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"...Fais-en bon usage, mon frère..."

C'est un peu comme dans ces films où les gens se réveillent dans le corps de quelqu'un d'autre avec le sentiment que ce n'est pas de leur vie dont ils se souviennent. Un peu comme si on m'avait donné le rôle à suivre et donné vie dans ce corps, étendu là sur la plage...

Il me faut quelques instants pour retracer ce qu'il s'est passé, la mer, la noyade. Mes poumons me brûlent. J'ai dû être ramené par la marée, je ne devais pas être si loin du bord, et ainsi je ne me suis pas noyé. Peut-être que l'eau froide m'a mis en hypothermie, et que cela m'a permis de tenir plus longtemps sans oxygène. Je me rappelle avoir lu que certaines personnes, comme les skippers quand leur bateau chavire, étaient restées plusieurs dizaines de minutes dans l'eau froide et s'en étaient sorties, leurs corps étant passés dans une sorte d'hibernation.

Mais quelle idée m'a pris ? Ça ne va vraiment pas, je me dis que j'ai vraiment un problème, quel idiot, j'ai bien failli y passer pour de bon !... Il a l'air de faire nuit, je ne sais pas trop quelle heure il est. Je bouge difficilement et lentement jusqu'à m'agenouiller, la tête posée sur mes mains au sol. J'ai mal partout. Je tousse, crache des restes d'eau salée. J'essaie de voir l'heure à la faible lueur de la nuit. 4 heures 23. Je respire par grandes inspirations, entre les quintes de toux. Je regarde dans le vide, pendant plusieurs minutes. Mais je me rends compte qu'en réalité je ne regarde pas exactement dans le vide. Il y a devant moi un galet. Je ne sais pas pourquoi je suis fixé dessus. Il n'a rien de particulier c'est juste un galet de trois ou quatre centimètres, blanc, avec quelques traces jaunâtres dessus. Je crois que si on devait choisir l'archétype d'une pierre banale il ferait parfaitement l'affaire. Mais c'est difficile à expliquer, j'ai l'impression d'être attiré, ou hypnotisé... C'est un

peu comme si la Terre entière était concentrée à l'intérieur. Comme s'il rayonnait. Je reste à le regarder de longues minutes, à avoir envie de le toucher sans l'oser.

Je reprends mes esprits en me demandant depuis quand je suis fan de galets après la noyade. Je m'énerve un peu et me dis qu'il ne va pas m'embêter longtemps et que je vais le balancer dans la mer, qu'il va être content du voyage ! Je le prends dans ma main et me lève brusquement en me préparant à le lancer mais je suis tout engourdi et je me déséquilibre et tombe sur le côté. Je me laisse rouler pour me retrouver allongé sur le sable, le galet dans ma main. J'ai une sensation étrange. Mon mal passe. C'est un peu comme si toutes mes courbatures, mon mal au crâne, mes brûlures dans les poumons, comme si mon corps faisait une pause, ne sentait plus rien. Je reste ainsi, interloqué, profitant de cet instant de satisfaction. Le vent frais matinal chargé des parfums de la mer m'emporte dans quelques rêves.

Dessin du galet

Dessin du galet

Je suis si bien, comme si je ne m'étais pas allongé depuis des mois. J'en oublie mon galet que je garde dans ma main, le serrant si fort que j'en ai presque mal. Le ciel s'est découvert, et les étoiles rivalisent de plus belle avec la clarté de la Lune. Je suis sur le point de m'endormir. Mais quelqu'un me sort brusquement de mon somme :

- Bonjour. Bienvenue, je m'appelle Gaen.

Un jeune homme se trouve juste au-dessus de moi. Je me relève, moins péniblement que tout à l'heure, ne sentant pas plus mes courbatures que mon engourdissement. Il m'interroge :

- Depuis quand êtes-vous arrivé ?

Je ne comprends pas trop le sens de sa question, je me secoue un peu pour retirer le sable, ce démon, dont je suis recouvert.

- Depuis quand je suis arrivé où ? Sur la plage ? Mais qui êtes-vous, vous me connaissez ?