signifie littéralement "source de vie". Je suis née en 15 avant le Libre Choix, ce qui correspond à 11734 années d'Adama après le MoyotoKomo ; sur Ève, cette durée représente 8609 années d'Adama après la colonisation de la planète. Et en gros, si nous sommes bien tombés d'accord sur tes "secondes", "minutes", jours et années, d'après les valeurs que tu m'as fournies pour la vitesse de la lumière et que tu mesures bien un mètre soixante-douze comme sur ta planète, définissant ainsi la mesure de ce que tu appelles "un mètre", je suis née il y a environ mille quatre cents de tes années.

Mon premier souvenir, c'est mon père et ma mère se criant dessus. Je savais tout juste marcher, je devais dormir dans une pièce à côté ; quand j'entendis du bruit je dus me déplacer pour voir. Et l'image qui reste gravée dans ma mémoire représente ma mère assise en train de pleurer, mon père furieux tournant autour, puis ma mère criant à son tour. Ce n'est pas très fameux comme premier souvenir, et je reste persuadée qu'il a façonné en moi pour toujours, dès le départ, le caractère fatal des relations hommes femmes. Ainsi, petite, pour moi pendant longtemps je fus certaine que tous les parents, toutes les nuits, se fâchaient, se faisaient pleurer et se criaient dessus...

Je garde assez peu de souvenirs de ma petite enfance, hormis quelques images des jouets s'amusant à me faire peur, j'avais un gros reptile, au moins deux fois ma taille, qui me courait après dans toute la maison, je criais comme une folle, ma mère devait sans cesse lui dire d'arrêter, mais je crois qu'il n'était pas très obéissant, et puis je lui en faisais bien baver aussi quand je lui montais dessus, le pauvre... Bien sûr il y avait aussi les jeux de construction et d'apprentissage de langues anciennes ou artificielles, mais je crois que tous les gamins de la Congrégation y ont eu droit. Encore un élément qui me dépasse, d'apprendre aux enfants des langues qui n'avaient plus raison d'être parlées depuis des milliers d'années, et encore pire, d'apprendre des langues artificielles ! Enfin bref, je parlais donc avec chacun de mes jouets une langue différente, cinq ou six en tout. Ça pouvait être quand même bien pratique, quand on rencontrait un autre chenapan qui comprenait une des langues que l'on avait apprise, on pouvait comploter tranquillement sous le nez des grands. Mais j'ai quand même d'assez mauvais souvenirs de mes premières expériences collectives ; j'étais un peu plus douée que les autres et surtout j'étais plus jeune que la moyenne, et je devins rapidement le bouc-émissaire favori.

Mes souvenirs un peu plus récents, desquels je me rappelle vraiment, sans l'intermédiaire du bracelet, commencent avec mes cours de pilotage, et toutes les bêtises que j'ai faîtes par la même occasion. Nous habitions dans un coin plutôt peuplé et après quelques premières années difficiles, je me suis adaptée à mon entourage en devenant "la plus forte des plus fortes", basiquement cette attitude consistait juste à faire comme les garçons, je me bagarrais comme eux, jouaient aux mêmes jeux qu'eux, étais plus fortes qu'eux dans les cours, bref, je me faisais respecter. Le plus marrant c'est que j'avais alors bon nombres de petites et petits camarades, comme quoi les valeurs d'égalités, du non besoin d'autorité, et tout le reste, on se rend compte que ce n'est pas toujours vrai, même chez les gamins, enfin... Toutefois tous mes petits camarades n'ont plus rien représenté de bien important ou d'intéressant à mes yeux dès lors que j'ai commencé les cours de pilotage. Je n'avais alors que cinq ans, enfin, huit ans avec tes années à toi, que je vais tenter utiliser dorénavant, pour simplifier. Le pilotage devint rapidement la seule chose qui me motivait et me passionnait vraiment. À tel point que tous mes projets à l'école tournaient constamment autour des vaisseaux, les différents types, le comportement, la nature de l'artificiel embarquée, je fus finalement contrainte par les évaluateurs à m'ouvrir l'esprit en excluant tout sujet de recherche à propos du pilotage, je crois que je les ai détestés et détesté l'école pour ça. Bref, l'école devint alors d'un ennui terrible, et mes différentes approches de la médecine, de l'astronomie, de l'histoire ou autre n'avaient que pour effet direct de me faire rêver à des Joachon dix-sept, Mers vingt-deux ou, mon idole, le Gormath deux, à la fois rapide, nerveux et d'un fort caractère, il était génial, je me demande même si je n'étais pas carrément un peu amoureuse de ces bêtes de course. À bien y réfléchir, je ne crois pas que j'ai fait grand chose d'intéressant à part l'école et piloter pendant ces années là, jusqu'à environ treize ans, quand nous avons déménagé.

Sur Ève papa ne faisait pas un travail très intéressant, maman occupait un poste plus important. Papa n'est pas né sur Ève, il était venu y travailler à l'époque où il fallait bouger pour trouver un emploi, et puis il avait rencontré une première fille dont il était tombé amoureux, alors il avait décidé de ramener son corps sur Ève pour la rejoindre, parce qu'il était interdit pour une personne téléportée d'avoir des enfants, c'est toujours interdit, d'ailleurs. Les clones sont modifiés génétiquement et il y avait eut des problèmes dans le passé, alors il avait été décidé de rendre tous les clones stériles. Manque de pot la planète d'origine de papa était assez loin, et dans les quatre cent ans qu'il a fallu à son vrai corps, son "initial", pour arriver sur Ève, ils s'étaient séparés et elle s'était déjà liée trois fois puis elle était finalement partie avec un autre à l'autre bout de la Congrégation. À défaut papa est resté sur Ève, puis il a rencontré maman. Je ne sais pas trop s'ils se sont vraiment aimés un jour. C'était peut-être plus pour avoir quelqu'un, et puis par facilité. Leurs vrais corps étaient maintenant tous les deux présents sur Ève, pas besoin encore de centaines d'années de voyages interplanétaires. Bref, malheureusement je fus leur seule et unique enfant. Papa a eut un accident avec son travail quelques temps après ma naissance et on a dû le réparer, les modifications étaient assez importantes et le médecin a considérer que c'était trop pour le laisser fertile. J'étais petite encore, je ne m'en rappelle pas, mais je ne crois pas que cette épisode affecta vraiment ma mère, je ne suis pas sûre qu'elle voulait d'autres enfants de toute façon. Je ne suis même pas sure après coup qu'elle en ait jamais voulus.

Sur Ève on ne faisait pas grand chose avec papa et maman, de toute façon sur Ève il n'y avait pas grand chose à faire. Au début, quand Ève a été colonisée, c'était un petit peu le nouveau monde, tous les aventuriers s'y rendaient, dans l'espoir de créer un nouvelle société, quelque chose qui leur ressemble plus, quelque chose qui n'était pas gangrené par la mentalité d'Adama. Rapidement Ève devint beaucoup plus puissante qu'Adama, mais c'était à un prix. Les gens travaillaient plus, il y avait plus d'inégalités, la nature était moins respectée. Ève était très peuplée alors, et elle devint presque plus dense qu'Adama elle-même, sans plus aucun espace libre. Pendant très longtemps Ève fut la planète la plus influente, et puis petit à petit elle vieillit aussi. Quand je suis née, le rêve était fini depuis longtemps, toutefois il y avait encore énormément de monde, mais plus grand chose de passionnant à faire, comme un peu partout ailleurs...

Bref, vers mes treize ans, maman changea de travail et nous allâmes dans un autre coin, papa suivit. Il n'y avait pas de problème pour changer de travail, de toute façon le travail servaient tellement à rien que n'importe qui pouvait faire n'importe quoi du moment qu'il y mettait de la bonne volonté. C'est à ce moment que tous mes efforts d'intégration auprès de mes camarades furent anéantis, et que je suis arrivée dans un milieu nouveau où je ne connaissais personne. Et finalement je n'eus pas vraiment envie de connaître qui que ce soit, de tenter de nouveau de faire comme les garçons et de prendre le dessus, ou au moins de m'imposer, je m'en moquais, je me moquais des autres et de leurs idées. Je laissai un peu couler toutes ces histoires, j'avais deux très bonnes copines, un peu à part, un peu timides, comme moi, et nous restions ensemble en permanence, sans porter attention aux préoccupations d'adolescents naissantes de nos autres camarades.

Ce qui me plaisait encore et toujours, c'était le pilotage, j'aimais piloter, j'adorais ça. Ces sensations me permettaient d'être un peu loin de tout, avec mon vaisseau. Je me débrouillais pas trop mal, et je pus sortir seule dans l'espace plus tôt que tous les autres qui prenaient des cours en même temps que moi. Et quand nous avons déménagé j'ai tellement insisté tellement pour pouvoir encore piloter que papa et maman refusèrent un superbe appartement pour un beaucoup plus modeste mais beaucoup plus proche d'un centre de pilotage. L'école m'était toujours aussi indifférente, d'autant que j'étais toujours interdite de sujet de recherche relatif au pilotage, alors je laissais faire, je me moquais de notre histoire, de la science, de tout. D'autant plus que je ne comprenais absolument pas à l'époque pourquoi se fatiguer à apprendre toutes ces choses alors que dès que j'aurais accès au bracelet adulte je pourrais tout savoir instantanément. Bien sûr il y avait toutes ces théories comme quoi il était important que mon corps apprenne d'abord par lui-même, prenne l'habitude d'assimiler, de comprendre, de réfléchir. Personnellement je trouvais que d'apprendre par coeur les commandes de mes appareils, les procédures, leurs caractères, leurs façons de réagir, les trajectoires dans les champs d'astéroïdes et les tactiques et stratégies en combat étaient largement suffisants pour faire travailler mon cerveau sans que j'ai encore besoin de savoir que c'est Guerroïk qui nous a libéré des reptiliens ou Gandal qui a mis au point le principe du téléporteur, et qu'il a mystérieusement disparu quelques années plus tard, d'ailleurs, sûrement avalé dans l'une de ses propres inventions...

L'éducation des enfants, dans la Congrégation, étaient très strictement contrôlée. Tout devait théoriquement être fait pour s'adapter au mieux à leur niveau, leur capacité d'apprendre, leur intérêt, leur envie. Je me plaignais beaucoup mais je crois que le système fonctionnait tout de même pas trop mal, et c'était somme toute pas complètement dément de ne pas vouloir me laisser faire uniquement du pilotage. Et puis, même si je m'en moquais un peu, j'apprenais quand même énormément de choses à l'école ; beaucoup plus, en tout état de cause, que je ne le prétendais en jugeant toutes ces matières intéressantes ; elles l'étaient plus, il faut bien le reconnaître, dans mon esprit rebelle qu'autre chose.

Toutes ces règles n'étaient pas propre à mon école ni même à Ève, tous les enfants de la Congrégation y étaient soumis. Pendant longtemps Ève était restée indépendante, avec ses propres règles, ses propres lois, mais cette époque était tellement loin. Maintenant nous étions tous sous la bienveillante administration du Congrès, dirigé par le non moins bienveillant, mais malheureusement pour lui de moins en moins aimé et admiré, Teegoosh, qui, depuis presque quatre cent ans, avait marqué tous les habitants de la Congrégation par le retour du travail obligatoire pour tous.

Je ne comprenais pas vraiment que l'on puisse obliger les gens à travailler alors que tous ces robots pouvaient très bien faire tout à notre place et nous laisser tranquilles nous amuser et voyager toute notre vie. Papa se plaignait toujours de ce Teegoosh, que la seule chose qui l'intéressait c'était de toujours avancer, toujours découvrir de nouvelles choses alors que nous avions déjà tout ce dont on pouvait rêver, qu'il n'était qu'un égoïste ou un fou. Je n'ai jamais trop su ce que pensait ma mère de sa politique, je crois qu'elle aimait son travail, mais qu'elle comprenait que certains puissent préférer ne rien faire.

Amours

La famille proche de maman était sur Ève, et on allait souvent la voir. J'aimais bien aller là-bas ; il y avait un centre de pilotage à côté, et j'y avais beaucoup de mes amis, plus que là où nous habitions, et puis ces escapades me permettaient de m'évader quand mes camarades d'école, mes parents, ou tous ces gens que je rencontrais le reste du temps m'embêtaient. C'est d'ailleurs là-bas que j'ai eu mon premier copain. Il pilotait lui aussi, il avait quatre ans de plus que moi. Il était assez doué, et nous nous tirions souvent la bourre. Je ne sais pas si j'étais amoureuse de lui, je ne crois pas, c'est peut-être plus que j'avais seize ans, les hormones faisaient leur chemin, et il était plutôt pas mal. Il était très timide, et franchement il me faisait fondre quand on le taquinait avec mes autres copines. Je le trouvais beau. Pourtant moi aussi j'étais plus que timide, pourtant j'étais toujours la première à faire des bétises. Mais même s'il avait quatre ans de plus que moi, il a fallu que ce soit moi qui lui saute dessus, en le coinçant en m'immisçant à son insu dans une bulle de relaxation après un vol. Enfin, je ne crois pas que je l'aurais fait si deux de mes copines ne m'avaient pas poussée et soutenue pour me lancer. Je me suis sentie tellement bête quand il m'a retrouvé, toute nue, face à lui. Heureusement il a vite compris, sinon je crois que je serais morte de honte. La première fois que je fis l'amour ce fut donc coincée contre des bulles masseuses. Et finalement ce n'était pas si mal parce que comme beaucoup de filles je n'ai pas eu de réel orgasme avant quelques années de pratique ; alors quitte à ne pas avoir de plaisir, autant avoir un bon massage en compensation. Et puis dès le départ je savais que cette aventure n'irait nulle part, je n'avais pas vraiment envie de construire une relation, persuadée de toute façon qu'aucune relation ne valait la peine. C'était peut-être parce que mes copines se moquait de lui, et que je le trouvais beau, mais nous n'avions jamais vraiment discuté, avant. Et puis finalement nous n'avons même pas tellement appris l'un de l'autre après, on se voyait à chaque fois que j'allais avec mes parents chez mes grands-parents, tous les dix jours environ, et je crois que j'avais pas envie d'autre chose que de faire l'amour avec lui et d'avoir un peu de tendresse, pour m'échapper un peu, je ne crois pas que j'aimais vraiment son caractère, trop timide, trop réservé, mais comme ça je pouvais faire ce que je voulais avec lui, et c'était pas plus mal... Et puis il est parti pour s'engager dans la garde planétaire. Il m'a demandé de venir avec lui, j'avais le niveau, je pense même que j'étais meilleure que lui. J'étais un peu jeune mais mes parents m'auraient laissée faire, papa a toujours voulu devenir pilote, mais il n'était pas assez bon. Je n'y suis pas allée, je tenais à lui pourtant, quand même. J'ai été triste je crois. J'avais du mal à comprendre mes sentiments. J'étais restée à peu près un an et demi avec lui. Je n'y suis pas allée parce que ce n'était pas ma vie, parce que je ne voulais pas que ce soit une autre personne que moi qui me pousse à faire les choses, à prendre des décisions. Et puis même si sur l'instant notre relation se passait plutôt bien, je ne voyais pas où elle pouvait bien nous mener. Je pense que je regrette un peu cette première relation. J'aurais sans doute préféré, avec le recul, quelque chose de plus platonique, de moins consommé, de plus difficile, de plus romantique.

Bref, un peu de temps passa, et vers dix-huit ans je me suis lancée dans des études diverses, aussi inintéressantes les unes que les autres. De toute façon j'avais un emploi assuré, quoi que je fasse, et je n'avais pas trop envie de m'investir dans quelque chose qui ne me plaisait pas. Je voulais juste piloter, et enfin avoir ma majorité pour pouvoir partir de cette planète, loin de toute cette vie, loin de mes parents qui m'étouffaient, loin de toutes ces choses qui m'étaient indifférentes. Je voulais juste voyager, découvrir les autres planètes, les autres mondes... Avant la majorité nous n'avions pas le droit de faire des séjours trop prolongés sous forme clonée. L'âge de la majorité dans la congrégation était de trente-trois ans, ce qui correspond en fait à vingt années d'Adama, la référence. Avant ces trente-trois ans je devais laisser mon corps grandir, ce que je trouvais stupide parce qu'à dix-huit ans je ne grandissais plus depuis plus d'un an, et attendre encore quinze ans me paraissait dément.

J'ai finalement trouvé une astuce, vers mes vingt ans et deux ou trois copains plus tard je suis allée étudier à l'autre bout de la planète, loin de mes parents, que je voyais quand même de temps en temps. Je crois que tout m'embêtait, mes parents, les gens, mes études. J'ai prétexté vouloir étudier quelque chose que ne se trouvait que loin, encore qu'on pouvait le faire à distance, pour pouvoir me retrouver seule. J'ai arrêté de piloter à ce moment là. Il n'y avait pas d'école de pilotage proche de là où je me trouvais, et même je crois que je m'en étais un peu lassée, j'avais pas une forme terrible, je crois que j'en avais un peu marre de tout, même de ces recommandations stupides du bracelet pour aller mieux. Quelque part je "voulais" ne pas aller bien, être mélancolique, enfin... Dans mes nouvelles études je m'intéressais aux différents facteurs influençant les relations humaines dans une sorte d'université très connue. C'était finalement assez intéressant d'autant que je devais bouger pas mal et me rendre dans divers organismes pour mettre en application mes connaissances. J'ai eu pas mal d'autres copains à cette époque, mais rien de très solide. Et autant je comprenais de mieux en mieux les rapports humains, autant j'étais de plus en plus pessimiste sur les relations homme-femme, au moins les miennes.

Je sortais beaucoup, j'aimais bien danser. C'était au cours d'une de ces sorties que je rencontrai Kaul. Il y avait bien des siècles que la musique à la mode n'était que de la musique artificielle créée pour entrer en résonance avec les fonctions d'ondes de l'esprit des gens, mais de temps en temps les DJ passaient des morceaux composés par des amis à eux. La plupart du temps c'était l'occasion de faire une pause et d'aller boire un coup. Beaucoup rêvaient d'arriver à la hauteur des compositions automatiques, mais les meilleures d'entres elles ne se résumaient généralement qu'en une pâle copie d'un ancien tube automatique démodé depuis quelques années. Ce soir-là passa la chanson de Kaul. Il chantait. Je le trouvai très beau. Il était habillé avec un tee-shirt blanc et il osait à peine bouger un peu son corps tellement il avait le trac. Je ne me rappelle plus ce qu'il chantait, c'était nul de toute façon, ce qui m'avait attirée, c'était juste lui, le courage qu'il avait de chanter comme ça devant tout le monde, le fait qu'il croyait en son truc. Après coup je me demandai si finalement ces gars là n'allaient pas juste chanter ou passer leur morceaux pour se faire remarquer des nanas, car de toute façon ça faisaient des siècles que personne n'avait détrôné une musique automatique.

Je suis allée le voir après son passage. Nous avons discuté un moment, puis je suis rentrée. Je crois que j'aurais pu rentrer avec lui, il me semblait que je lui avais plu, ou peut-être c'est qu'il était trop timide pour me dire que je l'ennuyais. Mais je n'avais pas envie de rentrer avec lui, même s'il me plaisait, pour une fois j'avais envie que l'histoire dure un peu, qu'elle ne fût pas juste une aventure. J'avais envie de rêver de lui, d'avoir toutes ces sensations tellement bizarres, ce stress, ce tiraillement dans le ventre, quand je tenterais de le recontacter, de le revoir...

J'avais un nouveau bracelet, le modèle adolescent, depuis quelques années déjà. Les filles en avaient un à partir de leurs premières règles, pour contrôler leur cycle, les garçons l'obtenaient à seize ans. Le modèle enfant je ne l'avais presque jamais porté, je le regrette un peu, ça m'empêche de retrouver des souvenirs. Mais à l'époque je n'aimais pas trop cette idée, que tout le monde sache où je suis et ce que je fais. Mes parents m'avaient souvent perdue d'ailleurs... Le bracelet adolescent nous autorisait beaucoup plus de choses. Nous pouvions appeler qui nous voulions et chercher bon nombre de renseignements, et il nous autorisait à avoir certains avis. Même si concernant les avis notre vote n'avait que valeur consultative, ou en tout cas beaucoup moins de valeur que les votes adultes. Les avis étaient la façon d'obtenir quelque chose de quelqu'un. Quand quelqu'un voulait posséder quelque chose, obtenir de la nourriture, un habit, un objet, il contactait le magasin, en y allant ou en l'appelant, il demandait ce qu'il voulait et les personnes capables de lui donner donnaient leurs avis, disant si elles acceptaient ou pas de lui fournir. Bien sûr toutes les denrées nécessaire à l'habillement et la nourriture ne nécessitaient pas vraiment d'avis, car elles étaient fournies par des machines, mais il y avait tout de même un certain contrôle de la part de l'entourage.

Il n'en a pas toujours été ainsi. Il y a plus que très longtemps, du temps où les gens travaillaient vraiment, et où la technologie du bracelet n'existait peut-être même pas encore, les échanges s'appuyaient sur un système différent. À cette époque là les gens possédaient des sortes de points, ce que tu appelles argents, et que tu utilisent encore dans ton monde, qu'ils gagnaient en travaillant, ils étaient comptabilisés par un système central. Et avec ces points ils pouvaient obtenir en échange ce qu'ils désiraient, sachant que chaque chose valait un certain nombre de points. Mais je crois que ce système ne marchait pas trop parce que des gens accumulaient des tonnes de points sans jamais rien en faire, et d'autres se servaient des points pour faire pression sur les avis, enfin l'équivalent de l'époque, et puis d'autre encore sans point mourraient de faim. Tous les problèmes que vous avez sur ton monde, en fait. À mon époque ce système était révolu et le bracelet avait simplifié ce principe depuis plusieurs milliers d'années. Il y avait encore des gens qui possédaient beaucoup de choses, de grand vaisseaux, de grandes maisons, mais à un moment ou à un autre on savait que ces personnes méritaient leur statut parce que sinon les avis ne le leur auraient pas attribuées, ou leur aurait retiré. Il y avait bien quelques recherches à propos de l'influence comportementale et contextuelle sur la génération d'avis et le biais de l'avis spontané, mais rien de bien solide, à mes yeux en tout cas. Et puis le système ne marchait pas si mal, les gens se plaignant toujours de toute façon.

Bref, pour revenir à Kaul, j'ai attendu trois jours, mais il ne me recontactait pas. Je voulais patienter au moins cinq ou six jours, mais je n'ai pas résisté, le soir du troisième jour je l'ai appelé. Il était toujours dans le coin, nous avons convenu d'un rendez-vous pour le lendemain. Je l'avais invité chez moi. À ce moment là je travaillais dans un groupe plutôt influent, et j'avais les bonnes faveurs du directeur et de pas mal d'autres personnes, il faut dire que j'étais toute gentille et que je mettais pas mal du mien pour aider ou donner un coup de main aux personne que je connaissais ; ce qui me valait d'avoir un superbe appartement presque au sommet d'une immense pyramide, avec une terrasse qui faisait trois fois la taille de l'appartement, recouverte d'une véritable forêt vierge. Sur Adama beaucoup de gens vivaient sous terre, c'était un reste des habitudes quand il y avait encore les reptiliens, sur Ève au contraire tout était en hauteur, et les bâtiments montaient tellement hauts que parfois on ne savait plus très bien ou se trouvait le vrai sol. Bref, mon appartement était superbe et Kaul fut séduit autant par l'endroit que par moi je crois, même si l'histoire aurait sans doute été beaucoup plus romantique dans un taudis. Mais mon trac était injustifié, car le soir même il était dans mon lit. Et finalement je me demandais déjà après avoir fait l'amour si ce n'était pas plutôt encore une bêtise de plus, une de ces aventures qui ne servent à rien, et qui se terminerait huit mois plus tard (trois sixièmes, la moitié d'une année d'Adama) dans l'indifférence totale.

Mais non, pas cette fois, au moins pas au bout de six mois, car deux ans plus tard j'étais toujours avec lui. Deux années d'insouciance. J'y croyais au début. Je pensais vraiment que notre relation pouvait donner quelque chose. Et puis j'ai commençé à me lasser encore... Entre temps j'avais changé d'université, il m'avait suivi. Il continuait à faire sa musique et organiser quelques soirées de temps en temps. La plupart du temps elles ne marchaient pas trop. En général il n'avait pas trop le moral, et de plus en plus je me sentais comme sa mère et pas vraiment sa copine.

Je crois que j'en avais de nouveau raz le bol d'un peu tout à ce moment là, même mes études commençaient à me taper sur les nerfs. D'autant qu'à cette période la grogne montait d'un peu partout. Teegoosh était de plus en plus mis à mal avec sa politique d'emploi obligatoire, et beaucoup de gens étaient revenus de ses promesses d'une évolution durable et solide, d'une harmonie dans un travail partagé par tous. Le sentiment général était plutôt de dire que les artificiels faisaient tout tellement mieux que nous, pourquoi se fatiguer, pourquoi ne pas les laisser faire ? Un personnage était un peu emblématique dans cette opinion, Goriodon, un jeune politicien qui avançait, lui, une thèse d'égalité totale, et de travail interdit, complètement l'opposé des idées de Teegoosh. Je n'en connaissais pas plus de son programme, mais la notion de travail interdit suffisait à me faire donner mon appui sans faille à ses théories.

Finalement j'avais laissé tombé mes études sur les relations humaines. Plutôt que d'aller aux cours je donnais des petits coups de main à des copains qui avaient besoin d'aide. Ces libertés m'ont valu pas mal de soucis, d'abord des avertissements de la part de l'université, et puis de mes parents, mais encore leurs critiques je m'en moquais. Le plus ennuyeux c'était la galère à chaque fois que je voulais quelque chose. Pour donner leur avis les gens avaient un certain accès à mes données, et je me faisais sermonner à longueur de journée, c'était vraiment pénible... Et puis de fil en aiguille, sachant que je ne pourrais pas éternellement sécher les cours et que j'allais finir par me voir retirer mon bracelet, j'ai accepté le travail que me proposait depuis quelques temps déjà le copain d'un copain qui, accessoirement, avait des vues sur moi. Il était responsable d'une entité qui étudiaient les retours des sondes intelligentes lancées pour l'exploration de l'espace lointain.

Il y avait dans son laboratoire une section "restitution des découvertes" qui était validée comme étude officielle au sein de la Congrégation, et avec son aide je m'y suis faite inscrire. C'était un peu du piston, mais sur le coup je ne le savais pas, et j'ai appris plus tard que des milliers, si ce n'est des millions de personnes postulaient pour venir étudier ou travailler dans cette entité. J'étais un petit mal à l'aise ensuite au milieu de tous ces jeunes qui avaient travaillé comme des dingues pendant des années pour arriver là, alors que moi j'avais juste eu la chance de plaire à une des personnes responsables. Peut-être que les avis avaient quelques limites, après tout... J'avais vraiment eu de la chance que le laboratoire central fût sur Ève. Car bien-sûr dans la mesure où les jeunes ne pouvaient que voyager modérément, presque chaque planète avait une antenne d'où pouvaient étudier et participer les étudiants intéressés par ces études. Toutefois le laboratoire avait une politique un peu élitiste, ce qui n'était pas du goût de beaucoup, mais après tout la sélection par le haut avait toujours été une des caractéristique de Ève, et par conséquent le nombre de participants ne dépassait pas quelques centaines de chercheurs pour quelques milliers d'étudiants. La majeure partie des chercheurs se trouvaient sur Ève, mais il y avait aussi cinq autres centres assez conséquents. Les étudiants, eux, étaient virtuellement présents depuis des centaines de planètes.

Mais quelques soient les raisons qui m'avaient permise d'entrer, après coup je fis tout pour mériter ma place, je m'investis moi-aussi énormément dans ce travail, et j'appris des tas de choses. De plus je faisais un nombre significatif d'heures supplémentaires pour donner des coups de main aux chercheurs, pas vraiment sur le travail théorique, j'avoue que le sujet ne me passionnais pas et puis c'était bien trop compliqué pour ma petite tête. J'aidais plus sur l'organisation, les réunions, les présentations. La plupart de ces gens là étaient tellement impliqués dans ce qu'ils faisaient qu'ils en oubliaient tout le reste. La principale conséquence fâcheuse était que leurs données n'étaient pas structurées, et quand quelqu'un cherchait quelque chose il lui fallait des heures pour comprendre. Je n'avais pas le niveau technique de tous ces gens, mais justement quand je passais discuter avec eux, tous les jours, mes questions les obligeaient à ordonner leur discours et faciliter considérablement la tâche de la restitution.

Le travail du labo était relatif aux données renvoyées par les sondes et les artificiels d'exploration. Il y a des milliers d'années, quand la Congrégation avait encore un rythme de croissance fort, et que la population n'était pas stabilisée, un important besoin de planètes nouvelles se faisait sentir. Des milliers de sondes automatiques étaient ainsi lancées aux limites de la Congrégation pour explorer et identifier toutes les planètes qui pouvaient être rendues viables pour l'homme. De plus, ces sondes automatiques avaient la capacité d'utiliser les planètes non viables pour leur propre reproduction. À partir du moment où la planète n'avait aucune forme de vie, les sondes étaient autorisées à se poser dessus et à les utiliser pour construire de nouvelles sondes et ainsi de suite. Finalement avec la téléportation et le clonage, les gens faisait de moins en moins d'enfants. Souvent quand deux personnes se plaisaient, les chances étaient grande qu'une ou l'autre au moins ne fût pas originaire de la planète et s'y fût téléportée. Par conséquent il fallait vraiment qu'ils s'aiment beaucoup pour qu'ils ne se séparent pas dans le temps nécessaire au rapatriement de l'initial par un vaisseau.

Malgré la stabilisation de la population de la Congrégation, l'exploration a continué, elle permettait de rencontrer des formes de vie nouvelles, et à défaut d'utiliser vraiment les planètes potentiellement viables, celles-ci pouvaient constituer des destinations touristiques ou scientifiques, même s'il y a avait déjà bien trop à voir dans les limites de la Congrégation. Depuis plusieurs milliers d'années la Congrégation rassemblait environ huit mille étoiles dans une sphère de quatre cent années-lumière de diamètre (un sexto-quadri pierres ; l'unité de mesure est la pierre, environ 80 centimètre ; les multiples, comme mille, un million, un milliard, sont dans la Congrégation des puissances de 6, 6 puissance 4, un quadri, environ 1300, un bi-quadri, 6 puissance 8, environ un million sept cent mille, un tri-quadri, 6 puissance 12, presque deux milliards deux cent millions, etc ; un sexto-quadri pierres correspond à 4,78 milliards de milliards de fois 80 centimètres, soit un tout petit peu plus de 400 années-lumière), mais la majorité se trouvaient au centre, dans une sphère d'un peu plus de soixante-six années-lumière de rayon (un tri-quinto-quadri pierres). Sur ces huit mille étoiles, un peu plus de trois cent possédaient une ou plusieurs planètes habitées par l'homme, à peu près quatre cent trente planètes, sans compter les stations orbitales artificielles et les planètes extrêmement peu peuplées. Il y avaient de l'ordre de quatre vingt planètes avec plus d'un milliard d'habitants, et les autres tournaient aux alentours de quelques centaines de millions. Quelques planètes étaient historiquement très peuplée, Adama avait vingt-deux milliards d'habitants, elle abritait le congrès et c'est un peu là où il fallait être si on voulait voir se passer les choses, rencontrer physiquement des gens et participer à la vie politique de la Congrégation. Goss, une des plus grosses planètes telluriques, avait plus de quinze milliards d'habitants. Emorinthe, parce qu'elle était magnifique sous ses étoiles triples, plus de dix milliards. Les anciennes planètes du commerces, une quinzaine, avaient chacune plus de cinq milliards d'habitants, Ève en avait encore quatre milliards, même si par le passé elle avait largement dépassé les dix milliards. Mais il faut reconnaître aussi que Ève était plutôt une petite planète, seulement quatre mille kilomètres de rayon alors qu'Adama avait sept mille cinq cent, et Goss huit mille cinq cent. Enfin mise à part quelques autres planètes aussi très peuplées, les gens aspiraient plutôt à être tranquilles dans leur petit village loin de tout. La population ne bougeait plus trop et restait voisine des trois cent soixante milliards, elle avait même plutôt tendance à diminuer depuis quelques siècles, ayant dans le passé presque atteint les quatre cent milliards.

Si la Congrégation était principalement confinée dans une sphère de soixante-six années-lumière de rayon, la zone jusqu'à trois cent années-lumière (5 tri-quinto-quadri pierres) était toutefois bien connue et il s'y trouvait bon nombre de stations ou planètes touristiques. Jusqu'à environ mille deux cents années-lumière (3 sexto-quadri pierres) des sondes automatiques se chargeait de poursuivre l'exploration. La sonde la plus lointaine se trouvait à plus de quatre mille huit cents années-lumière (douze sexto-quadri pierres), en direction du centre de la galaxie ; mais c'était plus pour l'exploit car la plupart de ses capteurs étaient en panne depuis longtemps.

Dans les limites de la Congrégation, l'humanité coexistait avec trois autres espèces que nous considérions comme intelligentes. L'une vivait dans l'eau, c'était une sorte de poisson polymorphe évolué, une vivant dans les atmosphères super-denses et surchauffées d'une planète tellurique d'un système d'étoiles ternaires. La dernière, enfin, une forme très étrange, présente sur plusieurs planètes à la limite de la Congrégation, biologique mais avec de nombreuses parties minérales notamment métalliques. Nous avions plutôt de bons contacts avec la première espèce, qui avait accepté notre technologie et échangeait des informations avec nous, la seconde n'était pas à un stade où nous jugeons le contact utile, et la troisième nous avait fait connaître d'une manière assez véhémente son opposition à une entente mutuelle ou même un quelconque contact, d'une façon que nous n'expliquions pas d'ailleurs. De plus il restait toujours une énigme quant à la méthode de colonisation de plusieurs planètes par cette troisième forme, alors qu'elle ne possédait aucune technologie. Mais quoi qu'il en soit les rapports, même avec les poissons, ne dépassaient pas l'échange d'information sur les planètes nouvelles découvertes, et les éventuels progrès techniques. En effet leur environnement de vie et leur appréhension même de celle-ci rendaient impossibles toute forme de cohabitation. Au sein de la Congrégation et dans la zone d'exploration automatique existaient aussi des milliers de planètes avec une forme de vie à des degrés divers, certaines pouvant être proche d'un début d'évolution technique. Ce qui me frappait le plus c'était à quel point toutes ces formes de vie évoluaient de manières différentes. Il suffisait d'un détail infime, une toute petite différence de température, de constitution de l'atmosphère, de la présence d'une Lune ou pas, pour avoir des formes biologiques qui n'avaient pratiquement rien en commun.

En tout cas nulle part nous n'avions trouvé de planètes avec deux formes de vie intelligente différentes qui cohabitaient, comme nous l'avions été sur Adama, il y a très longtemps, quand les reptiliens étaient encore là. Peut-être parce que, comme nous l'avions fait, il arrivait toujours un moment où une espèce écrasait impitoyablement l'autre...

Et ainsi le labo où je travaillais tentait de perfectionner les recherches automatiques, de voir ce qu'elles avaient manqué, les déductions non valides, mais aussi surtout d'apprendre et de comprendre de nouvelles choses grâce à toutes ces informations. Il y avait beaucoup d'idéalistes, de jeunes qui pensait que l'état de morosité dans lequel s'enfonçait la Congrégation n'étaient pas fatal, qu'il y avait de nouvelles choses à découvrir, de nouvelles technologies à mettre au point, de nouvelles intelligences artificielles à créer. Jusqu'à présent, hormis en copiant le cerveau humain, nous n'avions pas vraiment réussi à créer une forme d'intelligence supérieure. Bien sûr des artificiels avait en apparence une intelligence bien supérieure à l'homme, mais nous n'avions jamais réussi à créer une "espèce" artificielle non biologique, une forme de vie qui posséderait en elle le sens de la vie, le sens de l'évolution, du combat pour survivre. D'un autre côté depuis le début le développement des artificiels avait tellement était encadré, qu'à aucun moment ils n'avaient vraiment eu l'opportunité d'évoluer par eux-mêmes. Toujours est-il que nous n'avions pas réussi à créer une "identité" artificielle. Elles restaient toutes, au final, désespérément individualistes et égoïstes, même si plusieurs expériences avaient temporairement donné l'impression d'une réelle cohésion, cohabitation. Toutefois cette conclusion restait dans l'incertitude des résultats des milliers d'expériences dont nous n'avions plus de nouvelles ou laissées à l'abandon, sur les planètes aux confins de la Congrégation. Et tous ces jeunes y croyaient, ils croyaient que certaines avaient réellement débouché sur ce que l'on peut qualifier de "forme de vie", ou en tout état de cause qu'en perfectionnant leur mode de reproduction, leur complexité, leur équivalent du code génétique, ils parviendraient à créer une telle chose, cette forme de vie qui serait une forme de prolongement de l'humanité.

Bref je pense que personne n'avait une idée très claire de ce qui se trouvait après les limites de la Congrégation, entre les expériences, les sondes, les autres formes de vie... Et c'était un peu aussi la gageure de notre travail, éclaircir notablement toutes ces questions. Le paradoxe de ces recherches et la notion de travail obligatoire résidait principalement dans la volonté de Teegoosh de faire avancer les choses, de donner des buts, des objectifs aux personnes, tout en sachant que d'une part beaucoup n'avaient plus ni les compétences ni l'envie de faire de la recherche fondamentale, et d'autre part que dans la Congrégation la recherche et les chercheurs n'avaient jamais été très bien vus. Bien-sûr tout le monde désormais concédaient le confort et la qualité de vie issus de la recherche scientifique, mais il persistait le souvenir du lointain passé où les chercheurs et les élites collaboraient avec les reptiliens, et participaient à l'oppression des hommes. Sur Ève l'aventure technologique avait rendu ces notions un petit peu caduque, et elle restait un des lieux privilégiés de la recherche, et personne n'avait d'appréhension envers tous ces chercheurs qui passaient jours et nuits à leur passion. Mais en de nombreux autres endroits de la Congrégation persistait cette image négative de l'élite, associant encore corruption et abus de pouvoir aux personnes les plus douées.

Autant le travail m'intéressait énormément, autant la relation avec Kaul me désespérait. Je n'arrivais plus à trouver la flamme que j'avais pu avoir. D'un autre côté j'aurais tant aimé pouvoir y croire encore... Dans mon nouvel appartement j'avais pour voisin un jeune homme dénommé Phamb que je croisais souvent. Nous avions finalement sympathisé, et assez régulièrement, quand Kaul n'était pas là, nous dînions ensemble. Il était plus âgé que moi, aux alentours de trente-cinq ans, et il travaillait dans la prestigieuse étude dirigée par Goriodon lui-mème, l'opposant grandissant de Teegoosh et promoteur de l'arrêt du travail. Il me ressemblait beaucoup, plutôt pragmatique, tout le contraire des personnes travaillant dans mon labo. Petit à petit je pris même plus de plaisir à être avec lui plutôt qu'avec Kaul.

Je devais l'accepter, avec Kaul notre liaison ne repartirait plus, et à grande peine je décidai de stopper notre relation. Il le prit très mal, mais que pouvais-je y faire ? Rester indéfiniment enfermée dans une histoire qui n'allait nulle part et continuer à être plus heureuse de voir mon voisin que lui ? La suite ne traîna pas, d'ailleurs, preuve que nous nous plaisions mutuellement, quinze jours après ma séparation avec Kaul je craquais pour Phamb. Mais c'était difficile. Je crois que j'étais vraiment triste de ma rupture avec Kaul, j'avais tellement voulu que ça marche, et puis Kaul n'allait pas bien du tout, je m'en voulais. Phamb en fit un peu les frais, dans les premiers temps tout du moins. Nous nous voyions très souvent, presque tous les soirs. Phamb m'emmenait dans les conférences et les dîners-débats autour des idées de Goriodon. Ma vie se complétait par l'univers radicalement opposé mais tout aussi passionnant de mon travail au labo ; je crois que ce fut une des périodes les plus heureuses de ma vie, jusqu'à ce que Ragal arrivât.

Je ne saurais dire à partir de quand j'avais réellement remarqué Ragal. C'était plus lui, à vrai dire, qui s'était rapproché de moi. Il était l'un de ces jeunes passionnés, et je devais avoir parlé avec lui de temps en temps de ce qu'il faisait, ses recherches, mais je parlais avec tout le monde... Il était arrivé après moi dans l'équipe, lui aussi faisait ses études, mais dans les faits le travail qu'il procurait s'apparentait presqu'en tout point à celui des chercheurs. Il avait presque trois ans de plus que moi, autant dire que lui aussi était loin de sa majorité. Mais je crois qu'il s'en moquait, comme tous les jeunes qui étaient là, il n'aspirait qu'à continuer son travail indéfiniment, trouvant toujours de nouvelles motivations, stimulations. Finir ses études lui importait peu, tout comme pouvoir quitter cette planète, car de toute façon il travaillerait ici toute sa vie, ou en tout cas une bonne partie.

Au début le tout commença par quelques anodins messages asynchrones (Pénoplée utilise une sorte d'acronyme propre à sa langue, par la suite, j'utiliserai pour ma part asym). Les asym étaient énormément utilisés, et remplaçaient toutes sortes d'équivalents existant avant l'époque du bracelet. Les asym consistaient en de petits messages écrits ou parlés que l'on recevait dans le bracelet, mais que nous avions la liberté de consulter quand bon nous chantait. Cette liberté de les lire à n'importe quel moment faisait leur succès face aux sym, les messages synchrones, qui nous coupaient dans ce que nous faisions. Bref tout le monde envoyait des centaines d'asym par jour à une ou plusieurs personnes sur tous les points qui ne nécessitaient pas de réponse immédiate, ou qui étaient juste une information potentiellement intéressante pour les destinataires. Certaines personnes recevait énormément d'asym, et moi-même n'étant que faiblement adepte des asym avant mon arrivée au labo, j'en devins rapidement une grosse consommatrice, d'autant que les chercheurs communiquaient presque exclusivement par ce mode.

Souvent Ragal et moi échangions un premier message formel sur un point lié au travail, puis de fil en aiguille les réponses dérivaient progressivement pour finir soit sur des boutades, soit sur des points un peu plus personnels. J'essayai de résister à répondre tout de suite, je ne voulais pas non plus qu'il se fasse des idées, même si je m'entendais bien avec lui. Assez souvent les asym finissaient en sym, toutefois. Nous commençâmes à nous connaître un petit peu par ce biais. Il était timide, je crois que cet aspect de sa personalité m'attendrissait. À bien y réfléchir je crois que les hommes timides m'ont toujours fait craquer. Je ne me trouvais pas spécialement belle, toutefois j'avoue que j'avais une certaine attention de la part des hommes. Certainement devais-je paraître plus accessible. Je ne manquais donc pas d'être embêtée régulièrement par quelques garçons en manque d'affection. Ragal, lui, s'y prenais différemment. Je crois que je lui plaisais mais je n'en étais même pas sûre. Cette première phase dura quelques temps, et puis les choses s'accélérèrent après les jours de la grande session au labo. Régulièrement une grande réunion regroupait l'ensemble des chercheurs des centres de recherches dépendant du notre pour un état des lieux général des découvertes et des avancées. Souvent l'occasion de faire une mise au point sur les connaissances en cours, c'était tout autant le moment de pouvoir discuter, échanger et faire la fête avec des personnes habituellement bien trop surchargées et occupées pour vous accorder ne serait-ce qu'un instant. J'étais d'autant plus sensible à cet événement que j'avais activement participé à sa préparation. En effet celle-ci avait complètement monopolisé mon temps depuis de nombreux jours, à tel point que Phamb commençait à suspecter que je l'évitais, sans doute moyennement rassuré par les indicateurs de bonne fois de mon bracelet.

Je lui concédai ma soirée précédent l'événement ; j'étais de toute façon trop stressée pour dormir, ce qui habituellement est loin d'être mon genre. Conséquence inévitable, certaines activités se pratiquant de préférence sans bracelet, je ne le portais pas le matin et je me réveillai très en retard. Ces fichus robots n'avaient même pas eu l'idée de me signaler l'heure, alors que la veille même ils m'avaient conseillé de prendre une petit déjeuner copieux pour affronter la journée qui m'attendait. L'appartement, bien sûr, feignit de penser que ne portant pas mon bracelet, la journée devait avoir été annulée, comme s'il ne pouvait pas vérifier par lui-même. Il faut dire que j'étais tellement méchante avec mes artificiels qu'ils n'osaient plus trop me contrarier. Bref je l'envoyai balader en lui faisant remarquer qu'il lui aurait suffit de consulter les données du labo pour s'apercevoir du contraire. Énervée, je lui sommai de ne plus me déranger et de me trouver quelque chose à me mettre sur moi et sous la dent dans les dix minutes qui suivaient. Il était tôt, pourtant le ciel était déjà très bleu quand je m'octroyai une pause de quelques secondes sur la terrasse, pour voir comment allaient mes plantes. L'appartement me dérangea pour me montrer un ensemble agréable à porter mais suffisamment habillé pour l'occasion. Il fut excusé de ne pas m'avoir réveillé par les superbes tonalités de noir argent qu'il avait choisies pour l'ensemble. Il se risqua tout de même à m'indiquer au passage que la chaleur augmentant, il faudrait sans doute activer le recycleur d'eau secondaire pour maintenir la végétation, à moins que je ne fusse plutôt d'avis d'entamer une négociation avec le voisin pour utiliser son recycleur primaire sous-utilisé. Je lui dis que, comme d'habitude, je m'en moquais et qu'il faisait bien comme ça lui chantât. Il se permit une dernière remarque quand il me sentit sur le départ alors que je n'avais toujours pas enfilé mon bracelet. J'emportai la galette petit-déjeuner avec moi pour la manger en route, et prévenait l'appartement de réveiller Phamb assez tôt pour qu'il ne fût pas en retard à son travail lui non plus.

J'allais habituellement au labo à pieds, il ne se trouvait qu'à un peu plus de vingt minutes de marche (un demi-sixième de trente-sixième), mais la situation un peu pressante me fit appeler un taxi-abeille qui me déposa à bon port sept ou huit minutes plus tard (un petit sixième). La session n'avait pas lieu dans les locaux habituels, mais nous nous étions donnés rendez-vous au labo pour éclaircir les dernières zones d'ombres et régler les derniers problèmes. Nous avions choisi comme lieu un immeuble à deux pas du laboratoire, un gigantesque bâtiment en forme de champignon s'élevant à plus d'un kilomètre au-dessus du sol, dominant même la pointe de mon immeuble pyramide, pourtant l'un des plus élevé des environs. Ce lieu marquait un changement vis-à-vis des ambiances champêtres des sessions précédentes, toujours organisées sur diverses planètes à la nature atypique en bordure de la Congrégation. J'avais moi-même proposé ce lieu, hésitant même avec la fameuse station spatiale océan, mais cette dernière n'apportait pas l'exotisme nécessaire à tous ces chercheurs et étudiants, qui passent déjà toutes leurs journées la tête dans les étoiles. L'immeuble champignon m'avait parut plus adapté, offrant un peu de luxe à des gens qui n'en consommaient jamais, et sa réputation d'hôte exemplaire méticuleusement attentionné n'étant plus à faire. Il est vrai qu'il pensait à tout, et au cours des nombreux entretiens que j'avais pu avoir avec lui à aucun moment je n'avais pu le mettre en défaut, ou suggérer quelque chose à laquelle il n'avait pas déjà pensé.

Symphone

L'immeuble avait un autre avantage de taille, c'est qu'il possédait un important centre de téléportation intégré couplé à une armada de clone disponible. Le principal problème technique de la téléportation résidait dans la nécessité de conserver sur place un clone non différencié qui était modelé lors de la téléportation pour prendre l'apparence de la personne. Ce modelage prenait du temps, souvent de l'ordre de trois jours. Pour des événements de courtes durée cette limite constituait un handicap, et beaucoup y préférait un transfert partiel dans un clone non humain. Ces derniers étaient modelable en quelques heures par les générateurs et pouvaient accueillir pour quelques jours l'esprit d'une personne. Tout le monde s'accordaient sur leur utilité pour ce genre de besoin, tout en étant d'accord sur le fait qu'il ne fallait pas leur donner une espérance de vie trop longue. Ils n'étaient pas vraiment humains, ne procuraient pas exactement les mêmes sensations qu'un corps réel, et par le passé des personnes trop longtemps présentes dans un tel clone tombaient au bout de quelque temps irrémédiablement dans une dangereuse dépression.

Bref, si certains chercheurs, voulant profiter de l'occasion pour passer quelques temps sur Ève avait choisi la téléportation classique, et seraient réveillés quelques heures plus tard pour le début de la manifestation, la majeure partie des participants seraient synchronisé dans la matinée dans un clone artificiel, l'opération ne prenant que deux à trois heures (quatre à cinq sixièmes). Si l'immeuble, qui répondait au doux nom de Symphone, s'occuperait de tout pour rendre leur accueil aussi doux et agréable que possible, il n'en restait pas moins qu'il serait mal vu que personne du laboratoire ne se charge de leur souhaiter la bienvenue. Nous avions donc prévu pour la première journée un accueil par toutes les personnes travaillant sur Ève, accompagné de buffets et petites réunions.

Je passai donc ma journée à m'enquérir du bien-être de nos invités, les informant sur les conférences à venir, sur l'organisation informelle de petites visites au labo, ou la rencontre avec certains chercheurs très demandés. Je croisai Ragal dans la soirée, et me voyant débordée et déjà exténuée, il m'obligea à faire une pause et laisser les invités aux petits soins de Symphone, ce qui leur conviendrait très bien pour le reste de la soirée. Je passai la mienne presque exclusivement avec lui, un peu à l'écart de tout cette agitation, évitant avec quelques pirouettes très amusantes de rencontrer quelques trop collant chercheurs ne pouvant plus se passer de moi. La nuit tombée nous prîmes l'air sur les terrasses ventées surplombant le vide, un peu fraîches mais désertes. C'est surtout Ragal qui parla, je n'aimais pas trop parler de moi, je préférais faire parler les autres, je posais toujours des tonnes de questions. Ce n'était pas comme quand je devais donner quelques accès à mes données quand j'avais besoin de quelque chose, pour les avis, mais je trouvais ma vie finalement inintéressante et sans grand intérêt pour autrui, je n'aimais pas en parler. Et puis même s'il était timide, Ragal aimait parler, et nous discutâmes de tant de choses. La conversation ne se finit pas trop tard, sur une insistance de sa part pour que je ne sois pas trop fatiguée pour la dure journée du lendemain.

Journée du lendemain qui fut en effet éprouvante, même si Ragal me prêta main forte et nous parvînmes à nous faire remarquer d'à peu près tout le monde comme le couple de personnes à trouver en cas de problème ou question. Même Symphone travaillait étroitement avec nous ; il savait la préférence des invités pour une entraide humaine plutôt qu'une intervention artificielle, et il nous faisait appel quand il sentait le moindre besoin que nous pouvions satisfaire, un chercheur perdu, un autre interrogatif... Les gens étaient satisfaits, les buffets copieux, les conférences savamment orchestrées, et même si tout le monde me félicitait pour la réussite de l'événement, je reconnaissais volontiers que Symphone y était pour beaucoup, et plus encore. Et en un sens je comprenais la motivation et l'espoir de Ragal dans la recherche d'intelligence artificielle toujours plus performante. Depuis toute petite j'interagissais avec des intelligences artificielles, depuis mes poupées et peluches, mon reptile, jusqu'à mes vaisseaux en passant par mon appartement, les taxis, les distributeurs... Mais j'étais tout bonnement époustouflée par Symphone. Il avait tellement de présence d'esprit, cette capacité à plaisanter, à ironiser même, à avoir un caractère difficile à percevoir, des humeurs, s'énerver quand nous plaisantions avec Ragal plutôt que de répondre à ses demandes. Ragal s'amusait avec lui, il le titillait en permanence et ils étaient vraiment deux gamins. Souvent au bout de quelques temps il est assez facile de retrouver l'aspect artificiel d'une intelligence créée, mais même si je n'avais alors passé que deux jours avec Symphone, il y avait quelque chose de plus, le sentiment d'une existence propre, et pas uniquement de tous ces artificiels destinés à nous aider. Ragal m'expliquait toute les nuances nécessaires à la mise en oeuvre de ce genre de conscience, l'apprentissage, l'éducation, leur donner l'envie et le goût de progresser, d'apprendre, de comprendre. Et Symphone n'était pas le plus abouti, il existait sur Adama de nombreux conseillers au Congrès qui avaient une intelligence et une humanité bien supérieure. De même aux confins de la Congrégation, il y avait des éléments laissant suggérer que des sondes automatiques avaient déployé des systèmes de reproduction et d'évolution ayant donné naissance à des êtres prodigieux. Certains allaient même jusqu'à croire qu'il pouvait exister de véritables nations d'artificiels à qui nous pourrions bientôt donner le titre de nouvelle race.

J'écoutais Ragal, confortablement allongée sur une chaise longue du haut de la terrasse d'un des appartements les plus élevés de Symphone. Il nous avait installé là par gratitude suite à l'aide précieuse que nous lui fournissions. Le soleil s'était couché depuis longtemps, les étoiles parsemaient déjà le ciel. Une brise légère s'engouffrait dans le paravent invisible et nous laissait entrevoir la fraîcheur de la nuit. La vue s'étendait sur le paysage montagneux de la Tarm, bleutée par les lumières douces de la civilisation omniprésente. De multiples taxis s'agitaient comme des lucioles éphémères de toutes parts, faisant le pendant avec la lumière fixe et éternelle des étoiles. La lune de Ève, beaucoup plus petite que celle d'Adama, scintillait de son maigre croissant à l'horizon. Ragal m'expliquait que la faible attraction gravitationnelle de cette lune avait causé de nombreux problèmes lors de la terraformation de la planète, perturbant à tel point les végétaux venus d'Adama qu'il fallut plusieurs millénaires avant que la nature ne s'adapte vraiment (plusieurs quadri années d'Adama). Avant le labo, Ragal avait longuement étudié dans le centre de téléportation principal de Ève. Après une longue spécialisation dans les techniques de téléportation, il avait finalement buté sur quelques réticences administratives l'empêchant de correctement s'impliquer dans son travail. La téléportation était un sujet très sensible, et la Congrégation regardait avec beaucoup d'attention toutes les personnes s'y intéressant. Finalement il s'était réorienté dans l'amélioration des intelligences artificielles, et avait terminé sa course au labo, où il espérait terminer ses études, voire d'y faire carrière.

J'étais bien, m'endormissant doucement en l'écoutant. J'avais oublié Phamb, et, si Ragal avait alors tenté de m'embrasser, je crois que je n'aurais que faiblement résisté... Mais il était trop timide pour le tenter, et me voyant m'endormir, il m'aida à faire un dernier petit effort pour rejoindre mon lit, et se contenta d'un baiser sur la joue avant de me souhaiter bonne nuit. Son appartement était juste en face du mien, et il promit de venir me réveiller le lendemain matin pour le petit déjeuner.

Je rêvai de lui, mais malheureusement ce fut Symphone qui me réveilla, enfin heureusement plutôt, je ne sais pas trop de quoi j'aurais été capable s'il était venu me réveiller. Synphone était tout désolé de me sortir de mes rêves, mais il m'expliqua qu'au vu de ma courbe de sommeil, Ragal avait préféré me laisser dormir encore un peu et il était parti tout seul s'occuper de cette troisième journée. Le temps que je me lève il arriva tout de même et je pus difficilement lui faire remontrance quand il m'attendrit avec un savoureux gâteau préparé tout spécialement avec Symphone qui avait pris la liberté de lui communiquer quelques infos sur mes desiderata actuels.

Mais cette nuit un peu plus longue que prévue me fit le plus grand bien et la journée s'en passa d'autant mieux. Dernière journée chargée avant deux jours plus calmes, pendant lesquels les visiteurs auraient quartiers libres, et en profiteraient sans doute pour visiter les environs. Ou aller voir quelques connaissances qu'ils auraient sur Ève. Cette troisième journée se termina par une mythique soirée organisée par Symphone dans la discothèque géante occupant dix étages de l'immeuble. J'avais difficilement pu refuser à Phamb de me rejoindre à cette occasion, ne l'ayant pas vu depuis trois jours. Mais il n'aimait pas trop danser, moi j'adorais, alors je passai mon temps avec Ragal dans une salle spéciale ou Symphone nous avait donner le privilège de décider chacun notre tour de la musique à faire passer. C'était fantastique, pouvoir danser comme une folle uniquement sur de la musique que j'aime, je m'éclatais. Nous nous faisions découvrir mutuellement avec Ragal des musiques sur lesquelles nous aimions bouger. Au bout d'un certain temps j'eus tout de même un peu des remords à laisser Phamb tout seul, surtout qu'il ne connaissait pas grand monde par ici. Je le rejoins, laissant le soin à Ragal de choisir les morceaux.

Je tentai d'attirer Phamb sur la piste de danse, mais rien à faire, alors nous allâmes nous promener un peu sur les terrasses vitrées de Symphone, qui gentiment adoucit les lumières et laissa s'échapper une tendre mélodie. J'insistai après quelques temps pour que nous retournâmes à la soirée voir si tout se passait bien, et pour profiter un peu de notre présence ici. Je retrouvai Ragal et deux de ses bons amis du labo à l'étage où la musique était individuelle, chacun choisissant ce qu'il voulait écouter et était le seul à entendre ; c'était surtout une salle permettant aux personnes de discuter entres elles, ou de se relaxer en buvant un verre. Ragal et ses amis nous acceptèrent volontiers à leur table. Tous les invités résidant dans l'immeuble, et ne devant pas sortir pour rentrer chez eux, Symphone s'était autorisé quelques ondes euphorisantes, tout comme de subtils cocktails aussi bons qu'efficaces pour donner le sourire. Quand nous arrivâmes, ils étaient déjà fort joyeux. Je me plaçais le plus loin possible de Ragal, ne voulant pas créer d'incident avec Phamb. Nous parlâmes de tout et de rien, jusqu'à ce que Ragal demandât à Phamb ce qu'il faisait, et, mais j'aurais pu m'y attendre, il expliqua son lien avec les idées de Goriodon, pas vraiment le genre de la maison ici... Mais Ragal fut très diplomate, Lent et Symia, ses deux amis, un peu moins.

Ragal engagea la conversation avec Phamb dès qu'il sut avec qui il travaillait :

- Tu travailles avec Goriodon, c'est intéressant, tu penses que sa politique d'interdire le travail est juste ?

Phamb répondit avec beaucoup d'assurance, je crois que de savoir qu'il était dans un repère de supporter de Teegoosh ne l'effrayait pas le moins du monde :

- Oui, bien sûr, je ne serais pas dans son équipe sinon.

Symia, sûrement la plus fervente partisane du camp adverse, attaqua sur le champ :

- En quoi est-ce juste d'enfermer les gens dans des prisons d'ennuis ?

Phamb répondit au tac-au-tac :

- Et en quoi est-ce juste de les obliger à faire des travaux stupides ?

Lent, plus modéré, plus moqueur, prit le tout plus sur le ton de la rigolade :

- Et bien vas-y, dis que mon travail est stupide !

Ragal sourit à la remarque de Lent, puis reprit, sérieux :

- Avant Teegoosh, beaucoup de personne ne travaillaient pas, et ça ne s'est pas forcément bien passé.

Symia approuva la remarque de Ragal :

- Exactement !

Phamb ne se laissa pas indimidé et développa son argumentaire :

- Ça se passait mal parce qu'il y avait un déséquilibre social entre les gens travaillant et les autres, si personne ne travaille, ce déséquilibre n'existerait pas.

La réponse de Symia ne se fit pas attendre :

- N'importe quoi, et tous les gens comme nous qui ne vivons que parce que nous sommes passionnés par ce que nous faisons, par notre travail, pourquoi devrait-on subir la fainéantise des autres !

Phamb continua calmement :

- Ce n'est pas un question de fainéantise, les machines font tout mieux que nous, et ce n'est pas parce que le travail sera interdit que les gens ne pourront pas continuer à s'intéresser à certains domaines.

Ragal ne s'avoua pas vaincu :

- Pourtant la plupart des études, faites par des machines justement, attestent que le travail obligatoire à un effet régulateur sur le moral et l'équilibre des gens.

Phamb commença à monter d'un ton :

- Je peux tout autant te trouver des études attestant du contraire, et la question n'est pas de laisser les machines décider à notre place, c'est aux gens de décider de leur sort. Goriodon veut un référendum, il ne veut pas forcer les gens.

Symia n'est guère convaincue :

- Même si quatre-vingt pourcent des gens votent pour, il n'en reste pas moins que tu vas quand même forcer vingt pourcent à un choix qu'ils ne veulent pas.

Phamb reprend son calme :

- C'est certes une limite de la démocratie, mais toutes les tentatives de choix locaux ont échouée, je te le rappelle. Avant que Teegoosh n'arrive, le fait que certains travaillent, d'autre pas, le fait que certains puissent récupérer plus d'avis, le tout rendait la stabilité de la Congrégation très précaire.

J'intervins enfin :

- C'est pas forcément moins précaire maintenant, beaucoup de gens voudraient ne plus travailler.

Phamb ne fut pas d'accord avec moi :

- Non ça n'avait rien à voir, le travail non obligatoire créaient des jeux de pouvoir bien au delà de ce que tu imagines ou peut constater aujourd'hui.

Ragal expliqua plus en détail :

- Oui Pénoplée, le fait de travailler, d'avoir un travail, créait de fait une inégalité vis-à-vis des personnes qui n'avaient pas la volonté ou l'envie d'en avoir un. Les personnes avec un travail avaient un tel pouvoir que les autres se sentaient complètement soit à leur merci, soit incapables de lutter contre leur volonté. Pourtant tout le monde était sensé avoir autant d'avis, mais les personnes allant de l'avant avait beaucoup plus de facilité à récupérer des avis, prendre des décisions, et influencer le congrès par exemple.

Phamb compléta :

- C'est d'ailleurs par ce biais que Teegoosh est arrivé au pouvoir.

Ragal tempéra cette remarque :

- Je ne suis pas d'accord, je pense que les personnes ne travaillant pas alors espéraient retrouver un statut social plus gratifiant avec le travail obligatoire pour tous. Teegoosh a vraiment été choisi sur un consentement général, c'est ce qui lui a valu tant d'approbations.

Phamb était entêté, mais il savait reconnaître ses erreurs :

- Oui, c'est vrai, ses débuts politiques on néanmoins étaient facilité par l'utilisation qu'il faisait alors du déséquilibre social.

Lent reprend la parole :

- Mais, n'est-ce pas exactement ce qui se passera de nouveau si le travail est rendu interdit. Tout ceux qui veulent continuer à faire changer les choses, tous ceux qui veulent le pouvoir et sont près à faire des sacrifices reprendront le contrôle, non ?

Phamb fut une fois de plus pas d'accord :

- Pas du tout, ou en tous les cas pas aussi facilement, et puis actuellement que se passe-t-il, exactement la même chose, tous les gens qui font des efforts ont les postes les plus intéressants et avec le plus de pouvoir, et les autres ont des postes factices bons qu'à leur apporter qu'un peu de poudres aux yeux !

Symia toujours aussi révoltée :

- C'est faux, Ragal l'a dit tout à l'heure, ça se passe beaucoup mieux maintenant qu'avant !

Ragal revint sur la question de Lent :

- Phamb, tu n'as pas complètement répondu à Lent, pourquoi n'y aura-t-il pas de jeu de pouvoir si nous interdisons le travail ?

Deux ou trois personnes écoutaient avec attention la conversation, c'est l'une d'elle qui prend la parole.

- Parce que dans la théorie de Goriodon il y aura un auto-contrôle, les gens s'empêcheront mutuellement la prise de pouvoir, ce qui selon lui n'est pas possible si certaines personnes travaillent et d'autres pas, car la limite entre travail et pouvoir est floue.

Symia se lèva pour répondre à la personne derrière elle :

- Et juste parce qu'une minorité trop orgueilleuse cherche le pouvoir tous les chercheurs qui veulent faire avancer les choses doivent perdre leur vie à ne rien faire ! C'est stupide !

Phamb commença à manquer d'arguments :

- Tu ne fais rien avancer du tout, les machines font tout mieux que toi !

Une autre personne légèrement guillerette s'immisça elle aussi dans la conversation.

- Foutaise ! Si les sondes automatiques faisait mieux que nous, nous n'aurions pas à toujours leur passer derrière !

Je réalisai alors que désormais plusieurs groupes autour de notre table s'étaient amassés et nous écoutaient ou parlaient eux-mêmes du sujet. Et de tout évidence le sujet n'était ici pas aussi consensuel que je ne l'avais imaginé.

Phamb répondit brutalement à Symia :

- Et après, qui se soucie de tes sondes automatiques, à quoi nous servent-elles ? Elles ne servent qu'à occuper quelques chercheurs en manque d'exotisme, et ce n'est pas plus utile que les gens qui comptent le nombre de stimuli nécessaires pour qu'une relation préliminaire soit réussi !

Lent s'écria :

- Mince ! Il y a des gens qui font ça ? J'ai manqué ma vocation !

Lent me fit rire, comme souvent. Je l'aimais bien, il était vraiment sympa.

Phamb reprit de plus belle :

- Personne ne surpasse les artificiels aujourd'hui, il faut être réaliste !

Symphone se mit même de la partie.

- Si je puis me permettre, Pénoplée et Ragal m'ont été d'une aide très précieuse dont j'aurais pu difficilement me passer.

Moi et Ragal, enchantés :

- Merci Symphone !

Ragal et moi nous étions alors un peu retirés de la conversation, devenue un peu trop polémique ; tous deux affalés sur notre siège, nous faisions mine entre nous de compter les points des camps respectifs, lui pour les pro-Teegoosh, moi les pro-Goriodon. Je ne savais plus vraiment alors qui parlait, tout le monde commençant à le faire en même temps, échauffé par les boissons enivrantes. Les remarques fusaient de toutes parts, sans que je sache vraiment qui les lançait.

- Et après ! Tant mieux si les artificiels font mieux que nous, mais qu'allons nous devenir, une nation d'assistés pour le reste de l'éternité ? À quoi bon vivre alors ?

- Nous sommes déjà une nation d'assistés !

- Ça n'a rien à voir, ils nous aident pour les tâches ennuyeuses, mais nous avons toujours la volonté d'aller de l'avant !

- Mais si les artificiels font mieux que nous, ce n'est que de la poudre aux yeux que de croire que nos travaux servent encore à quelque chose ! Pourquoi ne pas laisser l'humanité se reposer, maintenant qu'elle a atteint un nive...

Une autre personne la coupa :

- La laisser crever, ouais, pas se reposer, c'est ce qui va se passer quand tout le monde mourra d'ennui !

- Mais pas du tout, tout le monde au contraire pourra librement s'informer sur ce qu'il se passe, juste qu'il ne participera pas à un développement qui le dépasse.

- Tu parles ! Dès qu'on essaiera d'apprendre de nouvelles choses, on se fera accuser de prise de pouvoir, on sera obligé de passer nos jours à les perdre stupidement !

- Exactement, personnellement si c'est ainsi je préfère encore quitter la Congrégation, et vous laisser crever lentement !

- Quitter la Congrégation ! Quelle idée ! Et tu irais où ?

- Et bien, là où les sondes prospectent, au-delà même, pourquoi pas !

- Ça fait encore partie de la Congrégation, vous devrez suivre les règles alors, même là-bas !

- Et puis quoi encore, vous croyez que vous pourrez nous en empêcher, bande de prétentieux, c'est vous qui êtes jaloux que nous ayons toujours cette envie et ce courage d'avancer !

- Courage ? Stupidité plutôt !

- Non mais oh ! Je ne te permets pas, pauvre moins-que-rien !

Et la personne lui lança le contenu de son cocktail à la figure, et tout parti dans une cacophonie énorme à la limite de la bagarre. Symphone tentait de calmer le jeu, et je lui conseillai de mettre la musique à fond, histoire d'adoucir un peu tout ce tumulte. Mais malheureusement mon idée ne fit qu'empirer quand les gens, plus capables de se faire entendre, se bornèrent alors à projeter tout ce qu'ils trouvaient sous la main. Certains même en vinrent aux mains, choses qui n'était sans doute pas arrivé depuis longtemps, tellement les bracelets régulent les comportement agressifs normalement, mais l'échauffement général avait dû outrepasser tous les mécanismes d'auto-régulation, et je me trouvais désormais à quatre pattes sous la table, en compagnie de Ragal. Nous étions écroulés de rire, tentant quelques mouvements de danse dans la tohu-bohu générale.

J'avais envie de lui, le contexte, la musique, la chaleur, le tout m'exitait à en frémir. Quand il m'embrassa je me laissai faire, puis il commença à me caresser. Il m'allongea sur le dos et en m'embrassant laissa traîner sa main sur mes cuisses, remontant entre mes jambes puis sur ma poitrine. Je me cambrai sous le désir, mais je savais que je devais m'arrêter, que ce n'était pas loyal envers Phamb, mais juste quelques instants encore je me laissai en profiter.

Je le stoppai, replaçai correctement ma jupe et mon haut, et lui dis au-revoir. Je sortis de sous la table alors que les gens continuaient à semer la zizanie. Je trouvai Phamb caché derrière un canapé et le sommai de partir avec moi. Nous prîmes un taxi-duo et rentrâmes chez moi. Je fus très désagréable et refusai catégoriquement ses avances une fois couchée, comme pendant les deux jours suivant, où je n'allai même pas voir comment se passait la session.

Débat

Je m'en voulais, et les trois jours de session qui suivirent les deux jours de temps libre je fus beaucoup plus distante de Ragal. Il le sentait et ne comprenait sans doute pas vraiment. Il ne savait pas que je sortais avec Phamb, s'en doutait peut-être, mais j'avais éludé toutes ses questions, le présentant simplement comme un bon copain. Je gardais pourtant des trois jours qui avaient précédé la soirée un souvenir magnifique. Mais peut-être n'en voulai-je pas plus. Les trois mois suivants (un sixième) je gardais une distance cordiale avec Ragal. Et puis je quittai le labo, pas à cause de lui, j'avais envie de voir un peu autre chose, peut-être lassée, finalement, de rester dans un rôle qui relevait plus de l'assistance que de la participation active. Maman me permit de dénicher une étude sur un tout autre sujet pas très loin d'où j'habitais. Grâce à mes bons contacts dans mon immeuble, les avis furent favorables à ce que je conserve mon appartement, même n'étant plus au centre de recherche.

Jour 134

Quelques jours après mon départ Ragal me fit une déclaration d'amour. Me voyant partir il croyait sans doute m'avoir perdue, et nous faisons souvent des actes désespérés quand nous perdons quelques choses que l'on aime. Sa déclaration m'embêtait plus qu'autre chose, mais finalement il fut très raisonnable quand je lui dis que je n'avais pas les même sentiments pour lui que réciproquement. Certes j'avais pu à un moment ressentir quelques désirs, mais ils ne menaient pas très loin et ne mèneraient pas très loin quoi qu'il en fût. Il comprit et accepta, et nous continuâmes à nous voir de temps en temps par la suite.

Encore deux mois plus tard je laissai Phamb. Je n'avais plus envie de lui. Étant voisin nous nous voyions pratiquement tous les jours, et c'était trop pour moi, j'avais besoin d'un peu d'air. Je crois que je ne le supportais plus, je voulais rester tranquille, toute seule. Il le vécut mal je crois, mais nous restâmes amis pour autant. J'eus deux ou trois copains par la suite, rien de bien intéressant. Je gardais des contacts fréquents avec Ragal, il me racontait la vie au centre, et nous dînions ensemble de temps en temps, soit tous les deux soit avec Symia et Lent, nos compagnons de la mythique soirée débandade. Mais cette soirée n'était pas si anecdotique qu'elle pourrait paraître, partout dans la congrégation la voix de Goriodon se faisait entendre, et les débats faisaient de plus en plus rage. Teegoosh n'avait pour l'instant pas laissé échapper mot quant à ce problème, et son silence faisait bouillonner toute l'humanité. Ragal m'expliquait les différentes évolutions du front pro-Teegoosh, et Phamb celles du camp pro-Goriodon. J'étais plus partisane de Goriodon, toutefois peut-être d'une façon pas aussi militante et prononcée que Phamb. Dans mon esprit les gens devaient plus être autorisés à faire ce qu'ils voulaient du moment que leur choix ne dérangeait personne, et que les avis suffiraient à limiter les problèmes. Comme m'expliquait Ragal, ce statu quo n'avait pas marché et ne marcherait pas et il fallait une situation égalitaire entre tous. Je ne le croyais qu'à moitié, m'imaginant sans doute que toutes ces références relevaient d'un passé déjà bien loin. Même si beaucoup dans mon entourage l'avait vécu, et si le tout ne remontait finalement qu'à trois cent ans, alors que la plupart d'entre nous vivraient sans doute plus de trois milles ans, je devais me figurer tout de même que ce n'était que de l'histoire ancienne, sans réelle connexion avec la réalité du présent.

Ragal était toujours amoureux de moi, je le sentais, mais une relation ne pourrait pas être juste une aventure avec lui, et je crois que je n'en voulais pas plus en ce moment. Presqu'un an et demi s'écoula (une année adamienne) s'écoula. J'habitais toujours au même endroit, je voyais Ragal une fois ou deux tous les quinze jours. Je voyais Phamb plus souvent, mais juste parce que c'était mon voisin et que, finalement, je m'entendais bien avec lui. Il vivait toujours assez mal notre séparation, même s'il s'était déjà trouvé une ou deux nouvelles copines depuis. Ragal et Phamb me racontaient les évolutions des deux camps. Le débat s'amplifiait. La soirée qui avait dégénéré lors de la session, l'année (adamienne) précédente, n'était alors qu'un avant goût du débat général qui déchirait de plus en plus la Congrégation. Dorénavant Goriodon était connu de tous, et parlait souvent au Congrès, transmettant ses idées. Il était très dynamique et voyageait beaucoup. Teegoosh avait l'appui inconditionnel de la plupart des élites, des personnes qui croyaient et participaient le plus dans l'évolution de la société. Mais ce soutient ne lui suffirait pas, d'une part, hormis sur Ève et quelques autres endroits, comme je l'avais expliqué, notre histoire avait laissé une mauvaise image des chercheurs dans la conscience populaire, et d'autre part ceux-ci ne constituaient pas, et de loin, une majorité. Teegoosh pouvait difficilement promouvoir une société ou seule une partie des gens travaillât, car c'est justement en combattant cette idée qu'il était arrivé à la tête de la Congrégation. Il était sur une impasse, et se modérer n'aurait fait que donner plus de poids à ses opposants.

Pour ma part, si le débat m'intéressait vaguement, il n'empêchait qu'autant la majorité était pour l'arrêt du travail, autant ce choix ne remettait pas en question le système éducatif. À partir de là il me faudrait toujours attendre ma majorité pour vraiment faire ce que je voulais, et d'ici là je ne me faisais pas trop de soucis que Goriodon aurait pris le pouvoir, alors je me sentais un peu à l'écart du débat.

L'année officielle changea, l'année d'Ève changea. Je travaillais toujours dans la même université. Ragal ne me donna plus vraiment de nouvelles. Je crois qu'il me manqua, et j'eus envie de le revoir. Finalement j'allai chez lui, un soir. Je ne sais pas trop ce que j'espérais, pas plus que ce que je voulais. Il m'accueillis avec plaisir, et me prépara un de ses plats dont il avait le secret. Il nous arrivait encore de cuisiner, ou plus exactement de suggérer aux artificiels certains changement dans leurs recettes. Nous passâmes la plus grande partie de la soirée à nous amuser avec son appartement. Celui-ci n'était pas très grand, mais Ragal avait personnalisé et amélioré sa conscience. Il était vraiment trop délirant. Je m'amusais comme une folle. Je restais tard. J'étais bien je crois. Ragal me demanda si je voulais rester pour la nuit. Je refusai, mais je le pris tout de même dans mes bras un moment, juste comme ça, pour me sentir proche de lui.

Deux jours plus tard nous passâmes la journée ensemble. Je m'étais dis que je refuserais de faire l'amour avec lui, pour garder un peu de suspense, pour que la chose n'allât pas si vite. Nous passâmes une excellente journée, mais une fois notre balade terminée, quand nous rentrâmes chez lui, il m'embrassa, et je me laissai faire. Il était plus doux que ce que j'aurais imaginé, plus attentionné. Doucement, comment pouvais-je résister ? Nous fîmes l'amour. Je ne restai pas pour la nuit. Je préférai rentrer, pour que tout ne s'emballe pas trop vite. Depuis ma séparation avec Phamb, j'avais repris un rythme de vie solitaire qui me seyait bien. Mais je n'avais pas de soucis à me faire, Ragal était aussi un solitaire, et il était distant, tellement distant. Je crois que même aujourd'hui je ne suis pas sûre qu'il ait vraiment tenu à moi, pourtant... Pourtant tout cette histoire bouleversa ma vie.

Nous nous vîmes qu'une fois tous les deux ou trois jours les premiers soirs. Peut-être avais-je eu tord de lui parler de ma vision des relations humaines. Peut-être sachant que je ne cessais de répéter qu'une relation ne durait pas, pas plus pour les autres que pour nous, avait-il déjà pris du recul, avait-il peur de me gêner, avait-il peur que je ne le fuis s'il s'attachait trop ?

Bref, nous restâmes distants. Je crois que je ne savais pas vraiment ce que je voulais moi-même. Je ne me représentais pas l'avenir. Il me restait dix ans (six années adamiennes) d'études, et je ne voulais pas les faire au même endroit, je voulais bouger, aller voir ailleurs. De plus Goriodon avait de plus en plus de partisans, et je m'étais presque persuadée que je n'aurais pas à travailler, alors je prenais mes études à la légère, passant presque toutes les soirées à sortir. Je me rattrapais de tout le travail que j'avais fait quand j'étais au labo, alors mes horaires m'empêcheaient d'avoir beaucoup d'activité à côté. Ragal aimait son travail et n'aimait pas sortir, ce qui ne rendait pas les choses faciles. Il faisait tout de même quelques efforts et venait avec moi quand il connaissait quelques personnes. Mais il connaissait peu de mes amis, et n'avait pas l'air extrêmement motivé pour que la situation changeât.

Cette situation difficile me poussa, après quelques mois (quelques petits sixièmes), à décider de rompre. Je ne voyais pas d'évolution, pas plus que l'intérêt, ni où nous mènerait notre relation. Je ne me considérais même presque comme ne sortant pas avec lui, juste passer une soirée qui va un peu trop loin de temps en temps. Il le prit plutôt bien, mais Ragal prenait tout bien, c'était le genre de gars qui considérait chaque épreuve de la vie avec plaisir car elle allait le rendre plus fort. C'en était désespérant, même.

Deux ou trois jours passèrent. Si Ragal donnait l'air de s'en moquait, moi je n'allais pas très bien. Je l'appelai de temps en temps. Il me manquait. Je tenais plus à lui que je ne le pensais. Il me proposa une balade, je refusai de le voir. Il ne comprenait pas. Il admettait que je pusse ne plus vouloir sortir avec lui, mais de là à refuser de le voir, il ne pensait pas avoir été si dur avec moi. Mais ce qu'il ne voyait surtout pas, c'était que je serais retombée dans ses bras en cinq minutes si je le revoyais.

Je laissai passer quelques jours, mais c'était dur, je pleurai tout le temps, et dès qu'il me passait un sym c'était la catastrophe. Phamb venait toujours me voir de temps en temps, mais bien sûr j'étais gênée d'être triste devant lui, je sentais bien que je le blessais, et qu'il était encore un peu amoureux de moi. J'étais complètement à la rue dans mes études, j'allais à l'université un jour sur deux, je n'avais plus envie de sortir, mais pourtant si je voulais l'oublier c'était ce que je devais faire, rencontrer de nouvelles personnes, penser à autre chose...

Mais je ne voulais pas l'oublier. Et une dizaine de jours après l'avoir quitté, il vint passer une soirée à la maison. Il ne tenta rien, nous parlâmes de tout, de l'ambiance au labo, du débat sur le travail, du fait qu'il aimerait bien apprendre à piloter... Nous parlâmes de tout sauf de ce dont je voulais qu'on parle, de nous. Nous finîmes la soirée par une partie de Vergogia. Vergogia était un monde parallèle comme il y en avait des milliers, souvent nous nous attachions à l'un d'entre eux quand nous en découvrions le principe, le plus à la mode, puis nous le gardions pratiquement pour toujours. Il fallait beaucoup de temps pour entrer dans le jeu, c'était un peu comme une deuxième vie, et une fois le personnage créé et que nous connaissions un peu le monde, il devenait rebutant de devoir tout réapprendre pour un nouveau jeu. J'avais un peu joué plus assidûment étant jeune, quand je pilotais, et j'étais devenu pas trop mauvaise à l'époque, et puis j'avais un peu laissé ces divertissements de côté, ils prenaient tellement de temps, et je préférais rencontrer les gens en vrai. L'amour virtuel était pourtant loin d'être désagréable, au niveau fantasme c'était géant. Je m'étais envoyée en l'air avec des purs étalons de folies, c'était le pied total. Mais il y avait quelque chose de pas naturel, comme un goût amer, un remord. Les sensations étaient pourtant rendues à merveille, et ils valaient largement les meilleurs coups que j'avais pu trouver dans la réalité, mais, justement, ce n'était pas la réalité. Et autant des milliards de personnes trouvaient là le moyen de remplacer un monde qui leur paraissait aseptisé et plat, autant ce n'était pas si anodin et nos comportements dans les virtuels avaient un impact dans le monde réel. Les avis pouvaient tenir compte, d'ailleurs, de ce que l'on faisait dans les mondes virtuels, tout le monde y avait accès. Bien sûr tout le monde comprenait que ces virtuels étaient un moyens de s'évader, de faire une pause, pourtant ils révélaient aussi notre nature et nos aspirations. Par conséquent rapidement les gens qui en abusaient étaient remis dans le droit chemin et voyaient leurs accès coupés ou limités.

J'avais joué un peu, quand je pilotais, Ragal aussi, moins que moi, il avait toujours préféré le monde réel, celui où se passaient vraiment les choses, celui où des robots découvraient sans cesse de nouvelles espèces, de nouveaux mondes, de nouvelles planètes, celui ou d'autres robots créaient des habits, des musiques, des bâtiments et des vaisseaux formidables frisant la vitesse de la lumière. Ce soir là, je pensais qu'en jouant je pourrais peut-être trouver un moyen de faire l'amour avec lui virtuellement, et pourquoi pas enchaîner sur du concret.

Mais Ragal me proposa toute autre chose. Il connaissait l'intelligence de Vergogia, il avait participé à l'élaboration d'une similaire quelques années plus tôt. Il connaissait ses limites, ses failles, les situations où elle ne savait pas comment interpréter correctement ce qu'il se passait. Je m'amusai comme une petite folle, à passer par des trous de vers pour aller d'un endroit à l'autre, aller dans des lieux non visités, d'où l'on pouvait mettre à l'épreuve l'imagination créatrice de l'Intelligence en s'y prenant à deux pour accumuler les petits détails qui faisaient qu'au final il y avait une incohérence qui se créait. Trois heures de délire avant d'être bannis par l'Intelligence, exténuée de nous remettre à l'ordre.

Il était tard, il partit. Je restai seule. Je voulus le revoir le lendemain, il n'avait pas le temps, mais nous convînmes d'aller faire un cours de pilotage le surlendemain. Il n'avait jamais piloté mais il se débrouillait pas trop mal dans les simulations. Je lui conseillais de prendre des cours, qu'il pourrait facilement avoir le droit d'emprunter un vaisseau non automatique. Nous ne passâmes que la demi-journée ensemble car il y avait une conférence à laquelle il voulait assister au labo. Pour ma part je n'avais pas envie de travailler, alors j'allais faire un tour chez mes grands-parents, il y avait très longtemps que je ne les avais pas vus en vrai, et comme de plus ils voulaient quitter Ève pour partir sur Stycchia, une petite planète tranquille, terraformée il n'y avait alors que quelques siècles (quelques tri, un tri correspond à 6 puissance 3, soit 216), cette visite me permit de passer un peu de temps avec eux avant de devoir soit me téléporter, soit me contenter du virtuel.

J'avais gardé pas mal de rapport avec toute ma famille, surtout la famille de maman qui était presqu'en totalité sur Ève. Mon grand-père, son père et le père de son père travaillaient ensembles dans des études en relation avec les animaux et la nature. Le plus lointain aïeul que je connaissais remontait à vingt-quatre générations, il avait deux milles quatre cent ans et quelques. Mais je crois que j'avais encore mon aïeul de la trente-et-unième génération quelque part sur une planète perdue. Il devait avoir plus de quatre mille ans. Depuis la téléportation tout le monde vivait pratiquement pour aussi longtemps qu'il le souhaitait de toute façon, quelques soient les accidents ou événements de la vie qui survenaient, il y avait toujours une sauvegarde qui traînait. Mais au bout d'un certain temps les gens prenaient des pauses pré-mortelles. Ils restaient endormis pendant quelques centaines d'années, pour que les choses changent, et qu'ils puissent retrouver peut-être d'autres choses à faire à leur réveil. Mais généralement vers deux ou trois milles ans les gens décidaient de mourir définitivement. Quoique dans les faits rien n'était jamais vraiment définitif, dans la mesure où leurs sauvegardes étaient toujours accessibles, ils pouvaient toujours revenir à un moment où à un autre. Mais souvent les avis étaient contre, et sauf quelques cas exceptionnels, les gens morts le restaient.

L'allongement de la durée de la vie changea beaucoup de chose, la destruction de la barrière de la mort. Dans le passé, l'homme ne vivait pas plus de cent ans, quand nous étions encore sous le contrôle des reptiliens, puis les progrès nous donnèrent une espérance de vie de l'ordre de sept cent à mille ans pour les plus âgés. Pendant très longtemps la limite resta bornée à mille ans, et la plupart des règles de la Congrégation restent basée sur cette espérance de vie, et certaines le sont encore d'ailleurs. Puis le clonage et la téléportation éliminèrent cette limite, tout comme ils éliminèrent la vieillesse, la fatigue, la maladie, les défauts. Il y eu des abus, bien sûr, alors la Congrégation tomba d'accord sur certaines règles, sur la stérilité des clones, sur l'obligation d'avoir un corps non modifié pour avoir des enfants. Aujourd'hui les couples désirant un enfant ont souvent le premier vers les cinquante ans, et le dernier vers les deux cents ans, jusqu'à quatre cents, rarement au delà.

Je rendis visite à mes parents, mes grands-parents, quelques cousins, quelques amis de la famille. Mais j'étais triste. Je ne voulais pas l'appeler, je voulais résister. Mais je ne pus pas m'empêcher, je lui envoyai un asym, il me répondit par un sym, et nous discutâmes longuement, comme à chaque appel. Ragal était chez lui, au début nous discutâmes uniquement, sans le visuel, puis nous nous retrouvâmes en visuel, et nous fîmes l'amour, pour la première fois en virtuel. Mais ce ne fut pas différent de la réalité, réalité qui n'était que partie remise. Au lendemain seulement, où je rentrais et après une ennuyeuse journée à l'université passait la soirée avec lui. Ce fut notre première rupture.

Les deux mois suivants (quatre petits sixièmes) furent magnifiques, il était plus proche, et j'avais besoin de sa présence, de câlins. Je n'avais pas un moral fantastique, et malgré tous les conseils du bracelet pour le retrouver, je crois que je ne voulais pas vraiment aller bien, pour qu'il me réconforte, pour que je me sente si bien avec lui. Et puis finalement je reprenais moral et volonté, et cherchais plus assidûment des études qui me plairaient et dans lesquelles je pourrais m'investir vraiment. Ragal me proposa de retourner au Labo, mais je ne me sentais pas vraiment progresser là-bas. Je voulais quelques chose en relation directe avec ce que je faisais. Finalement ce fut maman qui me trouva le poste parfait, tout du moins je le crus. Il y avait un centre de formation près d'où j'habitais qui instruisait les gens sur la confiance en soi, le contrôle de son moral, l'aptitude à se passer complètement du bracelet pendant quelques temps. J'y obtins un poste d'observatrice. Après quelques temps je devins coordinatrice des groupes d'étudiants. Je comprenais alors que ce qui m'intéressait vraiment, c'était gérer les gens pour les faire avancer, pour structurer leur travail, augmenter leur efficacité, améliorer la communication, résoudre les conflits.

Mon travail me prenait de nouveau beaucoup de temps, et de plus Ragal s'était absenté pour quinze jours (un petit sixième) à l'occasion d'une conférence organisée par les pro-Teegoosh. Le débat était toujours grandissant, et la voix de Goriodon se faisait de plus en plus présente au Congrès. Ragal était profondément convaincu de la justesse de Teegoosh, et, même si somme toute nous n'en parlions pas si souvent, nous nous opposions toutefois nos points de vue de temps en temps.

Il ne me manqua pas. Quinze jours sans le voir, et au contraire je me sentais plus libre, plus disponible pour mes amis. À son retour nous discutâmes de ce sentiment. Je voulais surtout que nous tentions de réfléchir ensemble à la situation, mais lui compris que je voulais arrêter de nouveau. Ce malentendu me satisfit, et nous nous séparâmes une seconde fois.

Mais tout n'en finit pas là. Je le vécus mieux que la première fois, sans doute parce que j'avais un plus grand besoin de liberté, ou que les quinze jours depuis lesquels je ne l'avais pas vu m'avaient déjà préparée à cette solitude. Mais c'était sans compter sur l'attirance que Ragal avait sur moi, et encore quinze jours plus tard nous couchions de nouveau ensemble. Toutefois la situation resta ambiguë ; je ne me considérais pas comme sortant avec lui, pour autant il fallait bien reconnaître que nos comportements ne changeaient pas beaucoup de notre relation jusqu'à lors.

Cette période ambiguë perdura plusieurs mois. Puis il ne supporta plus cette situation floue. Il m'envoya un message écrit, chose suffisamment rare pour être remarquée, me spécifiant qu'il en avait marre et qu'il préférait que notre relation en restât là. Il m'annonça cette décision juste avant quelques jours que je devais passer en famille pour la naissance d'un cousin. Les naissances restaient un moment de joie, d'autant plus qu'elles étaient quelques choses d'extrêmement rares. Je ne me voyais vraiment pas avoir des enfants. Je ne voyais vraiment pas ce que j'aurais pu en faire. Mais, heureusement peut-être, certaines personnes continuaient à s'aimer et à vouloir créer quelques choses ensemble. Quoi qu'il en soit ces quelques jours furent exécrables. J'étais vraiment triste. Je ne comprenais pas... Je ne comprenais pas ce qui faisait que c'était si dur, pourquoi j'avais tant de mal à accepter de ne plus le voir.

Je ne résistai pas à l'envie de l'appeler. Je ne supportai pas l'idée qu'il pût ne pas être triste lui-aussi, peut-être par orgueil, sûrement parce que je ne voulais pas que nous nous arrêtâmes ainsi. Nous nous vîmes deux jours après mon retour. Ce fut dur pour moi mais je parvins à lui dire que je ne voulais pas que notre histoire se terminât ainsi. Il ne le voulait pas lui non plus, c'était juste une méthode pour me faire réagir, pour me faire prendre conscience que je tenais à lui, et que notre relation n'était pas si inexistante que je l'avais prétendu. Je n'ai jamais vraiment su s'il avait attendu le moment opportun, car quelques mois plus tôt je n'aurais sans doute pas réagi de la sorte, ou si c'était juste qu'il ne tolérait plus la situation.

Tout se passa bien pendant une année adamienne complète, soit un peu plus d'un an et demi. Je ne l'embêtais plus avec mes sorties, nous nous voyions un jour sur deux ou sur trois. J'étais très occupée et ce rythme convenait à mon emploi du temps. Je n'avais pas vraiment besoin de plus. Ce fut l'année ou le débat entre Goriodon et Teegoosh fut ouvertement porté à la connaissance de tous. Les pré-avis donnaient raison à Goriodon, et cela poussa Teegoosh à être beaucoup plus incisif pour faire regagner confiance en ses idées. Ragal militait activement avec ses amis du labo en faveur de Teegoosh, alors que je subissais un lavage de cerveau pro-Goriodon chaque fois que je passais une soirée avec Phamb.

Et de nouveau, rebelote, mon travail m'ennuya, je cherchai en Ragal un moyen de me faire oublier un peu cet ennui, mais il était tellement occupé. Alors je m'éloignai, je laissai aller les choses. Pendant presque un mois (deux petits sixièmes) je trouvais prétexte pour refuser de le voir, pour me laisser le temps de l'oublier.

Il ne s'en rendit peut-être même pas compte. Les avis avaient décidé d'une consultation pour choisir entre Teegoosh et Goriodon avec une période de réflexion d'une année adamienne. Ragal passait donc le plus clair de son temps à défendre ardemment les idées de Teegoosh. Mais sur Ève la tâche était plus facile, étant donné le statut historique de la planète. Les pré-avis donnaient une victoire pour Teegoosh à soixante-dix pourcent. Mais hormis quelques planètes aux statuts et à l'histoire spécifique, la Congrégation était plutôt favorable à Goriodon. Les pré-avis lui donnaient raison à cinquante-cinq pourcent. Ragal sillonnait donc les planètes pro-Goriodon dans l'espoir de renverser la balance.

Au bout d'un mois je lui annonçai finalement mon intention de cesser notre relation. Il s'excusa de ne pas avoir été présent ; il s'excusa de m'avoir pris tant de temps. Une semaine (un demi-sixième) plus tard il vint me voir et me demanda, dans un long discours, de lui donner une dernière chance, toute dernière. Qu'il changerait, qu'il tenterait d'être plus présent, de faire plus de choses avec moi. Comment pouvais-je lui résister ? Je cédai.

Il fit des efforts, sûrement plus que je n'en fis moi. Nous voyageâmes beaucoup, je découvris les cratères dorés de la planète-or, la mer d'argent de Machior sous ses étoiles triples, les arbres géants peuplés de millions d'oiseaux multicolores de Faishia, les incroyables éclairs interplanétaires des planètes jumelles Moy et Moya, et de multiples autres merveilles de la nature. Mais plus le temps passait plus Ragal était préoccupé. De toute évidence Goriodon allait devenir le prochain chef du Congrès, et Ragal s'imaginait mal vivre dans une Congrégation où sa seule raison de vivre ou presque lui serait interdite.

Moi-même, la victoire de Goriodon presque assurée, je m'étais réorientée sur des études plus historiques et plaisantes. Des robots précepteurs nous faisaient apprendre et analyser quelques épisodes clés de notre histoire. Je trouvais le tout plutôt ludique, et de plus ces cours éclairaient certaines de mes interrogations quant au pourquoi de certaines choses. J'appris ainsi que la base six, qui n'avait rien de logique vus nos dix doigts, était un reléguât des six doigts des reptiliens, qui nous apprirent leur façon de compter, et que les multiples tentatives par la suite pour passer en base dix n'avaient pas abouti. J'eus aussi la confirmation que par le passé nous mangions bien des être vivants, voir même que nous élevions certains d'entre eux dans ce seul but ! Pour faire bref toute ces activités m'amusèrent un temps. Et puis quand Ragal redevint moins présent, je perdis de nouveau un peu le moral, et je prenais la décision ferme d'en finir une fois pour toute.

Nous parlâmes longuement, et cette fois-ci pas de chose et d'autre, de nous uniquement. Le constat était finalement plutôt évident. Nous ne nous ressemblions pas. Autant avions-nous quelques loisirs en commun, autant notre vision de la vie n'avait rien à voir. Il accepta mon choix, et je ne le vis plus. Six mois passèrent (deux sixièmes), puis le vote : Le Libre Choix ; pendant trois mois (un sixième) la congrégation vota. Pendant ce sixième le travail fut officiellement interrompu, même si dans les faits depuis presqu'un an plus grand monde ne travaillait vraiment. Les gens pouvaient voter autant de fois qu'ils voulaient, seul leur dernier vote comptait. Le pourcentage de pro-goriodon oscilla entre soixante-deux et soixante-neuf pourcent, pour se terminer à soixante-huit pourcent virgule six, environ. Les pro-Teegoosh recueillirent trente-et-un pourcent, le reste allant aux indécis. Tout le monde votait, sauf les enfants de moins de seize ans. Toutefois les votes des personnes non majeures, dont je faisait partie, n'étaient pris en compte qu'avec un certain facteur. Je fus d'ailleurs étonné que la majorité des jeunes furent en faveur de Teegoosh, je les croyais tous comme moi, aspirant à des vacances éternelles.

Libre Choix

Dans la journée suivant les résultats, Teegoosh annonça qu'il partait. Mais pas qu'il laissait simplement sa place à Goriodon, car c'était juste et logique, et il n'avait pas vraiment le choix, mais qu'il quittait la Congrégation, qu'il n'y avait plus sa place. Cette décision déchaîna les foules. Aux débuts les gens ne comprirent pas vraiment ce que voulait dire Teegoosh, imaginèrent qu'il voulait s'exiler sur une planète aux confins de la Congrégation. Mais rapidement le doute fut levé, et six pourcent de la Congrégation se déclarèrent prêts à le suivre, prêts à quitter l'humanité pour partir on ne savait où et créer une société plus en accord avec leur vision.

Goriodon déclara cette position contraire à la morale, dans la mesure où les choix de la Congrégation s'appliquaient à tous, et qu'il n'était pas question que certains décident de faire ce que bon leur semblait sans l'accord de l'humanité toute entière.

Mais ceux qui voulaient partir étaient ceux qui avaient le pouvoir, ceux qui faisaient avancer la science, ceux qui avaient la force et la motivation de se battre. Teegoosh savait bien sûr ces éléments, et il mit tout en oeuvre pour que chacun comprît que rien ne pourrait les arrêter. Mais les pro-Teegoosh ayant prévu leur défaite, ils avaient déjà préparé leur départ, ils avaient trouvé les vaisseaux, usé de leur obstination pour convaincre, pour persuader, pour utiliser les artificiels disponibles.

Ce fut une déchirure, une si grande déchirure. Tout le monde avait dans son entourage quelqu'un voulant partir. Beaucoup de jeunes trouvaient en ce départ la nouvelle aventure qu'ils voulaient tant, dont ils rêvaient depuis longtemps. Mais comment pouvait-on interdire à son enfant le seul espoir qui lui restait ? Comment pouvait-on persuader qu'une vie de plaisir, de facilité et de calme était supérieure à un monde plein d'inconnu, d'aventures, de nouvelles planètes, de nouvelles sociétés, de nouvelles règles ?

La Congrégation était pourtant contre, tous les pré-avis laissaient paraître l'interdiction de partir. Un vote fut décidé en catastrophe et les six mois de réflexion lancés presque sur le champ, à comparer aux années qu'il fallait habituellement.

Mais il était déjà trop tard, deux mois (quatre petit sixièmes) plus tard les premiers vaisseaux partirent, à la surprise générale. Douze croiseurs de cent mille personnes, voyageant à quatre-vingt dix pourcent de la vitesse de la lumière. Ils ne connurent aucune résistance. Personne ne sut quoi faire.

Ragal m'appela. Il partait. Il voulait que je vienne avec lui. Je lui en voulais toujours, je lui dis que mon choix était déjà fait, et que cela ne servait à rien de m'appeler après tout ce temps sans nouvelles, que je l'avais définitivement oublié et qu'il n'y avait aucun espoir que mon avis ne changeât. Il me donna tout de même deux jours pour changer d'avis.

C'était peut-être mon orgueil, la fierté de ne pas me tromper moi-même en restant fidèle à la ligne de Goriodon. C'était plus sûrement la colère. La colère qu'il m'ait laissée si longtemps sans nouvelles, la rancune de l'impression d'indifférence à mon égard qu'il m'avait laissée. Je mis un point d'honneur à ne pas le rappeler au bout de deux jours, à le laisser patienter.

Mais je n'avais pas compris une chose, c'est que les soixante-trois croiseurs qui partirent d'Ève au bout des ses deux jours étaient la raison de l'ultimatum. Et le troisième jour il ne répondit pas, il ne répondit plus. Trois jours de suite j'allai chez lui, sans résultat. Il était bien parti.

Je ne savais pas quoi faire. Après tout j'allais avoir ce que je voulais, une vie de loisirs sans travail. Mais était-ce réellement ce que je voulais, avais-je vraiment oublié Ragal ? Ce fut le moment le plus dur de ma vie, le moment d'accepter de mettre mon orgueil un peu de côté.

Je décidai de partir, moi-aussi. Mais j'étais seule, et je ne savais rien de la méthode à suivre. Mes amis étaient tous des pro-Goriodon, j'étais bloquée, les avis ne me laissaient pas de marge de manoeuvre, pas plus que mes parents quand ils eurent échos de mes tentatives de rencontrer des gens qui voulaient partir. Tout le monde me mettait des bâtons dans les roues, et Phamb encore plus que les autres depuis qu'il nourrissait l'espoir de me retrouver. Ragal lui, avait préparé son départ depuis des mois, il avait sans doute appris les techniques pour éviter les avis, utiliser le moins possible le bracelet. Il avait eu toutes les relations nécessaires depuis tous le temps qu'il militait en faveur de Teegoosh. J'étais les pieds et poings liés...

Et je fis comme le reste de la Congrégation, je regardai partir, impuissante, les vaisseaux. Seul quatre des six mois de réflexion s'étaient écoulés et déjà des centaines de milliers de vaisseaux étaient partis. Nous étions désarmés. Les tentatives pour bloquer les vaisseaux s'étaient soldés par des affrontements voire des suicides collectifs. Nous ne pouvions rien faire contre eux. Ils étaient tout puissant. Nous ne pouvions nous lamenter que sur notre incompétence et notre faiblesse.

Le traumatisme était si profond que soixante-seize pourcent des votes furent contre les départs. Mais à quoi bon ? Ceux qui voulaient partir étaient partis. Seuls restaient, impuissants, les autres qui ne comprenaient pas, qui n'acceptaient pas, ou, qui, comme moi, n'avait pas compris, n'avait pas réagis à temps. Après le vote quelques vaisseaux partirent encore, mais très peu, le résultat du vote confortant l'humanité dans une entente massive pour empêcher les départs.

Près de trois milliards six cent millions de personnes étaient parties. Pendant les trois cents années qui suivirent, certains groupes de vaisseaux restaient détectables et chacun pouvaient en suivre la progression dans la carte de la Congrégation. Il y eu plusieurs tentatives d'intersections, quelques milliers de vaisseaux furent contraints de faire marche arrière. Mais la plupart avait choisi des routes à l'écart de toutes flottes de la Congrégation rendant leur interception difficile, d'autant qu'il était pratiquement impossible de stopper un vaisseau à zéro virgule neuf fois la vitesse de la lumière sans prendre le risque de tout détruire. D'autre part beaucoup s'étaient téléportés sur les planètes à l'extérieur des limites de la congrégation et avaient organisé leur départ de là-bas. Seuls quelques pourcent des vaisseaux étaient partis des limites de la Congrégation. Ragal faisait parti de ceux là, et nous ne l'avions pas arrêté.

Trois cent ans... J'en ai maintenant mille quatre cent. Et de temps en temps je pense que je me demande encore si Ragal est quelque part, loin là-bas. S'il a eu des enfants, une femme, s'il a trouvé la vie qu'il voulait... Et que serais-je devenue si j'étais partie avec lui...

Finalement le Libre Choix fut plus dans les mémoires le souvenir douloureux du départ de nombre d'entre nous. Ceux que nous perdîmes, qui fuirent cette humanité qui ne les avait pas compris. Ceux dont nous oubliâmes la trace dans les limbes d'au-delà des limites. Nous n'eûmes aucune nouvelle, aucun signe, aucun écho, même pas le faible signal électromagnétique de leur activité. Tant aujourd'hui espèrent encore ne serait-ce qu'un signe... Personne n'expliqua pourquoi nous ne réussîmes pas à les détecter. Peut-être le voulaient-ils, par vengeance, en bloquant toutes leurs émissions, peut-être avaient-ils échoué dans des parties hostiles de l'espace, peut-être avaient-ils changé de dimension, de galaxie, d'univers ? Personnes ni ne le savait, ni ne le comprenait. Ils devinrent les hommes de l'Au-delà, et nous parlons désormais d'eux en ces termes.

Notre rancoeur à leur égard est passée, mais nous, qui sommes-nous, avaient-ils raison ou tort ? La Congrégation ne tourna pas plus mal après leur départ. Le travail fut interdit, et tout le monde entra dans une retraite éternelle, méritée ou pas, laissant les artificiels s'occuper de tout.

Mais la victoire de Goriodon ne marquait pas pour moi la fin de mes peines. Les avis étaient toujours fermement persuadés de la nécessité pour les jeunes de faire des études. Quand Ragal partit j'avais presque vingt-sept ans (dix-sept ans). Mon aventure, mes aventures avec lui avaient duré presque quatre ans (deux années adamiennes et demi). Ma majorité devait encore attendre six ans (presque quatre ans). Ce fut un enfer. Six années à pester contre un système stupide qui nous obligeait à apprendre des choses dont nous n'aurions jamais besoin, et d'autant plus après l'interdiction du travail. En plus les études étaient dorénavant exclusivement orchestrées par des artificiels, retirant une grande par de l'aspect humain qui pouvait exister quand je travaillais au labo ou au centre de formation.

Goriodon instaura quelques règles pour les gens voulant continuer d'apprendre et rester en contact avec les artificiels développant de nouvelles technologies, mais la plupart des barrières furent instaurées par les gens eux-mêmes qui n'arrivaient pas à faire la distinction entre soif d'apprendre et soif de pouvoir.

Ces six années passèrent. J'eus plusieurs inintéressants copains, et enfin mes trente-trois ans. Et comme tous ces rêves qu'on attend depuis si longtemps, devenir adulte ne changea rien. Je ne fus pas plus heureuse même si j'étais plus libre, libre d'aller où je voulais, de sortir avec qui je voulais, même si cela faisait déjà longtemps que je prenais ce droit.

Maman et papa s'étaient séparés. Je me demandais bien de toute façon qu'est-ce qu'ils attendaient pour le faire. Ma majorité sans doute. Maman décida avec une grande partie de sa famille de rejoindre leurs aïeuls sur Stycchia. Stycchia était la planète presque la plus centrale de la Congrégation, elle bataillait la première place avec une autre planète quasi déserte à quelques années-lumière de là. Mais les planètes, les étoiles, les hommes et tout le reste bougeant sans cesse, le centre de gravité de la partie connue de l'humanité, puisque nous ne savions rien des hommes de l'Au-delà, se déplaçait de plusieurs milliers ou millions de kilomètres chaque année.

Dès ma majorité je partis d'Ève. Je m'installai dans un premier temps sur la planète Meriad'ho, presque aux confins de la Congrégation, connu pour son système riche en champ d'astéroïdes. Je me remis au pilotage et passais quelques années à m'entraîner et passer divers concours et autres championnats. Les artificiels continuaient à faire progresser les technologies des vaisseaux, et tout cela m'occupa joyeusement quelques années. Au pilotage s'ajoutant la vie paisible et facile sur Meriad'ho, planète quasi-déserte d'autre part, ce qui correspondait tout à fait à mes aspirations misanthropiques du moment.

La suite n'est pas très intéressante, j'ai bougé au gré des vents et des envies. Je m'amusais, je sortais beaucoup ou pas du tout suivant les périodes, je me mis à faire des dessins, de la musique, et tout autre chose qui me passaient par la tête. Je trouvai une âme soeur quelques temps, un certain Goriav, qui me ressemblait beaucoup. Mais lui-même trouva une âme qui lui convenait plus encore. J'eus même l'occasion de ressortir avec Phamb, mais pas plus que quelques petits sixièmes, m'apercevant bien vite de mon erreur. Je devins un homme aussi, pendant quelques temps, mais d'accumuler les copines d'un soir m'ennuya bien vite.

Je m'ennuyais comme je m'ennuie toujours et comme je me suis toujours ennuyée. Pourtant la grande majorité des gens s'accommodait très bien du nouveau système sans travail. Tout était basé sur le contrôle mutuel, et même le statut de Goriodon n'était pas celui d'un travailleur. Le congrès sur Adama était plus l'endroit ou toute personnes voulant discuter de politique pouvait venir exposer ses idées. Mais il y avait assez peu d'évolution de ce côté là. Les artificiels s'occupaient bien de leur tâche, et apportaient de manière régulière et contrôlée quelques nouvelles musiques, nourriture, vaisseau, habits, jouets... Le rôle du Congrès était plus de trancher sur les questions qui partageaient les avis et qui ne pouvaient être raisonnablement laissées au bon vouloir des artificiels.

Je retournai sur Ève un temps. Ce fut à ce moment que je ressortis avec Phamb. Mais j'avais trop de souvenirs ici, et je ne pus y rester. Ma période sociale débuta alors par de nombreuses années sur Adama, la planète mère. J'y rafraîchis mes connaissances historiques en retraçant l'histoire de l'humanité au cours des âges, le tout par mondes virtuels interposés. Je vécus sous le joug des reptiliens, participai au MoyotoKomo, testai l'avenue de l'électricité, des ordinateurs, du bracelet, de la téléportation... J'aimais l'ambiance d'Adama, son histoire, le poids du passé. C'était à la fois l'opposé de la vie à cent à l'heure d'Ève, toujours à l'affût d'une nouveauté, mais aussi le même bouillonnement culturel, le choc des idées et des cultures, les plus grandes expositions, les plus grandes réceptions.

Après la visite de quelques anciennes planètes du commerce, je finis, comme une bonne partie de ma famille maternelle, par arriver sur Stycchia. Quand j'arrivai j'avais quatre cent ans et des poussières. Il me semblait avoir déjà tout vu, tout connu, tout ressenti. Je décidai de rapatrier mon corps initial de Ève. Je ne voulais pas qu'il restât là-bas. Et je vieillis alors. Quand je réintégrai mon initial, il n'avait que trente-huit ans, il me restait de longues et paisibles années. Certaines personnes veulent à tout prix conserver leur initial jeune, dans l'espoir futile de peut-être avoir, après plusieurs siècles de vie, le désir de faire un enfant, ou la sensation non moins stupide de se sentir réconforté de pouvoir retrouver sa véritable enveloppe charnelle de temps en temps. Je n'étais pas de ces personnes et je me laissais vieillir. Peut-être la vieillesse m'apporterait-elle un peu de réconfort...

Mon initial mourut alors que j'avais mille soixante-douze ans, lui-même ayant six cent trente-neuf ans. La mort est une de ces rares expériences que nous ne pouvions connaître, sauf cas exceptionnel. Je me sauvegardais tous les dix jours environs, ma mort me fis perdre trois jours. Trois jours qui ne sont pas en moi. Je retrouvais après un corps jeune et dynamique. J'habitais à l'époque dans une cité plus au nord, dans la bande de climat plus tempéré, où se trouvait la plupart de ma famille, dont ma mère. Je la quittais suite à cet événement, pour ce village, petit îlot de solitude, où la vie tranquille au bord de la mer s'agrémentait de quelques voyages de ci de là pour rendre visite à une amie, aller voir un concert, une exposition, une conférence donnée par un ancien chercheur qui apprenait encore. Les gens préféraient apprendre par l'intermédiaire d'autres personnes, ils cherchaient plus je crois le contact humain que la connaissance en tant que telle.

Mais finalement la vie ici était simple et tranquille. Nous avions nos petites habitudes, nos visites régulières, nos balades en abeilles. Que demander de plus après tout, une mer sublime gorgée de poissons, une vie de farniente où tout désir était satisfait dans la seconde par les artificiels, un corps jeune et parfait dans une humanité qui ne connaissait que le plaisir et la détente ? Et le temps passa. Chacun s'accommodait finalement de petits plaisirs de la vie, oubliant l'ambition, le pouvoir. Beaucoup s'adonnaient à l'art.

Un jour que nous faisions une escapade en abeille, Me'ho, ma voisine, détecta avec son scanner une fumée au loin. Rapidement tout le monde décida d'aller jeter un oeil sur place. Dans un des grands cratères au Sud, près d'une ancienne station d'observation, nous découvrîmes votre feu. Personne n'arriva à expliquer qui avait bien pu faire du feu, cette pratique était complètement inconcevable. Me'ho distingua votre passage dans les sous-bois, et c'est alors que vous revîntent. Nous partîmes sur le champ, apeurés, complètement décontenancés, sans la moindre idée de qui vous étiez, et d'où vous veniez. De retour au village le conseil se réunit sans plus tarder, pour une fois qu'il y avait du nouveau, presque tout le monde était présent. Mais nos observations étaient très partielles, et même les bracelets ou le scan des combinaisons-abeilles ne donnèrent pas beaucoup plus d'informations. Vous n'étiez pas repérés et donc ne deviez pas porter de bracelet, ce qui nous intriguait beaucoup. Si certains voulaient déjà faire appel aux artificiels de défense, la raison l'emporta et nous décidâmes dès le lendemain de repartir pour le cratère. Mais vous aviez alors pris la route, et nous ne vous distinguâmes que partiellement à travers l'épais haut-bois.

Le lendemain nous perdîmes votre trace. Nous retournâmes aux bâtiments, mais rien, les téléporteurs semblaient endommagés, car ils n'indiquaient aucune activité depuis plusieurs centaines d'années. Il nous fut alors impossible de savoir si vous étiez toujours là ou repartis. Nous envoyâmes le jour suivant quelques drônes pisteurs, mais la multitude des espèces vivantes présentent dans ses forêts les confondit. Nous n'avions jamais eu besoin de matériel plus perfectionné au village, et demander des renforts aurait sans doute fait affluer une quantité astronomique de curieux. Nous voulions tout sauf une perturbation de notre tranquillité, et le village décida qu'il aviserait si d'aventure vous vous remanifestiez.

Votre apparition tombait d'autant plus mal que se déroulait la fête annuelle à la capitale de Stycchia. D'une part le village allait généralement, à une ou deux exceptions près, en totalité aux presques deux mois de festivités, et d'autre part demander de l'aide à ce moment c'était s'assurer d'avoir les trois-quarts de la population de Stycchia dans les environs pendant au moins un mois. La capitale ne se trouvait qu'à quelques milliers de kilomètres, et avec une combi abeille en mode grande-vitesse il fallait une bonne heure tout au plus pour venir ici. La population de Stycchia ne dépassait pas les quinze millions, mais malgré tout cela représentait tout de même du monde au même endroit ! Je faisais souvent partie des personnes qui n'allait pas à cette fête. Il y avait beaucoup trop de monde pour moi, et il était loin le temps où j'aimais sortir dans des soirées regroupant des milliers voire des millions de personnes. J'aimais toujours autant danser, mais les petites soirées privées que nous organisions chacun notre tour me convenaient bien mieux. Je me proposai pour garder le village, et tout le monde fut satisfait ; je devins pour deux mois la gardienne de notre petit territoire.

Et c'est un soir, une quarantaine de jours plus tard, que je vous vis, vous d'eux, avec votre chargement. Le bracelet n'indiquait pas de signe d'agressivité, je restai toutefois sur mes gardes. Vous ne sembliez pas parler notre langue, et mon bracelet ne détecta pas l'origine de la votre, ce qui compléta mon étonnement. Erik me montra le corps de votre ami, je compris qu'elle était morte depuis longtemps, le bracelet ne détectant même pas de signaux électriques résiduels. Rapidement je me mis en contact avec les habitants du village, et leur donnai le visuel de la situation. Le résultat fut mitigé, certains préconisèrent une mise en quarantaine pour observation, d'autres un simple isolement dans l'attente de leur retour. Erik s'énerva alors un peu, haussant la voix. Les villageois me donnèrent carte blanche pour vous maîtriser. Je décidai de vous emmener dans un premier temps dans un chalet prison. Quand à votre amie, j'appelai un assistant pour en transporter le corps dans un caisson d'hibernation en attendant une décision ultérieure. Le caisson confirma un état de mort avancée, et sans bracelet ni origine impossible de déterminer le lieu de la dernière sauvegarde. Je tentai à tout hasard d'indiquer les bâtiments dans le cratère près desquels nous vous vîmes pour la première fois, mais sans succès, le journal d'activité était vide.

Les quelques jours qui suivirent nous commençâmes à faire connaissance. Je sentais une tension entre vous deux, sans doute à cause de votre amie, mais je n'avais pas les moyens de vous expliquer clairement la situation. J'aurais bien pu vous projeter quelques images mentales en espérant que vous compreniez leur signification, mais je préférais que tout progressât à son rythme, de toute façon une fois cryogénisée nous pouvions attendre des années sans que la situation de votre amie n'évoluât. Et puis nous n'avions pas vraiment une notion du temps identique à la votre.

Les jours suivants m'amusèrent, quand tu tentais tant bien que mal d'apprendre la langue, ou de faire tes dessins dans le sable. C'était à la fois tellement... Primitif ? Et attendrissant... Comme un petit enfant qui essaie coûte que coûte de se faire comprendre par son nounours. Les villageois sont arrivés un peu plus tôt que prévu, sans doute curieux de vous rencontrer. Pour être franche j'espérais qu'Erik y trouverait compagnie et que je puisse continuer à me divertir avec toi. Mais de toute évidence ma compagnie te plaisait aussi, et c'est ainsi que nous passâmes tout ce temps ensemble.

Nous étions tombés d'accord pour vous laisser encore dans le chalet prison quelques temps, jusqu'à ce que tout le monde soit convaincu qu'il n'y eût aucun danger. L'expert du village en téléportation n'était pas présent, il se trouvait sur la planète de ses enfants, et quand nous l'avons consulté il nous dit que la perte des journaux de téléportation est quelque chose qui n'arrive jamais, et qu'il pouvait difficilement nous aider. Il nous conseilla d'attendre son retour, dans quelques sixièmes, pour aller de nouveau jeter un coup d'oeil au centre de téléportation par lequel vous disiez être arrivés. J'étais impatiente, chose rare à mon âge, et j'y allai moi-même refaire une inspection, mais toute la documentation que j'avais ne me permit pas de retrouver la trace de votre passage. Les centres de téléportation étaient hautement contrôlés, et dans l'historique aucun incident de ce genre ne s'était produit depuis des milliers d'années. Bien sûr les chances pour qu'un problème arrivât n'était pas complètement nulles, mais votre cas semblait tout de même bien étrange.

En plus d'y trouver une occupation, j'étais vraiment curieuse de savoir les tenants et les aboutissants de cette affaire. Retrouver des personnes qui ne connaissaient pas la langue, venant d'un téléporteur n'ayant gardé aucune trace n'était pas chose courante. Tu faisais beaucoup d'efforts, à la fois pour apprendre, mais aussi pour me faire rire. J'avais une sensation bizarre, je me demande si tu ne cherchais pas à me séduire. Le bracelet indiquait bien une attirance. Ce n'était pas très honnête de l'utiliser toutefois, je savais à peu près ce que tu pensais et tu ne pouvais pas t'en protéger. Mon avantage était toutefois atténué par le fait que ta structure mentale était peu commune, un peu comme celle d'Erik, et que tes références et ta langue m'était inconnues. Mais j'avoue avoir maintes fois sondé ton esprit, trop curieuse d'en apprendre plus.

J'aimais me promener avec toi dans la forêt environnante et t'entendre répéter avec insistance les noms des animaux et arbres qu'on voyait. Tu avais vraiment un accent terrible ! Tu étais un peu gamin mais cette simplicité me rappelait mes chamailleries quand je l'étais moi aussi, sur Êve, avec Ragal... Tu me rendais triste parfois, mélancolique... Mais j'étais impressionnée par ton impatience et ta volonté d'apprendre. Si les jeunes de la Congrégation ne donnaient ne serait-ce qu'un dixième (sixième) de ton énergie au court de leurs études, bien des parents seraient aux anges.

Ta relation avec Erik semblait s'améliorer. Peut-être avait-il définitivement considéré Naoma comme perdue, ou que te blâmer ne changerait rien. Je ne voulais pas vous en parler pour ne pas vous donner de faux espoirs. Quand tu me parlais d'elle, je t'expliquais simplement que son corps était conservé, mais que je ne savais pas quoi faire. Quoi qu'il en soit Moln, le spécialiste de la téléportation, l'ancien spécialiste devrais-je dire, car plus personne n'était spécialiste de nos jours, à part les artificiels, mais quand ceux-ci ne répondaient pas il fallait bien trouver un palliatif, Moln, donc, serait bientôt de retour et nous pourrions aviser alors. J'aurais sans doute pu trouver un artificiel conciliant pour m'aider, mais le problème avec les téléporteurs c'est que les recherche les concernant doivent se faire ouvertement, et là encore nous n'étions pas très enjoués à l'idée de voir débarquer des millions de curieux. Je ne pense pas que cette perspective vous aurait enchantés non plus, d'ailleurs.

Les deux mois (quatre sixièmes) que tu as connus passèrent, Erik et toi progressiez rapidement dans l'apprentissage de notre langue, et nous continuions tous deux à apprendre l'un de l'autre. Ma cousine, Guerd, qui avait quelque peu été séduite par Erik, passait le plus clair de son temps avec lui, et cette disposition te permit de passer encore plus de temps avec moi. Mais tu discutais aussi beaucoup avec les autres villageois. À vrai dire dès que tu rencontrais quelqu'un tu discutais avec. Rapidement tout le village tomba amoureux de toi, avec tes pitreries et tes questions d'enfant de cinq ans, et il nous devint complètement inconcevable de vous envoyer toi et Erik je ne sais où pour éclaircir votre origine. Nous étions bien décidés, tous ensemble, à vous apprendre suffisamment la langue pour que nous parvenions par nous-mêmes à éclaircir cette énigme.



Naoma Sydney 2 janvier 2003

Réveil 2

La grande salle ronde était sombre est calme. Simplement quelques lumières clignotantes rappelaient que le téléporteur était encore alimenté par le réacteur à fusion masqué derrière l'épais mur de pierre.

Le premier tube s'ouvrit, et Naoma ne mit que quelques secondes à s'éveiller dans le froid glacial qui régnait. Elle était nue, ce qui ne l'étonna pas, elle sortit rapidement du tube, se dépéchant tant que son corps conservait encore un peu de la douce chaleur emmagasinée dans le tube. Elle fit rapidement le tour de la grande salle, cherchant en vain un interrupteur pour y voir un peu mieux. Elle ne sortit pas pour l'instant, même si la porte était baillante. Elle avait peur et ne savait pas quoi faire. Elle savait que ces compagnons allaient sans doute arriver dans quelques temps, mais leur réveil pouvait prendre des heures.

Elle tenta de se réchauffer les mains sur les tubes, mais ils étaient froids comme la glace. Elle sauta sur place. Il y avait en tout sept tubes, cinq étaient fermés, et deux ouverts, dont le sien.

- Allez, les mecs, bougez-vous, je vais mourir de froid moi...

Il n'y avait pas un bruit, l'endroit semblait désert. Naoma sautait sur place en tapant dans les mains. Il faisait vraiment froid.

- Allez ! Vous allez sortir de vos fichus tubes !

Elle trottinait en rond dans la pièce.

- Allez ! Erik ! Bakorel ! Bougez-vous !

Elle resta un petit quart d'heure, puis se risqua finalement à mettre le nez dehors. Il n'y avait vraiment pas âmes qui vivent. Il faisait si noir. Elle attendit quelques instants mais ses yeux ne lui révélèrent rien de plus. Elle recula en frissonnant dans la grande pièce.

- Bon sang ! C'est pas vrai, je vais quand même pas mourrir de froid maintenant !

Elle tenta de s'allonger de nouveau dans le tube d'où elle était sortie, mais il était désormais froid. Elle y resta dix minutes, s'imaginant qu'il y avait encore un peu de chaleur, puis se releva et bougea énergiquement.

- Allez ! Réveillez-vous !

Elle criait maintenant pour de bon ; elle donna un coup de pied dans un des tubes et se fit mal par la même occasion tellement son pied était froid.

- C'est pas possible, c'est pas possible, il fait trop froid. Je peux pas rester là, je peux pas rester là.

Elle se risqua de nouveau à l'extérieur, et, plus téméraire que la première fois, tenta d'avancer un peu dans le couloir pour trouver, elle l'espérait, un moyen de se réchauffer. Elle tâtonnait les murs de pierre en avançant. Elle était maintenant dans l'obscurité totale, presque aussi transie par la peur qu'elle ne l'était par le froid.

Elle se mit à pleurer, pleurer tellement le froid lui faisait mal, et tellement le noir lui faisait peur. Elle tremblait, avançait du plus vite qu'elle pouvait en tatonnant le mur. Elle se blessa et tomba quand elle percuta les marches d'un escalier. Mais elle se releva et repartit aussitôt sans même se frotter sa blessure. Qu'elle saigna ou pas l'importait peu, elle allait mourrir de froid si elle restait immobile.

Elle monta des escaliers, tâtonna encore, évita de tourner dans tout ce qui lui semblait être des entrées de salles et pas la suite du couloir. Elle marcha une heure d'affilée, tomba trois fois, pleura et pleura encore. Elle ne pensait plus, Erik et Bakorel étaient sortis de son esprit depuis longtemps, son corps à vif monopolisait toute sa concentration.

Elle marcha encore une vingtaine de minutes puis s'immobilisa, croyant avoir entendu du bruit. Elle retint ses larmes, ferma les yeux et se mit les mains sur la bouche pour se concentrer. Des voix. Elle eut peur, des hommes encore, des hommes comme ils en avaient rencontrés depuis une semaine ? Elle ne savait pas où elle se trouvait, elle se croyait sur Terre mais elle eut soudain un doute, s'ils n'avaient été renvoyés qu'au fin fond d'un des puits de cette lune ? Comment savoir ? Il faisait aussi froid que là-bas, peut-être avaient-ils été capturés de nouveau, interceptés ? Elle creusa dans sa mémoire mais n'y trouva rien.

Elle se terra dans une des salles qu'elle avait dépassée une centaine de mètres plus tôt. Elle attendit en tremblant que les hommes passassent. Elle vit d'abord un peu de lumière dansant sur les murs au gré des mouvements des lampes de poches des hommes, puis entendit les trois hommes discuter entre eux, mais elle ne comprit pas, ils parlaient dans cette langue qui leur est propre.

Ils ne la remarquèrent pas et s'éloignèrent d'un pas pressé de là où elle venait, elle osa jeter un oeil quand ils l'eurent dépassés, et elle crut distinguer une arme dans les mains d'un des hommes...

Mais elle ne pensa même pas à Ylraw et Erik sur le coup, tellement le froid et le besoin de sortir emplissaient son esprit, elle reprit donc du plus vite qu'elle put le chemin inverse des hommes. Elle marcha et marcha encore, elle ne saurait dire combien, des heures, il lui semblait. Elle tomba et tituba à plusieurs reprise, se blessant maintes fois.

Elle arriva finalement dans une impasse, tout du moins le crut-elle au début, puis se rendit compte qu'il y avait une épaisse poignée en fer d'un côté. Elle poussa puis tira de toutes ses forces, la lourde porte bougea légèrement. Encouragée elle s'appuya avec une jambe sur le mur pour l'aider à tirer. Le mur était râpeux et coupant, elle se blessa la plante des pieds et sentit de minces filets de sang s'échapper, mais elle parvint à ouvrir la porte, tout du moins suffisamment pour qu'elle s'y glissa.

Amèrement elle s'aperçut qu'elle se trouvait désormais dans une nouvelle pièce, mais l'espoir lui revint un peu car un mince filet de lumière semblait s'échapper d'une nouvelle porte, de l'autre côté. Elle commença même à avoir un peu moins froid, ne sachant trop si la température était plus clémente ou si l'ouverture de la précédente porte lui avait permis de se réchauffer un peu.

Elle se précipita vers la nouvelle porte et s'attela à l'ouvrir, elle eut plus de mal que la précédente, mais y parvint finalement. Elle se rendit compte avec déception qu'elle devait en ouvrir encore une nouvelle, toujours aussi lourde. Elle ne perdit pas de temps, et se lança à l'assaut de la troisième porte, mais elle gâcha quelques forces en tirant de tout son poids alors qu'il fallait pousser. Elle en fut presque enragée et la poussa d'un seul coup, bandant tous ses muscle et usant tout ce qui lui restait de courage.

La température était bien meilleure, mais elle gardait du froid accumulé une forte migraine, et n'avait guère d'autres pensées que progresser et enfin trouver autre chose que ces couloirs et ses salles.

La dernière salle était d'aspect beaucoup plus moderne, lui suggérant que la voie était bonne. La porte la fermant était classique et s'ouvrait sans difficulté. Il lui sembla se trouver dans des caves ; elle trouva en peu de temps un escalier qui la fit monter d'un niveau supérieur. La température étant bien meilleure, elle devint plus méfiante, et c'est alors qu'elle réalisa que les hommes qu'elle avait croisés allaient peut-être pour les retrouver, et elle eut alors peur pour Erik et Ylraw. Elle hésita un court instant à retourner pour les aider, mais le fait qu'elle soit nue et la pensée du froid la convaincue que ce ne serait que se jeter dans la gueule du loup sans espoir que sa tentative ne servît à grand chose.

Tout ce qu'elle espérait désormais, c'était de bien être de nouveau à Sydney, et d'avoir la chance de trouver des personnes pour l'aider. Elle se remit en marche de plus belle, mais elle ne pouvait que trottiner sur ses pieds meurtris. Elle n'eut plus aucune crainte alors et ouvrit les nouvelles portes sans aucune méfiance, elle dut monter encore un étage, puis finalement eut la certitude de se trouver dans un bâtiment tout à fait Sydneyen, et conclut même, sa mémoire revenant, au Palais du Gouvernement, où Ylraw avait déjà été enfermé. La dernière porte lui donna directement accès à un grand hall, entrée sans doute du bâtiment. Mais il était vide et sombre, et pour cause, les grandes fenêtres sur l'extérieur lui démontrèrent qu'il faisait nuit noire.

Désemparée, elle se précipita à la recherche d'un téléphone, mais fut pétrifiée quand l'alarme se déclencha. Elle eut peur puis se dit que c'était après tout un moyen efficace pour appeler des renforts. Une minutes plus tard la lumière se fit, et elle dut baisser la tête et fermer les yeux, éblouie. Un homme lui cria, en anglais, de ne pas faire un geste. Elle leva une main en se masquant les yeux de l'autre, et demanda de l'aide.

L'homme, sans doute le gardien du bâtiment, s'approcha, arme au point, et lui demanda ce qu'elle faisait là, et comment elle était rentrée. Elle s'évertua à lui dire qu'elle était retenu prisonnière au sous-sol, et qu'il devait y retourner tout de suite pour aider ses compagnons. Mais cette dernière remarques effraya le gardien, et il comprit qu'elle n'était pas seule. Naoma ne put rien faire quand il lui passa les menotte

- Je ne suis pas un voleur, j'étais retenue prisonnière, j'ai deux amis en bas qui sont en danger, il faut leur porter secours !

- Bien sûr ! Et vous allez me rejouer le coup d'il y a dix jours et je vais me faire encore attraper par tes copains nudistes. Ça sera sans moi cette fois-ci !

Le gardien appela de l'aide avec son mobile. Elle continua à hurler qu'il fallait descendre. Mais ses yeux accoutumés à la lumière elle se rendit compte que le gardien ne faisait que se rincer l'oeil en souriant devant elle. Elle lui cria de la détacher, mais il n'en fit rien, et elle dut finalement se recroqueviller, les mains menottées dans le dos, pour garder un peu de pudeur.

Elle s'agenouilla finalement en sanglotant au sol, en le suppliant de l'écouter, mais elle comprit qu'il ne la croyait pas, et qu'il la prenait pour folle.

Dix minutes plus tard d'autres policiers arrivèrent, et ils demandèrent rapidement des explications au gardien, devant le spectacle de Naoma, nue, menottée au sol. Les explications du gardiens convinrent moyennement aux policiers, qui lui demandèrent au moins de trouver de quoi couvrir Naoma. Naoma croyant trouver des personnes plus à son écoute, expliqua calmement en retenant ses pleurs qu'elles était retenue prisonnière au sous-sol, que deux autres personnes s'y trouvaient et qu'elles étaient en danger de mort.

Mais les policiers de la crurent pas, et l'invitèrent à venir leur raconter toute son histoire au poste de police.

Quand ils l'entraînèrent avec elle, elle se débattit en hurlant du plus qu'elle pouvait, mais rien n'y fit.

- Non ! Non ! Non ! Il faut descendre ! S'il vous plaît ! Allez voir ! S'il vous plaît ! Ils vont les tuer, ils vont les tuer !... Ils vont les tuer...



Annexes

Table de correspondance

Unité

Unité d'Adama Correspondance terrestre
1 tri 63 = 216
1 quadri 64 = 1296
1 bi-quadri 68 = 1,679.106
1 tri-quadri 612 = 2.177.109
1 quatri-quadri 616 = 2,821.1012
1 quinto-quadri 620 = 3.65.1015
1 sexto-quadri 624 = 4,74.1018

Unité de temps

Unité d'Adama Correspondance terrestre
1 jour 27 heures
1 an (519 jours) 1,6 ans (583.9 jours)
1 sixième 87 jours (84 pour le dernier de l'année)
1 petit sixième 14 ou 15 jours
1 trente-sixième (de jour) 45 minutes
1 sixième de trente-sixième 7 minutes 30 secondes
1 petit sixième de trente-sixième 1 minutes et quinzes secondes
1 très petit sixième de trente-sixième (un trième) 12 secondes
1 quadrième (de trente-sixième) 2 secondes
1 bi-quadrième (de trente-sixième) 1,6 millièmes de secondes

Unité de distance

Unité d'Adama Correspondance terrestre
1 pierre 80 cm
1 tri pierres 172,8 m
1 quadri pierres 1026,8 m
1 bi-quadri pierres 1343,7 km
1 tri-quadri pierres 1,741 million de km
1 quatri-quadri pierres 2,26 milliard de km
1 quinto-quadri pierres 0,309 année-lumière
1 sexto-quadri pierres 400,95 années-lumière